ÉCHEC
La notion d’échec s’entoure d’un halo douloureux. Chacun y investit le cerne de ses propres ecchymoses intérieures, chacun s’y sent subtilement concerné. C’est dire que, d’emblée, l’échec diffère de l’insuccès qui, comme le notait Pierre Janet, ne désigne que le fait extérieur réduit à ses lignes objectives. L’insuccès peut être mince et l’échec douloureusement ressenti. C’est que l’échec s’inscrit dans la perspective vitale d’un sujet ou d’un groupe; il est l’échec de quelque chose ou de quelqu’un, l’avortement d’un projet, une petite mort quotidienne qui s’insinue dans le vécu. Pour Janet, l’insuccès ne nous serait même pas connu si nous n’objectivions pas là les conditions plus ou moins organisées de l’échec. On pourrait objecter que l’insuccès révèle l’échec du sujet: on ne saurait s’élever au-dessus de cette zone d’implications réciproques où le sujet, face au monde, lit dans l’événement le signe de ses intentionnalités profondes, conscientes ou non. La manie du succès à tout prix, comme le suggère Jean Lacroix, ne fait que masquer le sentiment de l’échec. Bien souvent, pourrait-on ajouter, l’édification laborieuse du personnage masque l’échec de la personne. Tout notre projet est vidé à la base par la prétention au succès de surface, qui méconnaît à la fois le sens véritable de l’intention vitale et sa fragilité essentielle.
Il ne suffit pas de dire que nous avons des intentions, car toutes nos intentions impliquent et signifient que nous sommes «intention», et par là même impliqués dans le projet d’un monde dont nous savons les retombées. Les «conduites d’échec», que cerne la psychopathologie, réduiraient les choses à une analyse dérisoire, si la phénoménologie même de l’échec n’ancrait son intention profonde – et double, et déchirée – dans l’être même du monde qui la porte et tente de l’acculer à son propre dépassement.
1. Les conduites d’échec
Dans sa Psychopathologie de l’échec , René Laforgue tente de cerner les aspects cliniques du syndrome d’échec. Par là même, il se situe dans la ligne d’un des ouvrages les plus lus de Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne , qui souligne l’intention sous-jacente aux ratés courants de la vie. L’acte «manqué» est une explicitation réussie qui se fait malgré nous. Accompagné ou non d’angoisse, il se situe dans la ligne d’un refus face à un projet inassumé. Il y a, pour Freud, dans la superstition même, une preuve de «l’existence d’une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués et accidentels».
La psychopathologie de l’échec s’inscrit, plus largement, dans un refus du sens de notre relation au milieu. Comme le dit Laforgue, la conduite d’échec montre, dans les cas graves, un individu qui ne parvient pas à s’intégrer avec sa personnalité dans le cadre de l’activité collective de son milieu. Les cas cliniques sont nombreux. Ils témoignent d’une volonté obstinée du sujet de détruire son propre projet, voire de se détruire. Tel jeune homme prépare un examen: il accumule les matériaux, livres, documents, pendant des semaines, mais ne parvient jamais à lire ou à écrire effectivement une ligne. Tel autre, cité par Laforgue, sabote inconsciemment tout l’équilibre de sa vie professionnelle et conjugale après une réussite matérielle. Tel autre encore vise haut dans son choix conjugal, s’en glorifie, accumule ensuite jusqu’au divorce les conduites d’échec pour se jouer avec des partenaires dérisoires la comédie de l’amour perdu. Ses catégories, au niveau de l’idéal du moi, s’effritent face aux possibilités réelles pour se porter transférentiellement dans des situations qui ne les mettent pas réellement à l’épreuve et ne présentent aucune chance de réalisation autre que phantasmatique.
Toutefois, réduire l’analyse de la conduite d’échec à ce jeu du projet manqué serait réduire le projet humain aux ratés qui en brisent, mais aussi qui en révèlent, les lignes de force. Laforgue en a l’intuition lorsqu’il parle d’une «loi de saturation». Certaines familles ou certaines collectivités ne parviennent à survivre qu’en retournant à leur point de départ. Il y aurait une possibilité de recommencer une ascension après avoir passé par un stade de chute. Ce serait, selon Laforgue, un aspect important de la destinée humaine; à travers ses hauts et ses bas, elle poursuit des buts en dehors de la volonté individuelle des êtres. Cet aspect énigmatique de l’échec se lit à notre sens aussi bien dans le projet individuel que dans celui des collectivités. Il implique une phénoménologie propre qui, simplement – et c’est ce qu’a entrevu Laforgue – dépasse la psychanalyse stricto sensu de l’échec. Cela est clair chez Freud si l’on aborde, au-delà de la Psychopathologie de la vie quotidienne , certains textes sur l’instinct de mort. Cela est plus clair encore si l’on fait converger sa réflexion avec celle de Janet qui, dans ses analyses, met l’échec en rapport avec l’angoisse concomitante au principe de changement.
2. La fonction de l’échec
Toute immobilisation signifie pour l’homme une mort insidieuse. Le Talmud a particulièrement souligné que celui qui n’avance pas recule. Les «hommes arrivés» ont souvent trouvé sous leur façade quelque Panthéon anticipé. Janet soulignait à juste titre que la «réaction de triomphe» constitue un arrêt identique et définitif de l’action, très comparable à la réaction de l’échec. Le Capitole, rappelle-t-il, est près de la roche Tarpéienne, et l’acte essentiel du triomphe est le même que celui de la retraite. Il en résulte que l’homme qui se veut vivant, l’homme qui s’accepte comme homme – en hébreu Ben Adam , c’est-à-dire fils de l’Homme, et l’on sait toutes les résonances qu’a ce mot pour la conscience occidentale –, l’homme donc est acculé au changement, c’est-à-dire à l’insécurité. Toute création est angoisse. Toute option qui brise ou fragilise des structures qui ont fait leur temps est à la fois promesse de survie et menace de mort.
L’acte du changement, comme le souligne encore Janet, est une conduite à la fois remarquable et coûteuse, qui implique effort, vigilance, choix périlleux, régulation difficile de l’action. C’est dans cette perspective que la réaction de l’échec trouve son sens. Certes, l’arrêt complet serait passage à la limite et forme définitivement négative de la réaction de l’échec, mais celle-ci peut se comprendre, dans une perspective fonctionnelle, si elle est référée à l’acte du changement. Celui-ci, par la dépense qu’il implique, par la fatigue qu’il cause, amène une disposition à la fuite et au recul que l’on pourrait comparer à un dispositif de freinage. On se replie alors sur des positions antérieures en adoptant des réactions proches de l’acte primaire .
«La réaction de l’échec, écrit Janet, survient quand les réactions de l’effort, alternant avec celles de la fatigue, n’arrivent pas à corriger les troubles de l’action.» On arriverait à mettre en lumière un jeu de vecteurs contradictoires, un principe de changement, d’émergence, qui, fragilisant le sujet, impliquerait par là même des conduites de freinage, lesquelles, dépassant à leur tour leur but, forceraient le sujet à des reculs et à des retombées. Ce schéma, impliqué par les analyses de Janet, se retrouve dans celles de Freud, non seulement dans sa psychanalyse de l’échec, mais dans le halo métapsychologique qui entoure ses analyses.
Au niveau de la psychopathologie de la vie quotidienne, le contrepoint de l’intention latente court-circuite l’action projetée et révèle un conflit sous-jacent sans que l’adaptation puisse être mise en cause.
La systématisation de la conduite d’échec peut aboutir à la névrose d’échec: l’histoire du sujet paraissant alors marquée par le projet inconscient de s’immoler à quelque schème archaïque qui a dominé son enfance, et qu’il répète sous des formes substitutives sans pouvoir le dépasser.
Mais s’il y a tous les degrés entre la psychopathologie de la vie quotidienne et l’angoisse du sujet à vouloir «voler trop haut», comme le dit Freud lui-même, un autre niveau d’analyse s’impose.
Ce troisième niveau, nous oblige à saisir sur le fil du rasoir ce pléonasme que désigne la «névrose d’échec» – car la névrose est échec par son caractère répétitif lui-même –, mais aussi à saisir ce qui, dans le répétitif, est aspiration au changement. Peut-être n’a-t-on pas assez insisté à propos du transfert, répétition dérisoire dans le champ thérapeutique d’une leçon névrotique apprise dans l’enfance, sur le fait que, s’il constitue l’axe même de l’action thérapeutique, c’est qu’il n’est pas pure répétition. S’il n’était que répétition, comment le sujet dépasserait-il les perspectives répétitives? Le transfert constitue une sorte de moyen terme entre l’appétence du sujet à la nouveauté et son impossibilité à sortir de l’archaïsme. Il est le lieu d’une fonction. Si dans la névrose, le sujet s’interdit le succès en freinant plus ou moins brutalement tout mouvement vers le changement, dans les insuccès qu’il organise le long de son histoire le sujet inscrit à la limite son espoir de transposer le désir archaïque sur un nouvel objet. Le schème de Janet qui réfère l’échec à un principe d’émergence se retrouve tel quel dans un texte de Freud qui réfère l’instinct de mort à une sorte d’élan vital et de principe créateur. Un peu masqué par les considérations de Freud sur la mort, «fin vers laquelle tend toute vie», ce texte paraît contenir quelque chose d’essentiel pour une compréhension plus aiguë de la pensée freudienne. «À un moment donné, une force dont nous ne pouvons encore avoir aucune représentation a réveillé dans la matière inanimée les propriétés de la vie. Il s’agissait peut-être d’un processus ayant servi de modèle et analogue à celui qui, plus tard, a fait naître, dans une certaine couche de la matière vivante, la conscience. La rupture d’équilibre qui s’est alors produite dans la substance inanimée a provoqué dans celle-ci une tendance à la suppression de son état de tension, la première tendance à retourner à l’état inanimé. La substance vivante avait encore à cette phase de début la mort facile .»
Si l’on se permet de souligner ainsi ces quelques mots, c’est qu’ils paraissent bien exprimer le débat et converger avec les analyses de Janet sur la fonction de l’échec . Chez Freud, l’accent est un peu plus pessimiste, tout se résumant dans le «vecteur de retombée» et l’instinct de mort. Toutefois, le vecteur d’émergence est là. Projet du vivant sans cesse mis en question par le monde et par l’intention cosmique qui l’habite lui-même. Il s’agit bien, comme le signale Jean Lacroix, de ce qui «signe la philosophie de Jaspers: dans l’Échec faire preuve de l’Être», mais il s’agit aussi d’une certaine rédemption du non-être qui rappellerait les analyses platoniciennes du Sophiste : la résolution absolue de l’homme de raccrocher son «projet», obstinément, fût-ce dans le relatif, justifierait le temps lui-même. Platon cherchant sa voie entre l’immobilisme des Éléates et les fluences héraclitéennes rencontrerait ce mot de Jacques Lacan: «Rien à faire avec l’éternel retour.» Le cercle de l’échec n’est pas un mécanisme tout monté, il est l’impuissance toujours reportée et l’espoir toujours renaissant qui s’inscrivent dans une vie d’homme. Il est inséparable d’un projet, même si ce projet, a parte ante comme a parte post , nous dépasse.
3. Échec et projet
La névrose d’échec elle-même, dans son projet aliéné, témoigne d’une intention obstinée. La guérison, Carl Gustav Jung l’a bien vu, ne consiste pas à supprimer la névrose, mais à la convertir. L’échec, occasionnel ou répété, est l’envers d’une émergence confuse que la psyché s’obstine à nier, mais qui, sans cesse, la traverse. La névrose parfois dévoile son sens – en filigrane ou à travers le décalage du désir aliéné et du projet vital. Aussi le monde nous renvoie-t-il en miroir nos fatalités intérieures. Ceux qui disent: «Ces choses-là n’arrivent qu’à moi», ont bien raison. La fatalité qui les poursuit leur est simplement intérieure; elle trie, élève, privilégie, dans le foisonnement des chances, les chances qu’il faut. Le donné matériel existe, certes, plus ou moins conforme au désir et au projet du sujet, mais, dès qu’il s’agit du bilan d’un vécu particulier, il s’avère plus fécond, sinon seulement plus économique, de partir du pouvoir de choix inconscient du sujet qui fait de «ses chances» une malchance, mais, parfois aussi, de l’obstacle surmonté, une voie. Ainsi dans ce conte de fées, où la classique princesse est poursuivie par une non moins classique Carabosse du nom de Guignon, se dévoile naïvement le pouvoir de conversion du sujet en face des choses. Au début tout va mal, les fleurs se fanent, la pluie tombe et le regard des hommes se détourne. Mais un jour où, comme toujours, le carrosse est en panne dans la tempête, la petite princesse découvre sous la roue un crapaud épargné et s’écrie: «Quelle chance!» Et voilà Guignon exorcisée. Le défi a déjoué le sort. Le crapaud est, bien entendu, un prince charmant en mal de sortilège. La conversion instantanée lève tous les maléfices. C’est ainsi que Solal, le héros d’Albert Cohen, peut s’écrier: «Que les douleurs te conduisent à la joie!» Certes, le chemin est dur, et qui sait ce qui est au bout? Si le changement est difficile, c’est que rien n’est jamais garanti. Le projet cosmique lui-même est précaire. Les physiciens le savent. Les théologiens le disent mieux parfois. Que l’on prête seulement attention à la remarquable étude d’André Neher dans l’ouvrage collectif Les Hommes devant l’échec . Le monde sorti des mains de Dieu a succédé à vingt-six tentatives, et «il est exposé lui aussi au risque de l’échec et du retour au néant. Pourvu que celui-ci [le monde] tienne! » et l’on sait que cela ne va pas sans peine. Le monde, souligne Neher, est marqué «du signe de l’insécurité radicale». Ce thème du découragement de Dieu s’inscrit dans l’histoire du Déluge et se retrouve dans deux versets bouleversants de l’Exode, lorsque Dieu, ayant enfin arraché à Moïse son consentement, décide, brusquement et sans commentaire, sa mort. Chaque fois le monde est sauvé par la présence d’un juste ou le geste symbolique d’un être humain – pour Moïse, sa femme Tsiporah –, qui rappelle à Dieu son pacte avec le monde. Le monde est à chaque instant mis en danger par l’homme et sauvé par l’homme. Traversé de douleurs, submergé de vagues déferlantes et porté de rivage en rivage sans atteindre aucun but. «Tout ce bouleversement pour un peut-être !» dit Rabbi Eléazar, cité par Neher. C’est là peut-être la dimension la plus intime, le point germinal de l’essence et de l’histoire de l’homme. Le mythe grec met en lumière une dimension de la psyché humaine sur laquelle s’appuie explicitement la psychanalyse pour expliquer le développement des névroses: Œdipe naît dans un réseau de fatalités. C’est son père qui est averti – et non lui-même –, et son exil ne l’empêche d’être ni le meurtrier de son père, ni l’époux de sa mère. Œdipe meurt après s’être significativement crevé les yeux, lui le clairvoyant, lui qui a percé à jour l’énigme du sphinx et découvert l’homme sous les trois images obscures... Le mythe d’Œdipe, c’est le projet court-circuité, les générations abolies. Il doit être référé à l’ensemble du mythe grec – malgré des percées étonnantes, chez Platon notamment – où le temps reste répétition ou déchéance, et où chaque génération s’absorbe et s’anéantit dans celle qui précède, Ouranos et Kronos ne cessant de s’entre-dévorer.
Le «mythe biblique», saisi indépendamment ou non d’une perspective religieuse, est tout autre. Les deux chutes qui ouvrent le récit de la Genèse, celle d’Adam et d’Ève et celle de Caïn, sont marquées de quelques signes auxquels il faut porter attention.
Chaque fois l’homme est averti . Il y a échec, certes, et l’on sent que l’homme n’est pas libre, qu’il est porté par des fatalités naturelles et cosmiques, mais il est en quelque sorte interpellé dans sa liberté, et, à chaque génération, cette liberté se fait plus sensible.
En effet, à chaque génération – d’Adam et Ève à Caïn – l’avertissement se fait plus circonstancié, et, à travers les schèmes répétitifs, la gêne, le mensonge, etc., quelque chose de nouveau apparaît, notamment, à propos de Caïn, le remords .
L’ensemble du temps biblique est, comme le temps bergsonien, «jaillissement incessant de nouveauté imprévisible». Le temps itératif, répétitif, existe, mais, à chaque poussée, quelque chose de nouveau se fait jour. Chaque thème biblique est celui d’une histoire continuée: l’alliance, par exemple, s’ébauche avec Noé, se précise avec chacun des patriarches, se scelle dans la Loi donnée à Moïse, s’inscrit dans l’histoire continuée du Peuple et de l’Homme. Le péril, les retombées, l’échec marquent en contrepoint chaque émergence arrachée au cycle des choses. Abraham a peut-être vaincu les fatalités œdipiennes en ne sacrifiant pas Isaac. Le miracle, comme le note Claude Vigée dans Moissons de Canaan , ce n’est pas qu’il ait obéi à la première voix – celle qui ordonnait le sacrifice –, c’est qu’il ait entendu la seconde voix: «Tu ne porteras pas la main sur cet enfant.» C’est que, dans l’intervalle, il ait annoncé à ses serviteurs qu’il allait revenir avec Isaac du mont Moriah, c’est qu’il ait d’emblée répondu à l’appel de Dieu: «Hineni , me voici», et que cela ait constitué l’affirmation d’une présence humaine . Abraham est l’homme des pièges déjoués. Toute son histoire en est jalonnée. Il est l’homme de l’épreuve perpétuelle entre la tentation naturelle à la répétition et l’avènement, à travers la mise en question et le changement, d’une nouveauté. Il est l’émergence du projet humain. Mais il connaît lui aussi la perplexité, l’angoisse, l’échec. Comme le note Neher, le don de la vie est un devoir. On pourrait ici rapprocher cette perspective de celle de Freud, analysant la névrose et les conditions objectives de la vie, il souligne que tout s’absorbe dans la mort. Il n’explique alors que les conditions de la maladie, et non celles de la guérison, pas plus qu’il ne précise sa propre intuition du principe d’émergence dont la retombée (il existe donc!) révèle l’instinct de mort. La perspective biblique, les analyses qu’en fait Neher, le thème du découragement de Dieu et les menaces toujours relatives aux promesses dans toutes les prophéties, témoignent d’une poignante intuition du risque et de la mort. Mais à cet accablement de l’homme devant l’insécurité du cosmos («Tout ce bouleversement pour un peut-être !») fait suite l’acceptation du défi. «Deux thèmes s’entrelacent», déclare Neher: ce qui est visé, c’est l’échec de l’échec à travers même l’échec de l’espérance, «une espérance qui ne s’est pas essoufflée dans la fin», qui s’est «retrempée dans le réservoir inépuisable de l’être». On trouverait chez Bergson encore, notamment dans L’Évolution créatrice , ces deux forces opposées, ce qui descend et ce qui monte, une «réalité qui se fait à travers celle qui se défait».
4. Pièges des succès sécurisants
On peut comprendre alors toutes les dimensions individuelles et sociales de l’échec, et de la peur de l’échec, et toutes les caricatures du succès qui tentent d’en masquer les profondeurs. La vocation de l’homme se réalise dans le changement, dans la créativité sans cesse mise en péril, dans l’effort qui fragilise à tout moment le sujet lui-même. Et l’homme cherche la stabilité, la sécurité. Il cherche à croire en lui-même et à devenir pour l’autre une «idole», alors qu’il ne peut être que le relais d’un sens. Les plus subtils de ses échecs s’inscrivent dans ses succès. L’idée même de progrès s’embourgeoise, et les grandes théories qui éclairent les sciences humaines deviennent des idoles dès qu’elles cessent d’être effort et mouvement.
Le marxisme, la psychanalyse portent la marque de ces tentatives et des tentations qui leur sont inhérentes. Le révolutionnaire lui-même est naïvement en quête d’une panacée. Comme l’homme moyen qui se marie, il cherche un remède «définitif» à ses maux, se sclérose, redevient, sous une autre étiquette, le vieil homme de toujours. L’amour est histoire comme l’histoire devrait être amour. Les échecs de l’un et de l’autre proviennent de ce qu’ils trahissent leur vocation de devenir et d’élan, de quête insécurisante du sens, plus sûre toutefois que le renoncement au sens. La «société de consommation», si fortement dénoncée en France dans les années 1968, est un renoncement au sens, mais ni plus ni moins que les idéologies révolutionnaires qui, sous les étiquettes néo-, anti- ou para-marxistes, s’aliènent à ce qu’il y a de fermé dans les concepts d’une philosophie ouverte, vieille d’environ un siècle, et qui aurait dû nous mettre en garde une fois pour toutes contre les choses qui ont fait leur temps. La «révolution psychanalytique» a cessé aussi d’être révolutionnaire dans l’aliénation aux chapelles, aux vases clos de relations faussées. Ces remises en cause fondamentales que sont marxisme et freudisme cessent d’être démystifiantes dès qu’elles arrêtent à leur propre démarche leur tentative de remise en question. En fait, elles le redeviennent dès qu’elles retrouvent, en marge de leur bonne conscience dogmatique, le point aigu de leur inquiétude première, comme l’écrit Élie Wiesel dans Le Chant des morts : «L’homme se définit par ce qui l’inquiète, non par ce qui le rassure.» La peur du changement fait que celui qui a gagné une partie croit les avoir toutes gagnées et aménage le temps de sa conquête, nécropole de son propre message.
À l’inverse, l’homme ne doit pas «vivre dangereusement» pour le plaisir – autre forme de complaisance et d’autodestruction à travers laquelle il tend à choisir le danger le plus flatteur, au lieu de faire face à celui qui lui échoit, énigmatique, quotidien, original et sans cesse reporté. Chaque individu doit traverser la double tentation de la peur du changement et de l’installation dans le changement, révolution érigée en système ou vie bohème d’un temps sans amarres. Il n’est de vigilance que toujours en alerte. Ainsi le prophète interpelle-t-il Dieu: «Toi qui ne dors ni ne sommeilles»; ainsi la tradition juive rappelle-t-elle en passant qu’il n’est pas de repos pour les justes «même dans le monde à venir». Phénoménologie de l’insécurité à la fois cosmique et personnelle. L’échec inassumé dans ses dimensions positives – condition même de l’espérance – trouve au niveau social ses dimensions sataniques. Qu’est la guerre, sinon l’échec de la négociation et du dialogue; qu’est la victoire, sinon le risque que court la conscience à pavoiser? Aucune référence à l’échec – de l’échec aux examens à celui de l’amour, à celui de l’économie – ne peut se comprendre sans une relation à cette «création risquée» dans laquelle s’est inscrite l’aventure humaine. C’est pourquoi tout échec à un niveau quelconque retentit sur tous les autres. Entre le social et l’individuel se joue un jeu subtil et jusqu’ici insuffisamment analysé. Lorsque le social se déstructure, l’individuel peut prendre le pas sur lui – projection sur le Père, révolte contre lui ou démission entre ses mains – ou, au contraire, s’effacer. Le lieu de l’échec ressenti et vécu comme tel reste la conscience. Microcosme où, dans ses notes les plus sensibles, résonne la symphonie du monde. Lieu encore où l’échec se surmonte. Aussi François Perroux a-t-il pu écrire, à propos de l’échec de l’économie moderne, que les grandes nouveautés par lesquelles l’homme émerge de l’animalité – en émerge à peine! –, comme celle qui s’inscrit dans le commandement «Tu ne tueras point», sont celles d’un monde meilleur, et que le «progrès humain dépend du prodige ou du miracle par lequel elles ne seraient plus des histoires de l’autre monde ». C’est pourquoi aussi l’occultation du réel dont parle Jean Poirier a tant d’importance: l’homme nie alors sa vocation propre au lieu de déchiffer dans sa propre conscience et d’assumer la fragilité même, et la menace du réel. Relations interhumaines, relations politiques, relations sociales, dialogues avortés, et même cet étrange rapport – séduction et possession – qui unit la terre et l’homme portent la marque de cette vocation humaine, qui est émergence, et dont le piège essentiel est de ne pas s’assumer comme telle, de se réengloutir dans l’intention informe qui l’a précédée.
5. Les reprises rétrospectives du sens
Assumée en tant que telle, au contraire, la vocation humaine situe l’échec au niveau de la conscience, au niveau du devenir cosmique, comme cette retombée du sens qui nous acculait à un changement jaugé comme impossible. Le piège est partout. La voie s’ouvre sous le piège, et le piège fait obstacle à la voie. L’homme aspire à ce qui, dans sa nature, est à la fois promis et inaccessible. L’«autre» est tour à tour pour lui un loup ou un Dieu. Le dialogue l’apaise et l’inquiète. La parole d’autrui lui est signe et menace, sa propre parole ouvre et ferme les voies de la vérité. L’échec, parfois, le soulage. C’est cliniquement fréquent et phénoménologiquement significatif. Dans l’échec, l’homme se soustrait à une exigence. L’homme qui crie avec le Psalmiste: «Conduis-moi sur ce rocher qui de si haut me domine!» (Ps., LXI, 2), l’homme qui cherche, à la fois dans le succès naïf, conquis une fois pour toutes, et dans l’échec, la rupture de ce temps sans cesse repris qui le confronte à l’impossible... Mais l’impossible, n’est-ce pas le pacte de l’homme? «Nous sommes le monstre d’humanité, car nous avons déclaré combat à la nature» (Cohen). L’échec n’est qu’un moment de ce combat infini; il est, à travers le devenir cosmique, la tentation de la mort. La nature implique un lent cheminement vers sa propre transfiguration, et ce lent cheminement passe à travers notre conscience quotidienne, à travers le monde politique de notre temps et son aliénation aux concepts, à travers les pièges et les voies du désir, ses faims substitutives et ses objets interchangeables choisis parfois pour nous tromper. L’échec, c’est, le plus souvent, cet insuccès que nous nous offrons ou dont nous apercevons la figure dans les structures du monde, ombre objectivée de nos multiples démissions. L’homme, comme jadis Jacob luttant avec l’ange, est sans cesse confronté au miracle. Il y va de sa vie et de bien autre chose. Il lutterait volontiers pour une cause sûre, mais dans le monde où il vit les dieux n’ont – enfin – plus de visage.
L’indicible, l’ineffable le confronte avec une «monstrueuse» victoire sur le monde et sur lui-même. «Et tout cela pour un peut-être!» – pire: tout cela pour l’impossible. La naturalité implique bien une certitude. Une seule. Celle de la mort, et cette certitude, piège sans cesse reporté, interdit le plus souvent à l’homme les reprises rétrospectives du sens: elle empêche que la philosophie de l’histoire s’inscrive en histoire concrète et que l’homme se reconnaisse dans le temps juif du livre de la Genèse, qui lui apporte plus de promesses, mais aussi plus d’exigences que le mythe grec désespéré, devenu la «bible» de l’inconscient occidental. L’échec n’est que la tentation très naturelle d’en finir une bonne fois avec des exigences impossibles. Mais une impossible exigence renaît sans cesse au cœur de l’homme, et elle fait qu’encore il peut poser sur le sol un pas assuré, effeuiller le calendrier qui le mène vers sa mort.
«J’ai osé atteindre au-delà de ma portée», écrivait jadis un mystique juif. Ce n’est pas là prétention, mais simplement le mot d’une conscience encore étourdie de son aventure, de son émergence au-delà des forces de mort qui, chaque jour, l’assaillent de toutes parts. L’échec est, comme le succès, une tentation naturelle et provisoire qui troue ou immobilise le temps. Or le temps est, lui-même, au-delà de l’échec, notre pacte avec l’impossible. Et ce pacte tient depuis quelques millénaires malgré d’effroyables retombées. Notre vie quotidienne est à son image. Pacte avec l’impossible, promesse folle de l’homme face au monde – et qu’il faut tenir chaque jour.
échec [ eʃɛk ] n. m.
• 1080; altér. de eschac, arabo-persan shâh, dans l'expr. shâh mat « le roi est mort » → 1. mat
I ♦ LES ÉCHECS.
1 ♦ Jeu dans lequel deux joueurs font manœuvrer l'une contre l'autre deux séries de seize pièces, sur une tablette divisée en soixante-quatre cases (⇒ échiquier), dans le but de s'emparer du roi adverse. Pièces d'échecs. ⇒ roi, reine (ou 1. dame), fou, cavalier, 1. tour, 1. pion. Jouer aux échecs. Partie, problème, tournoi, championnat d'échecs (⇒ blitz) . Relatif aux échecs. ⇒ échiquéen. — Jeu d'échecs : l'échiquier et les pièces.
2 ♦ Par ext. Ensemble des pièces de ce jeu. Des échecs en ivoire, en ébène.
II ♦ (Au sing.)
1 ♦ Aux échecs, Situation du roi qui se trouve sur une case battue par une pièce de l'adversaire; coup créant cette situation (et dont le joueur doit avertir son adversaire en prononçant le mot). On ne peut roquer quand on est en échec. Faire échec, échec et mat. Adj. Être échec, en échec. Vous êtes échec et mat.
♢ Par ext. Échec à la reine.
2 ♦ Cour. Position difficile dans laquelle on est mis par l'adversaire. — Loc. Tenir qqn en échec, le mettre en difficulté, entraver son action. ⇒ embarrasser. « Il parut embarrasser Mirabeau, et il eut l'honneur de le tenir en échec » (Sainte-Beuve). — Faire échec à (un projet, une entreprise), l'empêcher de se réaliser. ⇒ déjouer.
3 ♦ Revers éprouvé par qqn qui voit ses calculs déjoués, ses espérances trompées. Essuyer, subir un échec. ⇒ échouer, fam. se ramasser (cf. fam. Prendre une gamelle). Échec d'une armée. ⇒ défaite. Il a mal supporté son échec à l'examen. Échec scolaire. « Les échecs fortifient les forts » (Saint-Exupéry). Échec complet, cuisant. ⇒ bérézina. « L'histoire d'une vie est l'histoire d'un échec » (Sartre). Psychan. Avoir une conduite d'échec : tout faire inconsciemment pour échouer (⇒ loser) .
♢ Insuccès, faillite (d'un projet, d'une entreprise). ⇒ fiasco; fam. foirade, loupé, ratage. Tentative vouée à l'échec. L'échec d'un spectacle. ⇒Fam. bide, flop, four. C'est un demi-échec : c'est un échec plus qu'un succès.
⊗ CONTR. Réussite, succès.
● échec nom masculin (ancien français eschac, du persan chāh, roi, avec l'influence de l'ancien français eschec, butin) Aux échecs, situation du roi lorsque cette pièce se trouve sur une case menacée par une des pièces de l'adversaire. ● échec (expressions) nom masculin (ancien français eschac, du persan chāh, roi, avec l'influence de l'ancien français eschec, butin) Échec à la découverte, échec qui se produit quand le roi ou la reine tombent sous l'attaque d'une pièce par suite du déplacement d'une autre pièce. Échec double, échec provoqué par l'attaque simultanée de deux pièces. Échec et mat, coup décisif par lequel on met définitivement le roi en prise, et qui constitue le gain de la partie. Être échec, avoir son roi en échec. ● échec nom masculin (de échecs [jeu]) Résultat négatif d'une tentative, d'une entreprise, manque de réussite ; défaite, insuccès, revers : Subir un échec. ● échec (citations) nom masculin (de échecs [jeu]) Simone de Beauvoir Paris 1908-Paris 1986 Sans échec, pas de morale. Pour une morale de l'ambiguïté Gallimard René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Discours de la méthode André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Les personnages principaux de Flaubert sont bien souvent des personnages de Balzac conçus dans l'échec au lieu de l'être dans la réussite. Le Triangle noir Gallimard Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 […] Il est peu et de réussites faciles, et d'échecs définitifs. À la recherche du temps perdu, le Temps retrouvé Gallimard Épictète Hiérapolis, Phrygie, vers 50-Nicopolis, Épire, vers 130 après J.-C. C'est le fait d'un ignorant d'accuser les autres de ses propres échecs ; celui qui a commencé de s'instruire, s'en accuse soi-même ; celui qui est instruit n'en accuse ni autrui ni soi-même. Manuel, V (traduction J. Pépin) Hu Shi Shanghai 1891-Taïbei 1962 Les plus pessimistes d'aujourd'hui ont été les plus optimistes autrefois. Ils poursuivaient de vaines illusions. L'échec les a découragés. Traduction D. Tsan Mao Zedong, Mao Tsö-tong ou Mao Tsé-toung Shaoshan, Hunan, 1893-Pékin 1976 Lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu'à la victoire — telle est la logique du peuple. Citations du président Mao Tsé-Toung, V ● échec (expressions) nom masculin (de échecs [jeu]) Échec scolaire, retard dans la scolarité, sous toutes ses formes. (Il frappe plus fortement les enfants des milieux défavorisés, fixant et aggravant la sélection sociale.) Faire échec à, empêcher quelqu'un, une action de réussir. Mettre, tenir en échec, mettre quelqu'un dans une position difficile, l'empêcher de mener à bien son action, entraver son action. Névrose d'échec, structure névrotique dont le symptôme dominant est pour le sujet une impossibilité de tolérer la satisfaction de son désir. ● échec (synonymes) nom masculin (de échecs [jeu]) Résultat négatif d'une tentative, d'une entreprise, manque de réussite ; défaite...
Synonymes :
- faillite
- fiasco (familier)
- four (familier)
- veste (familier)
Contraires :
- réussite
- succès
- victoire
échec
n. m.
rI./r Plur.
d1./d Jeu de stratégie qui se joue sur un tableau carré divisé en soixante-quatre cases égales, et qui oppose deux adversaires disposant chacun de seize figurines (pièces). Une partie d'échecs.
d2./d Ensemble des pièces de ce jeu (8 pions, 2 tours, 2 cavaliers, 2 fous, la reine ou la dame, le roi). Des échecs en ivoire.
rII./r Sing.
d1./d Aux échecs, position du roi qui se trouve sur une case battue par une pièce de l'adversaire.
— Coup qui crée cette situation, et que son auteur doit signaler par le mot échec. échec au roi. échec et mat .
d2./d Par anal. Faire échec à: entraver, empêcher, contrecarrer. Faire échec à des manoeuvres politiques.
— Tenir, mettre qqn en échec, le mettre en difficulté, s'opposer avec succès à la réalisation de ses intentions, de son entreprise.
d3./d Insuccès. Tentative vouée à l'échec. échec à un concours, un examen.
— (Afr. subsah.) Faire échec: échouer. Malgré tous ses efforts, il a fait échec.
|| Revers, défaite. Essuyer, subir un échec. Démarches qui se soldent par un échec.
d4./d PSYCHAN Névrose d'échec: névrose caractérisée par la recherche systématique, mais inconsciente, de l'échec. Conduite d'échec, qui résulte de cette névrose ou d'autres analogues.
I.
⇒ÉCHEC1, subst. masc.
JEUX
A.— Au plur. Jeu dans lequel deux adversaires déplacent sur un tableau de 64 cases, deux séries de 16 pièces :
• 1. ... c'est en poussant tes pièces d'échecs dans le sérieux des conventions du jeu d'échecs, c'est en rougissant de colère si ton adversaire triche avec la règle, que tu prépares en toi l'illumination du vainqueur d'échecs.
SAINT-EXUPÉRY, Citadelle, 1944, p. 937.
— P. compar. :
• 2. Le jeu était commencé entre des passagers inconnus sur ce pont comme sur une table d'échecs, chacun avançant, suivant la convention imposée par la mer, à petits pas, comme un simple pion, ou par bond comme la reine, ou de biais comme le cheval. Pions aimantés, Nenetza et moi nous courions l'une vers l'autre et nous heurtions à nous faire mal.
GIRAUDOUX, Suzanne et le Pacifique, 1921, p. 49.
B.— Au sing.
1. Échec! ou échec au roi! Interjection par laquelle un joueur avertit l'adversaire qu'il met en danger son roi. Cf. MAUROIS, Silences Bramble, 1918, p. 20.
2. Emploi subst. ou adj.
a) Emploi subst. Coup par lequel on met en danger le roi de l'adversaire; situation dans laquelle se trouve ce roi. Faire échec au roi :
• 3. J'étudie un coup avec lequel je compte étonner Martial dans notre partie de ce soir. C'est une excellente école de révolution que ce jeu des pousseurs de bois. De quoi s'agit-il? De faire l'adversaire échec et mat. Imagine-toi ce que j'ai trouvé dans le dictionnaire. Qu'échec et mat signifient en persan : Le Roi est mort! Le Roi, c'est-à-dire la pièce maîtresse. (...) Quel étonnant psychologue, d'ailleurs, que ce Palamède, fils de Nauplius, roi d'Eubée, s'il est vraiment l'inventeur des échecs! Il a placé le Fou à côté du Roi, signifiant par là que les possesseurs de l'autorité sont toujours entourés des conseillers les moins raisonnables...
BOURGET, Nos actes nous suivent, 1926, p. 147.
b) Loc. adj. Être échec et mat. Perdre.
C.— P. anal. ou p. métaph., domaines milit., pol., etc. L'Histoire, c'est un jeu d'échec entre le mal et le bien, entre le Diable et Dieu. Elle n'aboutit jamais et recommence toujours, parce que le Diable est mauvais joueur et fait sauter le jeu d'échecs toutes les fois qu'il va perdre (GONCOURT, Journal, 1857, p. 393) :
• 4. Les politiques de ces dernières années jouaient une partie d'échecs et ne faisaient attention qu'à leur échiquier; mais la table sur laquelle posait cet échiquier, ils n'y songeaient pas. Or cette table était une table vivante, le dos du peuple qui s'est mis à remuer, et en un clin d'œil au diable l'échiquier et les pions!
SAINTE-BEUVE, Les Cahiers, 1869, p. 85.
Prononc. et Orth. :[]. Enq. ://. Actuellement le plur. des 2 accept. (jeu et revers, dommage) se prononce avec [k] final. Mais anciennement le c final était amuï, au plur. pour le terme de jeu. Des [] cf. FÉR. 1768, LAND. 1834, GATTEL 1841, FÉL. 1851, LITTRÉ. Ds BARBEAU-RODHE 1930, on considère encore cette prononc. du plur. comme la meilleure. Rosset. cité par BUBEN 1935, § 194 indique que ,,les joueurs prononcent [], les profanes []``. DG considère, déjà, la prononc. [] comme vieillie. Cf. aussi MART. Comment prononce 1913, p. 213 : ,,La suppression du c est tout-à-fait surannée, le pluriel, s'étant à la fin, là aussi, assimilé au singulier``. Cf. également ROUSS.-LACL. 1927, p. 172 et FOUCHÉ Prononc. 1959, p. 421. NYROP Phonét. 1951, § 189 souligne, cependant, qu'il y a encore hésitation et Ac. note la prononc. [] pour échecs jusqu'en 1932. Étymol. et Hist. Cf. échec2.
II.
⇒ÉCHEC2, subst. masc.
[À propos d'une activité hum.] Résultat négatif, et généralement d'une certaine gravité, d'une entreprise. Les amis de François (...) songeaient (...) à l'échec amoureux qu'ils venaient de subir (DRUON, Gdes fam., t. 2, 1948, p. 118). Ils aiment mieux se persuader que leur défaite est irrémédiable (...) « C'est toujours consolant si tu peux penser que ton échec est celui de l'espèce entière » (SARTRE, Mort ds âme, 1949, p. 262).
— Spéc., PSYCH., PSYCHOL. Névrose d'échec :
• ... il y a plus qu'un simple recul ou qu'un simple accrochage dans la conduite d'échecs, (...) le sujet éprouvé par un échec cuisant ou par des échecs répétés fusionne les causes de ses échecs et les projette dans la croyance plus ou moins précise à une force justicière qui, par l'échec, le punit de quelque faute (souvent d'ordre sexuel) dont il est travaillé dans un remords obscur. Ce complexe d'auto-accusation se développe en complexe d'auto-punition qui provoque de nouveaux échecs.
MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 453.
SYNT. Échec affectif, complet, définitif, double, électoral, final, grave, moindre; échecs politiques, successifs; grand, petit, premier, rude échec; échec à l'académie; causes d'échec; expliquer, réparer, un/l'échec.
— Loc. En cas d'échec, d'échec en échec, échec sur échec, échec pour échec; aller au devant d'un échec, courir à un échec, être en échec, faire échec à qqn/aux projets de qqn, mettre/tenir qqn en échec, vouer à l'échec.
Prononc. et Orth. Cf. échec. Étymol. et Hist. A. Plur. 1. ca 1100 « jeu » (Roland, éd. J. Bédier, 112 : As tables juent [...] E as eschecs); 2. 1174-80 « pièces du jeu » (CHR. DE TROYES, Perceval, éd. W. Roach, 5896 : Lors versa les eschés a terre). B. Sing. 1. ca 1170 eschec « situation du roi ou de la reine menacés de prise » (Floire et Blancheflor, éd. M. M. Pelan, 2011); 2. ca 1223 fig. « embarras, obstacle; insuccès » (G. DE COINCI, Miracles de Notre-Dame, éd. V. F. Kœnig, 1 Mir 10, 1505). Altération de eschac (cf. plur. eschas ca 1165, CHR. DE TROYES, G. d'Angleterre, éd. W. Foerster, 2461 ds T.-L. et le lat. médiév. scacus « pièce du jeu d'échec » XIe s. ds NIERM.) désignant à l'origine l'interjection d'un des joueurs avertissant son partenaire que son roi est menacé. Empr. au persan « roi », par l'intermédiaire de l'ar. (FEW t. 19, pp. 166-170). Le c final de échec est peut-être dû à un croisement de ce mot avec l'a. fr. eschec « butin » (ca 1100, Roland, éd. J. Bédier, 99) issu de l'a. b. frq. (FEW t. 17, p. 75).
STAT. — Échec1 et 2. Fréq. abs. littér. :1 646. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 1 001, b) 1 468; XXe s. : a) 1 441, b) 4 491.
BBG. — ARICKX (I.). Les Orthoépistes sur la sellette. Trav. Ling. Gand. 1972, n° 3, p. 126. — DARM. Vie 1932, p. 110. — GOHIN 1903, p. 375. — GOTTSCH. Redens. 1930, p. 295. — ROG. 1965, p. 92. — SAIN. Sources t. 2 1972 [1925], p. 385, 398, 409.
échec [eʃɛk] n. m.
ÉTYM. V. 1170, au sens 1; sens étendu, d'abord dans des loc., au XIIIe; de échecs. → Échecs.
❖
1 a Aux échecs, Situation du roi qui se trouve sur une case battue par une pièce de l'adversaire; coup créant cette situation (et dont le joueur doit avertir son adversaire en prononçant le mot). || Faire échec; par pléonasme échec au roi. || Éviter l'échec, soit en prenant, soit en déplaçant, soit en interposant une pièce pour se couvrir. — ☑ Échec et mat [eʃɛkemat] (coup qui met fin à la partie). || Faire échec et mat en dix coups. || Échec à la découverte, échec double, échec croisé, échec perpétuel. — En échec, se dit du roi, et du joueur dont le roi est dans cette situation. || On ne peut roquer quand on est en échec.
♦ Adj. || Être échec : avoir son roi en échec. || Être échec et mat : avoir perdu la partie. || Vous êtes échec et mat.
b Par métaphore (vx) :
1 Nous le trouvâmes (M. de Pomponne) […] on causa tout le soir; on joua aux échecs; ah ! quel échec et mat on lui préparait à Saint-Germain (sa destitution) !
♦ Emploi adjectif :
2 La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces (…) et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures, on est échec, quelquefois mat (…)
La Bruyère, les Caractères, VIII, 64.
2 ☑ Loc. (V. 1223). Faire échec à quelqu'un, lui créer des difficultés, des obstacles. || Faire échec à un projet, le contrarier.
3 ☑ En échec : dans une position difficile (du fait d'un tiers). || Tenir qqn en échec, le mettre en difficulté, entraver son action. ⇒ Braver (cit. 2), embarrasser, gêner.
3 Ne vous étonnez pas s'il (l'homme) ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles (…) Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec (…)
Pascal, Pensées, VI, 366.
4 Une fois ou deux il parut embarrasser Mirabeau, et il eut l'honneur de le tenir en échec.
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 8 avr. 1850, t. II, p. 23.
4 Cour. (Un, des échecs). Revers éprouvé par qqn qui voit ses calculs déjoués, ses espérances trompées. || Échec à un examen. || Courir à un échec certain; aller au-devant d'un échec. || Essuyer, subir un échec. → Tomber sur un bec, revenir bredouille, faire chou blanc, faire fiasco, ramasser une gamelle, une pelle, se casser le nez, prendre une pilule, une tape, remporter une veste. || Ressentir cruellement un échec. || Échec cruel, cuisant, injuste, inattendu, sanglant. ⇒ Déboire, déception, déconvenue; demi-échec; échouer. || Après un tel échec, il s'en est allé la queue basse. || Échec déshonorant (→ Déshonorer, cit. 6). || Attribuer (cit. 15) son échec à quelqu'un d'autre.
5 (…) si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
La Fontaine, Fables, VII, 14.
6 (…) l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend injuste envers l'objet trop apprécié.
Stendhal, De l'amour, p. 43.
7 Pourquoi sortirait-il d'une situation brillante quoique non assurée, pour se jeter dans une situation si critique où le moindre échec pouvait tout perdre, où tout revers serait décisif.
8 La vie de Flaubert, comme celle de presque tout le monde, avait été faite en grande partie de déceptions et d'échecs.
A. Thibaudet, Gustave Flaubert, p. 193.
9 Nous gagnons rarement à étayer d'un mensonge, une erreur ou un échec.
Bernanos, les Grands Cimetières sous la lune, II, II, p. 217.
10 Les échecs fortifient les forts.
Saint-Exupéry, Vol de nuit, XIII, p. 113.
♦ Fait d'échouer, revers dans une entreprise. ⇒ Insuccès, malheur, revers. || Triompher malgré plusieurs échecs. || Échec complet, total d'une affaire, d'un projet. ⇒ Avortement, chute, défaite (cit. 7), faillite, fiasco, naufrage. || Tentative vouée à l'échec. || Échec d'une pièce de théâtre. ⇒ Bide, four (→ Tomber à plat).
11 À ce moment, la suite de ses œuvres n'est qu'une collection d'échecs. Mais si ces échecs gardent tous la même résonance, le créateur a su répéter l'image de sa propre condition, faire retentir le secret stérile dont il est détenteur.
Camus, le Mythe de Sisyphe, p. 155.
♦ Philos., psychol. et cour. || L'échec, comportement, attitude qui conduit à échouer. || Névrose d'échec. || Conduite d'échec. — (Dans un sens analogue). || Toute sa vie n'a été qu'un échec, un long échec.
12 L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le cœfficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat.
Sartre, l'Être et le Néant, p. 561.
❖
CONTR. Avantage, bonheur, réussite, succès.
COMP. Demi-échec.
HOM. Échecs.
Encyclopédie Universelle. 2012.