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BURUNDI
BURUNDI

Le Burundi, petit pays (27 834 km2) situé au cœur de l’Afrique des Grands Lacs, connaît depuis octobre 1993 une des périodes les plus graves de son histoire. L’actualité faite de violences, devenues chroniques depuis l’indépendance (1962) et de nature à annihiler tout développement, tranche avec les impressions de sérénité et d’équilibre qu’inspirent les paysages, les collines verdoyantes cultivées par une population dense et majoritairement rurale (plus de 90 p. 100 des 5,3 millions d’habitants dénombrés en 1990), un habitat dispersé et une urbanisation modérée.

1. La Suisse de l’Afrique

Le pays présente des atouts naturels et géographiques qui ont entretenu une image positive; celle-ci s’attache aussi au Rwanda voisin, avec lequel il a de nombreux points communs. Ces hautes terres tropicales tempérées par l’altitude bénéficient d’une pluviosité abondante qui permet une agriculture intensive et une économie de plantation performante (thé, café, coton); elles sont demeurées à l’écart des grandes endémies et calamités africaines (esclavage), ce qui explique le développement d’un foyer démographique et les densités élevées par rapport au reste de l’Afrique. Malgré sa faible taille et son enclavement, le pays a su tirer avantage de cette situation intermédiaire entre les Afrique centrale et orientale, anglophone et francophone, tant pour les échanges économiques, humains ou culturels que dans les équilibres géopolitiques. Enfin, il possède des potentiels de développement dans ses dépressions périphériques et dans ses réseaux hydrographiques (Nil et lac Tanganyika) qu’il partage avec ses voisins congolais et tanzanien.

Pourtant, ce décor est celui d’un drame. Les violences politiques d’après l’indépendance, qui semblaient avoir atteint un paroxysme en 1972 avec leur dimension génocidaire (il y aurait eu plus de 100 000 victimes), se sont poursuivies pour atteindre, en octobre 1993, un nouveau seuil de gravité. Depuis lors, le pays s’est enfoncé dans une guerre civile qui épuise toutes les énergies. L’enchaînement des crises mobilise, outre les élites, les populations et alimente les intégrismes ethniques tant hutu que tutsi. Les Hutu, qui représentent 85 p. 100 de la population, ont le sentiment d’être exclus et humiliés par un pouvoir que les Tutsi, en réalité certains sous-groupes et lignages, monopoliseraient depuis la période précoloniale, tandis que les Tutsi, 14 p. 100 de la population, craignent pour leur sécurité. Les déchirements génocidaires actuels ne seraient donc que l’aboutissement d’un mouvement dialectique de violence et d’ethnicisation de la société sur fond de sous-développement et de décolonisation mal préparée, tandis que l’intensité du drame paraît résulter d’une accumulation d’exclusions, de peurs et de haines que chaque crise réveillerait et réactualiserait, d’une façon plus profonde, en une crise identitaire.

2. Une crise politico-ethnique sur fond de sous-développement et de modernisation

Toutefois si cette actualité est, à première vue, facilement explicable quand on la réduit aux dimensions d’un affrontement interethnique, elle devient plus complexe lorsqu’on élargit le champ d’analyse aux environnements historiques, culturels et socio-économiques. Elle est d’autant plus irrationnelle qu’elle se déroule dans une région, le jardin de l’Afrique, qui peut faire valoir plusieurs atouts tant historiques qu’économiques.

En premier lieu, cette société, essentiellement paysanne, possède une histoire originale, une construction nationale de plus de trois siècles et une culture homogène fondée sur une langue bantou, le kirundi, qui entretient des pratiques culturelles et des valeurs rurales fortes, ce qui ne l’a pas empêchée d’accéder à une certaine modernité véhiculée par les nombreux cadres politico-administratifs et cléricaux (plus de 70 p. 100 de la population est christianisée). En second lieu, même si le Burundi connaissait les difficultés des P.M.A. (pays les moins avancés), il ne se trouvait pas pour autant dans une situation de régression générale. En effet, les conditions naturelles favorables associées à des densités de population élevées engendrèrent une croissance agricole intensive et assurèrent, dans les trente ans qui suivirent l’indépendance, une autosuffisance alimentaire. De plus, l’économie dévoilait des indicateurs encourageants: une croissance régulière du P.I.B, des investissements dans le secteur agro-industriel, une certaine rigueur dans l’ajustement structurel, un aménagement et des équipements publics respectables compte tenu de la faiblesse des revenus; ces résultats valurent au Burundi des aides internationales au développement importantes et à ses élites une certaine notoriété.

Au demeurant, cette «réussite» masquait plusieurs revers économiques et dévoilait des tensions qui, en s’accumulant, rendaient à terme la situation explosive. Ainsi, la croissance démographique (de 3 p. 100 entre 1980 et 1990, avec une densité moyenne de 207 hab./km2 en 1990), qui avait permis la croissance agricole, devenait un frein au développement, accélérant une mutation conflictuelle du monde rural, une paupérisation d’une partie de ses exploitations comme une remise en cause des valeurs paysannes, affaiblissant aussi l’État, ses services publics et ses entreprises. Enfin, à plus long terme, les équilibres environnementaux étaient menacés. L’économie nationale se trouvait pénalisée par des blocages structurels, tels l’enclavement territorial, la réduction des revenus d’exportation (tirés du café et du thé), un endettement croissant, tandis qu’elle ne pouvait compter sur les débouchés d’un marché régional perturbé par la guerre au Rwanda.

Le développement et la croissance, réels bien que modestes, coûtèrent au pays des mutations et des tensions sociales qui firent le lit des crises politiques; mais le principal défi à relever résidait bien dans la gestion des changements politiques et socioculturels présents et passés, dans la confrontation de la société avec son histoire.

3. L’histoire précoloniale, ou une société traditionnelle entre inconnu et certitude

L’époque précoloniale est mal connue. En dehors d’une histoire politique dynastique des trois derniers siècles, reconstituée sommairement grâce aux traditions orales, et à l’exception du XIXe siècle, qui correspond aux deux longs règnes de Ntare Rugamba et de Mwezi Gisabo, dont les conquêtes périphériques dessinent les limites territoriales du Burundi actuel, on reste dans les hypothèses. Celles-ci concernent tant la formation des peuplements avant l’émergence d’entités politiques, une protohistoire riche qui ne s’articule pas avec la chronologie politique, que la construction des bases économiques et culturelles, en particulier ce processus inachevé d’intégration nationale, de formation et de différenciation ethnique. Pourtant de tels doutes n’ont pas empêché des interprétations qui, de la colonisation à nos jours, ont recouru à des généralisations hasardeuses ou à des affirmations idéologiques.

Ainsi l’anthropologie coloniale du début du siècle classa-t-elle les groupes sociaux aux frontières complexes et mouvantes, aussi bien verticales qu’horizontales, en des ethnies homogènes à l’image de castes. Le premier récit écrit distingua alors les Hutu, devenus des «bantous», agriculteurs issus d’une migration transafricaine aux origines de la majorité des peuples de l’Afrique centrale et orientale, des Tutsi, éleveurs «hamites» qui seraient issus de migrations échelonnées dans le temps provenant d’Afrique orientale; ces deux ethnies se différenciant d’une troisième, les Twa, d’origine pygmoïde, qui, ne représentant guère plus de 1 p. 100 de la population, ne témoignerait que d’un peuplement originel.

Cette grande geste que les hypothèses savantes crédibilisèrent par des explications raciales, historiques et sociologiques, toutes catégoriques sur les origines et leurs invariants biologiques et culturels, s’enracina d’autant plus facilement qu’elle justifiait, en aval, la politique coloniale et qu’elle s’appuyait, en amont, sur certains rapports de force sociaux et sur des tensions préexistantes. Ainsi, le mode de colonisation reposant sur une administration indirecte valorisa le cadre monarchique et son aristocratie étendue à l’ethnie tutsi, perçue comme supérieure, quitte à inverser cette analyse au moment de la décolonisation. Or les élites de l’indépendance continuèrent à tenir le même discours; selon les circonstances, elles idéalisèrent un âge d’or communautaire ou s’attachèrent au contraire à cultiver les différences originelles, au service des intégrismes ethnique ou communautaire.

Aussi le succès de cette construction imaginaire de l’histoire comme de la nature traditionnelle de la société révèle-t-il plus une adéquation avec les réalités sociales et politiques de la colonisation, puis de l’indépendance, qu’une réelle pertinence historique; il révèle aussi que la perception des faits est devenue plus importante que les faits eux-mêmes. Pour ces raisons, le tableau que l’on peut dresser pour la fin du XIXe siècle, s’il témoigne d’une histoire originale en comparaison de celle de l’Afrique, reste différent des opinions idéalisatrices ou diabolisatrices sur la société «traditionnelle».

À la veille de la colonisation, le peuplement est en expansion vers les dépressions périphériques mais la société reste relativement fermée, et évite les agressions extérieures. L’organisation politique et sociale diversifiée et sécuritaire laisse supposer une combinaison entre un État centralisé en gestation, à qui font défaut les moyens techniques de ses ambitions, et une société en mutation; les clivages statutaires (ethniques, claniques et territoriaux) sont atténués par des références culturelles communes bien enracinées. La situation économique reste ambiguë; elle associe une économie agropastorale performante assimilant des innovations culturales exogènes et une faiblesse technologique qui exclut toute forme d’accumulation commerciale au profit d’une aristocratie. De tels potentiels de croissance agropastorale et spatiale, auxquels s’ajoutait une cohésion «insulaire» entretenue par des risques extérieurs, neutralisaient les tensions sociales et politiques. De plus, la faiblesse technologique, qui interdisait toute accumulation de richesses sous forme de surplus agricoles, imposait des logiques de survie basées sur une complémentarité des productions et des terroirs, des logiques de réciprocité sociale et de voisinage, tandis que l’absence de technologie guerrière supérieure équilibrait les rapports de force.

De telles conditions produisent des situations originales reposant sur une culture de la colline encore vivante au XXe siècle, sur une civilisation de l’échange et sur une monarchie agropastorale.

L’habitat dispersé dans les collines sous la forme d’enclos rassemblant plusieurs cases, le rugo , témoigne de cette longue période de stabilité sociale et politique durant laquelle Hutu et Tutsi, regroupés en clans patrilinéaires (près de 300) qui possédaient un rang, honorable ou non, cohabitèrent, partageant une même culture, les mêmes croyances et les mêmes modes de vie. Cette hiérarchie du lignage se combinait sans se confondre avec une différenciation ethnique, plus statutaire qu’économique, même si des spécialisations étaient attachées à chaque ethnie.

En l’absence de commerce, les échanges étaient fréquents soit sous la forme du troc, du don et du contre-don, soit sous la forme de contrats de clientèle imposant des prestations en nature, le plus connu étant l’ubugabire , selon lequel le paysan pauvre s’engageait à devenir, en compensation du don d’une vache, le client du donateur. Ce réseau de contrats et d’échanges entre pasteurs, agriculteurs et agriculteurs-éleveurs renforçait la cohésion entre les groupes sociaux, les protections réciproques et les complémentarités économiques.

La monarchie s’adapta à ces contraintes structurelles. Ainsi le mwami , roi tout-puissant, était doté de pouvoirs judiciaires étendus. Son statut de propriétaire du royaume et de principal collecteur d’un tribut en biens vivriers et en cheptel lui imposait des devoirs de redistribution en tant que premier éleveur, de protection et d’arbitrage en tant que principal chef de guerre; enfin, la monarchie devait garantir la fécondité des sols en respectant des rites agraires accomplis par des lignages hutu. En dehors des territoires centraux, de ses domaines particuliers et de ceux des ritualistes, le mwami était représenté par des chefs, choisis parmi ses fils ou par de grandes familles qui nommaient des sous-chefs tutsi ou hutu. Cette aristocratie princière, les baganwa , qui se distinguait des ethnies, tempérait également la toute-puissance royale, mais se retrouvait affaiblie par le système de succession cyclique de la royauté, qui entraînait une déchéance des lignées antérieures.

Toutefois de telles mécaniques sociales et politiques engendrèrent à long terme des différenciations plus collectives qu’individuelles; celles-ci reposaient sur la force du nombre et la cohésion du groupe lignager sur le contrôle du cheptel, tant son accumulation que sa dispersion, sur l’accès à l’aristocratie par l’alliance ou au pouvoir politico-religieux. De tels enjeux donnèrent un avantage à ceux qui, comme les grands lignages «honorables» hutu ou tutsi, héritaient d’une fonction politique, un ascendant à ceux qui accumulaient le plus grand nombre de bovins, le seul produit capitalisable (les donateurs, les proches du pouvoir, les éleveurs plutôt que les agriculteurs-éleveurs), à ceux qui accédaient au pouvoir par la force ou par l’alliance. Des tendances qui avantageaient certains groupes sociaux, les éleveurs tutsi, les «bons» lignages hutu et tutsi, voire certaines populations territoriales.

Or la mise en dépendance, l’ouverture du pays aux échanges continentaux par les Zanzibarites présents dès le milieu du XIXe siècle sur les rives du lac Tanganyika, puis l’intervention coloniale vont radicalement modifier ces équilibres anciens et accentuer les clivages existants.

4. Les changements radicaux de la période coloniale

La colonisation modifia considérablement la société burundaise. On peut distinguer trois temps dans cette grande transformation: la mise en dépendance, au tournant du XIXe et du XXe siècle, la gestion coloniale belge puis la période transitoire.

La fin du règne de Mwezi Gisabo (env. 1850-1908) connut de nombreux problèmes intérieurs: contestation et guerre interne entre familles princières, tensions sociales accrues autour d’un nouvel enjeu, le contrôle foncier que l’accroissement de la population mettait en évidence; à ces problèmes s’ajoutèrent des difficultés extérieures: épidémies virulentes qui touchèrent autant les hommes que le bétail, agressions extérieures des esclavagistes et intrusions coloniales. Un tel contexte modifia les tensions internes et, indirectement, bouscula les échelles de valeurs tant matérielles – en ouvrant le pays au commerce – que socio-culturelles – en introduisant de nouveaux rapports de force militaires et économiques au sein du royaume et de la société. À l’image de ce qui se passa dans le reste de l’Afrique des Grands Lacs, l’intervention coloniale se réalisa dans un pays déjà en crise, frappé par de nouvelles calamités, dont des sécheresses meurtrières, qui fragilisaient la légitimité de la monarchie. Aussi, dans un premier temps, la politique allemande soutint-elle les chefs en dissidence avec leur souverain puis, au lendemain du traité de Kiganda (1903), elle s’appuya sur les hiérarchies existantes ainsi que sur les nombreuses missions catholiques et protestantes attirées par une région peuplée qui devint un front de résistance à l’islam. La Première Guerre mondiale devait interrompre le rêve de la Mittelafrika .

Le 31 août 1923, la Belgique reçut de la Société des Nations mandat sur le Rwanda-Urundi, qu’elle rattacha administrativement en 1925 au Congo, dont il forma la septième province. Tout en respectant certaines exigences du mandat, la gestion coloniale belge poursuivit l’action allemande dans le domaine politique; elle renforça l’administration dite indirecte, respectueuse du système de la monarchie et des chefferies en association avec une nouvelle génération de chefs sortis des écoles coloniales. L’impulsion économique destinée à lutter contre les famines prit la forme de plans d’aménagement public et de développement agronomique ambitieux. L’action socioculturelle fut déléguée aux missions religieuses, en particulier à celles des pères blancs, qui s’engagèrent dans une évangélisation et une scolarisation primaire volontariste ainsi que dans une lutte contre les pratiques et les rites de la religion traditionnelle, un des soubassements culturels de la société. Mais c’est dans le domaine social que l’action coloniale fut décisive. Au moment où augmentait la pression fiscale, ce qui provoqua plusieurs révoltes, la gestion coloniale renforça le pouvoir de l’aristocratie ganwa sur les Tutsi, des Tutsi sur les Hutu, lesquels furent exclus, lors des réorganisations successives, de l’exercice du pouvoir local, alors que la lutte contre le paganisme marginalisait les lignages hutu associés aux rites monarchiques. En bureaucratisant les relations socio-politiques, ces réformes, d’une part, renforcèrent le pouvoir des auxiliaires de plus en plus zélés de l’administration coloniale, recrutés majoritairement dans l’aristocratie et dans les lignages tutsi associés à cette dernière, d’autre part, transformèrent une autorité douce en un autoritarisme quotidien sans contre-pouvoir; ce faisant, la gestion coloniale politisa et socialisa des clivages statutaires qui devinrent, pour les Tutsi, des critères d’accès aux revenus distribués par l’administration et au rang privilégié d’évolué et, pour les Hutu, des critères d’exclusion.

Après la Seconde Guerre mondiale et sous la pression de l’O.N.U., le régime de la tutelle se substitua à celui du mandat afin de préparer l’émancipation du pays. Cette première démocratisation sous patronage colonial se fit dans une conjoncture heureuse. Les efforts consentis précédemment portaient leurs fruits; en témoignent l’essor de l’économie de plantation, le progrès de l’économie de marché, la reprise du mouvement de défrichement des dépressions et la croissance démographique, tandis que l’action d’évangélisation et de scolarisation devenait massive. Cette croissance en situation coloniale eut des effets distincts: si elle confirmait le pouvoir politico-économique de la deuxième génération des chefs tutsi, elle permettait l’apparition d’une contre-élite hutu qui avait profité de l’enrichissement agricole général ou qui devait sa promotion à l’école. Toutefois, cette rivalité naissante ne transparaît pas dans les réformes politiques. À la différence du Rwanda, les premières élections locales de chefferie puis les élections communales de 1960 et législatives de 1961 confirment la prééminence des élites tutsi et la formation des partis politiques inter-ethniques; la ligne de division correspond plutôt aux vieilles rivalités entre les lignées princières, des Bezi et des Batare. Le parti qui sort vainqueur de cette entrée en politique, l’Uprona (Union pour le progrès national), et le front politique qu’il dirige regroupent, sous la direction du fils du roi, Louis Rwagasore, des aristocrates bezi, des chefs tutsi et des leaders hutu.

5. Une décolonisation conflictuelle et une cristallisation ethnique

Cependant, l’indépendance octroyée le 1er juillet 1962 ne permet pas la réalisation du projet nationaliste de modernisation conservatrice. Certes, le pays n’est guère prêt, en raison du faible nombre des élites universitaires et de la situation originale de Bujumbura, une ville plus cosmopolite que burundaise, un centre extracoutumier dont le développement s’est distingué du reste du royaume du Burundi. Mais surtout, de 1962 à 1965, la politique va peu à peu s’ethniciser. En sont responsables une déstabilisation chronique de la classe politique (après les assassinats, notamment, de Louis Rwagasore en 1961 puis du Premier ministre hutu Pierre Ngendandumwe en 1965), l’action et les divisions de la cour, une inadaptation de la Constitution aux réalités culturelles (accaparement autoritaire du pouvoir par le roi et la cour). Enfin, le contexte international, les événements au Rwanda et la guerre froide agissent d’une façon décisive sur la vie politique. La révolution sociale rwandaise opère comme un modèle sur les leaders hutu et incite les élites tutsi à un repliement sécuritaire, poussant tous les acteurs politiques à jouer un double jeu, sous couvert d’idéologies cultivant un non-dit ethnique, tandis que la guerre froide brouille les attitudes politiques et multiplie les manipulations. Durant l’année 1965, les différentes impasses actuelles semblent se nouer: les élections législatives, qui accordaient une majorité aux parlementaires hutu, ne furent pas prises en considération par le roi, qui imposa son propre gouvernement. Ce premier coup d’État constitutionnel fut suivi d’un premier coup d’État hutu en octobre; celui-ci fut l’occasion de massacres de civils tutsi puis hutu. La destitution du roi, en juillet 1966, par le prince héritier, Charles Ndizeye, qui prit le pouvoir sous le nom de Ntare V, ne sauva ni la monarchie ni le système parlementaire multipartiste, marqués par cinq ans d’instabilité et d’incapacité à transcender les clivages ethniques naissants. Or les deux Républiques qui suivirent amplifièrent et structurèrent ces divisions, même si, à leur naissance, elles désiraient les dépasser.

6. La Ire et la IIe République: de la négation à l’entretien des problèmes ethniques

La République instituée par le capitaine Michel Micombero en novembre 1966 voulait moraliser la vie publique et dépasser les clivages ethniques sous couvert d’une idéologie progressiste; l’Uprona devient alors le parti unique qui devait être le levier d’un tel programme. Mais, au contraire, toute la dynamique du régime se situa dans une optique sécuritaire, avec la volonté de monopoliser les organes de l’État et le parti unique et de les transformer en appareil de domination tutsi, de constituer une armée comme un pôle stable et homogène capable de protéger et de maintenir un pouvoir en forme de monocratie militaire. Cette stratégie se réalisa par l’élimination physique des élites politiques hutu dès 1969 et par des procès d’intimidation envers les élites libérales tutsi en 1971; d’où les conflits internes propres aux Tutsi entre les clans inférieurs du Sud, les Bahima, dont étaient issus le président et la majorité du gouvernement, et les clans honorables, les notables proches de la cour et suspects de monarchisme, les Banyaruguru.

En avril 1972, une insurrection hutu appuyée par des mulelistes zaïrois dans le sud du pays donna l’occasion au pouvoir d’appliquer sa politique de façon systématique. L’armée et les jeunesses du parti unique ripostèrent avec l’aide de l’armée zaïroise par une répression qui fit entre 100 000 et 300 000 victimes et élimina toutes les élites hutu en poste ou en formation; ce génocide «sélectif» permit aussi l’assassinat de Ntare V, le complot monarchiste fournissant l’alibi de la répression grâce à la confusion systématique des oppositions.

À partir de ce moment, le pouvoir, discrédité au niveau international, tomba dans une dérive extrémiste aux mains d’un petit groupe de fidèles d’un président éthylique. La révolution de palais menée par l’armée (en novembre 1976) et la prise de pouvoir par le lieutenant colonel Jean-Baptiste Bagaza assisté d’un Conseil supérieur de la révolution mirent fin à la Ire République.

La IIe République réactiva et modernisa le projet républicain (moralisation publique, restauration d’un parti unique interethnique) auquel il fut adjoint un programme de développement. Les premières mesures – l’abolition des anciens contrats de clientèle pastorale et foncière, les choix d’investissements publics et agro-industriels, favorisés par une bonne conjoncture financière des revenus caféiers, les projets de développement, en particulier le plan de villagisation allié à certaine compétence d’une nouvelle génération de cadres, enfin l’ouverture de l’appareil d’État aux autres groupes tutsi et à certains Hutu – s’inscrivent dans cette volonté de changement. Mais celle-ci s’émoussa rapidement. Dès 1979, les tentations de repliement ethnique, lignager et autoritaire prennent le dessus, l’Uprona est de nouveau réduite au rôle d’auxiliaire de l’administration, et le régime se durcit: dans le cadre de la C.E.P.G.L. (Communauté économique des pays des Grands Lacs), les régimes burundais et rwandais se reconnaissent l’un l’autre, confortant ainsi l’isolement des oppositions réfugiées sur leur sol. Mais surtout Bujumbura se lance dans une opposition à l’encontre de l’Église catholique, qu’il accuse de subversion et à laquelle il reproche de servir de refuge à une opposition hutu. Cet affrontement devient de plus en plus ouvert à partir de 1984, quand, au lendemain de l’élection présidentielle, à l’issue de laquelle Bagaza est réélu avec 99,66 p. 100 des voix, le pouvoir opte pour une répression systématique. Au moment où la corruption atteint un niveau jusqu’alors inconnu, profitant à une clientèle apparentée aux hautes autorités, ce bras de fer avec l’Église isole de plus en plus le régime des bailleurs de fonds mais aussi de l’opinion nationale, en particulier de la population tutsi qu’il était censé défendre.

En réalité, la IIe République était prise au piège de l’ouverture économique qu’elle avait suscitée; la croissance, perceptible dans les années 1980 tant dans le domaine des productions, des équipements que dans celui des services publics, accentuait la dépendance financière vis-à-vis de l’extérieur et éveillait des frustrations au sein des nouvelles élites tutsi et hutu, comme au sein d’une paysannerie dont le niveau de vie stagnait en comparaison avec celui des habitants des villes, des fonctionnaires...

Comme en 1976, la normalisation vint d’un coup d’État dont le scénario est quasi identique au précédent. Le 3 septembre 1987, le major Pierre Buyoya, tutsi hima comme ses deux prédécesseurs, prit le pouvoir à la tête d’un Comité militaire de salut national. Il entreprit alors une normalisation des rapports avec l’Église catholique et avec les bailleurs de fonds et s’engagea dans une libéralisation qui mit à l’ordre du jour la question de l’unité nationale. Une telle évolution était justifiée car une nouvelle rébellion dans deux communes du Nord en août 1988 avait entraîné des massacres interethniques d’une intensité inégalée.

7. Une transition démocratique inachevée puis brisée

Cette nouvelle orientation, soutenue par la communauté internationale, prit la forme d’une réconciliation nationale avec des décisions symboliques fortes prises dès octobre 1988: nomination d’un premier ministre hutu, parité ethnique dans les nominations aux postes de ministres et de gouverneurs. Le régime entreprit ensuite une démocratisation par le haut, qu’il voulut consensuelle. Plusieurs commissions se chargèrent de négocier des réformes constitutionnelles, de préparer l’ouverture au multipartisme; ces mesures furent, à chaque fois, présentées à la population lors de référendums: sur la Charte de l’unité nationale (en février 1991) puis sur la Constitution (en mars 1992). Cette démarche, qui voulait éviter l’exercice traumatisant des conférences nationales, se heurta à une double opposition, tant de la part des conservateurs tutsi que de celle des extrémistes hutu du Palipehutu (Parti pour la libération du peuple hutu) réfugiés au Rwanda, qui se lancèrent dans plusieurs opérations terroristes en 1991 et en 1992; l’échec de ces tentatives extrémistes et les succès électoraux confirmèrent l’optimisme du gouvernement. Aussi celui-ci ne se lança pas dans une démocratisation par le bas, qui risquait d’être conflictuelle car elle aurait géré les contentieux ethniques en modifiant le fonctionnement des institutions comme l’armée et la justice, mais aurait mis en cause le parti unique, qui aurait dû procéder à une démocratisation interne. Les désillusions, qui étaient à la hauteur des espérances soulevées, profitèrent plus aux partis de l’opposition interne et légale, dont le Frodébu (Front pour la démocratie au Burundi) qu’au parti unique, qui avait amorcé le changement.

La campagne électorale d’avril-juin 1993 illustra déjà les tentations d’un repliement ethnique et le caractère inachevé de la démocratisation. Pourtant, la large victoire de Melchior Ndadaye et du front politique dirigé par le Frodébu lors de la première élection présidentielle de l’histoire du Burundi puis des législatives comme les premières mesures prises (dont la formation d’un gouvernement d’union dirigé par un membre de l’Uprona) laissaient espérer la réussite de l’expérience démocratique en dépit des peurs, des passions soulevées et malgré le fait que les déclarations du «Burundi nouveau» bousculaient les rapports de force dans la région des Grands Lacs.

Le coup d’État avorté du 21 octobre 1993, au cours duquel furent assassinées les hautes autorités de l’État issues du Frodébu, non seulement décapita le régime, mais inaugura une crise qui, depuis octobre 1993, s’est perpétuée en une guerre civile. En effet, à l’annonce de la mort du président Ndadaye, le soulèvement populaire a rapidement dégénéré, dans une partie du pays et sous l’impulsion des autorités locales, en massacres politico-ethniques de populations civiles tutsi et hutu; la répression militaire qui suivit n’échappa pas au cycle de la vengeance ethnique. Ces événements ouvrirent une crise constitutionnelle mais aussi une crise de confiance au sein de la population et des élites.

8. Difficile gestion d’une crise et enlisement dans une guerre civile

Si le vide constitutionnel fut en partie comblé par des accords entre les partis qui aboutirent à la restauration du pouvoir légitime, par le choix, en janvier 1994, d’un président de consensus, Cyprien Ntaryamira, issu du Frodébu, et par le partage du pouvoir entre le front présidentiel et l’ex-parti unique, la réconciliation fut, dans les faits, paralysée par les stratégies extrémistes des acteurs politiques et des institutions. Ceux-ci étendirent les violences à la capitale et au reste du pays et favorisèrent une déstabilisation avec l’espoir, pour les uns, d’amener à une restauration militaire autoritaire et, pour les autres, une internationalisation du conflit et de son arbitrage. De plus, la mort du président, en même temps que celle de son homologue rwandais le 6 avril 1994, le génocide rwandais et ses incidences régionales et l’extension de la guerre dans la région des Grands Lacs firent rebondir la crise, qui s’alimentait de l’enlisement du gouvernement dans la gestion de divers litiges institutionnels, de l’impunité quasi générale.

Ces flambées répétées de violences qui ravivaient les passions ont justifié les stratégies du pire. Celles-ci ont empêché, au cours de l’année 1994, toute sortie négociée de la crise, puis n’ont incité qu’à des compromis tactiques autour d’une convention de gouvernement qui ne fut jamais respectée dans l’esprit par tous ses signataires, mais à laquelle s’attachèrent, en 1995, des autorités de plus en plus isolées, à l’image du président Sylvestre Ntbantuganya; en effet, ces dernières étaient prises en tenaille entre une rébellion rurale hutu et des milices urbaines tutsi. Ces forces, assurées d’un certain soutien institutionnel dans l’appareil d’État et dans l’armée, plongèrent le pays dans une guerre civile. À la fin de 1996, on comptait plus de 150 000 victimes, tandis que les survivants n’avaient pour horizon que l’exil, le déplacement et le regroupement dans des camps; dans la majorité des cas, on a assisté à une répartition spatiale selon des critères ethniques qui a pris une connotation sociale opposant ville et campagne de plus en plus marquée. Enfin, depuis 1994, la plupart des indicateurs économiques ont chuté de plus de 10 p. 100 par an.

Les impasses institutionnelles et de nouvelles violences collectives expliquent le coup d’État militaire de Pierre Buyoya en juillet 1996. Le nouveau pouvoir, condamné par la communauté internationale et régionale, récusé par le front présidentiel et la rébellion hutu, s’est engagé dans une politique qui ne semble pas avoir choisi entre l’option militaire et l’option politique. Les circonstances extérieures, en particulier l’évolution géopolitique régionale, conditionnent de plus en plus l’évolution politique intérieure burundaise.

Burundi
(rép. du) (anc. Urundi) état d'Afrique centrale. V. carte et dossier, p. 1395.

Encyclopédie Universelle. 2012.