SALARIAT
Le monde du salariat tend à se transformer. Ce n’est évidemment pas nouveau: quoi de commun entre le salariat du XIXe siècle, marqué par la précarité, la pauvreté et des luttes sans merci pour faire reconnaître la légitimité de l’organisation ouvrière, et celui de la seconde moitié du XXe siècle, caractérisé par un partage négocié – même s’il est conflictuel – des «fruits de la croissance» et une quasi-généralisation du statut salarial? Mais, depuis le début des années 1980, une nouvelle évolution se dessine, sous la pression d’un chômage en forte progression: le salariat se fracture en sous-ensembles dont l’évolution diverge. Les uns versent peu à peu dans l’exclusion: ce sont les moins qualifiés, les plus âgés, les plus fragiles; ils quittent le salariat pour des formes plus ou moins complexes de prise en charge sociale. D’autres constituent le volant de main-d’œuvre d’une société à la croissance redevenue irrégulière. D’autres encore – les plus nombreux, heureusement – s’insèrent de façon durable dans le système productif. Mais, selon les entreprises, les groupes sociaux et les qualités personnelles, leur avenir salarial s’inscrit dans un éventail de plus en plus largement ouvert, allant de la stagnation au déroulement continu d’une carrière. Ainsi, le salariat perd de son homogénéité. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour au XIXe siècle, qui était marqué par la constitution de vastes groupes sociaux antagonistes, la «société de masse», selon l’expression de Peter Laslett, ou la «société de classes», selon celle de Marx. Au clivage fondateur entre dirigeants et salariés – qui subsiste toujours, même s’il s’atténue parfois – s’ajoute un clivage de plus en plus prégnant entre des groupes dont l’horizon se limite à l’entreprise, ou à la fonction occupée. Bref, les évolutions auxquelles on assiste sont marquées plus par une émergence croissante de corporatismes que par des conflits de classes. C’est ce fractionnement du salariat qui explique sans doute la fin de la «régulation» qui prévalait dans les années 1950-1975. Voilà qui pose un redoutable problème à nos sociétés: comment, dans ces conditions, maintenir le minimum de solidarité entre les actifs d’une part, entre les actifs et les inactifs d’autre part, sans lequel une société tend à se déliter, faute de ciment suffisant? Une société solidaire est-elle encore imaginable dans l’univers d’un salariat éclaté?
De la société familiale aux débuts de l’industrialisation
Nous vivons dans une société salariale: en France, quatre cinquièmes des emplois sont salariés et, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, près des neuf dixièmes. Il s’agit là d’un phénomène récent, mais pas autant qu’on pourrait le penser: au milieu du siècle dernier, le salariat était déjà majoritaire en France, puisqu’on comptait alors environ neuf millions de salariés sur un peu moins de dix-sept millions d’emplois. Travailler pour le compte d’autrui, plutôt que pour le sien propre, a été le lot d’une partie non négligeable de la population dès le XVe siècle, c’est-à-dire dès que les liens féodaux ont été suffisamment relâchés pour permettre l’apparition d’hommes pouvant disposer librement de leur force de travail.
Sans doute, cette «liberté» était-elle plus juridique qu’économique, plus formelle que réelle: lorsqu’on ne dispose, pour subsister, que de la force de ses bras, la liberté de choix est bornée par la nécessité d’assurer la subsistance du lendemain. Et le terme de «prolétaire» – dont on sait l’usage qu’en fera Marx –, qui désignait initialement ceux qui ne possédaient que leur descendance (proles , en latin), était utilisé dès 1560 pour signaler ces pauvres dont l’existence précaire dépendait uniquement de leur capacité à louer leurs bras (il apparaît, selon Peter Laslett, sous la plume d’un magistrat anglais, sir Thomas Smith). Cependant, «brassiers», «manouvriers», «journaliers» étaient, comme les domestiques, les valets de ferme ou les apprentis, intégrés à la famille de leur employeur, avec laquelle ils partageaient, le temps de leur emploi, le gîte et le couvert. Le salaire était des plus minces: dans le meilleur des cas, une (modeste) fraction de la récolte, ou quelques pièces de petite monnaie, l’équivalent d’un «argent de poche», en sus de ce gîte et de ce couvert et, pour les apprentis, en sus d’une formation qui pouvait durer dix ans ou davantage. Cette intégration familiale du salarié limitait la précarité de son existence. Celui qui décidait de se marier renonçait, du même coup, à faire partie de la famille de son patron. Il lui fallait alors impérativement trouver d’autres occupations pour compléter un salaire désormais réduit à fort peu de chose. Malheur à celui qui n’y parvenait pas: la faim et la misère devenaient son lot quotidien, et celui de sa famille. Et le philosophe anglais John Locke de commenter, en 1696: «La part de l’ouvrier agricole, étant rarement plus qu’une maigre subsistance, ne donne jamais à ce groupement humain le temps ou l’occasion d’élever ses pensées plus haut ou de lutter avec les plus riches pour leur disputer leur part [...] sauf lorsqu’une détresse commune ou d’importance les unit en un seul ferment universel, leur fait oublier le respect et les rend assez téméraires pour vouloir se tailler leur part à la force des armes: alors ils se déchaînent contre les riches et balaient tout sur leur passage comme un déluge.» Classes laborieuses, classes dangereuses...
Heureusement, il existait d’autres issues, moins dramatiques. Pour les plus chanceux – et les plus jeunes –, le décès du maître de maison pouvait être l’occasion d’épouser sa veuve et de troquer sa condition de commis ou de manouvrier contre celle de patron. Ce n’était pas si rare qu’on le croit, dans une société où la mort frappait jeune, et où il fallait des bras solides pour mener l’exploitation ou la boutique. Cette forme d’ascension sociale était pourtant mal vue, comme en témoignent les innombrables contes qui mettent en scène des beaux-pères maltraitant les enfants du premier lit. Le plus souvent, cependant, le journalier, pour compléter ses maigres gages et nourrir sa famille, devait mettre celle-ci au travail: travail des enfants – ramasseurs de bois mort, gardeurs d’oies, tireurs d’eau –, que l’on rémunérait d’un morceau de pain ou qui glanaient leur pitance; travail de l’épouse – blanchisseuse, lavandière, serveuse. Dans ce milieu marqué par la précarité, le travail à domicile est devenu peu à peu la planche de salut. Le drapier n’avait nulle difficulté à trouver cardeuses, couseuses, découpeuses, tailleuses, tisserands et teinturiers. Tisser le lin ou la laine faisait déjà partie des activités traditionnelles du milieu rural: le travail à la pièce, pour le compte d’un marchand ou d’un fabricant, devint, au XVIIIe siècle, le support d’une industrialisation diffuse.
La «grande transformation»
Du sweating system («système de la sueur»), comme l’appela Marx, on a retenu l’exploitation dont il était porteur. Et il est vrai qu’elle était considérable: la relation était trop inégale, entre la survie des uns et les surprofits de l’autre. Cependant, cette intrusion des premières formes d’industrialisation s’est accomplie sans bouleverser la société familiale traditionnelle: elle l’a consolidée plus qu’elle ne l’a désagrégée. Tous ces salariés à domicile – les uns travaillant chez eux, les autres logeant chez leur employeur – «n’avaient pas, comme la classe ouvrière dans le monde industriel contemporain, un horizon de travail en commun», écrit Peter Laslett. Mais le ver était dans le fruit: pour contrôler cette main-d’œuvre dispersée, comme le soutient Stephen Marglin, pour réduire les «coûts de transaction», comme l’estime Oliver Williamson, ou pour bénéficier des avantages techniques de la division et de l’organisation du travail, comme l’analyse Adam Smith avec l’exemple célèbre de la manufacture d’épingles, la main-d’œuvre ouvrière allait désormais être rassemblée dans un même lieu, l’usine. Au salariat traditionnel, encastré dans des réseaux familiaux, avec un mode et un niveau de rémunération fixés par la coutume – voire par le juge de paix, comme c’était le cas en Angleterre – succédait le salariat moderne: un lieu de travail distinct de celui de la famille, des relations dictées par l’«eau glaciale du calcul égoïste», selon l’expression de Marx dans Le Manifeste communiste , la transformation du travail en une marchandise et du salaire en un prix. «La disparition des fonctions économiques de la famille patriarcale au moment de l’industrialisation a créé une société de masse. Ce phénomène a transformé les gens qui travaillaient en une masse d’individus égaux non différenciés [...], privés à jamais des sentiments que leur apportait le travail en tant que besogne de famille», souligne, fort justement, Peter Laslett. Ne pleurons pas trop ce «monde que nous avons perdu», dur pour les pauvres et les sans-grades, condamnés à un labeur incessant pour une vie précaire. Mais il nous faut prendre conscience que, sans l’apparence d’une continuité de statut ou de relation juridique, la révolution industrielle marque une coupure, un changement de nature: dans la société rurale, le salariat était immergé dans un monde de relations personnelles, voire familiales, qui lui donnaient sens; dans la société industrielle, les liens personnels ne comptent plus, seul subsiste un échange matériel – travail contre argent. La relation salariale devient le mode dominant de mobilisation et de rémunération de la force de travail.
Cet appauvrissement de la relation salariale – certains diront peut-être apurement, ou même simplification – n’a pas été sans poser de problèmes. Coupés de leurs racines rurales, donc privés de ces liens relationnels qui servaient aussi d’amortisseurs sociaux, les prolétaires plongent massivement dans une misère sans précédent. Dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers , présenté à l’Académie des sciences morales et politiques en 1839, le docteur Villermé écrit: «Tandis que la moitié des enfans nés dans la classe des fabricans, négocians et directeurs d’usines, atteindrait sa vingt neuvième année, la moitié des enfans de tisserands et de simples travailleurs des filatures aurait cessé d’exister, on ose à peine le croire, avant l’âge de deux ans accomplis. Il faut attribuer une aussi épouvantable destruction à la misère des parens, surtout des mères qui ne peuvent donner chaque jour le sein à leurs nourrissons que pendant le trop petit nombre d’heures qu’elles passent chez elles.» Plus que le salaire, Villermé met en cause la longueur de la journée de travail (quinze heures et demie dans certaines manufactures, alors que les journées des forçats, nous dit-il, ne sont que de dix heures) et, surtout, celle des enfants: «douze à quatorze heures par jour dans les ateliers, sans comprendre une heure et demie ou deux heures pour les repas», dès l’âge de huit ans. Le rapport de Villermé ne fut pas étranger au vote, en mars 1841, de la première «loi sociale», qui limitait le travail des enfants dans les manufactures.
Le salaire lui-même devient, au XIXe siècle, un prix comme un autre, soumis aux fluctuations de l’offre et de la demande. C’est non plus le juge, ou la coutume, qui le fixe, mais l’intensité de la concurrence. En Angleterre, l’abolition de la «loi sur les pauvres», en 1835, marque le tournant. Cette loi, datant du règne d’Élisabeth Ire, au début du XVIe siècle, faisait obligation aux paroisses de prendre en charge les indigents de leur ressort. Dans nombre de cas, cette prise en charge prit la forme de workhouses , où, sous prétexte de combattre l’oisiveté, on assignait les indigents auxquels, en échange du gîte et du couvert, on imposait un travail. En 1795, les juges de paix du comté de Speenhamland décidèrent de remplacer les workhouses par un revenu social destiné aux familles ne disposant pas du minimum vital. Les salaires, alors, s’effondrèrent, car les employeurs ne se sentirent plus tenus d’assurer à leurs salariés ce minimum vital. Cela découragea, bien évidemment, nombre de candidats à l’emploi, au moment même où l’industrie naissante avait besoin de recruter une main-d’œuvre nombreuse. L’ancien système – la fixation des salaires par les juges – avait vécu; le nouveau – le versement d’un complément social par les paroisses – se révélait inapplicable: en 1834, la loi sur les pauvres était alors abolie, et le salaire devenait le résultat d’un mécanisme de marché. Pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, il s’agissait d’une «grande transformation», puisque le prix de la force de travail relevait désormais de mécanismes strictement économiques, et non plus politiques ou sociaux.
Cette «marchandisation» de la force de travail engendre des conséquences non seulement sur le salaire et ses modalités de fixation, mais aussi sur l’ensemble des relations qui se nouent à l’occasion du contrat de travail. Ce dernier est analysé, par le Code civil de 1804, comme une forme de «louage de service»: comme tout contrat, il résulte d’un échange de libres volontés, et le salarié n’a donc pas à être protégé plus que l’employeur en cas de conflit. «Le louage de service, dispose l’article 1780, fait sans détermination de durée, peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties contractantes.» L’employeur n’exerce pas de responsabilité particulière du fait de l’existence d’un contrat de travail: il peut mettre fin à tout moment au contrat, sans limitation aucune. Il est libre de fixer les conditions concrètes d’exercice du contrat: puisque le salarié est libre de partir, s’il ne le fait pas, on présume qu’il accepte les conditions fixées. En cas d’accident du travail, la responsabilité de l’employeur n’est pas en cause, sauf si l’employé parvient à prouver la culpabilité de son patron. Il faut attendre la fin du siècle pour que l’évidence soit reconnue: «Il est logique de faire supporter la réparation du dommage causé par le travail à ceux qui ont l’initiative, la direction et le profit du travail, c’est-à-dire au patron. C’est lui qui place l’ouvrier devant la machine et il dépend de lui, par les précautions qu’il prend, d’augmenter ou de diminuer les risques, c’est à lui qu’il convient de protéger l’ouvrier contre ses propres imprudences», écrit Martin Nadaud, l’initiateur de la proposition de loi sur les accidents du travail en 1891. L’adoption de cette loi marque un tournant fondamental: en reconnaissant qu’un lien de subordination caractérise le contrat de travail, que l’un commande et l’autre obéit, elle reconnaît aussi que la balance n’est pas égale entre les deux parties, qu’il existe un fort et un faible, et que les obligations de chacun ne peuvent être identiques. C’est la naissance du droit du travail et du salariat moderne: le rapport salarial s’institutionnalise, il est désormais régi en partie par des règles qui s’imposent aux parties, au lieu d’être déterminé par la confrontation et la concurrence.
Pourtant, le passage d’une forme à l’autre de salariat ne s’est fait ni rapidement ni facilement. Le mouvement ouvrier s’est largement bâti sur un rapport de forces, ponctué d’affrontements ouverts. Il est vrai que, dans une société où le travail indépendant continuait à regrouper (à la fin du XIXe siècle) près de la moitié de la population active, le salaire apparaissait comme un coût avant d’être un revenu source de débouchés. En 1896, les salariés représentaient environ 55 p. 100 de la population active, et les ouvriers non agricoles un quart. Mais les salaires ne représentaient alors, approximativement, que 20 p. 100 du revenu national. La demande solvable était bien plus le fait de la minorité privilégiée de la population – rentiers, commerçants, patrons – que celui des gros bataillons d’ouvriers de l’industrie. Dans le monde ouvrier, où l’on ne gagnait guère plus que le minimum vital, la nourriture absorbait l’essentiel des gains. Dans le monde de la bourgeoisie, au contraire, la demande était très différenciée – habits sur mesure, vaisselle décorée à la main, meubles d’ébénistes ou appartements en pierre de taille – ,demande pour laquelle, faute de produire en masse, la seule façon de réduire les coûts consistait à peser sur les salaires. La production, tant industrielle qu’agricole, s’écoulait sur des marchés locaux, et la petite unité de production demeurait donc la règle, ce qui n’incitait pas aux gains de productivité. D’où l’équilibre de ce que, par la suite, Robert Boyer a qualifié de «régulation concurrentielle»: des salaires le plus souvent proches du minimum vital, des gains de productivité faibles, donc une croissance faible et, de surcroît, irrégulière parce que largement influencée par les rapports de forces qui déterminaient le niveau moyen des salaires et par là le volume de la consommation de la majorité de la population.
Vers la société salariale
Au tournant du siècle, l’émergence progressive de la production de masse a fait voler en éclats ce modèle concurrentiel. Aux États-Unis et en Allemagne, les grandes unités industrielles rationalisent la production: Taylor puis Ford comprennent que, pour produire moins cher, c’est la grande série qui est la clé, bien plus que la compression des salaires. Les gains de productivité permettent d’augmenter l’offre. Encore faut-il que la demande suive. Or ce n’est pas toujours le cas: le mode de fixation des salaires ne s’adapte qu’imparfaitement à cette nouvelle donne industrielle, et les gains de productivité se transforment plus en profits qu’en salaires, ce qui ne permet pas d’alimenter une demande de masse à la hauteur de la production de masse. Taylor, pourtant, avait préconisé, dès la fin du XIXe siècle, des formes de rémunération incitatrices – salaire au rendement complété par des primes croissant rapidement avec les gains de productivité – qui, si elles avaient été appliquées, auraient sans doute permis de faire évoluer la demande au rythme des changements affectant l’offre. Mais, si les «méthodes Taylor» rencontrèrent un grand succès en ce qui concerne l’organisation de la production, les préconisations salariales qui allaient de pair furent délaissées. De même, lorsque, en 1917, Henry Ford inventa le convoyeur (la «chaîne»), qui permit de fantastiques gains de productivité, il l’accompagna d’une politique salariale aboutissant à un doublement des salaires ouvriers. Mais, faute d’être imité par les autres employeurs, il dut s’aligner sur la norme commune dès le début des années 1930.
Cet écart, entre un potentiel d’offre largement croissant et une demande bornée par le rythme d’augmentation des salaires, est devenu une source de déséquilibre d’autant plus considérable que, après la Première Guerre mondiale, le salariat est désormais largement majoritaire dans la population active: en France – qui n’est pas le pays le plus avancé dans ce domaine, il s’en faut de beaucoup, en raison du poids de son agriculture –, les employés et les ouvriers représentent à eux seuls 48 p. 100 de la population active en 1926. Les conventions collectives ont beau prévoir des formes généralisées d’augmentations pour une branche, ou pour une entreprise, les règles en vigueur continuent à faire la part trop belle aux mécanismes concurrentiels, et, à l’échelle globale, l’évolution des salaires et celle de la productivité ne coïncident que par l’effet du hasard.
Certes, durant ce demi-siècle (1890-1940), le droit du travail a fait des pas de géant: limitation de la durée du travail, règles de licenciement, instauration d’une protection sociale dans certaines branches (mines, fonction publique, métallurgie, banques...) et d’un droit à la retraite, etc. Mais les mécanismes de fixation des salaires, au lieu d’être déterminés en fonction de leur incidence collective, continuent d’être du ressort exclusif des entreprises (ou des branches, lorsqu’il existe une convention collective de branche). En d’autres termes, alors que le salaire devient l’une des composantes essentielles de la demande globale, il continue à être considéré par chaque entreprise exclusivement comme un coût qu’il convient de réduire autant que possible.
L’âge d’or du salariat
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la donne, une nouvelle fois, a changé. Les idées de Keynes tiennent le haut du pavé: le capitalisme a besoin, pour fonctionner, d’une demande forte et régulière, ce qui implique une intervention de l’État. En matière salariale, cela se traduit par une double mutation. D’une part, l’instauration de mécanismes de protection sociale qui aboutissent à faire financer par les entreprises (directement ou par le biais de l’impôt) des revenus sociaux en sus des salaires directs. D’autre part, la fixation d’une sorte de norme salariale minimale, par la loi (c’est le salaire minimum), par le contrat (généralisation des conventions collectives, incitation à la recherche d’accords interprofessionnels, comme ceux qui concernent l’indemnisation du chômage par exemple) ou par la stimulation (rôle pilote des entreprises publiques). Le «modèle fordiste» désormais triomphe. L’ensemble de ces règles, dont une partie transite par des mécanismes de marché et une autre partie par la contrainte légale, aboutit à ce que, dans l’ensemble, la masse salariale évolue à peu près au rythme des gains de productivité. La demande progresse donc à l’allure du changement technique, et le pouvoir d’achat des salariés s’élève sensiblement. Contrairement à ce qui s’était passé durant l’avant-guerre, l’offre n’est donc pas bornée par les débouchés mais seulement par le rythme du changement technique.
On peut qualifier cette période – 1950-1975 – d’âge d’or du salariat. Certes, cela ne va pas sans quelques inconvénients. En particulier, si les branches à forts gains de productivité peuvent se permettre d’augmenter sensiblement les salaires (et les avantages sociaux) de leur personnel, il n’en va pas de même pour les branches à faibles gains de productivité (la fonction publique, les services marchands aux personnes, etc.). On pourrait, bien sûr, jouer le jeu du marché et accepter des dynamiques salariales très différentes selon les branches, ce qui constituerait aussi une façon d’attirer vers les branches dynamiques une partie de la population active; mais cela serait socialement difficile. Aussi, avec le consentement plus ou moins implicite de l’ensemble des forces économiques, c’est l’alignement vers le haut qui prévaut: les branches à faibles gains de productivité augmentent les salaires autant que les autres, et se rattrapent sur les prix (ou sur les impôts, quand il s’agit de services financés par la fiscalité). L’inflation joue le rôle de régulateur et assure une certaine homogénéité dans la dynamique salariale. La cohésion sociale est ménagée par la soupape de sécurité qu’est la hausse des prix.
La société salariale paraît triompher. Certes, d’un pays à l’autre, il conviendrait de nuancer: là où les gains de productivité sont moindres, là où l’intervention publique – par la loi, le contrat ou la stimulation – est timorée, les inégalités sont plus fortes, et une partie du salariat peine à intégrer cette société de consommation qui miroite de tous ses feux. Aux États-Unis, les minorités ethniques sont en partie exclues de l’emploi, en partie confinées au rôle peu reluisant de «soutiers de la croissance». En Italie, la partition entre le Sud et le Nord se traduit par le fait que le salariat méridional bénéficie, le plus souvent, d’une rente de situation payée, en maugréant, par le salariat du Nord. L’Espagne ou l’Irlande, en retard d’industrialisation, ont du mal à intégrer dans ce salariat en expansion tous les travailleurs qui quittent la terre. Il ne s’agit là, pourtant, que de nuances. Car, partout, au moins dans les pays industrialisés, la dynamique est la même: des gains de productivité élevés, qui se traduisent en revenus salariaux et en revenus sociaux progressant à un rythme soutenu, et qui tirent la croissance de la production. Les débouchés sont au rendez-vous, donc les emplois aussi.
La tendance est évidente: même les salariés les moins bien lotis bénéficient d’une progression de leur pouvoir d’achat sans équivalent à l’échelle historique. On assiste, presque à vue d’œil, à la constitution d’une vaste «classe moyenne», qui n’a plus grand-chose à voir avec le prolétariat du siècle précédent, même si, dans les deux cas, le revenu dominant, sinon unique, est un salaire. Bien sûr, il convient de ne pas trop enjoliver les choses. Même s’il y a «du grain à moudre», les règles du partage demeurent conflictuelles. En outre, pour certains, le point de départ était tellement faible que, même après vingt ans de croissance, le revenu demeure modeste, parfois tout juste suffisant, d’autant que – envers du décor – cette société salariale a fait monter la norme minimale de consommation et les coûts de socialisation. La voiture était un luxe; elle est devenue bien souvent une nécessité, avec l’urbanisation en tache d’huile. Le chauffage central a remplacé le chauffage au bois; mais il faut payer les factures du premier, alors que l’on pouvait bénéficier d’un affouage pour le second. En outre, une petite partie de la population demeure exclue: le «Quart Monde», composé de ceux que le «progrès» a laissés sur son chemin, ou de leurs enfants.
Reste que, pour deux tiers ou trois quarts des actifs, la société salariale se traduit par une amélioration sensible des conditions d’existence, un revenu qui progresse de façon régulière, et l’espoir qu’il continuera à en être ainsi dans le futur. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’éradication de la misère devenait possible, au moins dans les pays industrialisés, et la fin de la pauvreté paraissait envisageable. C’était en partie faux, bien entendu: le pauvre est celui qui a moins que les autres et qui, de ce fait, ne parvient pas à atteindre la norme de consommation qui caractérise la majorité. La croissance n’élimine donc pas la pauvreté, puisqu’elle s’accompagne généralement d’un maintien des inégalités. La «question sociale» n’a pas disparu avec l’émergence de la société salariale, elle s’est simplement déplacée: au jeu de la croissance, certains tirent mieux que d’autres leur épingle du jeu, et la progression d’ensemble ne signifie pas que tous sont gagnants de la même manière.
La notion de classe moyenne, on le voit, est ambiguë: en gommant toutes les différenciations sociales, elle laisse entendre que celles-ci n’existent plus, que les chances sont identiques pour tous, et que vivre au bas ou en haut de l’échelle n’a plus d’importance dès lors qu’un même mouvement de croissance emporte les uns et les autres. Ce n’est évidemment pas vrai. Démarrer dans la vie comme ouvrier avec un C.A.P. ménage peu de chances de devenir directeur de l’usine, alors que démarrer comme technicien pourvu du diplôme d’une grande école laisse entrevoir les plus grands espoirs.
Fissures, fractures et dispersion
Même parcourue de tensions, de conflits et d’inégalités fortes, la société salariale était une réalité porteuse d’espoirs de changements positifs pour la grande majorité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: la société salariale est en pleine crise. Il s’agit non seulement d’une crise économique, mais d’une crise d’identité, d’une crise morale pourrait-on dire. Certes, le ralentissement de la croissance économique enregistré depuis 1975 a précipité les choses. Pourtant, il convient de ne rien exagérer: le produit intérieur brut, en Europe comme ailleurs, a poursuivi son ascension, à un rythme moyen un peu supérieur à 2 p. 100 par an (4 p. 100 au Japon, 2,5 p. 100 aux États-Unis), si bien que, en vingt ans, le volume de la production a augmenté des deux tiers. Nos sociétés sont plus riches matériellement, mais elles ont perdu la foi dans la croissance. Celle-ci ne parvient plus à intégrer dans le salariat tous ceux qui frappent à ses portes.
Les phénomènes d’exclusion
Cela se traduit, bien entendu, par la montée d’un chômage que rien ne semble parvenir à endiguer, surtout en Europe, inquiétant par le nombre de personnes qu’il touche et par sa durée: la moitié des chômeurs environ connaissent cette situation depuis au moins un an, ce qui rend des plus aléatoires leur éventuelle réinsertion sur le marché du travail. En effet, pour les employeurs potentiels, le chômage de longue durée est un indicateur d’inemployabilité: le fait de n’avoir pu trouver d’emploi depuis longtemps induit une suspicion sur les qualités intrinsèques du demandeur d’emploi. Dans une situation marquée par l’asymétrie d’information – l’employeur ne connaît pas a priori les capacités de l’individu qui postule un emploi –, il convient de réduire le risque de commettre une erreur d’embauche. Et cela passe par une sélection qui écarte les candidats «à risque»: chômeurs de longue durée, jeunes sans expérience, personnes non diplômées, etc.
Ainsi, sur un marché marqué par la pénurie des offres d’emplois, le chômage ne frappe pas au hasard, mais tend à se concentrer sur les personnes les plus vulnérables qui sont victimes alors d’un processus d’exclusion de l’emploi, donc de la société salariale. Contrairement à la situation du Quart Monde dans les années 1960, cette vulnérabilité n’est pas issue d’un héritage ou d’un handicap personnel: on ne naît pas exclu, on le devient. Un éloignement temporaire du marché du travail devient vite un éloignement définitif lorsque font défaut un réseau de relations personnelles, le parachute du diplôme ou un savoir-faire professionnel apprécié sur le marché du travail.
La montée du chômage contribue ainsi à rendre plus difficile l’accès à la société salariale. Mais elle en diminue aussi l’homogénéité. Entre chômage et emploi, toute une série de situations intermédiaires ont eu tendance à se développer. Ce «halo du chômage» comprend, dans un ordre croissant de précarité, l’emploi à temps partiel (qui est un emploi occupé faute de mieux dans les deux tiers des cas), le contrat à durée déterminée, la mission d’intérim, les contrats emploiormation en alternance (apprentissage, qualification, adaptation), les contrats emploi-solidarité, les stages. Dans certains cas, il existe bien un contrat de travail, un salaire conforme aux conventions collectives, un lien de subordination. Mais il s’agit là d’une situation précaire, susceptible de prendre fin rapidement ou à une date déjà programmée. Dans d’autres cas, il s’agit d’un contrat ouvrant des droits sociaux limités: salaire inférieur aux minima de la branche (apprentissage, qualification) ou contrat à mi-temps (emploi-solidarité). Dans d’autres cas, enfin, il ne subsiste rien du contrat de travail, seul le versement d’une indemnité permettant de maintenir la fiction. Quant à l’intérim, si sa pratique a été réglementée afin de mettre fin aux abus qui le caractérisaient, il n’en demeure pas moins que, pour l’entreprise utilisatrice, son principal intérêt réside dans le fait qu’il substitue un contrat commercial, que l’on peut dénoncer à tout moment et sans indemnité compensatrice, au contrat de travail.
Une hétérogénéité croissante
Ce n’est pas seulement à la périphérie de l’emploi que le salariat se transforme, c’est en son sein même. Et cela de deux façons. D’abord, parce que le droit du travail lui-même est de plus en plus regardé aujourd’hui comme un obstacle à l’emploi: dans le droit-fil de la théorie néoclassique, tout ce qui contribue à rigidifier la relation de travail est analysé comme un frein au fonctionnement optimal du marché, donc comme une source de moindre efficacité se retournant, en fin de compte, contre l’emploi lui-même. Comme il est difficilement envisageable, en France, de démolir une construction lentement édifiée depuis un siècle, il est plutôt question de créer des domaines «à droit du travail allégé» (pour paraphraser une expression de l’ancien président du C.N.P.F., Yvon Gattaz, qui, en 1985, proposait la création d’emplois «à contraintes allégées»): la création, en 1994, d’un «chèque service» va dans ce sens, puisqu’elle dispense les utilisateurs – des employeurs familiaux – de passer un contrat de travail, et qu’il peut être mis fin à la relation de travail entre l’employeur familial et son employé(e) à tout moment, sans préavis ni indemnité. La loi Madelin de 1993, qui encourage des salariés à se mettre à leur compte, tout en continuant à travailler pour leur entreprise, mais de façon indépendante, est un autre exemple. Le patron se transforme en donneur d’ordres, le salarié en sous-traitant: si le lien de subordination économique subsiste, le lien de subordination juridique est éliminé, et le contrat de travail avec lui. Il ne s’agit, bien sûr, que de remises en cause très limitées, mais, face à l’ampleur de la crise de l’emploi, si ces initiatives se révèlent efficaces, on peut penser qu’elles annoncent d’autres remises en cause qui seraient alors beaucoup plus importantes. Alors que, jusque dans les années 1970, il semblait que le salariat allait progressivement éliminer toutes les autres formes d’emploi, à quelques rares exceptions près, ce n’est plus le cas aujourd’hui, et ce n’est pas un hasard si on peut constater un renouveau de création de micro-entreprises reposant sur du travail indépendant, non salarié.
La relation salariale se modifie non seulement dans sa dimension juridique, mais aussi dans ce qui lui est le plus essentiel: les modalités de fixation du salaire et de son évolution dans le temps.
La fixation du salaire est, depuis quelque deux siècles, déterminée librement sur le marché du travail en fonction de l’offre et de la demande. Certes, on l’a vu, ce fonctionnement libéral a été progressivement pondéré par des interventions publiques ou des considérations sociales, surtout depuis une cinquantaine d’années: salaire minimum, accords collectifs de branche, etc. Mais il s’agissait de limitations au principe, pas d’une remise en cause. Or, avec la montée du chômage de masse, la «loi du marché» aurait dû aboutir à une diminution du niveau du salaire, puisqu’on constate désormais un excédent durable de main-d’œuvre dans la plupart des qualifications. Pour une part, cette pression a opéré: les embauches de jeunes salariés s’accomplissent souvent à des niveaux de salaires inférieurs à ceux qui prévalaient quelques années auparavant. Aux États-Unis, un certain nombre de conventions collectives – revues tous les trois ans – prévoient désormais des salaires d’embauche très notablement inférieurs, si bien que, dans certaines entreprises, pour un même poste de travail, les salaires versés peuvent aller du simple au double, selon l’ancienneté du salarié qui l’occupe. En outre, la faiblesse du salaire minimum a empêché que s’instaure un cliquet à la baisse pour les salariés les moins qualifiés, et l’ensemble des bas salaires a eu tendance à diminuer depuis le début des années 1980.
Pourtant, mis à part ces quelques cas, la baisse des salaires n’a pas eu lieu. Au contraire, on constate que, dès qu’il s’agit de travail un tant soit peu qualifié, les salaires pratiqués ont continué à progresser – à allure réduite il est vrai – malgré la montée du chômage. La réduction des salaires à l’embauche pour les jeunes diplômés est généralement liée à une phase probatoire: dès que le jeune embauché a fait la preuve de ses capacités à occuper correctement le poste auquel il est affecté, son salaire est souvent revalorisé. Au fond, tout se passe comme si les employeurs, dans leur majorité, avaient eu des scrupules à appliquer les règles d’une économie libérale.
Une explication a été avancée par les économistes sous l’appellation de «salaire d’efficience». Alors que, selon l’analyse traditionnelle, le salaire est un prix qui sanctionne l’efficacité du salarié, selon cette nouvelle approche le salaire est une incitation, un message destiné au salarié, pour amener celui-ci à fournir le meilleur de lui-même dans le cadre de son travail. La réalité, en effet, est que le nombre de postes de travail où l’on peut mesurer avec exactitude la qualité du travail fourni tend à diminuer. Certes, on peut toujours mesurer un résultat, mais ce dernier est de plus en plus souvent collectif. Et la qualité est difficilement mesurable. Si bien que l’employeur est dans l’incapacité de savoir si tel salarié a ou n’a pas bien travaillé.
On retrouve la situation, déjà mentionnée, de l’asymétrie d’information: le salarié en sait plus que l’employeur sur le déroulement exact du processus de travail. Aussi l’employeur est-il amené à surpayer le salarié par rapport au prix du marché, de sorte que celui-ci sache que, en cas de départ de l’entreprise, il serait lourdement pénalisé. Le salarié a donc intérêt à fournir un travail efficace et impeccable, pour que l’entreprise fonctionne bien et qu’aucune occasion de licenciement ne soit donnée à l’employeur. Le salaire d’efficience constitue donc, d’une certaine manière, une sorte d’échange «non économique»: l’employeur donne plus qu’il ne serait obligé de le faire, espérant que, en contrepartie, le salarié donnera lui aussi plus qu’il ne serait tenu. On peut, certes, analyser cette forme d’échange comme une extension de la rationalité marchande. Mais on peut y voir aussi une application des règles du don, dont chacun sait qu’il appelle un contre-don, de sorte que s’établissent des liens sociaux, chacun devenant l’obligé de l’autre. Ainsi, à l’opposé d’un fonctionnement de marché, le salaire devient un moment dans la création de liens sociaux qui vont bien au-delà du strict échange. A contrario, on connaît la fameuse plaisanterie que l’on attribuait aux salariés soviétiques: «Ils font semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler.» Avec la théorie du salaire d’efficience, le sens de la causalité s’inverse: ce n’est plus l’efficacité, ou le rapport de forces, qui détermine le salaire, c’est le salaire qui détermine l’implication et contribue à créer des liens sociaux forts entre l’entreprise et ses salariés.
Il est clair qu’une telle théorie n’a pas de sens dans des établissements comprenant plusieurs milliers de salariés: l’anonymat des relations de travail, la présence d’une hiérarchie très structurée, transformant le lien direct employeur/salarié en un ensemble de relations bureaucratiques organisées par des règles strictes, tout cela empêche que les relations sociales personnalisées puissent s’instaurer. En revanche, dans des établissements de taille plus modeste – quelques centaines de salariés au plus –, qui deviennent progressivement la norme dominante, même s’ils appartiennent à des entreprises ou à des groupes, beaucoup plus importants, l’approche du salaire d’efficience paraît bien plus pertinente. Elle est cohérente, en tout cas, avec les tentatives de création d’une «culture d’entreprise», d’un sentiment d’appartenance à l’entreprise, qui constituent, au-delà des modes et des mots-valises, des mouvements de fond, transformant peu à peu la relation qui unit le salarié à son entreprise. Certes, il y a toujours le lien de subordination, qui fait que le salarié reçoit des ordres, ou des consignes, qu’il s’inscrit dans une organisation du travail que d’autres ont choisie. Mais, en plus de ce lien de subordination, on voit apparaître ce qu’on pourrait appeler un «lien de connivence», parce que, de plus en plus, le succès ou l’échec de l’entreprise dépendent d’initiatives ou de comportements des salariés eux-mêmes.
Cette ébauche d’une sorte de communauté de travail, conflictuelle et inégalitaire, il faut le souligner, va de pair avec les phénomènes d’exclusion durable du marché du travail ou de précarisation soulignés plus haut. Loin d’être contradictoires avec elle, ceux-ci en sont la face cachée. D’une certaine manière, c’est parce qu’une masse non négligeable de personnes se trouvent exclues ou menacées d’exclusion que le sentiment d’appartenance à l’entreprise peut se renforcer et qu’il devient autre chose qu’un discours paternaliste destiné à donner le change. On voit ainsi que le salariat est désormais parcouru de profondes fissures, pour ne pas dire de réelles fractures: un salaire minimum pour tous ceux qui ne sont pas suffisamment qualifiés, un contrat précaire pour beaucoup, mais aussi une intégration forte dans l’entreprise pour un grand nombre et, partout où subsistent des organisations bureaucratisées (administrations, grands établissements), des règles collectives strictes destinées à protéger les salariés contre les risques.
Les règles d’évolution du salaire dans le temps , elles aussi, se modifient. Durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, ce sont des procédures collectives – conventions ou accords d’entreprise – qui, pour l’essentiel, ont réglé l’évolution des salaires. Les seuls cas d’évolution individualisée concernaient soit les cadres dirigeants, soit les salariés qui bénéficiaient d’une promotion. Il en est de moins en moins ainsi. D’abord, parce que la crise a provoqué un amenuisement de la négociation collective, notamment salariale. Mais surtout parce que les processus d’individualisation ont beaucoup progressé: le salaire évolue désormais au mérite. Cela ne va pas sans difficultés: car comment apprécier ce mérite dans une économie où, on l’a vu, la mesure individuelle du résultat est de plus en plus problématique? Paradoxalement, l’individualisation des augmentations de salaires tend à se généraliser au moment même où cette mesure individualisée n’est plus possible, alors que, lorsqu’elle l’était (travail non robotisé), c’était la règle de l’augmentation collective qui prévalait. En outre, les salariés ont souvent la conviction que cette individualisation prélude à des licenciements, les moins bons devenant les victimes désignées en cas de compression d’effectifs. Enfin, l’individualisation peut provoquer, au sein du collectif de travail, des tensions génératrices d’inefficacité. Pour toutes ces raisons (cf. la thèse de Dominique Rollin), l’individualisation des augmentations de salaires n’est pas encore généralisée. Reste qu’elle progresse sensiblement, devenant peu à peu la norme dominante pour l’ensemble des salariés (sauf dans l’administration). L’individualisation, en effet, fournit à l’entreprise un mode de régulation salariale très souple, puisque la masse salariale peut désormais évoluer de façon très irrégulière d’une année à l’autre, en fonction des résultats de l’entreprise. Ces vertus de flexibilité ne sont pas contradictoires avec l’instauration d’un salaire d’efficience destiné à fixer la main-d’œuvre la plus performante et à inciter les salariés à ne pas tricher dans leur ardeur au travail. Mais le revers de la médaille est évident: au sein même du groupe des salariés, les écarts peuvent se creuser, et l’homogénéité salariale, le creuset où naissait la fameuse classe moyenne, est fortement compromise. Ainsi, à la fracture qui sépare intégrés, exclus et possesseurs d’un emploi précaire s’ajoute une dispersion croissante au sein de la première catégorie. Les inégalités qui se creusent ne sont donc pas seulement statutaires, elles sont également salariales.
Cette évolution n’est évidemment pas inéluctable. L’exemple japonais nous montre qu’une autre issue est envisageable: c’est l’économie du partage. Une partie importante de la rémunération, dans ce cas, est constituée d’un intéressement aux résultats de l’entreprise. Lorsque ceux-ci se dégradent, la rémunération des salariés est donc réduite d’autant, puisque la partie variable est comprimée, voire annulée. Cette compression de la masse salariale, à son tour, favorise l’adaptation de l’entreprise: elle a moins besoin de recourir aux licenciements. À l’inverse, ce mode de rémunération facilite les embauches: pour l’entreprise, le coût d’un salarié supplémentaire se limite à la partie fixe du salaire (et des charges sociales correspondantes) puisque, si ce nouvel embauché n’engendre aucun résultat supplémentaire, la partie variable qu’il recevra sera prélevée sur celle des autres salariés, qui recevront un peu moins à ce titre. Et si le salarié supplémentaire contribue à augmenter le résultat de l’entreprise, tout le monde y gagne: les salariés comme l’entreprise. Il ne fait pas de doute que ce mécanisme, théorisé par Martin Weitzman, a permis à l’économie japonaise de maintenir un quasi plein-emploi, même lorsque le taux de croissance est devenu proche de zéro, dans la première partie de la décennie de 1990. Dans ce cas, la flexibilité n’est plus recherchée à un niveau individuel, elle est appliquée à un niveau collectif. Mais cela suppose, on s’en doute, un fort consensus entre salariés, puisque, de fait, les embauches nouvelles font peser sur les salariés en place la menace d’une réduction de leur rémunération, si ces nouveaux salariés n’engendrent pas un résultat en hausse suffisante.
Le «modèle japonais» renvoie ainsi à un contexte culturel spécifique, ce qui explique peut-être qu’il n’ait pas tendance à se généraliser, malgré ses vertus. Plus proche de nous, en Allemagne, se dessine un «nouveau contrat social» qui vise à réduire en partie la fracture entre les salariés et les exclus, ou ceux que l’exclusion menace: en liant les négociations sur les salaires avec le niveau d’emploi, le syndicalisme allemand se déclare prêt à négocier globalement, non pas en fonction des intérêts des seuls salariés en place, mais en fonction d’un niveau d’emploi désiré. On voit bien, dans ce cas, les termes du contrat: modération salariale en échange de garanties sur l’emploi et sur l’embauche. Mais il est clair qu’une telle négociation implique deux conditions. La première concerne les entreprises elles-mêmes: dans une économie de marché, seuls de très grands groupes, ou des branches entières d’activité, peuvent prendre des engagements sur le niveau d’emploi, puisque les entreprises ne commandent pas la demande. Ce type d’engagement repose donc sur une «mutualisation» de l’emploi, qui implique une très forte organisation des employeurs eux-mêmes. Quant à la seconde condition, elle concerne les salariés: le syndicat doit être en mesure de faire respecter les engagements (salariaux) pris au nom des salariés, ce qui ne peut être le fait que d’un syndicalisme à la fois représentatif et fort. Ces deux conditions sont remplies en Allemagne, ce qui explique que ce type de négociation y soit possible. Mais elles ne le sont pas dans nombre de pays européens, à commencer par la France. Il n’est donc pas assuré que l’exemple allemand fasse tache d’huile.
En un siècle, la nature des problèmes à résoudre a profondément changé: à une lutte pour le partage du revenu entre dirigeants et salariés se substitue de plus en plus (ou s’ajoute) une lutte pour enrayer la décomposition du lien social. C’est que, en un siècle, le salariat a changé: de groupe social minoritaire cherchant à faire prévaloir sa légitimité, il est devenu statut social, conditionnant bien souvent l’intégration à la société.
salariat [ salarja ] n. m.
• 1846; de salarié
1 ♦ Mode de rétribution du travail par le salaire; état, condition de salarié. Contrat de salariat.
2 ♦ Ensemble des salariés. Le salariat et le patronat.
● salariat nom masculin État, condition de salarié. Mode de rémunération du travail par le salaire. Ensemble des salariés.
salariat
n. m.
d1./d Condition du salarié.
d2./d Mode de rémunération du travail par le salaire.
d3./d Ensemble des salariés. Le salariat et le patronat.
⇒SALARIAT, subst. masc.
A. — Mode de rémunération du travail par le salaire; état, condition de salarié. Contrat de salariat. L'élargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise (ZOLA, Germinal, 1885, p. 1347). Dans l'antiquité la propriété individuelle admettait l'esclavage, (...) au Moyen-Âge elle comportait le servage, elle comporte aujourd'hui le salariat (JAURÈS, Ét. soc., 1901, p. 154).
B. — Ensemble des travailleurs salariés. Anton. patronat. C'était la perdition fatale, le salariat misérable, sans plaisir ni joie, qui nécessitait le cabaret, et le cabaret qui achevait de pourrir le salariat (ZOLA, Travail, t. 1, 1901, p. 26). Le président du C.N.P.F. a affirmé que: la productivité, ce n'est autre chose que le rendement, c'est à dire la taylorisation et, en définitive, la surexploitation du salariat (Combat, 19-20 janv. 1952, p. 5, col. 2).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. [Ca 1836 (d'apr. MAT. Louis-Philippe, p. 41)] 1. 1845-46 « état, condition de salarié » (BESCH.); 1846 (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, p. 148); 2. 1846 « ensemble des salariés » (ID., ibid., p. 236); 3. 1869 « mode de rémunération par le salaire » (L. A. BLANQUI, Critique sociale, p. 167 ds DUB. Pol., p. 414). Dér. de salarié; suff. -at. Fréq. abs. littér.:10.
salariat [salaʀja] n. m.
ÉTYM. 1846; de salarié.
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1 Mode de rétribution du travail par le salaire; état, condition de salarié. || Contrat de salariat (→ Main-d'œuvre, cit. 2). || Salariat et bénévolat.
0 Il disait avec une conviction insinuante : « C'est par les chemins du cœur que le salariat et le patronat se rejoindront un jour », la pression du pied s'affirma jusqu'à devenir écrasante.
Maurice Bedel, Jérôme 60° latitude Nord, p. 95.
Encyclopédie Universelle. 2012.