RHIN
Le Rhin, par son insertion dans un ensemble territorial qui a joué un rôle éminent dans le façonnement de la civilisation occidentale – européenne et mondiale –, n’a pas été uniquement générateur d’un imposant bassin fluvial, mais aussi de dynamiques socio-économiques d’avant-garde ainsi que de cadres de vie enviables, tant urbains que ruraux. Son image a une connotation séculaire d’opulence, d’espace densément mis en valeur jusqu’au moment où, à l’ère postindustrielle, la crise du charbon et de l’acier, des industries manufacturières et du transport fluvial liés à ces produits pondéreux vient frapper de plein fouet firmes et complexes portuaires d’une part, sociétés construites sur le modèle de développement rhénan d’autre part. Les efforts de restructuration entrepris depuis ce choc n’ont cessé de se déployer autour de la recherche de nouvelles finalités en faveur d’un fleuve qui continue à rythmer, mais autrement, l’espace qui, plus que jamais, est lié à son nom.
1. Un cadre naturel humanisé
Aspects physiques
Le bassin rhénan englobe une superficie de 251 800 kilomètres carrés et parcourt l’Europe sur un axe de 1 320 kilomètres depuis l’arc alpin, à travers le fossé d’effondrement hercynien né à l’ère tertiaire à 漣 65,2 millions d’années, jusque dans la plaine nordeuropéenne où le fleuve se déverse dans la mer du Nord avec un débit moyen de 2 200 mètres cubes par seconde. Son régime fluvial est rythmé principalement par les Alpes d’une part, qui lui assurent dans l’ensemble une importante alimentation printanière inhérente à la fonte des neiges et au début de celle des glaciers, par l’apport des hautes eaux en provenance des affluents du cours moyen d’autre part, qui pallient le déficit suscité en amont par la rétention nivale ou nivo-glaciaire. Ainsi la navigation est assurée en général toute l’année durant, à l’exception des saisons particulièrement sèches en été ou marquées par un gel hivernal prolongé. Navigable de Rheinfelden à la mer, soit sur 850 kilomètres, le fleuve apprivoisé a un débit moyen de 1 060 mètres cubes par seconde sur son secteur franco-allemand, à la sortie de la section alpino-jurassienne qui ne constitue que le quart environ de la superficie du bassin, mais assure la fourniture de la moitié environ du débit total. Cette configuration explique l’aspect torrentiel du haut Rhin. Dès le tronçon germano-suisse jusqu’à la hauteur de Mayence, la pente s’atténue de 0,9 à 0,1 p. 1 000, engendrant naguère de multiples bras plus ou moins passifs – «le Rhin sauvage» de la littérature –, puis de multiples méandres. À Bingen, le fleuve s’encaisse dans une gorge étroite de 400 mètres de largeur à travers le rebord escarpé du massif hercynien allant des Ardennes à l’Eifel, pour se frayer un passage au pied de la Lorelei, rocher pittoresque chanté par Heine. À la sortie du défilé, le Rhin emprunte la vaste plaine de l’Europe septentrionale dans laquelle il a façonné de larges méandres et des îles pour se jeter dans la mer du Nord par un nombre impressionnant de bras qui forment un delta, sur un front allant de Zwolle au Nord-Est jusqu’aux îles de Zélande au Sud-Ouest.
L’aménagement
La faible vitesse du courant, la multitude de bras au cours changeant entrecoupés d’îlots et de bancs de gravier constituant un lit large de 2 à 6 kilomètres, les fréquentes inondations en période de hautes eaux rendaient la navigation difficile, notamment entre Bâle et Lauterbourg, de l’époque romaine au début du XIXe siècle. Trois séries de travaux d’aménagement entrepris successivement ont transformé le fleuve en une voie de navigation majeure. Au milieu du XIXe siècle, la lutte contre les inondations conduit à la correction par endiguement des eaux dans un lit artificiel de 200 à 300 mètres de largeur, sous l’impulsion du colonel des travaux du génie badois Johann Gottfried Tulla, l’un des fondateurs de l’université technique de Karlsruhe. Au début du XXe siècle, la régularisation permet de créer à l’intérieur du lit artificiel un chenal d’environ 80 mètres de largeur, déterminé par des épis en enrochements, en vue de garantir à la navigation un enfoncement minimal durant l’essentiel de l’année. Enfin, à partir de l’entre-deux-guerres, la canalisation depuis Bâle favorise la navigation à enfoncement maximal en toute période de l’année. Elle est destinée à capter notamment les forces hydrauliques et à fournir à la navigation fluviale un axe de circulation bien plus commode que ne l’ont fait la correction et la régularisation entreprises précédemment. Les travaux correspondants, menés de 1932 à 1977, comportent dix ouvrages formés chacun d’une usine hydroélectrique et d’écluses de navigation. Les huit premières chutes – jusqu’à Strasbourg – sont une œuvre française, les deux dernières, en aval de la capitale alsacienne, relèvent d’une collaboration franco-allemande. La hauteur moyenne des chutes atteint 10 mètres. Les dimensions des écluses s’échelonnent entre une longueur de 190 à 270 mètres et une largeur de 12 à 24 mètres. Il est vrai que l’aménagement d’un lit forcé par Tulla a perturbé le profil du fleuve et entraîné des effets d’érosion très négatifs; la construction du Grand Canal d’Alsace a abaissé la nappe phréatique et nécessite de recourir à l’irrigation.
Au fil des siècles, le Rhin fut porteur d’échanges de marchandises et de culture, source de richesse et de prospérité viticoles, agricoles, urbaines et industrielles. Son espace fut certes l’un des lieux d’Europe qui ont le plus souffert, mais aussi le creuset de solidarités Nord-Sud qui, pendant longtemps, l’ont emporté sur les articulations Ouest-Est. Du Benelux à la Suisse, les sociétés sont marquées par les échanges, les flux humains, matériels et immatériels qui structurent le bassin rhénan. Le fleuve, dont la puissance a été personnalisée dans la légende germanique par la représentation du Vater Rhein (le père Rhin), constitue désormais un trait d’union entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale ainsi qu’un facteur d’internationalisation croissante.
2. La première voie navigable européenne
Le poids de l’histoire
Avant même toute régularisation et tout aménagement de son cours, le Rhin a marqué de son empreinte tant les sociétés riveraines que les échanges entre le nord et le sud de l’Europe. Couloirs rhénan et rhodanien ou arc alpin furent utilisés par les axes routiers reliant la mer du Nord à la Méditerranée. La voie d’eau constituait déjà un relais partiel pour les charrois. Participèrent ainsi au trafic transcontinental les négociants en bois, en céréales, en vins, en toiles, entre les villes flamandes et les cités de l’Italie du Nord, et, pour assurer ces échanges, les constructeurs de bâtiments navals. Si le déploiement du commerce maritime accapara, à partir du XVIe siècle, l’essentiel du trafic international, limitant principalement les transactions fluviales à leur facette interrégionale, les traités de Westphalie rappelèrent dès 1648 le rôle européen du Rhin en retenant le principe, jamais appliqué, de la liberté de navigation sur les fleuves internationaux comme bien commun des pays arrosés par eux. La Révolution française a relancé cette notion, retenue définitivement par le Congrès de Vienne, dont l’acte final du 9 juin 1815 précisa que la navigation serait libre «dans le cours du Rhin du point où il devient navigable jusqu’à la mer». La Commission centrale du Rhin fut instituée alors pour élaborer une convention relative à la navigation rhénane mettant en œuvre les principes énoncés dans l’acte final de Vienne. La convention de Mayence de 1831 concrétise la volonté de prolonger la navigation maritime par le Rhin. Elle prévoit notamment l’abolition des privilèges et des organisations corporatives de l’Ancien Régime, mais maintient la perception de certains droits et taxes de navigation. La convention de Mannheim de 1868 abolit ces derniers et définit aussi le principe de la liberté de la navigation pour les bâtiments et les équipages, celui de la liberté de transit pour l’ensemble des marchandises, ainsi que celui de l’égalité de traitement de chaque pavillon. Il s’agit là de la forme encore actuelle des principes élaborés par les États riverains du Rhin. Le traité de Versailles de 1919 marque l’apogée du libéralisme dans le domaine de la navigation fluviale: il étend le bénéfice du régime international du Rhin à toutes les nations, riveraines ou non. Mais le protocole additionnel à la convention de Mannheim, du 17 octobre 1979, introduit une restriction à la liberté de navigation, celle-ci ne s’entendant désormais qu’au bénéfice des bateaux appartenant à la navigation rhénane et pouvant justifier du droit de battre pavillon d’un État membre de la Commission centrale du Rhin; il convenait, en effet, de se prémunir contre les répercussions prévisibles de l’ouverture du canal Rhin-Main-Danube qui annonçait l’entrée dans le bassin rhénan de bateaux appartenant alors encore à des pays à économie d’État. Désormais, l’ensemble du bassin est situé dans l’orbite de l’économie de marché, et la question de la concurrence se pose avec d’autant plus d’acuité. Cette restriction a conduit la Commission centrale, dont le siège est depuis 1919 à Strasbourg, à devenir un organe exécutif ayant pour mission de fixer les conditions d’accès au marché des transports rhénans pour les navires qui ne relèvent pas de la navigation du Rhin au sens défini par le protocole de 1979.
Le profil actuel
Parallèlement à cette internationalisation «juridique», le Rhin est vraiment redevenu un axe international à partir de la révolution industrielle, créant le bassin charbonnier et sidérurgique de la Rhur, ceux de la Sarre et de la Lorraine devant attendre la canalisation de la Moselle des années 1950, époque où le déclin industriel s’amorce. À présent, il est accessible à des unités fluviales dont le port en lourd n’a pas cessé de croître: de 1946 à 1994, le trafic rhénan global est passé de 35 millions de tonnes à près de 300 millions de tonnes. Ce mouvement de marchandises se répartit d’amont en aval de la façon suivante: plus de 200 millions de tonnes de Rheinfelden à la frontière germano-néerlandaise et au passage de celle-ci; plus de 90 millions de tonnes en secteur néerlandais. En tonnes par kilomètre, le volume transporté sur le Rhin dépasse 100 milliards, ce qui correspond, à titre comparatif, au double du trafic de fret de la S.N.C.F. Les trois grands ports maritimes bénéficiaires de ces mouvements sont Rotterdam (premier port mondial), avec près de 300 millions de tonnes, Anvers, avec près de 100 millions de tonnes, et Amsterdam, avec moins de 40 millions de tonnes.
Les principaux affluents canalisés sont: le Neckar, sur 203 kilomètres, disposant des ports principaux de Heilbronn et Stuttgart; le Main, sur 297 kilomètres, avec les ports essentiels de Francfort, Aschaffenbourg et Hanau; la liaison à grand gabarit Rhin-Main-Danube, sur 177 kilomètres, en service depuis 1992; la Moselle, ouverte à la navigation entre Neuves-Maisons et Coblence; la Sarre, affluent canalisé de la Moselle; les réseaux belges et néerlandais, renforcés par le réseau de voies navigables dense issu des liaisons transversales depuis le Rhin supérieur; le réseau des canaux de la Ruhr assurant la jonction entre les débouchés du Rhin et l’Allemagne septentrionale; à terme, en France, le canal à grand gabarit Rhin-Rhône destiné à la liaison mer du Nord-Méditerranée. Les chambres de commerce et d’industrie de Lorraine, du Luxembourg, de Sarre, de Trèves et du Palatinat ont demandé de leur côté, en janvier 1994, la jonction fluviale Moselle-Rhône.
Le port autonome de Strasbourg occupe une place rhénane particulière à l’intérieur de l’Hexagone: deuxième port fluvial de France après Paris, troisième port rhénan, il bénéficie d’un trafic qui avoisine, en 1994, 10 millions de tonnes sur la voie d’eau, dépassant 13 millions de tonnes par la voie routière et un million de tonnes par le rail. Avec près de 650 000 passagers transportés à bord des unités du port, il est aussi le principal pôle de tourisme fluvial de l’Est français. Il dispose de 205 hectares de plans d’eau, de 37 kilomètres de rives et de quais, de 150 kilomètres de voies ferrées et de 34 kilomètres de routes autour d’un terminal à conteneurs et à colis lourds, d’un centre plurimodal de transports internationaux (Eurofret Strasbourg) et d’un centre céréalier.
Les mutations
La navigation rhénane a dû s’adapter, non sans difficultés majeures, à l’évolution de l’ère industrielle vers l’époque post-industrielle, en tenant compte du déclin du transport des pondéreux (charbon et acier notamment) et de celui de la batellerie à caractère familial qui a entraîné la pratique du déchirage, c’est-à-dire la mise à la casse moyennant prime des bâtiments devenus obsolètes et inutiles. L’irruption des technologies de l’ère tertiaro-industrielle a requis une mutation plus sensible encore de la flotte: mise en œuvre d’automoteurs, de convois poussés, de cargos fluvio-maritimes, de navires rouliers; évolution vers des bâtiments de grande capacité, dotés d’équipements performants, tels que les radars, la radio, les timoneries télescopiques susceptibles, en particulier, d’assurer une bonne visibilité pour le transport des conteneurs; équipages se relayant pour une navigation en continu ou semi-continu, etc.
La navigation rhénane fait partie de la réflexion d’ensemble sur le devenir des transports en Europe, misant notamment sur les acheminements plurimodaux et une reconsidération de la notion même du service constitué par le transport dans le cadre d’une société orientée vers des préoccupations environnementales et sociales plus fines. L’espace rhénan, cet écrin verdoyant aux riches héritages culturels, fragilisé par des options économiques par trop productivistes repliées sur les court et moyen termes, se trouverait sans doute réconcilié alors avec son fleuve qui continue à rythmer son devenir.
rhin
(Bas-) dép. franç.; 4 787 km²; 953 053 hab.; ch.-l. Strasbourg . V. Alsace (Rég.).
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rhin
(Haut-) dép. franç.; 3 523 km²; 671 319 hab.; ch.-l. Colmar (64 889 hab.). V. Alsace (Rég.).
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rhin
(le) (en all. Rhein, en néerl. Rijn) fleuve de l'Europe du N.-O. (1 298 km), qui naît en Suisse et se jette dans la mer du Nord. Le Rhin supérieur se forme, dans les Alpes suisses (Grisons), par la réunion du Rhin antérieur, né dans le Saint-Gothard, et du Rhin postérieur. Coulant vers le N., il traverse le lac de Constance, puis, coulant vers l'O., sert de frontière entre la Suisse et l'Allemagne; il reçoit alors l'Aar, ce qui régularise son débit. Après Bâle, le Rhin moyen quitte la Suisse et le système alpin: il coule dans la plaine d'Alsace entre les Vosges à l'O. (France) et la Forêt-Noire à l'E. (Allemagne). Il reçoit le Main à Mayence (r. dr.), puis traverse le Massif schisteux rhénan, où le rejoint la Moselle (r. g.). Le Rhin inférieur est un fleuve de plaine qui s'achève aux Pays-Bas par un vaste delta. Première voie de circulation de l'Europe occid., le Rhin a bénéficié de nombreux aménagements. Des canaux l'unissent aux autres cours d'eau (Danube, Moselle canalisée, Marne, Elbe) ou aux ports de la mer du Nord (Rotterdam, Anvers, Amsterdam). Le Rhin est jalonné de ports fluviaux (Duisburg, Strasbourg, Bâle). Il est depuis longtemps pollué par des usines chimiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.