CÉRÉALES
Graminées cultivées, les céréales apparaissent, à l’origine même de l’agriculture, plusieurs millénaires avant notre ère. De la cueillette de la graminée sauvage à la moisson des céréales, le passage est sans doute progressif mais toujours très ancien: c’est le premier acte agricole. Les sorghos et les millets, probablement d’origine africaine, sont associés aux cités lacustres préhistoriques d’Europe; ils sont évoqués dans les plus vieux rites des semailles en Chine. La culture du blé, elle aussi, est antérieure à l’histoire: originaire des steppes du Moyen-Orient asiatique, le blé caractérise déjà l’agriculture néolithique de l’Europe moyenne, 6 000 ans avant notre ère; dans les plus anciennes tombes d’Égypte, on le trouve accompagnant des grains d’orge. La riziculture est tout aussi ancienne: on pense qu’elle prit naissance dans les plaines du nord de l’Inde, lors des invasions indo-aryennes, mais il se peut que les Dravidiens aient cultivé le riz avant même l’apparition du sanscrit. Jusqu’en 1960 on ignorait les origines exactes du maïs: les fouilles ont révélé qu’après une phase de cueillette du maïs sauvage, il fut cultivé, voici 7 000 ans, dans le bassin de Tehuacan, à 200 km au sud-est de Mexico.
Aussi les céréales sont-elles toujours en relation avec l’histoire générale des civilisations. Chaque civilisation traditionnelle se signale par son régime alimentaire: en réalité, par la culture d’une ou deux céréales. Vidal de La Blache a défini ces aires alimentaires classiques, telles qu’elles se présentaient avant l’apparition de la civilisation industrielle. L’aire asiatique – plus exactement celle de l’Asie des moussons – est sans doute la mieux définie, la plus cohérente, la plus exclusivement vouée à une céréale. Du Bengale au Japon, en passant par l’Indochine, l’Insulinde, la Chine, le riz règne en maître, et il n’est pas seulement «la base de la nourriture, mais un véritable symbole de la civilisation». Il reste aujourd’hui bien des traits de cette antique prééminence.
Le régime du mil caractérise l’Afrique sèche, entre le désert et la forêt équatoriale. Du Sénégal et du Soudan jusqu’à l’Éthiopie et aux Grands Lacs africains, on retrouve partout la culture des céréales à petits grains: sorgho, mil, millet, plantes peu exigeantes, et précieuses pour confectionner les bouillies journalières. Le même régime recouvre l’Inde intérieure, sur les sols pauvres du Dekkan: le millet (bajri ), le sorgho (jowar ) sont les aliments traditionnels. Les Chinois du Nord cultivent largement une sorte de millet (kaoliang ) en même temps que le blé, dans les régions trop sèches et trop froides pour accueillir les rizières.
Le type américain traditionnel est fondé sur le maïs. Les principaux foyers de cette culture sont les hautes terres «tempérées» du Mexique et des Andes, où elle s’associe fréquemment à celles de la pomme de terre et des haricots. Consommé sous forme de graines bouillies et grillées ou encore de farine, le maïs a accompagné toutes les grandes civilisations précolombiennes et reste la céréale populaire de l’Amérique latine d’aujourd’hui. Ce domaine américain est demeuré parfaitement original jusqu’à la diffusion mondiale du maïs à partir du XVIe siècle.
Les pourtours de la Méditerranée et l’Europe sont les terres du blé et du pain. L’usage du pain de froment caractérisait surtout les plaines au sol fertile. Dans les montagnes et sur les sols acides, le blé laissait la place au seigle et au pain noir: ainsi de l’Allemagne du Nord à la Russie forestière. Sur les terres les plus pauvres de l’Europe du Nord-Ouest, soumises au rude climat atlantique, les céréales panifiables ont été considérées longtemps comme un luxe. L’avoine combinée aux laitages (porridge écossais), les galettes et les bouillies de sarrasin apportèrent longtemps un appoint précieux à l’alimentation. Mais le pain blanc triompha avec la révolution agricole.
Ces aires de consommation n’ont rien d’immuable. La diffusion des céréales est en rapport étroit avec celle des peuples consommateurs, tant il est vrai que les habitudes alimentaires persistent malgré les migrations. Dans l’est et le sud de l’Afrique, la culture du mil a suivi les mouvements du groupe Bantou. La grande navigation maritime a largement étendu l’aire du maïs, grâce aux colonisateurs de l’Amérique, Portugais et Espagnols. C’est par l’Espagne que l’Europe méditerranéenne et danubienne apprend à son tour à cultiver le maïs: on l’appelle encore «blé d’Espagne» en langue d’oc. Les Arabes ont véhiculé l’usage du riz sur les littoraux de l’océan Indien et en Afrique. Les Espagnols et les Italiens ont pris le relais et créé les rizières européennes à la fin du Moyen Âge. Partout les aires s’élargissent, se superposent. Aucune céréale ne connaîtra une extension comparable à celle du blé, qui coïncide avec la conquête que les Européens faisaient du monde.
Aujourd’hui, la notion d’aire alimentaire autonome tend à s’effacer avec la généralisation du commerce et avec l’agriculture scientifique qui fournit sans cesse de nouvelles possibilités d’adaptation des différentes céréales. On assiste à des phénomènes de substitution, les céréales «nobles» progressant aux dépens de céréales plus rustiques. On le vit bien en Europe, à la fin du XIXe siècle, quand le seigle entama un long déclin. Les terres à seigle (ségalas) sont actuellement semées en blé grâce au chaulage, ou bien sont abandonnées. Le mouvement se poursuit en Pologne et en Russie. La culture du sarrasin n’est plus qu’une survivance, le grain étant destiné maintenant aux animaux. En pays tropical, on assiste au déclin des millets et des sorghos. En Amérique latine, le maïs recule devant le blé. En Afrique noire, le riz et le blé progressent dans le régime alimentaire. Au Japon, l’augmentation de la consommation du pain blanc est spectaculaire.
1. La consommation des céréales, indicateur de croissance économique
L’élargissement géographique des consommations va de pair avec une utilisation quantitativement différente des céréales: elle est fonction de la croissance économique. La part des céréales dans le régime alimentaire est un véritable indicateur de cette croissance et de l’augmentation du niveau de vie. On estime ainsi que, dans les villages de l’Inde, plus des trois quarts des calories alimentaires sont fournis par les céréales, alors que, dans les villes des États-Unis, la proportion s’est abaissée à moins d’un quart, et décroît sans cesse au profit du lait, de la viande, des légumes et des fruits.
Dans un premier stade de l’évolution, très largement représenté à travers le monde, le régime alimentaire est presque exclusivement céréalier. Les céréales ont l’avantage de fournir en abondance des calories sous la forme la moins coûteuse qui soit. Un kilo de riz ou de pain en recèle plus de 3 000, et assure ainsi, théoriquement, une énergie suffisante pour travailler chaque jour. En fait, le régime céréalier est très déséquilibré. Le pain de blé ne contient que 13 p. 100 de protéines, de 1 à 2 p. 100 de matières grasses. Le riz blanchi est encore plus pauvre (moins de 10 p. 100 de protéines et moins de 1 p. 100 de matières grasses). La répétition d’un tel régime entraîne des carences graves en vitamines. Le riz décortiqué – ce qui prive le grain de la vitamine B1 – favorise le béribéri. Les peuples mangeurs de maïs souffrent fréquemment de pellagre: ici, c’est l’absence de vitamine PP qui est en cause. Si les enfants d’Afrique noire sont atteints trop souvent de malnutrition maligne (kwashiorkor), ils le doivent à des régimes céréaliers insuffisants en qualité et en quantité.
Dans un deuxième stade, le régime se diversifie, bien que la consommation céréalière par tête atteigne son apogée: la part relative des céréales décroît, mais l’usage de farine et de pain est en augmentation sensible. La faim ancestrale s’efface. En Europe, au cours du XIXe siècle, la consommation individuelle de grains a beaucoup augmenté, avant de diminuer aujourd’hui. C’est dire que la phase d’urbanisation commençante entraîne les plus grosses demandes en céréales. Le phénomène caractérise notre temps. Après l’Europe, aujourd’hui rassasiée, les pays en voie d’industrialisation connaissent cet apogée de consommation individuelle. Chaque phase d’urbanisation déclenche cette demande. Il dépend alors de l’agriculture locale ou du commerce général de pouvoir y répondre.
Vient enfin un stade alimentaire où les besoins de l’homme en céréales se transforment, puis diminuent. Les grains les plus traditionnels, le mil, le riz, le seigle, sont souvent remplacés par le pain de froment, image de la civilisation européenne supérieure. Ce qui s’est passé voici peu en Europe est en train de se produire au Japon, au Mexique, en Afrique noire: on mange du «pain blanc». Puis vient le déclin de l’alimentation à base de céréales. Les spécialistes estiment que, passé le seuil de 2 500-2 700 calories par jour, signe d’une alimentation honorable, ce sont les légumes, la viande, le sucre, les graisses qui remplacent, et au-delà, la farine et le pain. La part des calories fournies par les céréales reste voisine des deux tiers dans l’alimentation des pays pauvres, mais elle est tombée au-dessous d’un quart dans les pays industriels.
La consommation de blé sous forme de pain, de farines, de pâtes alimentaires diminue avec la richesse des nations. Aux États-Unis, on parle d’une chute de cinquante pour cent durant le XXe siècle. Les gros mangeurs de pain qu’étaient les Français suivent les mêmes tendances. On reproche à la céréale d’être «lourde» et on cherche une alimentation variée, légère, même si elle est beaucoup plus coûteuse. «Le pain est devenu un bien inférieur» (L. Malassis). De fait, l’expression ancienne «gagner son pain» tend à être remplacée par l’expression «gagner son bifteck».
Cependant on n’assiste pas pour autant à un déclin économique des céréales, loin de là. C’est que la population mondiale augmente sans cesse et assure un marché d’autant plus élargi que la plus grande partie de cette population en est encore aux deux premiers stades précédemment évoqués: la faim des hommes n’est pas près de s’effacer. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs, dans un phénomène tout nouveau et déjà considérable: la consommation des céréales par les animaux dans les élevages les plus modernes.
On observe depuis peu un véritable transfert de l’utilisation des céréales, qui, d’aliments directs des hommes, deviennent aliments indirects par le truchement des élevages dits «industriels» et de la nourriture carnée de grande consommation. À cet égard les États-Unis et le fameux Corn Belt avaient montré la voie: le maïs, très tôt, a servi à produire massivement et rapidement de la viande. L’élevage industriel des volailles, des porcs, des jeunes bovins s’est répandu dans le monde entier et exige des tonnages considérables de grains. Aux céréales fourragères traditionnelles (avoine, maïs) s’ajoutent en quantités croissantes l’orge, le sorgho, le blé lui-même. D’après L. Malassis, l’Europe occidentale des années 1970 utilisait déjà deux fois plus de céréales pour ses animaux que pour ses hommes. En ce qui concerne le blé, à l’échelle du monde, on estimait en 1980 que 20 p. 100 de la récolte étaient consommés dans les divers élevages à viande.
En rassemblant les utilisations directes et indirectes des céréales on constate que la consommation céréalière par habitant augmente en Europe occidentale (J. P. Charvet). Il y a là de belles perspectives pour le commerce des grains, mais qui ne sont pas sans poser quelques problèmes de morale internationale entre les nations trop nourries et celles qui mangent peu et mal, d’autant que les fluctuations des cours mondiaux handicapent le développement des productions dans les pays pauvres (tabl. 1).
Quoi qu’il en soit, l’économie des céréales est en grand progrès. On ne produisait sans doute guère plus de 300 millions de tonnes de grains au début du XXe siècle alors que, à la fin des années quatre-vingt, le seul blé, le seul maïs et le seul riz dépassent largement ce chiffre global (tabl. 2).
2. Types de production
Pour répondre à cette demande considérable, la culture des céréales emprunte les visages les plus divers: céréaliculture archaïque, paysanne ou industrielle.
Céréalicultures archaïques
Dans la plus grande partie du monde intertropical – en dehors de l’Asie des moussons – c’est encore le règne de l’archaïsme. Les cultures de mil, de maïs, de riz sont à peine fixées au sol, et sans cesse il faut les déplacer: après la moisson, on laisse place à la brousse ou à la forêt et l’on sème ailleurs. Le terroir céréalier, au sens strict, n’existe pas. La notion de rendement à l’hectare n’a guère de sens: pour l’ensemble de l’agriculture africaine, le rendement est de l’ordre de 5 à 10 quintaux de grains à l’hectare semé; mais il deviendrait dérisoire si l’on tenait compte des vastes jachères nécessaires.
Le travail des hommes est pourtant considérable, l’aide du bétail comptant peu et celle de la machine étant à peu près inexistante. L’agriculteur mexicain qui cultive à la houe un hectare de maïs lui consacre plus de la moitié d’une année. Dans les champs de millet du Soudan, si les soins apportés à la terre paraissent bien limités, le travail du sarclage et de la récolte est en réalité fort pénible, et il intervient précisément quand la récolte précédente est presque consommée. La perte de temps est considérable dans cette céréaliculture manuelle, car le grain est semé dans un trou fait à la houe, puis recouvert avec le pied, enfin moissonné à la faucille; il faut également être présent pour protéger la récolte future, éloigner les oiseaux et les insectes qui convoitent le grain.
La récolte est incertaine. On a parlé de «loterie» pour ces cultivateurs semi-nomades des steppes d’Afrique du Nord qui sèment quelques grains d’orge dans un bas-fond humide: si l’année est favorable, ils en tireront un peu plus que la semence. La récolte est menacée par toutes sortes d’ennemis: plantes concurrentes qui ne sont pas éliminées, animaux prédateurs qui s’y attaquent avant qu’elle ne soit ramassée ou quand elle est déposée dans les greniers rustiques. L’agriculteur est complètement démuni devant les maladies et les parasites: c’est là sans doute le facteur qui surtout limite les rendements. Les grandes sécheresses, les inondations peuvent détruire les récoltes pendant plusieurs années de suite.
Cette céréaliculture vise d’abord à nourrir le groupe même qui cultive (agriculture de subsistance) et ne dégage guère d’excédents commerciaux. Les prix des grains montent brusquement en cas de pénurie, mais les bonnes récoltes elles-mêmes peuvent entraîner un avilissement des prix. Dans l’Afrique d’aujourd’hui, la vieille «loi de King» s’applique encore: l’abondance entraîne un tel effondrement des cours que les profits s’abaissent avec les belles moissons. C’est dire qu’il manque un véritable marché. Lorsque certains cultivateurs de mil (les Sonrhaï) parcourent des centaines de kilomètres pour vendre un peu de grain, c’est l’entretien même des champs qui en pâtit.
La céréaliculture de subsistance est incapable, sans aide extérieure, de sortir de ce cercle. Mais rares sont les gouvernements qui s’intéressent à la production et à la commercialisation des céréales vivrières. La tentation est forte de favoriser en premier lieu les cultures commerciales du monde tropical, immédiatement rémunératrices (café, cacao, thé, arachide, etc.). On voit alors, dans les régions d’agriculture commerciale, grossir les besoins d’importations de céréales: il faut acheter de plus en plus de blé, de riz et de maïs, pour alimenter les paysans des tropiques. L’agriculture archaïque est incapable de nourrir les nouvelles populations des villes et les travailleurs agricoles spécialisés.
La céréaliculture «paysanne»
La céréaliculture «paysanne», c’est-à-dire fixée au pays, est celle des terroirs organisés pour assurer une production régulière des grains; elle représente une forme supérieure de culture. L’Afrique du Nord, le Moyen-Orient n’ignorent pas ces beaux paysages céréaliers, mais c’est principalement dans l’Asie du Sud-Est et en Europe qu’ils s’expriment avec vigueur. Partout les paysans céréaliers ont réussi à maintenir la fertilité à long terme du terroir, réduisant ainsi l’irrégularité des récoltes.
Les paysans du riz de l’Asie des moussons ont tiré, depuis des siècles et peut-être des millénaires, des récoltes régulières des mêmes champs, grâce à l’inondation réglée des rizières. Chinoise ou indienne, cette maîtrise de l’eau est d’autant plus admirable qu’elle ne doit rien à l’industrie, et presque tout au travail manuel. Elle s’accompagne souvent du repiquage de la céréale, transplantée d’une pépinière dans la rizière. Ainsi la maturation est comme préparée, le plant de riz déjà vigoureux échappe à l’offensive des maladies et des plantes sauvages dans une rizière soigneusement labourée et fertilisée.
En Europe, bon nombre de paysages céréaliers sont encore marqués de l’empreinte paysanne. Ici, pourtant, la conservation des terroirs céréaliers ne repose plus sur l’irrigation mais sur la polyculture. La polyculture est association: le champ céréalier est mêlé d’arbres (pommiers, châtaigniers, oliviers selon les régions) ou même de rangées de vigne comme en Aquitaine et en Toscane. Le principe est toujours le même: la polyculture assure à la fois contre les aléas du climat et contre l’érosion du sol qu’un régime de labours trop exclusif ne manquerait pas d’entraîner. L’assolement représente une autre forme de polyculture céréalière. Dans l’alternance biennale méditerranéenne, le blé peut succéder aux fèves ou au maïs. Dans l’assolement triennal de l’Europe moyenne, la céréaliculture devient plus complexe, faisant alterner le blé, l’avoine et la jachère ouverte au petit bétail. Ce système fortement équilibré a trouvé son apogée à l’époque moderne sur les riches limons de l’Europe moyenne, du pays de Caux à l’Ukraine, et a permis avant même la mécanisation agricole de constituer de véritables greniers à céréales (Lorraine, Hongrie, Pologne, Russie du Sud).
Ces openfields céréaliers d’Europe ne se rencontrent plus guère aujourd’hui à l’état pur. Les prairies artificielles et les plantes sarclées les ont gagnés, trahissant l’évolution de la consommation et les progrès techniques. C’est peut-être en Castille espagnole que la céréaliculture d’autrefois reste le mieux conservée.
Avant les bouleversements apportés par la machine, ces systèmes avaient pour point commun d’assurer des récoltes intensives (de 10 à 20 q/ha de grains), mais au prix d’un très lourd travail.
La concurrence des premières céréalicultures mécanisées des pays neufs mit en évidence la faible productivité et le haut prix de revient des céréales «paysannes».
À partir de 1880, l’Europe céréalière connut une grave crise, adoptant à son tour la machine et la grande exploitation. Le Japon a suivi une semblable évolution.
Production mécanisée et «révolution verte»
La céréaliculture mécanisée est née hors d’Europe, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le grand essor des céréales est lié à la transformation en champs des steppes et prairies d’Amérique du Nord, d’Argentine, d’Australie, de Russie, etc. Cette conquête n’a pu être faite que par la machine. Dès 1930, l’Amérique du Nord comptait plus d’un million de tracteurs (sur un total mondial de 1,3 million); l’Europe devait suivre (elle atteint ce chiffre en 1950), puis l’U.R.S.S. à son tour, qui possédait à la fin des années cinquante plus d’un million de tracteurs.
Cette céréaliculture est tout à fait différente: labours, semailles, sarclages, récoltes, battages peuvent être mécanisés. De toutes les branches de l’économie agricole, c’est la culture des céréales qui, la première, a connu une mécanisation rapide et complète: que l’on compare avec le travail du verger et avec l’élevage! La mécanisation représente une très grande économie de travail. Déchaumé au tracteur, labouré avec de puissantes charrues à plusieurs socs, moissonné à la moissonneuse-batteuse, l’hectare de céréales ne demande plus guère aujourd’hui qu’une seule journée de travail.
L’exploitation céréalière, petite et chargée d’hommes, qui faisait appel à des moisonneurs temporaires, a presque disparu. Elle fait place à la vaste entreprise gérée comme une usine autour de son atelier mécanique. Dans la Prairie canadienne et américaine, la ferme de 500 ha est courante, n’occupant que quelques hommes pendant des périodes réduites de l’année. À la limite, la machine agricole conduit à des campagnes sans résidence permanente: le farmer vit en ville et se rend à sa ferme comme on va à l’usine.
La productivité est bien le trait le plus saisissant de cette nouvelle entreprise céréalière. Ce n’est pas le seul. Pour abaisser sans cesse le prix de revient, il faut se spécialiser dans la production. D’où le caractère monocultural, ou presque, des grandes régions céréalières mécanisées, en Amérique comme au Kazakhstan, ou en Beauce. Une ou deux céréales permettent l’utilisation optimale du parc de machines: une seule «chaîne» de production, de stockage, de commerce, tel est l’idéal technique. Même en Europe, les assolements complexes de la période paysanne se simplifient et conduisent à des openfields mécanisés d’une grande monotonie.
Nous touchons ici à un défaut de la monoculture mécanisée: elle est moins respectueuse du sol que la vieille céréaliculture paysanne, faite pour durer. Les labours trop profonds, trop hâtifs, l’absence d’assolement exposent le sol céréalier, et surtout les jachères, à une lente détérioration ou même à une brusque attaque de l’érosion. C’est par centaines de milliers d’hectares que, dès le milieu du XXe siècle, on comptait les zones agricoles détériorées dans les seules campagnes russes et américaines.
Cependant, les plus grands excès (vers 1930 en Amérique, vers 1950 en Russie) semblent dépassés. On s’est inquiété de la baisse réelle des rendements après quelques décennies d’exploitation brutale. Les solutions existent: labours en courbes de niveau, intercalation de rideaux d’arbres, retour aux assolements fourragers et aux engrais. En outre la civilisation industrielle a, plus que les vieilles civilisations paysannes, les moyens d’améliorer les variétés de céréales.
Dès 1965, l’administration américaine, en accord avec les fondations Ford et Rockfeller, a réussi à mettre au point des variétés de céréales à haut rendement pour le monde tropical. Ces blés, mis au point au Mexique, ces riz, expérimentés aux Philippines, ont très vite été appelés «variétés miracles». Il est vrai que ces céréales à très courte tige, résistant bien aux intempéries, riches en grain, donnent des rendements comparables aux variétés européennes des climats tempérés (50 q/ha, par exemple). Mais la contrepartie évidente réside dans une grande exigence en eau d’irrigation, en engrais, en herbicides et insecticides divers. Cela signifie installation de pompes hydrauliques, magasins d’engrais, chimie moderne. Bref, la «révolution verte» coûte cher. On a fait très vite, en quelques années, des progrès énormes mais qui ont quelque peine à se diffuser dans les villages.
Les blés «mexicains», les maïs hybrides américains, les riz «miracles» des Philippines ont progressé dans les régions tropicales bien irriguées et chez les paysans qui ont pu disposer de prêts d’argent à bon compte. Ainsi en Inde et surtout au Pakistan occidental où l’on a vu naître, çà et là, une nouvelle paysannerie. Ce sont des propriétaires moyens ou riches qui s’essaient à la nouvelle céréaliculture, plus intensive et plus mécanisée. Il est vrai que la «révolution verte» n’est guère à la portée des paysans pauvres, dont le problème reste entier. Mais le progrès technique, irrésistible, a commencé sa marche dans toutes les campagnes céréalières du monde en opérant de cruels reclassements.
3. Le riz
Le riz est la plus exigeante des céréales: en chaleur, en eau, en travail. De là découle sa répartition géographique. C’est la céréale nourricière des foules de l’Asie chaude et humide. Cette graminée (Oryza sativa ) est originaire des marais tropicaux. Plante aquatique, elle prospère dans la mesure où ses besoins en eau sont satisfaits. Certes, on peut cultiver le riz sans irrigation: c’est le «riz de montagne» semé à la volée dans les défrichements forestiers (Indonésie, Indochine, Afrique noire), mais les rendements sont alors très médiocres et la culture doit se déplacer constamment. Pour obtenir de bons rendements du riz, la submersion du plant est nécessaire. De la durée, de la date, de la quantité de l’irrigation dépendent les belles moissons. À Java, on estime qu’il faut 10 000 m3 d’eau pour cultiver un hectare de rizière. Le riz est moins exigeant en soleil: sa culture est loin de se circonscrire dans la zone intertropicale, puisque le climat méditerranéen lui convient, et même un climat tempéré à hiver marqué (plaine du Pô). La réussite dans ces derniers cas se paie d’une irrigation encore plus abondante.
La céréale irriguée demande un grand travail. La rizière suppose un véritable aménagement du sol qui le rende parfaitement horizontal, même au flanc des collines (Japon, Philippines). L’eau doit être conduite, répartie avec soin, et son niveau réglé selon la croissance de la céréale: la rizière se remplit d’abord; l’eau n’y doit jamais stagner complètement; elle doit être évacuée avant la moisson. Dans certains cas, la rizière est un véritable polder gagné sur la zone des marées, et les agriculteurs se servent du flux et du jusant pour refouler l’eau douce dans les champs (Vietnam, Guinée). Ainsi les techniques de la rizière sont-elles tout à fait particulières et exigent-elles une main-d’œuvre adaptée.
C’est en Asie des moussons que les techniques paysannes et manuelles sont le plus développées. La forte densité de population permet d’opérer les mille travaux du riz et, réciproquement, les bons rendements du riz assurent la nourriture de base aux foules. Le travail du riz a plus qu’aucun autre modelé les sociétés agricoles et forgé des habitudes alimentaires. Lorsqu’on peut effectuer deux récoltes par an, comme dans les deltas de la Chine du Sud et du nord du Vietnam, le riz est partout, le travail constant, et les densités agricoles deviennent stupéfiantes (500 hab./km2). Cette céréaliculture se rapproche alors d’un jardinage minutieux. Avantage considérable: la régularité des rendements; il est exceptionnel d’enregistrer des variations annuelles de 20 p. 100 dans les récoltes de riz de l’Asie des moussons, ce qui contraste avec les cultures du blé et du millet.
Depuis le début du XXe siècle, la croissance démographique asiatique met au défi la vieille riziculture paysanne. La situation de l’Inde est la plus dramatique, car la culture du riz n’y a jamais atteint la perfection paysanne qu’on observe en Chine: trop de rizières sont mal irriguées et 20 p. 100 seulement des champs portent une double récolte annuelle. L’immense rizière du Bengale – le Bengale doit faire une place à la culture commerciale du jute – n’arrive plus à nourrir normalement ses travailleurs. Les régions qui sont entrées plus nettement encore dans l’économie de plantations, comme Java et Sri Lanka, doivent importer de grosses quantités de riz. La Chine, un monde à elle seule, qui produit quelque 190 Mt de riz par an, essaie de se suffire. Dans les années soixante, la réforme agraire des communes populaires n’a pas permis d’augmenter beaucoup la productivité du travail – les machines restent très rares – mais au moins les communautés villageoises ont-elles pu disposer plus complètement de leur riz, en éliminant les prélèvements abusifs des gros propriétaires fonciers. Les surfaces en rizières s’accroissant, la Chine dispose d’un très léger excédent pour l’exportation.
C’est entre l’Inde et la Chine que se placent les régions d’exportation véritable. Cette situation exceptionnelle est due à un peuplement relativement récent, d’où des densités paysannes plus faibles, et à l’organisation du commerce héritée des colonisateurs. La Birmanie est restée longtemps une terre marécageuse presque déserte dans le delta de l’Irrawaddy. Les Anglais ont créé des rizières à partir de 1880 pour répondre aux besoins alimentaires des Indes... et de Londres. Ils y ont attiré une main-d’œuvre indienne, travaillant dans des «domaines» relativement vastes pour l’Asie. Aussi Rangoon peut-il exporter le riz le moins cher du monde. En Thaïlande (premier exportateur à la fin des années quatre-vingt), les mêmes processus de conquête pionnière du delta du Ménam, autour de Bangkok, ont produit les mêmes effets. Au Cambodge, au Vietnam, une fraction du riz peut être vendue, en période de paix. Mais rien dans ces greniers commerciaux du riz asiatique ne rappelle l’agriculture, industrielle et spéculative, du blé. Le mode de culture reste paysan et le commerce largement artisanal. Ceux qui possèdent plus de 2 ha de rizière passent pour riches et peuvent vendre bon an mal an un peu de riz, s’ils n’ont pas trop de bouches à nourrir. Les rendements restent faibles, les producteurs mal payés, les intermédiaires trop nombreux. La révolution technologique commence à peine.
Il faut mettre à part le Japon, vieux pays rizicole, qui a connu une transformation extrêmement rapide de toute la société, qu’elle soit rurale ou urbaine. Le riz occupe encore une bonne place dans les terroirs japonais et sa culture s’est perfectionnée grâce aux petits tracteurs, aux motoculteurs, aux engrais chimiques et autres herbicides. Les rendements sont les plus élevés du monde, atteignant 60 quintaux à l’hectare: deux ou trois fois les rendements asiatiques ordinaires. Le gouvernement, d’ailleurs, a soutenu la culture de riz en subventionnant le prix d’achat aux paysans. Mais tout cela ne suffit pas à maintenir le tonnage produit. Les rizières perdent du terrain dans tout le Japon, non seulement dans les banlieues et les zones industrielles mais encore en pleine campagne. Là, les paysans, souvent occupés également à des activités non agricoles, préfèrent planter des arbres fruitiers ou se livrer à un jardinage plus varié lorsqu’ils ne se lancent pas dans les élevages industriels. La riziculture est encore dominante mais en régression continue. Les treize millions de tonnes récoltées (1990) suffisent à une consommation qui baisse elle aussi car le Japon, à l’image de l’Amérique, se met à préférer le pain... et doit importer de grosses quantités de blé.
Pour l’essentiel, la riziculture asiatique reste paysanne, chargée d’histoire traditionnelle, scandant comme autrefois les travaux et les jours. Aussi bien la répartition géographique des rizières reste-t-elle très stable: l’Asie des moussons concentre les neuf dixièmes des rizières et de la production de riz du monde. Cela tient aux caractères spécifiques des modes de culture et plus encore au fait que les Chinois, les Japonais, les Javanais et même les Indiens ont peu migré à travers le monde.
En dehors de l’Asie des moussons (et de Madagascar), la riziculture a un rôle secondaire: le riz n’est plus qu’un appoint. Les gouvernements cherchent à en développer la culture en Afrique, où les possibilités sont énormes, mais où les progrès des rizières ne suivent pas ceux de la consommation du riz. Les rares riziculteurs habiles, tels les Diola du sud du Sénégal, abandonnent volontiers une culture manuelle trop pénible pour mieux gagner leur vie dans les régions cultivées en arachide. Quant aux ambitieuses tentatives de culture mécanisée – au Mali, par l’Office du Niger; au Sénégal, pour utiliser le barrage de Richard-Toll; au Nigeria, dans le cadre du plan de Sokoto –, elles n’ont pas donné les résultats attendus et les importations sont demeurées nécessaires. En Amérique latine, l’usage du riz devient très populaire. Le sud du Brésil, gros producteur, les oasis modernisées du Pérou et surtout les très modernes polders à riz du Suriname montrent la voie de la production de masse. Mais, là encore, les besoins croissent beaucoup plus vite que la production.
Autour de la Méditerranée et aux États-Unis, on voit apparaître la riziculture industrielle. Si les rizières d’Espagne (Valence, delta de l’Èbre) offrent encore des aspects très traditionnels, celles de la plaine du Pô en Italie et surtout celles de Camargue en France présentent les caractères d’une agriculture très évoluée. Aux États-Unis, dans la basse vallée du Mississippi comme en Californie, les champs de riz relèvent entièrement de la technologie industrielle: vastes étendues, personnel réduit, labours, irrigation et récoltes mécanisés, usage de l’avion pour l’épandage des engrais chimiques, des désherbants et des insecticides. La réussite économique est indiscutable, et les États-Unis avaient, à la fin des années quatre-vingt, la deuxième place dans les exportations mondiales. Au déficit croissant de l’Asie répond l’essor actuel de la riziculture mécanisée.
4. Le blé
Le blé est la plus cultivée des céréales. Peu de pays l’ignorent, sauf dans les régions équatoriales (tabl. 3). Peut-être doit-il cette faveur à son origine géographique: les steppes d’Asie occidentale qui relèvent de latitudes moyennes et sont touchées alternativement par les grandes sécheresses et par les coups de froid. La graminée Triticum s’adapte à presque tous les climats. On peut cultiver le blé sans irrigation avec moins de 50 cm de précipitations annuelles; seuls l’orge et le mil résisteraient mieux. Sa tolérance au froid est remarquable; il supporte la neige et le gel prolongé par plus de 600 de latitude nord. Il a conquis les pays humides et froids (Pays-Bas, Danemark) et donne les meilleurs rendements dans des contrées apparemment vouées à l’herbage.
En réalité, il existe plusieurs blés. Le blé dur réussit bien dans les zones chaudes et sèches; très riche en gluten, c’est le blé des pâtes alimentaires. Le blé tendre , celui qu’on transforme en pain, s’adapte mieux aux hautes latitudes. De plus, les systèmes de cultures ont favorisé des types divers de blé. Le «blé d’automne», semé pour profiter au maximum de l’humidité hivernale et printanière, caractérise les régions méditerranéennes et tempérées. Le «blé de printemps» signale les pays à hiver trop rude: c’est grâce à lui que la Sibérie occidentale et le Canada sont devenus de gros producteurs. Enfin, la recherche agronomique met constamment au point des variétés adaptées à tous les climats.
L’homme a beaucoup fait pour étendre le domaine du blé. Sa culture est du reste beaucoup moins difficile que celle du riz: elle ne demande pas d’aménagement spécial du champ ni un trop lourd travail d’entretien. Entre la période des labours-semailles et celle de la moisson, les travaux sont très réduits. Après la récolte, le blé, à la différence du riz, ne demande pas d’opération spéciale comme le décorticage. Aussi, à niveau technique égal, les pays à blé ont-ils toujours compté moins de travailleurs que les régions du maïs et du riz. Mais si la culture du blé s’est imposée, c’est que tous les progrès agricoles ont été expérimentés en priorité sur lui. Déjà la charrue à roue et l’usage du cheval caractérisaient les campagnes à blé de l’Europe moyenne, alors que les pays à seigle en restaient à l’araire et aux bovins. Semoirs mécaniques et moissonneuses-batteuses ont été mis au point dans les régions à blé d’Europe et d’Amérique du Nord. C’est le blé encore qui, à la fin du XIXe siècle, conquiert les sols infertiles, d’où il avait été longtemps exclu, lorsque se répand l’usage des amendements et des engrais chimiques. Bref, il est au centre des progrès agricoles réalisés par les Européens et les Américains.
Longtemps, la culture du blé resta confinée au bassin méditerranéen et à l’Europe. La question frumentaire est étroitement mêlée à l’histoire des civilisations européennes. Elle s’est posée en termes différents selon les époques. L’Antiquité connut de longs circuits commerciaux de blé pour alimenter la Grèce, puis Rome; l’Égypte, la Sicile, l’Afrique du Nord firent office de greniers nourriciers. L’époque médiévale et le début des Temps modernes sont marqués par l’extension du blé en Europe même, et les principaux foyers d’exportation se déplacent vers l’Europe centrale et orientale, mais la difficulté et la cherté des transports terrestres rendaient l’approvisionnement difficile. À la fin du XVIIIe siècle en Europe s’affrontent encore les tenants de la réglementation, qui veulent l’intervention de l’État et une «police des blés», et ceux qui prônent la liberté du commerce. L’Angleterre la première adopte une politique libérale: les openfields céréaliers commencent à décliner au XVIIe siècle et des lois libérales sur l’importation des blés sont adoptées en 1845. Les Pays-Bas, le Danemark, la Scandinavie suivirent avec retard l’exemple anglais. La France, l’Allemagne, l’Italie ont toujours hésité à exposer leur paysannerie à la concurrence étrangère. Longtemps les champs «couchés en herbe» passèrent pour un sacrilège qui affamait le peuple.
En Europe, à la fin du XIXe siècle, l’économie urbaine généralisée, les nouveaux moyens de culture et de transports entraînent le recul du blé. La céréaliculture de masse d’outre-mer produit moins cher. Aussi beaucoup de régions se tournent-elles vers d’autres productions. L’Ouest européen se couvre d’herbages, le Midi méditerranéen de vignes et de vergers. Cependant, on observe encore de belles campagnes à blé en Europe, parce que certaines plaines se prêtent admirablement à la modernisation de la vieille culture (le Bassin parisien, la plaine du Pô, et même le bassin de Londres) et parce qu’également les États européens n’ont jamais cessé de se protéger par des droits de douane contre l’invasion des blés d’outre-mer.
Loin de disparaître, la culture du blé connaît un nouvel essor en Europe. Si les surfaces sont stabilisées, les rendements augmentent sans cesse. Les deux guerres mondiales ont montré les dangers de sources éloignées d’approvisionnements. Les progrès de la mécanisation font de la culture du froment une des plus rentables à l’intérieur du système des prix européens.
L’Europe qui, traditionnellement, importait plus d’une dizaine de millions de tonnes de blé est devenue exportatrice. Pour la Communauté européenne (C.E.E.), l’excédent final atteignait près de 17 millions de tonnes en 1990 (tabl. 4).
La France occupe un très bon rang parmi les exportateurs mondiaux. Il n’est pas rare d’atteindre dans la région parisienne des rendements de 60 et même 70 quintaux à l’hectare; ainsi les disponibilités sont-elles énormes.
Tout un ensemble de facteurs favorables ont joué pour déplacer vers le Nouveau Monde la grande culture du blé: grande dimension des fermes et des champs; terre gratuite ou presque; fertilité naturelle – année après année, on peut cultiver la terre sans engrais –, mais cette donnée a peu à peu disparu; et, surtout, domaine neuf où la mécanisation pouvait triompher d’un seul coup sans rencontrer les freins de la mentalité paysanne.
Dans la lutte pour dominer le marché du blé, ce sont les États-Unis qui ont pris d’emblée l’avance et la conservent. La Bourse du blé de Chicago date de 1850, et l’énorme Wheat Belt se constitue et s’amplifie, se déplaçant vers l’intérieur jusqu’en 1910, date de la plus grande extension du peuplement dans les campagnes. Le blé a dès lors trouvé ses terroirs d’élection dans la zone de la Prairie la plus sèche, à l’ouest de la zone du maïs (Kansas, Dakota). Le Canada a vécu la même histoire économique, marquée par la même expansion dans la zone des prairies, la même importance des chemins de fer et des silos (elevators ). Mais le Canada a une génération de retard sur les États-Unis: jusque vers 1930, on défriche des champs pour le blé. La Pampa argentine et l’Australie ont connu un essor céréalier comparable à celui du Canada, mais l’exploitation agricole et surtout la commercialisation du blé gardent un caractère moins scientifique et moins organisé. Avec la France, ces quatre grands exportateurs assurent les quatre cinquièmes du commerce mondial, mais les États-Unis à eux seuls en assurent près du tiers.
5. Les céréales secondaires
Le commerce mondial des céréales prend un nouvel essor avec les céréales fourragères. Pour le seigle, l’orge, le sorgho, et surtout le maïs, c’est une dichotomie géographique qui apparaît: d’une part, des zones traditionnelles de production vouées à l’alimentation humaine sur place; d’autre part, des zones nouvelles qui alimentent le grand commerce mondial. Cette fois encore, c’est l’Europe qui montre le chemin, absorbant les trois quarts des céréales secondaires, suivie par le Japon. De même, ce sont les pays où la céréaliculture est mécanique (l’Europe et surtout les États-Unis) qui peuvent jeter sur le marché d’énormes tonnages.
La production du millet et du sorgho illustre cette évolution. Ces vieilles céréales alimentaires étaient en train de disparaître d’Europe. Elles restent très utilisées en Afrique pour l’alimentation et jouent un rôle presque aussi notable dans l’Inde et la Chine du Nord. Cependant, dans les stations d’agronomie, la valeur fourragère du sorgho a été reconnue et son prix de revient, en culture industrielle, est assez peu élevé. Aussi les États-Unis ont-ils mis sur pied, dans les régions sèches où le maïs souffrirait, une vaste production commerciale de sorgho. L’Argentine suit, et l’Europe méridionale expérimente cette céréale d’avenir.
Le même transfert géographique et économique s’opère pour l’orge. L’implantation de cette céréale nourricière est très ancienne sur les rives de la Méditerranée et au Moyen-Orient: du Maroc à l’Iran, l’orge reste une nourriture de base, associée aux vieux genres de vie: faibles rendements et récoltes incertaines. Pourtant, la production mondiale d’orge augmente rapidement aux États-Unis et plus encore en Europe. La France, le Danemark et même la Grande-Bretagne connaissent la culture la plus perfectionnée. C’est qu’au marché de la céréale fourragère s’ajoute celui de la brasserie, qui est en forte expansion.
Quant au maïs, il connaît un essor prodigieux: 140 Mt en 1948, 444 Mt à la fin des années quatre-vingt. Il garde une aire traditionnelle en Amérique latine, en Afrique, où il alimente les populations pauvres. Mais son succès vient d’une révolution technologique remarquable: la mise au point de variétés hybrides à gros rendements. Les lignées nouvelles, issues des laboratoires du Wisconsin et de l’Iowa, fournissent les plus gros rendements céréaliers connus: près de 75 q/ha; en outre, des plants uniformes permettent la récolte mécanique rapide, au corn-picker . Aux États-Unis, le fameux Corn Belt qui n’est pourtant plus exploité que sur la moitié de sa superficie, produit deux fois plus de grains qu’à l’origine. L’Europe accueille les nouvelles variétés; en France, la production a été multipliée par dix en une quinzaine d’années. Mais, encore une fois, l’avance technologique des États-Unis apparaît considérable: ils assurent les deux tiers des exportations mondiales de maïs.
6. Céréales et politique mondiale
L’économie céréalière, longtemps confinée dans les pays ou dans des régions, devient une affaire internationale au XXe siècle. À travers elle, on voit apparaître les contrastes de notre monde: l’ère de la pénurie n’est pas terminée ici, celle de l’abondance et de la surproduction est déjà installée là.
Dans la partie pauvre du monde, les problèmes de production et de distribution ne sont pas résolus. Tout reste à faire en matière d’engrais, de sélection agronomique des variétés, de construction des moyens de transports et de stockage. D’ailleurs, une grande partie de la récolte ne quitte pas les villages: en Inde, on estime que de 60 à 70 p. 100 du blé et du riz et 80 p. 100 du millet ne sont pas vendus sur les marchés, parce que les producteurs sont pauvres et vendent souvent leur grain avant la récolte, à des prix très inférieurs au cours normal. Le problème est double: augmenter la production, organiser les premières collectes. Les offices de commercialisation agricole (Kenya Maïze Board, Office chérifien des céréales au Maroc, Office birman du riz) ne jouent qu’un rôle très limité. Ces tentatives d’organisation risquent d’aller moins vite que la croissance démographique spontanée.
Le marché mondial des céréales est loin d’être organisé de façon rationnelle. On ne peut pas dire que les conférences internationales (Washington, 1949) aient réussi à fixer les prix ou à régler les contingents exportables. Les accords intervenus intéressent trop souvent deux nations seulement: accord bilatéral entre un exportateur et un importateur. Le caractère très spéculatif du marché céréalier s’explique sans doute par une offre fortement concentrée: cinq États dominent véritablement le commerce international et les États-Unis à eux seuls sont largement majoritaires dans ce club des grands céréaliers (tabl. 5).
Mieux, cinq grandes compagnies multinationales règnent en maîtresses absolues sur le marché. Ce sont Cargill et Continental Grain, surtout américaines, la Bunge Corporation, qui possède de gros intérêts en Argentine, la compagnie suisse André, et le groupe Louis Dreyfus. Elles contrôlent l’information sur les marchés à terme comme Chicago et Londres, possèdent les moyens de transport spécialisés (navires, wagons et silos), ont des intérêts mondiaux dans l’alimentation industrielle du bétail. Elles sont capables de répondre, au gré de leurs intérêts propres, à toute demande massive de céréales.
L’apparition de l’U.R.S.S. dans la catégorie des importateurs de céréales a constitué la grande surprise des années 1970. Il y eut là un renversement de situation de première importance. En juillet 1972, Moscou négocia un énorme achat de blé (10 Mt) auprès de Washington, qui aura d’énormes conséquences: triplement des prix mondiaux, extension insolite des emblavures dans les régions les plus arides des grandes plaines américaines. Depuis lors, les importations n’ont pas cessé, encore qu’elles soient fort variables selon les années (entre 1 et 40 Mt). Outre les faiblesses structurelles de l’agriculture de l’ex-U.R.S.S., on doit rappeler qu’il s’agit surtout d’alimenter d’énormes ateliers d’élevage industriel.
À côté des anciens pays socialistes, les pays tropicaux pauvres constituent un deuxième ensemble demandeur de céréales: la croissance démographique, l’urbanisation non contrôlée, le relatif échec de la révolution verte, les nouvelles habitudes alimentaires expliquent par exemple les énormes besoins de la Chine ou de l’Égypte (tabl. 6).
On a pu parler de «l’arme alimentaire» pour désigner la fonction politique des céréales au service de la puissance des États-Unis. Il est vrai que l’aide alimentaire des Nations unies, née en 1954, qui facilite l’exportation céréalière à des tarifs préférentiels vers les pays pauvres n’est pas dénuée d’arrière-pensée politique. Il est vrai encore que la suspension des ventes de céréales à l’U.R.S.S. en 1980, après l’invasion de l’Afghanistan, a bien constitué une action politique de premier ordre. Mais, assez vite, les intérêts proprement commerciaux ont repris le dessus.
La signification de la céréaliculture change avec l’état économique et social des nations. D’abord forme éminente de la vie agricole et de l’alimentation, toute chargée de valeur humaine, et en quelque sorte sacralisée, elle aboutit à un échec économique dans ses formes archaïques et paysannes. Dans l’économie industrielle, elle constitue un élément parmi d’autres de la production de masse, banale et surabondante. Cette fin du XXe siècle voit l’affrontement de deux thèses: céréales pour vivre, céréales pour vendre.
Encyclopédie Universelle. 2012.