UTILITARISME
Aussi ancienne que la pensée occidentale, la composante utilitariste n’a cessé depuis sa formation d’y occuper une place importante, même si, selon Bachelard, l’intérêt chimérique a précédé et souvent fait obstacle à l’utile. Après de nombreuses vicissitudes, des éclipses et des regains d’actualité, au cours desquels il est passé par des versions naturalistes, des versions théologiques et providentialistes, l’utilitarisme a été sécularisé au XVIIIe siècle qui lui a conféré sa physionomie classique. Hume, Diderot ou Helvétius peuvent être tenus pour précurseurs de cette doctrine, mais celle-ci ne se constitue comme telle qu’avec Bentham. James Mill et John Stuart Mill, ainsi que Henry Sidgwick, l’ont parachevée, laissant la place nette de nos jours à un néo-utilitarisme, constitué en véritable analytique de la raison pratique.
De Bentham à Sidgwick
Le sommet du courant de pensée constitué par l’utilitarisme a été atteint par la publication à Londres, en 1862, par John Stuart Mill, du texte célèbre intitulé Utilitarianism qui se trouva complété douze ans plus tard par Methods of Ethics (1874) de Sidgwick.
Jeremy Bentham (1748-1842) envisage la doctrine à partir de ses deux composantes, hédoniste et eudémoniste: «La nature a placé l’homme sous le gouvernement de deux souverains maîtres, le plaisir et la douleur. Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et la suppose comme fondement du système qui a pour objet d’ériger, avec le secours de la raison et de la loi, l’édifice de la félicité» (Principes de morale et de législation , 1780-1789). Ce principe, à la fois descriptif et normatif, plus statique que dynamique chez Bentham, demeura constamment invoqué par les nombreux disciples de celui-ci. Il s’agit donc, en morale comme en politique, voire en économie, d’adopter une tactique des plaisirs en vue d’éviter la douleur ou la souffrance. Le principe d’utilité consiste à ne pas se départir d’une conduite de prudence visant à atteindre le plus de bonheur possible – que ce soit félicité ou prospérité, dans le domaine privé ou dans la vie publique. C’est non seulement le bonheur personnel qui est recherché, mais, comme le précisait encore Bentham pour ses disciples de 1822, le «plus grand bonheur du plus grand nombre». Pour lier le bonheur personnel au bonheur général, la considération s’insinue donc d’un critère moral consistant à mesurer la qualité d’une action à ses conséquences proches ou lointaines sur l’ensemble de la vie individuelle et de la vie en société. Ce trait se retrouve invariablement. Une tension s’exerce entre le maximum de plaisir désirable et accessible et l’optimum de bonheur compatible avec celui de chacun. Elle se règle spontanément (par le laisser-faire) et systématiquement (par les lois et les coutumes). Au vrai, Bentham ne connaissait qu’une psychologie sommaire: une psychologie sensualiste, atomiste et associationniste, se bornant aux aspirations conformes à l’intérêt, aux désirs et besoins naturels. Un calcul véritable des plaisirs lui paraissait parfaitement possible, calcul conduisant à une résolution eudémoniste naturellement recherchée et rectifiée par la loi, en cas de nécessité. Chez lui, l’identité des intérêts est une donnée primitive. L’arbitraire subjectif, source de partialité, et l’ascétisme clérical étaient rejetés. Une lignée d’athées agnostiques et de pacifistes séculiers se préparait, qui allait privilégier l’utilité, plus positive et objective, plus accessible au consensus universel, que n’importe quel autre critère. Nature et convention devaient toujours finir par s’accorder. À l’origine de tout le mouvement réformiste d’Angleterre, Bentham trouva des parlementaires pour assurer le rayonnement de ces idées et des ministres, comme lord John Russell, pour tâcher, avec quelque succès, de les institutionnaliser.
Cette interaction d’aspirations morales et politiques, qui eurent un complément dans l’ordre économique, explique que, la conjoncture aidant ou y faisant obstacle, la doctrine utilitariste se soit développée ou ait été contrariée dans un climat polémique ardent; d’autant plus qu’elle allait souvent, alors que l’Angleterre s’industrialisait, à contre-courant des idées et des habitudes existantes et qu’elle devait, avec Mill et ses adeptes, s’infléchir vers les objectifs plus «solidaristes».
La ligne est tracée. Mill prolonge les intentions progressistes du fondateur, au-delà de son hédonisme sommaire et de son eudémonisme encore vague, en introduisant dans l’estimation du plaisir et du bonheur un facteur supérieur de valorisation, essentiellement lié à la considération du mérite et de la compétence de l’agent moral, politique et économique. Cette critériologie plus fine et plus souple donne au prétendu calcul une dimension nouvelle. Ne disposant pas d’un instrument de mesure, l’économie politique de Mill et de ses disciples, toute qualitative encore, est loin d’avoir trouvé un modèle acceptable en dehors de celui de l’offre et de la demande, étendu à toute estimation à plus ou moins long terme. Le modèle du socialisme utopique ou spéculatif est, bien entendu, rejeté au profit d’un appel à l’expérience sociale ouverte et confirmée par étapes.
Henry Sidgwick (1838-1900) achève ce cycle classique. Par souci de rationalité pratique, il ramène l’utilité à plus de cohérence et invoque une incoercible «évidence» de fait et de droit.
Les caractéristiques du mouvement
Un dénominateur commun caractérise les utilitaristes du XIXe siècle. Tous visent le plus grand bonheur du plus grand nombre, quitte à décanter ces «quantités» en essayant de les affranchir de leur éventuelle ambiguïté et de surmonter leur fatal antagonisme. De statique qu’elle était chez Bentham, l’utilité devient plus dynamique, plus axiologique avec Mill. Défenseurs, depuis Bentham, d’un individualisme libéral (chacun doit compter pour un et personne ne peut compter pour plus d’un), les utilitaristes en viennent à un certain conservatisme (la sécurité prime) qu’il est nécessaire à chaque fois de situer dans son contexte historique, politique et social, et dont il faut voir qu’il est travaillé par des tendances réformatrices réelles, destinées à constituer un vaccin cpntre-révolutionnaire (Rousseau, Saint-Just, Babeuf) et à déboucher prudemment sur des projets d’institutions nouvelles, des mœurs nouvelles, assez orientées finalement vers des solutions socialisantes et solidaristes, plus conformes à l’équité et, pour une part, aux aspirations égalitaires du temps. L’utilité globale et marginale justifie tout amendement à venir.
L’utilitariste valorise l’esprit d’entreprise, le goût du risque et de la compétition en vue de l’optimisation de l’ensemble de la vie en société. Une tendance en découle à accorder une primauté à la productivité, à la croissance, au développement, et à ne leur trouver de restrictions justifiées que s’ils en venaient à brimer les talents, à dégrader le mérite et à décourager la promotion des qualités morales. Pour la même raison, l’utilitariste tend, d’autre part, à rechercher un correctif aux abus individuels ou collectifs dans le principe de l’égalité des chances au départ et dans un effort, qui n’est pas toujours triomphant, pour en assurer les conditions politiques. Cette option retentit sur un programme de limitations à imposer à la propriété privée, et conduit à recommander la progressivité de l’impôt et à restreindre la légitimité accordée à l’héritage. Les crises sont tenues pour utiles et symptomatiques.
Politiquement, les utilitaristes œuvrent, par des voies légales et sans violence, pour l’instauration progressive d’une démocratie parlementaire qui paraît encore timide sur le chapitre du suffrage universel et sur celui des adoucissements éventuels à apporter à la condition subalterne des femmes, mais qui porte en germe l’émancipation de ces dernières et celle des travailleurs les plus qualifiés.
Malthusiens, les utilitaristes sont en faveur du contrôle des naissances; ils estiment que c’est un moyen de pallier la loi du nombre (en cas de suffrage universel) et de combattre la misère, par la réduction et l’amélioration de la main-d’œuvre prolétarienne. Ils partagent avec les positivistes la conviction selon laquelle le progrès ne peut être assuré qu’avec l’instauration de l’instruction publique et grâce aux bienfaits de l’éducation des meilleurs. Celle-ci sera gratuite et généralisée, au point d’assurer la formation d’une élite, compétente et qualifiée, d’hommes libres. La liberté leur est chère; non pas une liberté romantique absolument dépourvue de contrainte sur soi, mais une liberté instruite, respectueuse de celle d’autrui. La dignité est à ce prix. Ils souhaitent promouvoir une sorte de «capacitariat», chargé de faire disparaître insensiblement certaines couches d’un prolétariat jugé récupérable, et par le moyen duquel les talents les plus divers pourraient s’épanouir au maximum pour le plus grand profit de tous. Au fond, ces «radicaux» se déclarent prêts à s’efforcer d’assurer une perpétuelle «optimisation conjoncturelle» par tous les moyens légaux créés par un Parlement responsable et conforté par une opinion publique consentante. Voilà pourquoi dans le climat de l’époque (qui était souvent et resta longtemps fort en retrait sur ce programme), ils font encore figure d’extrémistes et d’optimistes invétérés, et en quelque sorte, à leur tour, d’utopistes incorrigibles.
Ainsi, l’utilité, loin de se borner aux intérêts purement égoïstes, a fini par englober des valeurs morales et culturelles de nature à exalter la qualité de la vie autant qu’à assurer le confort matériel dans une société qui ne connaissait pas encore ni ne soupçonnait les conséquences de l’abondance et la prise du pouvoir par des technocrates.
Il était réservé à l’utilitarisme de se combiner avec l’évolutionnisme, puis de constituer au XXe siècle – en conformité avec l’esprit originel – un nouvel utilitarisme, centré sans restriction sur la considération des conséquences calculées. Quand s’opéra la jonction avec l’évolutionnisme, c’est la sélection naturelle dans la lutte pour la vie qui prit le relais (C. Darwin, The Data of Ethics , 1879) et l’on a pu voir les progressistes faire, en naturalistes confirmés, une part de plus en plus grande au succès, confondu avec le mérite intrinsèque. La théorie de ces derniers portait en germe tout le développement des pragmatismes contemporains et des praxéologies.
utilitarisme [ ytilitarism ] n. m.
• 1831; de utilitaire
♦ Philos. Doctrine selon laquelle l'utile est le principe de toutes les valeurs, dans le domaine de la connaissance (pragmatisme) et dans le domaine de l'action (utilitarisme moral et économique).
● utilitarisme nom masculin (de utilitaire, peut-être d'après l'anglais utilitarism) Doctrine politique et morale fondée sur l'utilité. (La philosophie utilitariste s'est constituée au XVIIIe s. avec J. Bentham et au XIXe s. avec J. Stuart Mill.) ● utilitarisme (synonymes) nom masculin (de utilitaire, peut-être d'après l'anglais utilitarism) Doctrine politique et morale fondée sur l' utilité.
Synonymes :
- matérialisme
Contraires :
- idéalisme
utilitarisme
n. m. PHILO Toute doctrine selon laquelle l'utile est la source de toutes les valeurs. L'utilitarisme de Stuart Mill.
⇒UTILITARISME, subst. masc.
A. — PHILOS. Doctrine qui fait de l'utile, de ce qui sert à la vie ou au bonheur, le principe de toutes les valeurs dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action. On appelle utilitarisme le système qui consiste à ramener la notion du juste à celle de l'utile, par conséquent à faire de l'intérêt le principe du droit et de la morale (PROUDHON, Justice ds LAL. 1968).
— En partic. Doctrine morale et politique de Bentham et de John Stuart Mill fondée sur la notion d'utilité ou de « principe du plus grand bonheur » permettant de diviser les actions ou les choses en bonnes ou mauvaises selon qu'elles tendent à augmenter ou non le bonheur et à diminuer la souffrance. John Stuart Mill (...) remarque que la règle suprême de son utilitarisme se confond avec le précepte de l'Évangile: « Aime ton prochain comme toi-même » (LÉVY-BRUHL, Mor. et sc. mœurs, 1903, p. 37). Dans une précieuse contribution, Wesley C. Mitchell a montré que la tentative faite par Bentham pour préciser et quantifier l'utilitarisme régnant en Angleterre à l'époque où il écrivait, (...) a eu le mérite de briser de trop confortables généralités concernant l'organisation des sociétés (PERROUX, Écon. XXe s., 1964, p. 469).
B. — Souvent péj.
1. Esprit utilitaire; attitude d'une personne qui ne se préoccupe que de l'utile. Passe pour l'utilitarisme, quoiqu'il soit peu noble; mais l'utilitarisme faisant la chattemite, le bon apôtre, le faux bonhomme, et démolissant sournoisement tout ce qui ne lui sert pas, ne m'inspire aucune sympathie particulière (AMIEL, Journal, 1866, p. 191). L'œuvre d'art, fin absolue, s'oppose par essence à l'utilitarisme bourgeois. Croit-on qu'elle peut s'accommoder de l'utilitarisme communiste? (SARTRE, Sit. II, 1948, p. 286).
2. Caractère de ce qui a une fin utilitaire, intérêt matériel, personnel. J'ai un rendez-vous avec A. R. que je vois par utilitarisme, car sa conversation n'a pas le moindre intérêt pour moi (BARB. D'AUREV., Memor. 1, 1838, p. 198). Quant à Bergotte, il se rendait bien compte de cet utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en voulait pas (PROUST, Prisonn., 1922, p. 222).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1. 1831 philos. utilitarisme (Le Semeur, p. 36, 60, 78 d'apr. MACK. t. 1, p. 216); 1840 utilitairisme (P. LEROUX, Humanité, p. 50); 2. 1838 « caractère de ce qui est dicté par l'utilité; recherche de l'utilité » (BARB. D'AUREV., loc. cit.). Dér. de utilitaire; suff. -isme, d'apr. l'angl. utilitarianism (1827, NED; dér. de utilitarian, v. utilitaire); de là, utilitairianisme (1845, BESCH.). Fréq. abs. littér.:26.
DÉR. Utilitariste, adj. et subst. a) Philos. ) Adj. Qui relève de l'utilitarisme, qui professe l'utilitarisme. Philosophie, théorie utilitariste; philosophe utilitariste. Smith, Comte, Sutherland, les solidaristes et Sorokin arrivaient à une morale altruiste; Bentham et Mill à une morale utilitariste (Traité sociol., 1968, p. 139). ) Subst. Personne qui professe l'utilitarisme. Le « principe de réalité » (...) n'est (...) qu'un principe du plaisir amélioré, une arithmétique de la jouissance. Les utilitaristes anglais l'avaient déjà parfaitement définie (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 336). b) P. ext., adj. Qui recherche, qui est essentiellement tourné vers l'utile. Sa psychologie utilitariste le conduit [le Juif] à chercher derrière les témoignages de sympathie que certains lui prodiguent le jeu des intérêts, le calcul, la comédie de la tolérance (SARTRE, Réflex. quest. juive, 1946, p. 170). — []. — 1res attest. a) 1922 philos. subst. et adj. théories utilitaristes (A. LALANDE, Vocab. philos. ds B. Soc. fr. philos. t. 22, p. 48), b) 1946 adj., p. ext. (SARTRE, loc. cit.); de utilitarisme par substitution du suff. -iste; cf. l'angl. utilitarianist, sens 1, subst. 1882, NED.
utilitarisme [ytilitaʀism] n. m.
ÉTYM. 1831; de utilitaire.
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1 Philos. Doctrine selon laquelle l'utile est le principe de toutes les valeurs, dans le domaine de la connaissance (pragmatisme) et dans le domaine de l'action (utilitarisme moral et économique).
2 (1853). Littér. Esprit utilitaire, culte de l'utile.
1 Ce qui y choquera toujours les hommes vraiment religieux, c'est que la religion y est préconisée comme utile, recommandée pour l'avantage qu'y trouve la législation. Il ne faut pas croire qu'on fasse rien de sérieux par un tel utilitarisme.
Michelet, Hist. de la Révolution franç., XIX, 2.
2 J'ai montré plus haut que l'œuvre d'art, fin absolue, s'opposait par essence à l'utilitarisme bourgeois. Croit-on qu'elle peut s'accommoder de l'utilitarisme communiste ?
Sartre, Situations II, p. 286.
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DÉR. Utilitariste.
Encyclopédie Universelle. 2012.