CONTROVERSE
CONTROVERSE
À l’opposé de ce qui s’est passé en théologie, où l’on cultivait l’art de la controverse (le cardinal Bellarmin occupa, pour l’enseigner, une chaire à Louvain, puis, à partir de 1576, au Collège romain, et il écrivit un traité des Controverses ), l’existence de controverses a pu apparaître comme une sorte de péché originel et une honte secrète pour la philosophie et pour les sciences. Chez les Grecs, la constatation par les sophistes du fait que, à chaque argument, il est possible d’opposer un argument contraire d’égale valeur — ce qui fut à l’origine d’un célèbre recueil d’«arguments doubles» (dissoi logoi ) —, amena Agrippa à voir dans la discorde (diaphonia ) l’un des motifs de la suspension du jugement: les sceptiques furent les premiers théoriciens de la controverse. Depuis lors, elle est restée, dans l’opinion dominante, comme une malédiction de la pensée et l’indice de la fragilité du discours philosophique. Ce fut la position de Francis Bacon, de Leibniz (pour qui le «calcul» devait constituer la façon de mettre fin aux controverses) ou de Kant, dont la philosophie vise à arrêter les «combats sans fin» de la métaphysique ou, tout au moins, à trouver des procédés permettant de décider si chaque question philosophique peut ou non avoir une solution. Auguste Comte et le néo-positivisme viennois soutiendront des vues analogues.
Toutefois, on rencontre aussi chez Kant une seconde attitude à l’égard des controverses. Il existe un «intérêt» dans le «conflit» de la raison avec elle-même, car ce conflit dévoile les limites internes de la pensée, qui est par essence aporétique. Cette problématique demeurera au cœur de l’idéalisme allemand et elle est encore vivante dans la théorie catégoriale de N. Hartmann. En philosophie des sciences, la même approche inspire la dialectique mathématique d’A. Lautman, la thèse de R. Thom selon laquelle chaque science est tributaire d’apories fondatrices, l’analyse «thématique» de G. Holton. Dans leur signification profonde, les controverses renvoient à des oppositions catégoriales apparemment indépassables, qui, d’une part, sont indispensables à la compréhension des phénomènes et jouent comme autant de contraintes cognitives, et qui, d’autre part, pourtant, sont l’occasion de stratégies toujours différentes et sans cesse renouvelées — par exemple, continu/discret (en mathématiques, notamment); force/champ et matière/énergie (en physique); formeonction et structure/transmission (en anthropologie, en biologie, en linguistique, dans la psychologie du développement); évolution/catastrophe et fixisme/mobilisme (en cosmologie, géologie, biologie).
Dans cet éclairage, les controverses ne surgiront pas comme un indice du faux. Elles font passer de la censure du dogmatisme, dont s’acquitte le scepticisme, à la «critique de la raison», c’est-à-dire à la définition des conditions de l’exercice de la pensée. À partir de là, il est permis — c’est une troisième position — de chercher dans la controverse le principe d’une heuristique: on ne pense pas seulement sur quelque chose; on pense aussi contre; et, pour penser «sur», il est peut-être utile de penser «contre». Pour Platon déjà, la dialectique, le dialogue critique, signifie une voie de «purification de l’âme des opinions qui font obstacles aux sciences», comme il est dit dans Le Sophiste (231 d). La controverse est également une heuristique dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes de Galilée; et Leibniz lui-même a pu écrire que, à l’instar du débat judiciaire, la controverse bien réglée se convertit en un moyen de parvenir à la vérité.
Il y a ainsi un bon usage des controverses — et il n’y aura qu’un pas à franchir pour en faire l’apologie avouée. Telle fut la thèse de Montaigne (qui, dans l’«art de conférer», «aime une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en âpreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, en les morsures et égratignures sanglantes», Essais , III, 8) et, plus près de nous, celle de John Stuart Mill (On Liberty ), de K. Popper, d’I. Lakatos, de P. Feyerabend. Les controverses sont le meilleur témoignage d’une pensée qui, en même temps «finie» et infiniment fertile, continuellement se dédouble en de nouvelles hypothèses.
En ce qui concerne plus particulièrement les sciences, les controverses saisissent le savoir comme étant d’emblée une connaissance «publique», partagée et divisée. Les objets s’y présentent réfractés par les interactions sociales et personnelles; les oppositions théoriques sont psychiquement investies. Le trait principal des controverses scientifiques consiste, en effet, dans le nombre de leurs enjeux: d’un côté, les protagonistes, le jeu des personnalités, l’impact de la socialisation en des «paradigmes» différents ou opposés; de l’autre côté, la concurrence des programmes de recherche, les controverses représentant des tests du travail scientifique, des bancs d’essai pour les théories de la rationalité. En outre, elles se révèlent être une sorte de point critique dans l’innovation (au sens où l’invention acquiert un crédit social), quand elles somment les communautés scientifiques de choisir entre l’ancien et le nouveau. Enfin, les controverses influent sur la transmission des connaissances, car elles fonctionnent comme des «bonnes formes», avec une vertu propre de contagion, de propagation et aussi de simplification (surtout dans leur phase initiale, où joue parfois avec force une tendance à accentuer les divergences). Les controverses apparaissent ainsi comme une composante à la fois «externe» et «interne» de l’entreprise scientifique, en laissant voir ensemble les contraintes formelles de la connaissance et la sociologie de la communication scientifique. Avec les controverses, le débat des écoles et la polémique des idées se haussent au niveau de l’«intérêt de la raison».
controverse [ kɔ̃trɔvɛrs ] n. f.
• 1285; controversie 1236; lat. controversia « choc »
♦ Discussion argumentée et suivie sur une question, une opinion. ⇒ débat, polémique. Soulever, provoquer une vive controverse. « Ils se trouvent engagés dans des controverses inexpiables, car la raison n'est pas l'arbitre de ces querelles » (Caillois). Controverse théologique, scientifique.
● controverse nom féminin (latin controversia) Discussion suivie sur une question, motivée par des opinions ou des interprétations divergentes : Controverse scientifique. Art de discuter les questions religieuses ; traité où est élaboré et enseigné cet art. ● controverse (synonymes) nom féminin (latin controversia) Discussion suivie sur une question, motivée par des opinions ou...
Synonymes :
- débat
- dispute (vieux)
- polémique
controverse
n. f. Débat suivi, contestation sur une question, une opinion, un point doctrinal. Il y a là matière à controverse.
⇒CONTROVERSE, subst. fém.
Discussion argumentée, contestation sur une opinion, un problème, un phénomène ou un fait; p. méton. ensemble des éléments divergents ou contradictoires du débat. Longue controverse, matière à/de controverse. Chacun sait la fameuse controverse qui opposa, il va y avoir un siècle, partisans et adversaires de la « génération spontanée » (TEILHARD DE CH., Phénom. hum., 1955, p. 101).
• 1. — M. le procureur du roi, je n'imagine pas qu'un plaidoyer soit une controverse, et vous m'interrompez au moment où j'allois au-devant de l'objection.
BALZAC, Annette et le criminel, t. 4, 1824, p. 55.
— En partic., THÉOL. Débat sur les points litigieux de la doctrine; art de ce débat. ,,Étudier la controverse, étudier les matières de controverse; prêcher la controverse, éclaircir dans la chaire les points de doctrine qui sont en contestation entre les catholiques et les hérétiques`` (Ac. 1798-1878) :
• 2. C'est une triste chose que d'en être aux professions de foi, aux controverses religieuses, à ces querelles déplorables que l'on n'auroit jamais dû tirer de l'oubli; ...
CHATEAUBRIAND, Essai sur les Révolutions, t. 1, 1797, p. XLII.
• 3. Ce ne serait qu'une affaire de talent : nulle interdiction absolue. L'anecdote et sa moralité, la description et la généralisation, l'enseignement, la controverse, — je ne vois pas de matière intellectuelle qui n'ait été, au cours des âges, contrainte au rythme et soumise par l'art à d'étranges, — à de divines exigences.
VALÉRY, Variété I, 1924, p. 102.
Rem. On rencontre ds la docum. a) L'adj. controversable [En parlant d'un inanimé abstr.] Qui peut être l'objet de controverse(s). Ainsi le charme est l'âme animatrice de la beauté paresseuse, et la plus controversable de toutes les évidences (JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 98). b) L'adj. controverseur, néol. [En parlant d'une pers.] Qui pratique la controverse. Pendant la discussion, Daudet va promener sa douleur d'un bout de son cabinet à l'autre, triste, abattu, aigrement controverseur (GONCOURT, Journal, 1889, p. 974).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. 1236 controversie (Charte liégeoise ds Romania, t. 17, p. 568) — 1637 (H. VICTOR, Le Thresor des trois langues espagnole, françoise et italienne); 1285 controverse (Chartes et documents poitevins du XIIIe s., éd. La Du, n° 241, 1. 6); 2. 1636 relig. controverse de la foi (MONET). Empr. au lat. class. controversia avec, d'abord, une orth. calquée sur celle du mot lat., ensuite plus conforme à la prononc. latine. Fréq. abs. littér. : 340. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 528, b) 492; XXe s. : a) 360, b) 514.
controverse [kɔ̃tʀɔvɛʀs] n. f.
ÉTYM. 1285, controversie « querelle », 1245; lat. controversia « choc », de contra-, et versus, p. p. de vertere « tourner ».
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♦ Discussion suivie (sur une question, autour d'une opinion). ⇒ Discussion, polémique. || Soulever, provoquer une vive controverse. || Controverse théologique, scientifique. || Soutenir une controverse. || De longues, de vives controverses. || Matière à controverse. ⇒ Débat.
1 Si, dans une controverse, l'un des adversaires se bornait à reprendre ce que vient d'alléguer l'autre contre lui, sans rien contester, sans rétorquer, sans qualifier, — en un mot, sans répondre; mais en précisant de plus en plus les arguments dont on veut l'accabler, — je m'assure que cette redite approfondie qu'il en ferait, ce « grossissement » et cette rigueur suffiraient dans le plus grand nombre des cas à énerver et à exécuter la thèse et les raisons ennemies.
Valéry, Suite, p. 178.
2 (…) l'œuvre du puissant statuaire Rodin était le sujet de vives et fréquentes controverses.
Georges Lecomte, Ma traversée, p. 215.
♦ La controverse (collectif) : l'ensemble des controverses. — (Nom d'action). Fait de controverses. || L'art de la controverse. ⇒ Éristique.
♦ En controverse : controversé. || Question en controverse entre les spécialistes.
♦ Discussion théologique. || Controverse entre catholiques et protestants sur un point de foi. || Livres de controverse. — Étudier la controverse, la technique de la discussion théologique. ⇒ Controversiste (1.).
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DÉR. Controverser, controversiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.