ESCLAVAGE
Quatre millénaires nous séparent des premières traces écrites que nous ayons de l’existence de l’esclavage: une tablette sumérienne intitulée Le Péché du jardinier , déposée au musée des Antiquités orientales d’Istanbul. Depuis l’apparition des civilisations rurales jusqu’au XVIIIe siècle en Europe, jusqu’au XIXe siècle dans la plupart des autres continents, l’esclavage a constitué la forme la plus répandue de l’organisation du travail, la base de la structure de l’économie. Pour alimenter les marchés d’hommes, les négociants ont dû organiser de très vastes migrations, qui ont atteint leur paroxysme dans le bassin méditerranéen durant l’Antiquité, puis sur les rives de l’Atlantique après la découverte du Nouveau Monde et la création des plantations coloniales. C’est dans ce sens que Werner Sombart a pu dire: «Nous sommes devenus riches parce que des races entières sont mortes pour nous: c’est pour nous que des continents ont été dépeuplés.»
Jonathan Swift a dénoncé, au début du XVIIIe siècle, le caractère absurde de la servitude en caricaturant les classes possédantes, représentées par des êtres difformes, des animaux domestiques, de doctes professeurs, voire des technocrates. À cette époque, en effet, une crise morale commençait à secouer les sociétés esclavagistes chrétiennes que troublaient la coexistence du droit au génocide et du devoir d’évangéliser, la nécessité de mettre en valeur les richesses des colonies, mais, en même temps, de préparer le royaume de Dieu.
Est-ce le langage ou est-ce la couleur de la peau qui dessine la vraie frontière entre l’homme et l’animal? ou Dieu a-t-il créé le nègre simultanément avec les oiseaux ou les reptiles, ou le sixième jour en même temps que l’homme? Telles furent les questions auxquelles s’efforcèrent de répondre, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, des hommes, de plus en plus nombreux, qu’inquiétait le manque de précision de la Genèse, à une époque où les hommes de science se préoccupaient d’inventorier et de classer les êtres vivants. Le souvenir de ces querelles est bien oublié aujourd’hui. De plus, celui de l’institution qui les a suscitées s’est, lui aussi, perdu. En dépit de l’importance économique de l’esclavage, de la gravité des problèmes philosophiques et moraux qu’il posa, on ne peut manquer, en effet, d’être frappé par le petit nombre de faits historiques à relater.
Les dates de quelques révoltes malheureuses, le souvenir de la guerre de Sécession, le texte de résolutions internationales, voilà tout ce qui nous est parvenu du travail de ces hommes envers qui l’Occident est redevable, malgré tout, d’une grande partie de sa puissance économique et de son niveau de vie actuels.
1. Analyse de l’institution
De l’anthropophagie à l’esclavage «doux»
L’esclavage a fait son apparition au cours d’une phase déjà évoluée de l’économie. À partir d’un certain moment, l’homme n’a plus tué son ennemi ou son débiteur. Il ne l’a plus éliminé en tant que consommateur concurrent. Au lieu de l’utiliser sous la forme la plus directe, l’anthropophagie, il a projeté de le transformer en travailleur auxiliaire dont le niveau de vie réduit lui permettait d’améliorer le sien. Il convient de ne pas perdre de vue qu’un tel calcul est très rare dans les sociétés animales (fourmis) et que certaines sociétés humaines dites «primitives», isolées par les forêts tropicales ou les océans, en Amazonie, en Afrique centrale, en Insulinde ou en Océanie n’ont même jamais dépassé le stade de l’anthropophagie. La première fonction sociale de l’esclavage, que l’on désigne par les qualificatifs «doux» ou «ancien», fut donc de préserver le prisonnier et de lui permettre de travailler pour le profit d’un maître, sinon charitable, au moins conscient de son intérêt à long terme. C’est ce «besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a du pauvre» qui, selon le mot de Fustel de Coulanges, «fit les serviteurs».
L’esclavage remplissait une fonction équivalant à celle des «domestiques» de notre société bourgeoise, et il était naturel qu’une certaine fidélité le rattachât à la maison antique. Une servitude aussi douce avait une base exclusivement patriarcale. Le nouveau venu se joignait aux membres de la grande famille antique.
La constitution des troupeaux d’hommes
Dans la seconde forme d’esclavage, l’homme est réduit à une situation comparable à celle de l’animal. Dans ce système, l’homme est la chose de son maître, à l’instar du cheval ou du bœuf. De nombreux exemples de cette forme d’esclavage peuvent être trouvés dans l’histoire. C’est ainsi qu’à Sumer les prisonniers étaient traînés au moyen de laisses passées dans des anneaux fixés à leur nez, comme les bovins.
Xénophon décrit ainsi le traitement réservé par Cyrus à ses captifs: «Dans les voyages, il les conduisait vers l’eau, comme des bêtes d’attelage. Quand il était l’heure de dîner, il s’arrêtait pour les faire manger, afin qu’ils ne fussent pas atteints de boulimie. De cette manière, ces gens, aussi bien que les nobles, l’appelaient leur frère, quoique ses soins ne tendissent qu’à perpétuer leur esclavage...»
Tous les attributs de la propriété, transmise à nous par le droit romain, s’appliquaient donc à la chose humaine. L’esclave pouvait être loué ou cédé à bail.
Afin de «maximiser» la rentabilité des troupeaux d’hommes, les frais d’entretien devaient être réduits au strict minimum et il paraît naturel que Caton, dans son De re rustica , ait donné les meilleurs conseils d’économie au propriétaire du latifundium. C’est ainsi que la nourriture devait être rationnée à «cinq livres de pain depuis l’instant où les esclaves commencent à bêcher jusqu’à la maturité des figues; pour le reste du temps, la ration sera réduite à quatre livres». Ces rations devaient être réduites en cas de maladie. Enfin, les serviteurs dont le rendement déclinait devaient être revendus à un autre maître moins avisé. Tant que les guerres et la traite des nègres alimentaient en quantités suffisantes les marchés d’esclaves, les maîtres enrayaient leur reproduction. En effet, le coût de l’élevage de l’enfant humain, dont la croissance est lente, aurait grevé lourdement les frais d’exploitation des entreprises. C’est ainsi que, dans la cité antique, les nouveau-nés issus d’esclaves étaient le plus souvent exposés.
Mais, notamment dans le Nouveau Monde, après l’abolition de la traite et du fait de la rareté du matériel humain qui s’ensuivit, les maîtres ont, au contraire, favorisé la reproduction des esclaves et ont procédé à l’élevage des nouveau-nés. C’est ainsi que les femmes, selon Colhoun, étaient tenues, au XVIe siècle, d’avoir un enfant chaque année. «Imbert, dans ses conseils aux acheteurs d’esclaves, souligne la nécessité de faire attention aux organes sexuels des nègres, d’éviter d’acquérir des individus qui les ont peu développés ou mal conformés. On craignait qu’ils ne fussent de mauvais procréateurs» (G. Freyre).
Les méthodes d’eugénisme furent, semble-t-il, inventées par les Nord-Américains qui s’attachèrent à améliorer les croisements de races humaines pour obtenir les travailleurs les plus robustes. Après l’abolition de l’importation des esclaves en 1808, certaines plantations se livrèrent à l’élevage humain pour pouvoir revendre les croîts sur le marché.
Esclavage et technique
On a vu que c’est essentiellement pour couvrir les besoins des entreprises en main-d’œuvre que fut créée l’institution esclavagiste. Il n’est pas douteux que le latifundium ou la plantation américaine devaient leur prospérité à l’existence de l’esclavage. En effet, dans ces entreprises agricoles dont la superficie était très importante, les rendements élevés étaient atteints grâce à l’utilisation d’importants troupeaux d’hommes.
Dans une thèse fameuse (1924), Lefebvre-Desnouettes a soutenu que la disparition du travail servile résultait de deux découvertes techniques qui, du XIIe au XIVe siècle, ont bouleversé les conditions économiques: l’attelage moderne et le gouvernail d’étambot à charnière (ce dernier, en facilitant l’utilisation de la voile, aurait permis de supprimer le travail des galériens). Il est difficile de croire que ces deux découvertes, même fondamentales, aient pu, à elles seules, jouer un tel rôle. En effet, certains travaux ne peuvent être exécutés que de main d’homme. Il en est ainsi, par exemple, de la cueillette du coton, puisque les premiers essais de moisson mécanique n’ont été entrepris dans le sud des États-Unis que vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. On comprend alors que, même longtemps après la découverte de l’attelage, les Américains aient continué d’importer ou d’élever des esclaves.
Les justifications de l’inégalité entre les hommes
Si l’on met à part le système «doux», le niveau de vie des esclaves organisés en troupeaux est donc réduit au point d’obtenir la plus forte rentabilité de la production agricole, pour le profit des maîtres. Or, cette inégalité se doublait du racisme, qui doit être considéré, selon nous, comme un essai de justification pseudo-scientifique de l’inégalité sociale.
La richesse des maîtres ne pouvait provenir que de l’inégalité. La société esclavagiste est donc égoïste et elle se fonde sur la négation de la dignité humaine des esclaves. «L’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes, écrivait Aristote ; les uns comme les autres nous aident par le secours de leur force corporelle à satisfaire les besoins de l’existence [...]. Ainsi la guerre est-elle en quelque sorte un moyen naturel, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux esclaves qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre [...]. L’esclavage est donc un mode d’acquisition naturel, faisant partie de l’économie domestique. Celle-ci doit le trouver tout fait ou le créer, sous peine de ne point amasser ces moyens de subsistance indispensables à l’association de l’État et à celle de la famille» (Politique ).
Lorsque, plus tard, certains Pères de l’Église se sont d’abord prononcés en faveur de l’institution, ils l’ont fait soit en songeant à l’esclavage utile, patriarcal, «doux» (saint Paul, par exemple), soit en recherchant des justifications morales. C’est ainsi que, chez saint Augustin, l’esclavage est une punition imposée au pécheur. L’homme, être raisonnable, fait à l’image de Dieu, créé libre, doit rester libre. C’est le péché «qui fait que l’homme tient l’homme dans les chaînes et toute sa destinée; et cela n’arrive que par le jugement de Dieu, en qui il n’est point d’injustice, et qui sait mesurer les peines aux démérites». Enfin, chez saint Thomas, les relations entre maîtres et serviteurs se situeront en dehors des rapports de justice: «Il ne doit pas y avoir de droit spécial du maître ou du père car c’est le bien privé d’une personne ou d’une famille et la loi concerne le bien commun de la cité et du royaume.» C’est pourquoi, entre un maître et son esclave, il n’y a pas de justice stricte, mais une espèce de justice qu’on appelle «économique», au sens d’ 礼晴晴見, «maison».
Au XVIe siècle, Bartolomé de Las Casas, évêque dominicain, devait apporter une nouvelle justification à la constitution de troupeaux humains et à leur commerce. Ce conquistador repenti, ému par la situation pitoyable des Indiens exposés à la cruauté des Espagnols, a laissé un tableau saisissant du début de la conquête. Son Histoire des Indes eut un retentissement considérable en Europe. Poursuivant sa campagne en faveur des malheureux Indiens, Las Casas se dépensa en démarches et en supplications. Il en arriva peu à peu à convaincre Charles Quint de prendre des mesures de protection en faveur de ses sujets indiens d’Amérique. Mais, attaqué par les colons qui menaçaient de se rebeller au cas où ils n’auraient plus de captifs pour assurer le travail des terres, Las Casas commit l’imprudence de recommander l’utilisation d’esclaves noirs et les premiers bâtiments négriers amenèrent d’Afrique la chiourme qui devait relayer ses protégés sur les plantations.
Un siècle plus tard, Bossuet apporte son appui à l’esclavage pratiqué par la France lors de ses disputes avec Jurieu. La discussion engagée par l’évêque de Meaux avec le pasteur protestant était subtile. Jurieu soutenait que l’esclave était libre faute d’un accord librement consenti entre lui et le maître. Bossuet niait l’existence d’un tel pacte qui lui semblait incompatible avec l’état de servitude. «De condamner cet état, ce serait entrer dans les sentiments que M. Jurieu lui-même appelle outrés, c’est-à-dire dans les sentiments de ceux qui trouvent toute guerre injuste: ce serait non seulement condamner le droit des gens, où la servitude est admise, comme il paraît par toutes les lois, mais ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n’oblige point les maîtres à les affranchir.»
Le Code noir
La première protection légale des esclaves fut «octroyée» par la fameuse ordonnance de mars 1685, ou «Code noir». Or, la lecture de ce code, à notre époque «sociale», est très décevante. Ce texte ne semble apporter aucun progrès par rapport aux coutumes les plus barbares. À la première évasion de l’esclave, et si celle-ci durait plus d’un mois, il avait les oreilles coupées et était marqué de la fleur de lys. À la deuxième, il avait le jarret coupé. À la troisième, c’était la mise à mort. Il nous paraît étrange, aujourd’hui, que le Code noir ait pu apparaître comme apportant des progrès sensibles au sort des esclaves et que son édiction ait pu exciter la fureur des maîtres, tyrans locaux contre lesquels l’Administration paraît bel et bien avoir été impuissante. Pas plus que l’Église à ses débuts, la royauté n’aurait eu le pouvoir de placer des barrières infranchissables devant l’esclavage. Elle y avait d’ailleurs recours elle-même, largement, sur les mers et dans les colonies. Un certain nombre des dispositions de l’ordonnance de 1685, visiblement inspirées par le clergé, donnaient cependant une existence légale à la famille de l’esclave: son mariage était désormais solennisé comme celui de l’homme libre; si le consentement du maître est nécessaire, ce dernier ne peut imposer le mariage à un esclave contre son gré. Les membres de la même famille ne pouvaient être vendus séparément.
À près de trois siècles de distance, le Code noir nous paraît avoir eu surtout pour résultat de hisser l’esclave du rang de la brute où l’avaient ravalé les socratiques à un niveau intermédiaire entre les biens meubles et les hommes libres.
2. Histoire de l’esclavage
L’esclavage dans l’Antiquité gréco-romaine
Depuis que, dans certains écrits polémiques qui étaient assez étrangers à l’essentiel de ses analyses et de son raisonnement, Marx a, dans une formule rapide, fait reposer toute l’explication des sociétés de l’Antiquité sur la dialectique du maître et de l’esclave, établissant un rapport nécessaire entre les moyens de production propres à cette «phase» (le moulin à bras, comme il le dit symboliquement), les forces de production (la main-d’œuvre servile) et la superstructure juridique (la distinction dirimante et fondamentale entre le libre et le non-libre), la question de l’esclave antique a fait l’objet de vives controverses. Ce n’est pas cependant justifier l’esclavage, ni même récuser pour cette raison le marxisme en général, que de reconnaître qu’une explication aussi sommaire mérite d’être nuancée. Il faut essayer d’analyser dans ses détails tous les aspects qu’a pu prendre une institution comme l’esclavage pendant presque deux millénaires dans les pays de la Méditerranée, et se demander si cette forme particulière des rapports entre les hommes a revêtu, à tous les moments, la même importance dans les mécanismes économiques du monde antique.
Origine et développement
D’abord se pose une question de vocabulaire. Contrairement à ce que les textes élaborés par les juristes romains du IIe ou du IIIe siècle peuvent laisser croire, la conception de l’esclave-chose n’a jamais été la seule en vigueur, à aucun moment de l’histoire grecque ou romaine. C’est là plutôt une formulation relativement tardive, qui, au moment même où elle est énoncée (par Gaius, par exemple), connaît des restrictions, puisque les juristes romains s’efforcent d’octroyer quelques garanties juridiques à l’esclave, et surtout puisque, dès la fin du IIIe et le début du IVe siècle, renaissent, sur les grands domaines, d’autres types de demi-servitude ou de demi-liberté (le «colonat») qui ne font que ressusciter, à plusieurs siècles de distance, des situations intermédiaires qui avaient été longtemps extrêmement courantes. Dès le départ, il faut distinguer deux formes d’esclavage concurrentielles. Il ne s’agit pas de l’opposition, admise par tous, entre un esclavage «domestique» ou «patriarcal», qui serait le propre des époques archaïques et dans lequel l’esclave, intégré à la famille, serait associé au culte et traité humainement, et un esclavage sur une grande échelle, «de plantation», dans lequel des masses serviles achetées sur le marché seraient utilisées au maximum de leur rendement, sous une forme militaire ou pénitentiaire, pour assurer au grand propriétaire (foncier le plus souvent, ou parfois d’entreprises minières, voire de gros ateliers) un profit maximal. Ces deux formes extrêmes ont bien existé – mais elles ont aussi et surtout coexisté. Il faut plutôt distinguer entre des non-libres absolus qui, vendus et achetés en masse sur des marchés spécialisés, donc le plus souvent étrangers au pays où ils échouent, sont, en fait comme en droit, la chose de leur maître, et des non-libres relatifs, qui, étant de la même race et usant de la même langue que les hommes libres, jouissent dans certains cas de droits civiques et même politiques mais non de tous. Dans le système étrusque, à côté des esclaves, il existait des sortes de serfs ou de clients qui pouvaient détenir quelques biens. Pour que Rome accorde à ces gens le droit de cité, il fallait, aux yeux du droit romain, d’abord les affranchir pour qu’ils pussent conserver leurs propriétés. Ce cas n’est pas isolé: les pénestes thessaliens, les hilotes lacédémoniens ne sont que les plus connus de ces hommes dont la situation était intermédiaire entre la liberté et la servitude.
Restent les vrais esclaves, ceux qu’on vend et qu’on achète. Le contraste est très net entre les deux grandes aires de civilisation de l’Antiquité, le domaine des «empires orientaux» (qui couvre non seulement l’Orient – Babylonie et Anatolie – proprement dit, mais, à l’époque archaïque, le monde créto-mycénien) et celui des cités grecques, italiques et romaines. Dans le premier domaine, l’esclavage, qui a toujours existé et qui a duré jusqu’au Moyen Âge et aux Temps modernes, a concerné sans discrimination tous les habitants de ces régions: dans un même groupe ethnique, cité, tribu, empire, des gens de même race peuvent être libres ou esclaves. Au contraire, dans le monde grec d’abord, puis dans le monde romain, l’esclavage des gens de race ou de langue hellène ou latine a toujours été considéré comme un scandale: il fallait le justifier, ou le supprimer. Dominante dans la phase archaïque de l’histoire grecque et romaine, cette forme de servitude a un tout autre sens que l’esclavage de l’étranger, et en 1960 Moses Finley en a esquissé une explication. L’esclave, dans les cités grecques classiques ou hellénistiques, ou à Rome à partir du IIIe siècle avant J.-C., est ce qu’on a appelé l’«esclave-cheptel», qui est essentiellement un étranger, un captif, prisonnier de guerre ou victime de la piraterie. Mais aux périodes archaïques, dans l’Athènes pré-solonienne ou dans la Rome des Ve et IVe siècles avant J.-C., sévit une forme de servitude qui a intrigué et indigné tous les auteurs anciens: l’esclavage pour dettes. Le schéma en est simple: des «riches» prêtent de l’argent aux «pauvres», ordinairement à un taux d’intérêt usuraire; les pauvres ne pouvant acquitter leurs dettes sont légalement forcés d’entrer en servitude du fait de la contrainte par corps (à Rome, le nexum ). En général, la tradition historique fait intervenir plus ou moins brutalement un «libérateur» politique (Solon à Athènes, la lex Poetilia de 326 à Rome) qui bloque le mécanisme. On avait depuis longtemps remarqué les contradictions des récits traditionnels à cet égard: en quoi de telles dettes pouvaient-elles intéresser les créanciers? N’y avait-il pas d’autres formes de profit que de prêter, même à des taux usuraires, aux pauvres? Quel était l’avantage de la contrainte par corps? M. Finley propose l’interprétation suivante: l’aspect monétaire du système n’est pas primordial, peut-être même n’est-il qu’une explication tardivement élaborée; le prêt (pratiquement à fonds perdus) était en réalité l’achat déguisé de la force de travail du libre qui acceptait ainsi de s’aliéner pour subsister. La distinction entre le travail, produit «vendable», et la personne même du travailleur ne s’établit que longtemps après. Le créancier recherche d’abord des prestations de travail: il est obligé, pour ce faire, d’accepter aussi la personne du débiteur. À partir de cette situation, commune à toutes les sociétés antiques archaïques, l’évolution des pays du Proche-Orient (où une telle forme de servitude ne s’était peut-être pas développée sur une très grande échelle) et celle de la Grèce, puis de l’Italie, furent très différentes: en Grèce, vers le VIIIe siècle, se développe, avec la cité (polis ), une forme de gouvernement fondée, en gros, sur la participation et sur l’idée que citoyenneté et liberté sont inséparables. Ces débiteurs réduits en servitude pour dette étaient des compatriotes, des citoyens de fait ou de droit. À un moment donné, il s’est donc produit une libération politique, et la «classe» émancipée est devenue à son tour partie intégrante de la communauté politique. La force de travail nécessaire à la production a dû être désormais recherchée dans deux directions: soit dans le salariat des hommes libres, voire dans l’entreprise individuelle, artisanale ou commerciale; soit grâce aux «esclaves-cheptel», fournis par les guerres et la piraterie.
Justification théorique et réalités concrètes
Cette appréciation générale de l’origine et du développement de l’esclavage ne rend cependant pas compte de la réalité concrète. Il est tout à fait inexact, en effet, d’imaginer un partage des tâches, disons une division du travail, entre les hommes libres et les esclaves. Un tel partage se rencontre davantage dans les justifications théoriques de l’esclavage tel que le concevaient les Anciens que dans les faits. Rapidement, les Anciens ont pris conscience du scandale que représentait l’identification d’un homme (l’esclave, de qui l’on exige des qualités de travail et d’obéissance, voire de fidélité, tout à fait humaines) avec une chose qu’on peut vendre et acheter. Des philosophes tels que Platon et Aristote ont élaboré des théories selon lesquelles à l’esclave reviennent le travail et les tâches d’exécution, à l’homme libre, son maître, le commandement et le «loisir», en principe tout entier consacré à la vie civique. Cette théorie, qui justifierait la conception marxiste de l’existence d’une «classe» servile, base ou infrastructure du cycle de production, n’est en réalité qu’une vue utopique: elle suppose réalisé le second volet du diptyque, à savoir que l’homme libre n’est qu’un citoyen, acceptant de consacrer tout son temps à la cité. Mais à aucun moment de l’histoire cette vue n’a correspondu à la réalité.
Une très grande partie des citoyens d’Athènes, par exemple, travaillaient pour vivre, comme salariés ou comme petits artisans indépendants. Il y a donc toujours eu, à côté de la main-d’œuvre servile, une masse de pauvres. Sans parler des libres non citoyens, comme les métèques. En fin de compte, à Athènes, le nombre des esclaves n’a sans doute jamais été considérable. Inversement, et cela est essentiel, de même qu’il n’y a aucune solidarité économique entre les hommes libres, de même le sort des esclaves ne présente aucune unité: depuis l’esclave domestique, serviteur dans la maison, jusqu’aux bagnards employés par l’État ou par les sociétés fermières dans les mines et les chantiers publics, on trouve toutes sortes de situations; en particulier, un grand nombre d’esclaves exercent à leur compte un petit métier, en habitant à l’extérieur de la demeure du maître et en se contentant de lui verser une rente. L’existence de ces deux sociétés parallèles explique qu’on n’entende jamais parler, en Grèce, de conflits entre la main-d’œuvre servile et la main-d’œuvre libre. À condition économique et, dirait-on volontiers, quotidienne égale (à Athènes, rien, dans le costume, ne les distingue), il ne peut y avoir concurrence pas plus que solidarité entre libres et esclaves puisqu’une condition juridique fondamentalement différente les sépare: la liberté, c’est-à-dire essentiellement la jouissance des droits de citoyen. Quand les guerres ou les troubles donnent aux esclaves l’occasion de rompre avec leur condition, ce n’est pas une «amélioration» de leurs moyens de subsistance qu’ils recherchent, mais, comme les esclaves du Laurion en 429, la liberté, et d’abord la liberté physique par la fuite.
À Rome et en Italie, la situation est à peu près identique. Au départ, le même mot désigne l’étranger et l’esclave. Mais à Rome, à partir du IVe siècle avant J.-C., une particularité du droit public vient donner à l’esclavage une dimension un peu différente de ce qu’il fut en Grèce: l’esclave affranchi, loin d’être assimilé à l’étranger domicilié, comme à Athènes, est un citoyen de plein droit: sans doute, toutes les fonctions ne lui sont pas ouvertes, mais il jouit de l’intégralité des droits civiques et d’une grande partie des droits politiques. Dès le IVe siècle, le nombre des affranchis était si grand que le problème de leur intégration régulière dans les cadres de la cité se posa avec acuité (312, censure d’Appius Claudius); le nombre des esclaves augmenta considérablement à Rome et en Italie à partir du IIe siècle avant J.-C., et atteignit son maximum entre le Ier siècle avant et le Ier siècle après J.-C.; ce fut en partie à cause des guerres de conquêtes en Afrique, en Grèce et en Orient, bientôt en Gaule (César vendit, dit-on, un million de Gaulois en dix ans), en Germanie ou dans les Balkans. Cependant, ces masses d’esclaves barbares n’auraient pas été jetées sur le marché si elles n’avaient trouvé des acheteurs: la baisse du nombre des moyens et petits propriétaires, ruinés durant les guerres puniques, la concentration de la propriété foncière (provenant souvent de confiscations) entre les mains d’un petit nombre, le développement de l’élevage ou de monocultures «spéculatives» (vigne, oliviers) au détriment de la polyculture céréalière expliquent, avec l’extension des latifundia , le besoin de main-d’œuvre servile en Italie et en Sicile. Cette dernière se trouve en dehors des cadres civiques; elle est en outre plus stable, puisqu’elle échappe aux mobilisations comme aux tentations du départ à la ville: c’est ce qu’explique l’historien Appien dans une page célèbre. En tout cas, les esclaves qu’on rencontrait alors, soit enchaînés soit au contraire livrés à eux-mêmes avec leurs troupeaux sur les routes de transhumance, sont bien des étrangers, Thraces, Bithyniens, Syriens. Ce sont eux – ces esclaves ruraux – qui suscitent les seuls grands mouvements de révolte servile qui se succèdent en Sicile en 136-133, puis en 106 avant J.-C., en Italie depuis 194 jusqu’en 73 avec la terrible guerre de Spartacus. Mouvements ambigus: haine de maîtres cruels, révoltes devant un régime de travail «concentrationnaire» ou devant l’ignominie du spectacle gladiatorien; mais aussi révolte nationale d’étrangers prisonniers qui se cherchent des chefs et qui ne songent qu’à retourner dans leur patrie d’origine, comme les compagnons de Spartacus, auxquels s’étaient joints, au dire de Salluste, des hommes libres réduits à la même misère que les esclaves. Que la répression ait été féroce, et que la propriété des esclaves soit considérée comme un droit garanti par l’État, c’est certain. Encore ne faut-il pas oublier que, à tout moment, du sein de la société libre, surgissent des hommes qui, pour des raisons en général politiques, proposent ou pratiquent des affranchissements ou des libérations d’esclaves pour grossir les rangs de leurs fidèles (Catilina, Clodius): on passe donc, par degrés insensibles, de l’esclave au mercenaire, la transition étant assurée par le gladiateur. L’esclavage romain, au dernier siècle de la république, apparaît par instants plus comme une déportation ou un transfert de main-d’œuvre militaire que comme un mécanisme économique.
Les grandes familiae d’esclaves ne disparaîtront pas, même lorsque l’arrêt de la conquête en aura provisoirement tari les sources; jusque vers la fin du IIe siècle, de grandes fortunes sénatoriales reposent sur des centaines, voire des milliers d’esclaves. Si cela reste pourtant exceptionnel à Rome comme dans les villes des provinces, chaque famille aisée possède un assez grand nombre d’esclaves. Cependant, cette société servile est aussi diversifiée que la société libre qui lui est non pas tant superposée que parallèle. Entre les esclaves publics, ceux de l’empereur, et les esclaves privés, la différence des statuts juridiques est déjà sensible. Celle des situations concrètes, économique et psychologique, est encore plus grande, peut-être, entre l’esclave rustique et l’esclave urbain, entre les centaines de serviteurs d’une grande domus urbaine et l’unique esclave du petit artisan, entre le verna , né dans la maison et souvent aimé comme un fils, et le gladiateur. Lorsqu’en 61 après J.-C., à la suite de l’assassinat du préfet de la ville, Pedanius Secondus, le Sénat décida la mise à mort de tous les esclaves de sa familia urbana , le peuple libre de Rome se sentit solidaire des malheureux et l’on évita de peu une émeute. L’existence de toute une «société servile» n’est étonnante que parce qu’elle est une sorte de doublet, de reflet de la société libre: très souvent, le statut de l’esclave dépend, en fait, de celui de son maître. Cette société servile débouche sur le monde des affranchis, dont les liens juridiques, sentimentaux et religieux avec leur maître sont si forts qu’ils portent son nom. Le pouvoir impérial, qui tantôt limite, tantôt favorise la tendance aux affranchissements, se présente volontiers comme l’élément intégrateur qui va faciliter le passage du monde de la servitude à celui de la liberté: en utilisant des affranchis à tous les niveaux, y compris les plus hauts, du gouvernement (par exemple, sous Claude, sous Commode); en créant, sous le signe du culte impérial, les augustales , sorte de «noblesse» réservée aux meilleurs des affranchis. Dans le monde romain, les affranchis représentent ce qu’on pourrait appeler la classe «économique», par opposition aux libres citoyens, qui sont soit des rentiers du sol, soit des salariés, soit des assistés. L’affranchi n’a en général obtenu son affranchissement qu’après s’être déjà sinon enrichi, du moins constitué un certain bien grâce à un métier; c’est lui qui, dans un monde où le travail restera toujours un peu méprisé, assurera le plus souvent la fonction économique et commerciale.
Certes, les révoltes d’esclaves ont été nombreuses, mais elles ont toujours échoué. Les causes de ces échecs successifs semblent multiples: la difficulté d’organiser un soulèvement dans une structure agricole où la densité démographique était faible, l’infériorité du commandement et, encore une fois, de l’armement des insoumis. Mais sans doute faut-il aussi alléguer le manque de cohésion des rebelles autour d’un chef et d’un programme politique. Peut-être les idées d’une direction ou d’une revendication formulée ne pénétraient-elles pas les masses des révoltés. Ceux-ci se seraient joints au mouvement plus par colère ou désespoir que dans le but de reconstruire une société plus humaine à leur égard. L’Empire romain a vu son existence compromise à plusieurs reprises par des révoltes qui se transformaient rapidement en guerres, mais ces guerres ne faisaient qu’aboutir à des renforcements successifs de l’autorité établie.
C’est ainsi que Diodore raconte qu’au IIe siècle avant J.-C. les esclaves siciliens, soulevés par Eunus, battirent successivement quatre préteurs et un consul et qu’il fallut plus de deux armées avant d’en venir à bout. Spartacus, avec 70 000 fugitifs, battit à plusieurs reprises l’armée romaine. Il fallut tous les efforts des meilleurs généraux pour l’écraser dans la bataille de Brindes (71 av. J.-C.) où tombèrent 40 000 esclaves. Faute de déboucher sur des républiques démocratiques, il convient cependant de noter que l’esclavage pratiqué dans la cité antique a trouvé à la longue, et grâce à l’affranchissement, les solutions économiques les moins malheureuses.
L’esclavage au Moyen Âge
L’esclavage a continué d’être pratiqué d’une manière quasi ininterrompue dans le bassin méditerranéen au profit des nations chrétiennes aussi bien que musulmanes. Le Roussillon, le Languedoc et la Provence continueront, pendant tout le Moyen Âge, à pratiquer les rafles d’esclaves sur les rivages orientaux (Chronique de Morée ). Les archives de Marseille et de Perpignan abondent en actes visant à réglementer ces rapts. Toutefois, on doit observer que l’esclavage n’a joué qu’un rôle limité dans la vie économique intérieure des pays de l’Europe occidentale entre le bas Empire et les grandes découvertes.
On doit observer, au cours de cette période, qu’une autre solution économique relativement satisfaisante a été apportée à l’esclavage. Lorsque, sous l’influence du droit franc, l’Église et les seigneurs attribuèrent des terres à d’anciens captifs, ceux-ci devenaient «esclaves chasés» (servi casati ), c’est-à-dire qu’ils bénéficiaient d’une maison et d’un lopin de terre. Ils furent appelés plus tard «serfs». La continuation naturelle et humanisée de l’institution esclavagiste fut donc le servage, qui servit à son tour d’introduction au métayage.
L’asiento
Le mot asiento a été adopté par les historiens français, le plus souvent sous les formes «assiento» ou «assiente», pour désigner le monopole de la traite des esclaves nègres dans les colonies espagnoles d’Amérique. Mais sa signification en droit public espagnol, du XVIe au XVIIIe siècle, est beaucoup plus étendue. Un asiento est un contrat entre la Couronne et un particulier ou une compagnie – à peu près ce que le français classique désigne par le mot «parti» –, par lequel l’État concède à l’asentista («traitant» ou «partisan») un certain nombre de privilèges: le plus souvent, un monopole commercial, généralement assorti d’exemption d’impôts ou de taxes. L’intérêt public y trouve son compte, soit que l’État vende la concession contre une avance forfaitaire ou une participation aux recettes, soit qu’il y voie le moyen d’encourager une entreprise utile à sa politique ou au bien commun du pays.
Rôle dans l’économie coloniale
Les asientos conclus par la monarchie espagnole concernent tous les aspects de la vie économique: avances et transferts d’argent, bail à ferme de divers impôts, fournitures pour l’armée et la marine. La pratique des asientos remplit aussi un rôle essentiel dans l’activité économique de l’Amérique coloniale: perception des impôts indirects tels que l’alcabala et les taxes sur les boissons; monopole de la vente des cartes à jouer; ferme des transports pour le compte de la Couronne; traite des esclaves; commerce du mercure, du bois «brésil»; pêche des perles ou du corail; exploitations minières (cuivre, alun, mercure); activités industrielles, comme la fabrication de la bière, du savon ou de la poudre à canon. D’autres asientos, plus caractéristiques de la politique de colonisation, encourageaient l’acclimatation en Amérique d’espèces animales ou végétales de l’Ancien Monde: animaux de bât, ver à soie, plantes tinctoriales ou arbres à épices.
On s’explique toutefois que le monopole de la traite négrière ait été l’asiento par excellence: l’importance des intérêts qu’il mettait en jeu et les possibilités qu’il ouvrait à la vaste contrebande des produits manufacturés faisaient de son attribution une des plus grosses affaires du commerce international. Il est d’ailleurs très significatif et bien caractéristique de l’insuffisance des réseaux commerciaux de l’Espagne – qui ne possédait pas de comptoirs de traite en Afrique – que les bénéficiaires de l’asiento aient presque toujours été des étrangers.
L’histoire de l’asiento, dans ses traits essentiels, peut se résumer en quelques grandes étapes.
Prépondérance portugaise
Du début du XVIe siècle à 1595, il n’y a pas d’asiento général. La Couronne espagnole concède ou vend à des particuliers des licences d’importation pour des quantités très variables d’esclaves: 4 000, en 1518, pour la concession à Laurent de Gorrevod, aussitôt revendue à des marchands génois; 4 000 encore en 1528, dans le contrat avec H. Ehinger, représentant des Welser. Mais souvent, il ne s’agit que de quelques têtes, au profit d’un fonctionnaire ou d’un négociant. Vers le milieu du XVIe siècle, Séville est le grand marché où se négocient les licences.
Mais les véritables fournisseurs d’esclaves sont les Portugais, maîtres des factoreries africaines. Après l’union des deux couronnes d’Espagne et du Portugal, en 1580, ils affirment ouvertement leur prépondérance dans le trafic esclavagiste. À partir de 1595 et jusqu’à la rébellion du Portugal en 1640, c’est avec des marchands de Lisbonne que le roi d’Espagne conclut des asientos généraux, portant sur l’introduction aux Indes occidentales de 4 000 à 5 000 esclaves par an, contre une redevance de 20 à 25 ducats par tête (asientos Gómez Reynel, Rodríguez et Váez Coutinho, Rodríguez de Elvás, Rodríguez Lamego, Gómez Ángel). Plus de 150 000 Noirs furent ainsi importés légalement en Amérique en un demi-siècle, sans compter bon nombre d’esclaves introduits en contrebande.
Influence hollandaise
Dans une troisième période, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le contrôle de la traite est aux mains des Hollandais, soit qu’ils fournissent en captifs les asentistas génois (Grillo et Lomelín; Barroso del Pozo et Porcio) ou castillans (García et Siliceo), soit qu’ils pratiquent depuis Curação une fructueuse contrebande. En 1685, quand l’asiento est officiellement concédé à Balthazar Coymans, marchand-banquier d’Amsterdam, puis, de 1694 à 1701, à une compagnie portugaise soutenue par le gouvernement de Lisbonne, la traite américaine devient ouvertement une affaire de caractère international.
L’obtention du privilège de l’asiento fut un des enjeux de la guerre de la Succession d’Espagne. En 1701, Philippe V concéda à la Compagnie française de Guinée, qui ajouta à son nom «et de l’Asiento», le droit d’importer, en dix ans, 48 000 nègres en Amérique espagnole. Pour le gouvernement français et les gros actionnaires de la compagnie, Samuel Bernard, Crozat, les commerçants malouins, c’était le moyen de s’introduire officiellement dans le grand commerce des Indes occidentales. L’échec fut cependant complet, en raison des difficultés d’approvisionnement en esclaves et de la contrebande anglo-hollandaise, favorisée par les fonctionnaires espagnols des ports américains. D’autre part, les gouvernements français et espagnol épuisèrent les ressources financières de la compagnie en disposant du produit des emprunts et en exigeant d’elle des avances extraordinaires.
Évolution du privilège de l’asiento
Ces difficultés ne découragèrent pas les ambitions de l’Angleterre, qui ne cessa de réclamer à son profit le privilège de l’asiento, en raison surtout des facilités exceptionnelles qu’offrait la traite à la pratique de la contrebande. En 1713, l’asiento fut attribué à l’Angleterre et confié à la South Sea Co. (Compagnie de la mer du Sud), fondée en 1711, par une disposition de droit international annexe au traité d’Utrecht. Il prévoyait l’importation, en trente ans, de 144 000 nègres en Amérique, contre un droit de 33 pesos et demi par esclave et une avance de 200 000 piastres au gouvernement espagnol. La compagnie bénéficiait de divers privilèges (ouverture des ports, établissement de facteurs, droit de cabotage), auxquels s’ajouta bientôt celui du vaisseau de permission. Elle recueillit auprès du public anglais des capitaux importants et joua en outre un rôle essentiel dans la consolidation de la dette flottante britannique en transformant en actionnaires les créanciers de l’État.
En dépit des guerres et des difficultés d’application, le privilège de la compagnie anglaise dura jusqu’en 1759. Ce n’est sans doute pas de la traite elle-même que la compagnie tira ses plus gros bénéfices: le marché hispano-américain des esclaves perdait beaucoup de son importance au XVIIIe siècle, en raison de la croissance de la population indigène et métisse et du développement du système du péonage pour dettes dans les grandes haciendas. C’est ainsi que la compagnie n’importa au Mexique, de 1715 à 1733, qu’une centaine d’esclaves par an et que le prix de la main-d’œuvre servile ne cessa de baisser dans les domaines continentaux de l’Espagne. Mais les profits retirés du vaisseau de permission et de la contrebande à bord des navires négriers étaient sans conteste infiniment plus substantiels.
À l’expiration du privilège anglais, l’asiento passa à un groupe de commerçants basques (contrat Uriarte et Compañía general de negros) de 1765 à 1779. Puis le gouvernement espagnol adopta une politique plus souple, aboutissant en 1789 à une liberté d’importation à peu près complète, qui favorisa surtout les plantations cubaines. Avec l’adhésion de l’Espagne, en 1817, au traité abolissant la traite négrière, prend fin, après trois siècles, l’histoire de l’asiento, expression privilégiée du capitalisme commercial des premiers temps modernes.
3. De l’abolition au sous-développement
L’abolition de l’esclavage s’effectua par étapes tout le long du XIXe siècle. On peut distinguer trois périodes: jusqu’à la guerre de Sécession, à l’instigation de l’Angleterre, le droit d’asiento fut aboli et le commerce international des esclaves réprimé. La guerre de Sécession fut l’aboutissement le plus spectaculaire des mouvements internes par lesquels des pays de plus en plus nombreux supprimaient l’esclavage à l’intérieur de leurs propres frontières. En dernier lieu, à partir de la fin du XIXe siècle, les pays colonisateurs, en s’emparant des sources africaines d’hommes, y abattirent le pouvoir des trafiquants négriers.
L’abolition de la traite
William Pitt puis lord Wilberforce avaient essayé à de nombreuses reprises d’entraîner les Communes dans la répression du commerce des nègres. Avec Canning, en 1825, celles-ci proclamèrent «la liberté civile et religieuse des deux mondes». La Grande-Bretagne prit dès lors la tête du mouvement anti-esclavagiste. En trente-trois ans, elle ne signa pas moins de vingt-huit traités pour la renonciation à la traite et la répression de la fraude négrière.
À son instigation, les États européens signèrent la première réprobation universelle de l’esclavage. Ce fut encore sur son initiative que le congrès d’Aix-la-Chapelle l’abolit; à partir de ce congrès, les nations renoncèrent progressivement à la traite des nègres, puis affranchirent les esclaves dans leurs colonies. Les années 1831, 1833 et 1845 furent marquées par des traités franco-anglais. Toutefois, ce fut la révolution de 1848 qui décréta la suppression définitive de l’esclavage dans les colonies françaises, le 4 mars 1848, et l’inscrivit dans l’article 6 de sa Constitution.
La Grande-Bretagne imposa peu à peu son contrôle maritime, et toutes les nations acceptèrent progressivement de s’y plier. Le Portugal, qui procéda à ses premiers affranchissements au Brésil en 1856 seulement, les Pays-Bas (abolition de l’esclavage aux Indes néerlandaises en 1860) et l’Espagne furent les dernières nations esclavagistes.
La guerre de Sécession
Il est aujourd’hui classique de dire de la guerre de Sécession qu’elle a fait s’affronter deux systèmes économiques aux structures opposées. Dans le Sud s’était constituée une économie agricole très semblable à celle des pays d’Amérique latine, fondée sur la production de produits tropicaux. Une société colonialiste s’y était formée, plus proche, au fond, de celle des Antilles ou du Brésil que de celle des États du Nord. La plantation coloniale restait le moyen de mise en valeur de sols du sud des États-Unis, et les maisons décrites par Harriet Beecher Stowe ou, plus tard, par Margaret Mitchell ne sont pas différentes par leur disposition de la «Casa grande» brésilienne de Gilberto Freyre. Au contraire, la structure économique des États du Nord était plus largement industrielle et la main-d’œuvre était rémunérée. L’abolitionnisme nordiste était justifié par le souci d’éviter la concurrence de la main-d’œuvre servile non rétribuée face aux salaires élevés du Nord. Cette guerre tire son caractère particulier du fait qu’elle mit aux prises une colonie de plantation et une colonie de peuplement dont les points de vue sociaux ne pouvaient coexister à l’intérieur des mêmes frontières.
La colonisation et l’internationalisation de la lutte contre l’esclavage
Sur les traces des Caillé, Livingstone, Stanley, Savorgnan de Brazza, des missionnaires, des administrateurs militaires pénétrèrent au cœur du continent noir et contrecarrèrent les activités de nombreux marchands, souvent arabes, qui s’étaient infiltrés en Afrique où ils rassemblaient et commercialisaient les esclaves.
Les dernières phases de l’action officielle contre l’esclavage se déroulèrent sur la scène internationale, du traité de Washington, en 1862, et de la Conférence de Bruxelles de 1876 à l’Acte international de la Conférence de Berlin, en 1885, et à la Conférence de Bruxelles de 1890, à laquelle participaient les peuples colonisateurs.
Le pacte de la Société des nations prévoyait dans les articles 22 et 23 la répression de la traite des esclaves et les membres de la Société prirent l’engagement d’abolir le travail servile. C’est en procédant du même esprit que furent introduits dans les pactes des mandats de tutelle B et C de semblables dispositions. Plus tard, la Commission temporaire de l’esclavage, réunie en 1924 à Genève à la suite d’une intervention du Bureau international du travail de 1921, édita deux rapports contre l’esclavage dans les colonies. Ces travaux menèrent à la signature de la convention relative à l’esclavage du 25 septembre 1926.
La suppression de l’esclavage a été réaffirmée par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (10 déc. 1948, art. 4).
Après l’abolition
La cité antique avait eu le génie d’inventer la sportule et le Moyen Âge celui de transformer ses travailleurs en serfs. Ainsi, on l’a constaté, les entraves de la captivité ne s’étaient-elles pas relâchées prématurément. Et l’homme qu’elles enserraient se trouvait toujours englobé dans une hiérarchie d’où son chômage, au moins, était exclu.
Les mesures d’abolition de l’esclavage moderne, au contraire, firent preuve de la plus grande imprévoyance. Elles ne prévirent pas, en effet, les structures qui auraient permis aux nouveaux citoyens de continuer de travailler la terre pour leur propre compte. Les différentes écoles d’abolitionnistes, en Angleterre et en France, étaient mues essentiellement par des considérations philosophiques ou morales. Elles ne pouvaient pas comprendre, de ce fait, que la force économique et sociale de l’institution qu’elles combattaient au nom des droits de l’homme était d’accorder, malgré tout, le minimum «vital» aux esclaves. En remettant ceux-ci en liberté, les abolitionnistes n’avaient pas prévu le relais indispensable pour leur éviter de sombrer dans le prolétariat, et c’est ce prolétariat de couleur qui pose encore de nos jours un problème social si aigu dans d’assez nombreuses régions du Tiers Monde où la densité démographique est très élevée et où le sous-emploi, faute d’une plus juste répartition des moyens de production, engendre un chômage permanent. On peut avancer de ce fait qu’une grande partie des germes révolutionnaires se développent actuellement dans un milieu que des mesures d’abolition plus complètes eussent rendu moins favorable.
esclavage [ ɛsklavaʒ ] n. m.
• 1577; de esclave
1 ♦ État, condition d'esclave. ⇒ servitude; captivité; chaîne, fer. L'esclavage antique. Transformation de l'esclavage en servage au Moyen Âge. L'esclavage des Noirs au XVIII e siècle. ⇒ traite. Emmener, réduire en esclavage. L'abolition de l'esclavage (⇒ abolitionnisme; antiesclavagiste) . « l'esclavage [des Noirs] est un fait passé que nos auteurs ni leurs pères n'ont connu directement. Mais c'est aussi un énorme cauchemar » (Sartre) .
2 ♦ État de qqn qui est soumis à une autorité tyrannique. ⇒ asservissement, assujettissement, dépendance, domination, joug, oppression, servitude. Tenir tout un peuple dans l'esclavage. — État d'une personne dominée (par ses passions, ses instincts). ⇒ tyrannie. « Le mot de passion nous avertit fortement ici, car il désigne un esclavage et un malheur » (Alain).
3 ♦ Chose, activité qui impose une contrainte. ⇒ contrainte, gêne, sujétion. Ce travail est un véritable esclavage. Doctrine qui tient les esprits en esclavage. Se libérer, se délivrer de l'esclavage des habitudes. L'esclavage de la drogue.
4 ♦ (1704) Collier qui descend en demi-cercle sur la poitrine, et qui rappelle la chaîne de l'esclave.
⊗ CONTR. Affranchissement, émancipation, libération; domination, indépendance , liberté.
● esclavage nom masculin (de esclave) Fait pour un groupe social d'être soumis à un régime économique et politique qui le prive de toute liberté, le contraint à exercer les fonctions économiques les plus pénibles sans autre contrepartie que le logement et la nourriture. État, condition d'esclave. État, condition de ceux qui sont sous une domination tyrannique ; asservissement, servitude : Tenir un peuple en esclavage. Dépendance étroite de quelqu'un à l'égard de quelque chose ou de quelqu'un ; activité qui impose une sujétion, une contrainte : L'esclavage de la drogue. ● esclavage (citations) nom masculin (de esclave) Yves Bonnefoy Tours 1923 Pour avoir voulu libérer, il rend esclave. Rimbaud par lui-même Le Seuil Astolphe, marquis de Custine Niederwiller, Meurthe, 1790-Paris 1857 On peut dire des Russes, grands et petits, qu'ils sont ivres d'esclavage. La Russie en 1839 François de Salignac de La Mothe-Fénelon château de Fénelon, Périgord, 1651-Cambrai 1715 Le plus libre de tous les hommes est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. Les Aventures de Télémaque Jean de La Bruyère Paris 1645-Versailles 1696 Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu, si ce n'est un courtisan plus assidu ? Les Caractères, De la cour Pierre Choderlos de Laclos Amiens 1741-Tarente 1803 Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation. De l'éducation des femmes Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 Mon imitation n'est point un esclavage. Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. Épître à Huet Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu château de La Brède, près de Bordeaux, 1689-Paris 1755 Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. De l'esprit des lois Jean Paulhan Nîmes 1884-Neuilly-sur-Seine 1968 Académie française, 1963 Le bonheur dans l'esclavage fait de nos jours figure d'idée neuve. Le Bonheur dans l'esclavage Pauvert Nicole Vedrès 1911-1965 L'homme libre est celui qui n'a pas d'esclaves. Paris, 6e Le Seuil Lucain, en latin Marcus Annaeus Lucanus Cordoue 39 après J.-C.-Rome 65 Ils ignorent que les épées sont données pour que personne ne soit esclave. Ignorant datos, ne quisquam serviat, enses. Pharsale, IV, 579 Tacite, en latin Publius (ou Caius) Cornelius Tacitus vers 55-vers 120 après J.-C. Ô hommes prêts à l'esclavage ! « O homines ad servitutem paratos ! » Annales, III, 65 Commentaire Exclamation prêtée à Tibère, chaque fois qu'il sortait du sénat. Voir Britannicus de Racine (IV, 4) : « Leur prompte servitude a fatigué Tibère. » William Pitt, dit le Second Pitt Hayes, Kent, 1759-Putney, près de Londres, 1806 La nécessité, telle est la raison que l'on invoque pour toute atteinte à la liberté humaine. C'est l'argument des tyrans ; c'est le credo des esclaves. Necessity is the plea for every infringement of human freedom. It is the argument of tyrants ; it is the creed of slaves. Discours à la Chambre des communes, 18 novembre 1783 William Shakespeare Stratford on Avon, Warwickshire, 1564-Stratford on Avon, Warwickshire, 1616 La pensée est l'esclave de la vie, et la vie est le fou du temps… … Thought's the slave of live, and life time's fool… Henry IV, V, 4, Hotspur ● esclavage (synonymes) nom masculin (de esclave) État, condition d' esclave.
Synonymes :
- ilotisme
- servage
Contraires :
État, condition de ceux qui sont sous une domination tyrannique ;...
Synonymes :
- joug
Contraires :
- liberté
Dépendance étroite de quelqu'un à l'égard de quelque chose ou de...
Synonymes :
- carcan (familier)
- chaîne
- collier
- fers
- sujétion
- tyrannie
esclavage
n. m.
d1./d Condition, état d'esclave.
d2./d Par ext. état de dépendance, de soumission (à un pouvoir autoritaire).
|| Fig. état d'une personne entièrement dominée (par une passion, un besoin).
d3./d Ce qui rend esclave (sens 3). La toxicomanie est un véritable esclavage.
Encycl. Pendant l'Antiquité, l'esclavage était limité en égypte mais il eut une grande importance économique en Grèce et à Rome. Au Moyen âge, en Europe, il céda la place au servage, mais subsista sur le pourtour de la Méditerranée et dans le monde musulman, où les esclaves étaient des chrétiens et des Noirs. Beaucoup de sociétés africaines ont connu l'esclavage des prisonniers de guerre et de leurs descendants. Le trafic négrier, disparu en général en Europe au XVIe s., reprit avec la découverte de l'Amérique et le génocide de ses autochtones. à la traite arabe vinrent s'ajouter en Afrique les razzias des négriers européens, avec la complicité de certains souverains locaux. On évalue à quinze millions le nombre de personnes qui, déportées en Amérique, y furent astreintes à un travail épuisant dans les plantations de canne à sucre et de coton notam. Les excès des esclavagistes amenèrent à la fin du XVIIIe s. une réaction abolitionniste. La traite fut interdite (Angleterre: 1807; France: 1815), puis les esclaves furent libérés (Angleterre: 1833; France: 1848; États-Unis: 1865). L'esclavage fut condamné par la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU (1948). Cependant, il ne fut aboli par l'Arabie Saoudite qu'en 1963, par la Mauritanie qu'en 1980. Il n'a pas encore totalement disparu. Dans certaines régions du monde, la condition des femmes et celle des enfants soumis au travail ou à la prostitution s'apparente encore à l'esclavage.
⇒ESCLAVAGE, subst. masc.
A.— État d'esclave (au sens A). L'esclavage antique; l'esclavage des nègres; abolir l'esclavage. L'esclavage aux États-Unis! Y a-t-il un contresens plus monstrueux? (...); la liberté portant une chaîne, (...) c'est inouï (HUGO, Corresp., 1851, p. 20). Quand, après l'effondrement de la société antique et du régime romain fondé sur la conquête, l'esclavage fut amendé en servage, les serfs aussi furent sur la glèbe objets de quelque propriété individuelle (JAURÈS, Ét. soc., 1901, p. 152) :
• 1. De là à l'idée que tous avaient une égale valeur en tant qu'hommes, et que la communauté d'essence leur conférait les mêmes droits fondamentaux, il n'y avait qu'un pas. Mais le pas ne fut pas franchi. Il eût fallu condamner l'esclavage, renoncer à l'idée grecque que les étrangers, étant des barbares, ne pouvaient revendiquer aucun droit.
BERGSON, Deux sources, 1932, p. 77.
SYNT. Esclavage civil, domestique; dur, pénible, vil esclavage; les chaînes de l'esclavage; abolition, suppression de l'esclavage; partisans de l'esclavage; tomber en esclavage; réduire, soumettre en esclavage; affranchir de l'esclavage; arracher à l'esclavage.
B.— P. ext. État de dépendance totale d'une personne à l'égard de quelqu'un ou de quelque chose.
1. État d'une personne ou d'une collectivité soumise au pouvoir tyrannique d'une autre personne ou d'un groupe de personnes dans l'ordre politique et social. Esclavage politique; esclavage nazi; esclavage d'une nation; esclavage du peuple; esclavage des femmes; réduire les citoyens en esclavage; tenir qqn en esclavage. À cette époque d'esclavage dans l'ordre religieux correspond, dans l'ordre politique, le plein développement de l'absolutisme (LAMENNAIS, L'Avenir, 1830-31, p. 214).
— Dans l'ordre moral. L'oisiveté de l'homme sans place est auprès des femmes une qualité puisqu'elle le met à leur service. Disraëli se soumit avec joie à ce ravissant esclavage (MAUROIS, Disraëli, 1927, p. 86) :
• 2. À peine l'amour vous est-il accordé que là aussi, comme dans vos fausses amitiés, de ce don libre vous faites une servitude et un esclavage et commencez de la minute où on vous aime, à vous découvrir lésé. Et à infliger, pour mieux asservir, le spectacle de votre souffrance.
SAINT-EXUP., Citad., 1944, p. 648.
2. État de celui dont la volonté, la liberté personnelle sont dominées par des forces contraignantes intérieures ou extérieures à lui-même. L'esclavage de l'âme, de l'esprit; l'esclavage du péché, de l'habitude. St Paul n'entend la liberté que par opposition à l'esclavage des passions et du monde (MAINE DE BIRAN, Journal, 1823, p. 388). L'esprit ne dort pas dans le sommeil, mais il semble appartenir tout aux sens et tomber, la nuit, sous l'esclavage des sensations physiques qui le régissent (GONCOURT, Journal, 1860, p. 740) :
• 3. Le principe des passions réside dans un certain esclavage, que l'âme se donne à elle-même : l'âme se lie elle-même. Cet esclavage n'a rien à voir avec le déterminisme qui n'est que la règle de nécessité qui lie des objets pour une conscience théorique. L'esclavage des passions est quelque chose qui arrive à un sujet, c'est-à-dire à une liberté.
RICŒUR, Philos. volonté, 1949, pp. 25-26.
— P. méton. Ce qui crée un état de dépendance, contrainte intolérable. Au diable tous les esclavages, même celui de la langue! (BARB. D'AUREV., 2e Memor., 1838, p. 280). Voltaire qui déplorait l'esclavage de la rime estimait pourtant que nous devions à cette contrainte bien des chefs-d'œuvre (Jeux et sp., 1968, p. 751).
C.— [P. réf. à la chaîne portée par l'esclave (cf. supra A)] Objet de parure féminine, chaîne ou collier orné de diamants ou de pierres précieuses, descendant en demi-cercle sur la poitrine. Je lui ai donné (...) ma jeannette d'or, mon esclavage, mon épinglette (BARB. D'AUREV., Ensorc., 1854, p. 211). Robe brodée en esclavage. Petits médaillons enfermés dans une guirlande de différentes fleurs (d'apr. Obs. modes, 1822, p. 192).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1599 (VIGENÈRE, Vie d'Apollonius Thyanéen, 492, éd. 1611 ds DELB. Notes mss). Dér. de esclave; suff. -age. Fréq. abs. littér. :1 134. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 2 461, b) 1 516; XXe s. : a) 728, b) 1 471.
DÉR. Esclavager, verbe trans., rare (et souvent proche de l'emploi fig.). Rendre esclave. La pauvre Antigone esclavagée par la candidature perpétuelle de son père (A. DAUDET, Immortel, 1888, p. 252). Dans les régions que nous avons traversées ce n'étaient que races piétinées, non tant viles peut-être qu'avilies, esclavagées, n'aspirant qu'au plus grossier bien-être (GIDE, Voy. Congo, 1927, p. 815). Emploi pronom. réfl. Se rendre esclave. Nous nous sommes enrichis [par des idées étrangères] sans nous esclavager (MAUCLAIR, De Watteau à Whistler, 1905, p. 106). — []. — 1re attest. 1876 (A. DAUDET, Jack, t. 2, p. 179); de esclavage, dés. -er.
BBG. — DARM. 1877, p. 118 (s.v. esclavager). — THOMAS (A.). Nouv. Essais 1904, p. 262.
esclavage [ɛsklavaʒ] n. m.
❖
1 (Rare en emploi libre). État, condition d'esclave. || L'esclavage de qqn; l'esclavage d'un captif. || Mettre fin à un esclavage par l'affranchissement. — Plus cour. Condition collective d'esclave. || L'esclavage des femmes et des enfants. || L'esclavage des Noirs au XVIIIe, au XIXe siècle. ⇒ Négrier; traite. — ☑ Loc. En esclavage. || Être en esclavage. || Emmener, réduire qqn en esclavage. — Être réduit à l'esclavage, à un cruel, un dur esclavage.
♦ Durée de la condition d'esclave. || Un long esclavage.
♦ Pratique de la possession et de la vente d'esclaves, dans une société; institutions de la possession, du trafic et du travail forcé des esclaves. ⇒ Esclavagisme. || L'esclavage antique. || Transformation de l'esclavage en servage, au Moyen Âge. || L'esclavage en Amérique, aux Antilles aux XVIIIe et XIXe siècles. ⇒ aussi Traite. || L'abolition de l'esclavage (⇒ Abolitionnisme; antiesclavagiste).
1 (…) comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature (…)
Montesquieu, l'Esprit des lois, XV, 7.
2 L'esclavage proprement dit est l'établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens.
Montesquieu, l'Esprit des lois, 1.
3 La loi du plus fort, le droit de la guerre injurieux à la nature, l'ambition, la soif des conquêtes, l'amour de la domination et de la mollesse, introduisirent l'esclavage qui, à la honte de l'humanité, a été reçu par presque tous les peuples du monde.
3.1 Ce qui reste d'esclavage en notre temps tient à la guerre, et à la menace de guerre. C'est là que doit se porter l'effort des hommes libres, seulement là.
Alain, Propos, 27 août 1927, Politique et économique.
4 La Convention, sur la proposition de Grégoire, avait, en 1793, aboli la prime pour la traite des nègres. Le 4 février 1794, elle décréta, par acclamation, l'abolition de l'esclavage dans les colonies.
Rambaud, Hist. de la civilisation contemporaine, p. 159.
5 Par les décrets du 27 avril 1848, rendus sur l'initiative de Schœlcher, l'esclavage, aboli une première fois par la Convention, a été définitivement supprimé dans nos colonies primitives (…)
Rambaud, Hist. de la civilisation contemporaine, p. 585.
6 L'esclavage est une institution qui existe aux origines mêmes de Rome et qui n'a jamais disparu du Droit romain, même byzantin.
Giffard, Précis de droit romain, no 348.
7 C'est pendant les siècles de l'esclavage que le noir a bu la coupe d'amertume jusqu'à la lie; et l'esclavage est un fait passé que nos auteurs ni leurs pères n'ont connu directement. Mais c'est aussi un énorme cauchemar dont même les plus jeunes d'entre eux ne savent pas s'ils sont bien réveillés.
Sartre, Situations III, p. 273.
♦ Par anal. Loc. (Années 1970). || Esclavage moderne : le fait de faire travailler qqn dans des conditions illégales et indignes, sans rémunération ni titre de travail, et souvent en maltraitant la personne employée. || « (…) une jeune Togolaise victime de l'esclavage moderne » (le Monde, 5 mai 2000, p. 34).
2 (Rare, sauf dans des syntagmes plus ou moins figés en loc.). État de qqn qui est soumis à une autorité tyrannique. ⇒ Asservissement, assujettissement, dépendance, domination, joug, oppression, servitude, subordination, sujétion. || Être en esclavage sous un despote. || Tenir tout un peuple dans l'esclavage. || Sortir, s'affranchir d'un esclavage. || L'esclavage de la femme.
8 Rendre pour jamais l'Italie indépendante de l'Allemagne, après sept cents ans de sujétion, ou d'esclavage, ou de soumission (…)
Voltaire, Mélanges historiques, Mens. imprimés.
9 (…) seule, enfermée, en butte à la persécution d'un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage ?
Beaumarchais, le Barbier de Séville, I, 3.
♦ Vivre dans l'esclavage de qqn, dans la soumission à qqn.
♦ Domination absolue (des passions, des instincts). || L'esclavage des passions (⇒ Tyrannie). || L'amour est un esclavage.
10 Brisez les tristes fers du honteux esclavage
Où vous tient du péché le commerce odieux.
Molière, Poésies diverses, « Quatrains ».
11 Le mot de passion nous avertit fortement ici, car il désigne un esclavage et un malheur (…)
Alain, les Aventures du cœur, p. 24.
3 (1690). Chose, activité qui impose une contrainte. ⇒ Chaîne, contrainte, gêne, sujétion. || Ce travail est un véritable esclavage. || Fumer, se droguer est un esclavage. || L'esclavage des convenances, des habitudes. || Doctrine qui tient les esprits en esclavage. || Se libérer, se délivrer d'un esclavage.
12 Maintenant quelques mots plus sérieux sur l'égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l'esclavage des âmes (…)
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. VI, p. 326.
13 Un monde sans science, c'est l'esclavage, c'est l'homme tournant la meule, assujetti à la matière, assimilé à la bête de somme. Le monde amélioré par la science sera le royaume de l'esprit, le règne des fils de Dieu.
Renan, Instruction supérieure en France, Œ. compl., t. I, p. 70.
♦ Contrainte imposée. || L'esclavage de la rime.
B (1704). Collier qui descend en demi-cercle sur la poitrine, et qui rappelle la chaîne de l'esclave. || Un esclavage de perles.
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CONTR. Affranchissement, émancipation, libération; domination, indépendance, liberté, omnipotence, tyrannie.
DÉR. Esclavager, esclavagiste. — V. Esclavagisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.