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VIETNAM
VIETNAM

À la jonction de l’Asie orientale et du Sud-Est asiatique, baigné sur 2 000 kilomètres par la mer de Chine méridionale, le Vietnam occupe une situation stratégique incomparable entre la Chine et le monde malais, sur une des voies maritimes et aériennes les plus fréquentées de l’univers.

Pour l’Occident, son nom est relativement récent. S’il figure, une seule fois – et entre parenthèses –, dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse) en 1873, on ne le trouve guère dans les encyclopédies occidentales avant 1948. Ce n’est qu’à cette date, en effet, qu’il s’est substitué à celui d’Annam («Sud pacifié»), que les Chinois avaient donné au pays et que les Européens avaient adopté.

Le fait que le Vietnam, soudain surgi de l’obscurité à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ait été l’enjeu d’un des plus violents – et des plus longs – conflits du XXe siècle, encore dans toutes les mémoires, ne doit pas faire oublier que, en tant qu’État, il est plus ancien que les royaumes de France, d’Angleterre ou d’Espagne et qu’il ne peut donc être connu et compris sans que soit pris en compte l’ensemble de sa dimension historique.

Au cours de plus de quatre mille ans d’histoire, le peuple vietnamien a témoigné d’une remarquable vitalité. Il connaît son passé et honore les grands hommes qui l’illustrent. Le culte des ancêtres, sa religion véritable et profonde, lui enseigne aussi qu’il faut être digne d’eux, savoir poursuivre ce qu’ils ont entrepris, ne pas faillir là où ils ont tenu. La continuité s’impose donc: la famille est la source de vie, le village, le cadre millénaire de l’existence. À chaque génération sa tâche, voire sa mission. Ce peuple est d’abord un ensemble de familles et de villages dont l’État n’est au fond que l’expression suprême, le catalyseur, l’animateur et le défenseur. Ce peuple est une sorte de microcosme à qui seuls le bouddhisme et le confucianisme sont venus apporter la dimension universelle.

Le passé, lointain ou proche, est partout présent au Vietnam, et il conditionne largement l’actuel et le futur. Grâce à l’archéologie, le peuple du Vietnam sait aujourd’hui que les légendes sont vraies et qu’il était déjà là, avec ses rois, lorsque l’histoire se leva sur ses plaines et ses collines du Nord, où ses artisans avaient forgé les tambours de bronze de Dong Son. Il sait aussi que, s’il doit beaucoup – et dans tous les domaines – à la domination civilisatrice de la Chine, il a été capable d’y survivre en tant que peuple, de conserver son identité à travers dix siècles d’annexion, puis, une fois libre, d’adapter ce qu’il avait reçu à ses besoins et intérêts propres, comme de se défendre victorieusement contre ceux, Chinois, Mongols ou Cham, qui, confiants en leur puissance, s’imaginaient pouvoir le subjuguer. Il sait aussi qu’en six siècles il a pu tripler son territoire et transformer, par un labeur acharné, d’immenses marécages en rizières. La terre et l’eau, un paysage toujours différent, mais où toujours croît le riz.

L’histoire donne donc confiance au peuple vietnamien. Elle a attesté sa capacité de résistance collective, son ingéniosité et sa patience, son aptitude au combat dans les conditions les plus dures, les plus difficiles, voire les plus inégales. Il en a d’ailleurs encore fait la preuve récemment, puisque, émergeant à peine d’une nouvelle et longue domination étrangère, il a pu, de 1945 à 1989, mettre successivement en échec la France, les États-Unis et la Chine, et qu’il a été le premier des pays divisés en 1945 à parvenir à reconstituer son unité.

Pourtant, cette histoire est davantage remplie de luttes intestines que de guerres étrangères. Il a certes fallu au Vietnam près de six cents ans pour écarter définitivement la menace cham et s’ouvrir ainsi la route du Sud, mais, avec cette Chine voisine, énorme, qui lui a imposé pendant mille ans son administration directe puis, durant huit siècles encore, un tribut léger, le Vietnam a connu, de 1429 à 1789, trois cent soixante ans de paix ininterrompue. De quoi, du reste, endormir un peu le sentiment national.

Une des caractéristiques du Vietnam, autrefois comme aujourd’hui, est la contradiction permanente qui s’y manifeste entre l’idéal, que traduit le discours politique, et la réalité vécue. Organisé jadis sur le modèle chinois, l’État était représenté d’abord par le roi, Fils du Ciel, «père» de ses sujets qu’il devait gouverner selon la justice. Il était servi à cette fin par les meilleurs enfants du peuple, recrutés par concours selon leurs mérites, c’est-à-dire la connaissance qu’ils avaient de la pensée du Maître, des lois, des rites, de la morale. L’ordre confucéen était fondé sur la vertu, l’honneur, la piété filiale et la fidélité au roi.

L’autorité du roi s’exerçait par l’intermédiaire d’une bureaucratie de mandarins, de «lettrés» gardiens de l’orthodoxie, qui devaient être eux aussi, comme le roi, «le père et la mère du peuple», c’est-à-dire prendre soin de lui comme des parents le font de leurs enfants. La conception politique vietnamienne est celle d’un ordre cosmique où chacun a sa place fixée et doit conformer sa conduite et ses actions à la volonté du Ciel. Toute la culture, orale ou écrite, révèle un peuple attaché au savoir et à la vertu, assoiffé de paix, d’harmonie et de concorde. Le village vit libre, sous l’autorité d’un souverain juste, digne du mandat qu’il a reçu du Ciel. On est passé, à notre époque, de l’orthodoxie confucéenne à celle du marxisme-léninisme; le parti a remplacé le roi, et les cadres les lettrés-mandarins. La conception politique fondamentale en est-elle pour autant très différente?

L’histoire sociale du Vietnam, fort tumultueuse, en dit long sur le caractère du peuple et des individus qui le composent. Au Vietnam comme ailleurs, l’idéal a de la peine à se traduire dans le concret quotidien. L’unité et l’harmonie ne sont souvent que des vœux pieux. Si le village est bien traditionnellement une petite république autonome, les familles s’y disputent, les puissants y abusent des faibles, comme les riches exploitent les pauvres. À la cour, c’est-à-dire au centre, des factions rivales s’affrontent en permanence pour faire prévaloir des intérêts particuliers ou une politique. Une classe dirigeante recrutée sur la base du mérite, et non issue de l’élection, contribue à faire prévaloir un dogmatisme, un conformisme général mal supporté par bien des gens. Mais comment résister ou échapper à l’arbitraire d’une société si rigide, si possessive aussi? Pour les marginaux, les hérétiques ou simplement les non-conformistes, des sociétés secrètes, souvent déguisées en mutuelles, ont été à la fois le recours et le moyen de survie d’un ordre souterrain.

Mais innombrables ont été, dans l’histoire vietnamienne, les révoltes paysannes, contre les propriétaires rapaces, les percepteurs royaux, les corvées et les humiliations, l’arbitraire des mandarins ou des usuriers, etc. Les périodes de troubles ont vu aussi proliférer les brigands et pirates. Peut-on soutenir que les prélèvements abusifs, l’arbitraire et la corruption des mandarins, les intrigues, le conformisme idéologique appartiennent pour toujours au passé?

Il y a donc une grande permanence dans les structures, les conceptions et la pratique politiques du peuple vietnamien. S’il admet que la doctrine vient d’en haut, c’est à la démocratie locale qu’il attache sans aucun doute la plus grande importance.

Dans la vie de ce peuple de paysans et de lettrés, la conquête coloniale a provoqué une rupture profonde et un phénomène d’aliénation dont le pays n’a pas fini de subir les effets. Passé du pouvoir absolu d’un monarque national à celui d’une bureaucratie étrangère, il lui était impossible de s’identifier aux nouveaux dirigeants ou de leur reconnaître une quelconque légitimité. La force de l’occupant n’avait cependant pas que des aspects négatifs. La France a soustrait le Vietnam à l’influence chinoise et l’a orienté vers un autre univers, l’Occident. Si ses fonctionnaires et colons ont confisqué le pouvoir et organisé le pays à leur profit, ils y ont aussi introduit une culture, des idées, des méthodes et des techniques nouvelles. Le pays leur doit beaucoup, même si cette modernisation forcée a été payée, plus qu’à son prix, par une dislocation sociale, et par de graves atteintes aux droits de l’homme et à la liberté.

Aujourd’hui, on doit constater que le peuple du Vietnam a perdu des décennies de sa vie, et dû dépenser une immense énergie à reconquérir son indépendance, là où d’autres, restés libres, pouvaient se consacrer à leur développement. Une guerre de trente ans a en outre multiplié les ruines et aggravé les divisions de la société. Une fraction de la population, probablement la plus riche sinon la plus instruite, a en effet préféré s’aligner avec l’étranger dans l’espoir de maintenir, grâce à lui, certains privilèges. La fascination qu’exercent sur les Vietnamiens les modèles étrangers (qu’ils soient chinois, français, japonais, soviétique ou américain) n’est pas enfin sans poser, au cours de l’histoire, de graves questions.

Les formes qu’a dû prendre la lutte pour l’indépendance nationale ont profondément marqué la vie politique actuelle. Le pays a vécu quatre-vingts ans sous la dictature d’une oligarchie étrangère qui a veillé à ne laisser émerger aucun pouvoir autochtone digne de ce nom. Contre ce régime, il n’a pas été possible, faute de presse libre, d’élections libres, de lutter autrement que par l’action clandestine. Par son organisation, par sa discipline et son unité, par son dynamisme aussi, le Parti communiste s’est affirmé dans ce genre de combat, et il a réussi là où tous les autres mouvements avaient échoué. À la faveur de la guerre, il a pris le pouvoir en 1945, mené le peuple à la victoire dans la guerre d’indépendance, accompli en partie la révolution démocratique et s’est engagé désormais dans la voie d’une réforme profonde de la société vietnamienne. Il n’y a plus aujourd’hui au Vietnam de force politique capable de lui disputer le pouvoir, et le débat politico-idéologique se déroule donc désormais en son sein. Le marxisme-léninisme s’est certes substitué au confucianisme comme idéologie officielle au Vietnam, mais le problème est de savoir si le socialisme est compatible avec l’économie de marché. Il reste à définir vers quel type de société le peuple veut aller et à démontrer que le marxisme, tel qu’il est compris à Hanoi, est compatible avec la «vietnamité», c’est-à-dire ce qui fait l’essence même de la nation vietnamienne.

L’indépendance reconquise et l’unité reconstituée, le peuple et les dirigeants du Vietnam font face à d’autres problèmes, innombrables et complexes, au premier rang desquels figurent l’amélioration des conditions de vie à la campagne et à la ville, l’augmentation de la production, des revenus et du pouvoir d’achat, la modernisation des structures et des mentalités, la poursuite de la démocratisation politique et sociale, le développement économique, scientifique et technique. L’ensemble de ces tâches exige un minimum de consensus, mais aussi d’initiative, de liberté, d’efficacité et de compétence. Fort peu instruit des expériences des pays avancés et surtout de leurs méthodes de gestion, nourri d’idéologie et bourré de contradictions, le Parti communiste saura-t-il amorcer au Vietnam un développement industriel et commercial adapté à la société paysanne et bureaucratique qu’il a prise en charge, concilier intérêt public et intérêt privé, offrir en Asie du Sud-Est des solutions plus attrayantes pour les peuples que celles que propose le capitalisme à Singapour ou à Bangkok?

Le Vietnam est, tout comme avant la conquête française, la première puissance de l’Indochine. Même s’il a dû, une fois encore, reculer au Cambodge et transiger avec la Chine, il a choisi de quitter la «sphère chinoise» pour devenir, à part entière, un membre actif de cette Asie du Sud-Est dont Hô Chi Minh, connu du monde entier, est indubitablement le plus grand homme. S’il s’est déjà érigé en bastion septentrional de la région, il lui reste néanmoins à surmonter la méfiance de ses voisins du Sud et à les persuader de sa volonté de paix, à apprendre aussi à coopérer avec eux pour assurer la stabilité et la sécurité d’une des zones les plus troublées du monde, à retrouver enfin sa place dans l’économie mondiale. Le Vietnam est encore loin d’avoir surmonté ses difficultés fondamentales, mais il est revenu sur la scène et il y jouera son rôle.

1. Géographie

La république socialiste du Vietnam, proclamée le 2 juillet 1976, aurait, sur 331 000 kilomètres carrés, plus de 72 millions d’habitants en 1994. Occupant la partie orientale de la péninsule indochinoise, elle présente l’image d’un «fléau d’épaule», c’est-à-dire un bambou avec, à ses extrémités nord et sud, deux «sacs de riz», les deltas du Sông Hông au nord et du Mékong au sud. Les Vietnamiens, sans doute originaires de la Chine méridionale, établis dans le delta du Sông Koi ou Sông Hông (fleuve Rouge) ou delta du Tonkin (stricto sensu), subirent une longue domination chinoise (IIe s. av. J.-C.-Xe s. apr. J.-C). De tous les peuples de l’Asie du Sud-Est, les Vietnamiens sont les seuls de civilisation chinoise: ils reçurent de la Chine instruments et techniques agricoles (transport au fléau d’épaule, faible utilisation de l’animal pour le travail, araire attelé à une seule bête par collier d’épaule, endiguement des fleuves, riziculture intensive), et aussi l’écriture, les thèmes littéraires et artistiques, le syncrétisme religieux où se mélangent cultes animistes, bouddhisme, confucianisme; ils fêtent le Têt, nouvel an chinois, et ont adapté, comme les Chinois, la maison «à terre», construite à même le sol, mal adaptée au climat tropical, dont le toit à la lourde charpente repose sur des colonnes et dont les murs, en torchis, ne portent rien. Mais ils ont une puissante originalité par leur langue polytonique et monosyllabique, romanisée par le missionnaire Alexandre de Rhodes au XVIIe siècle (quôc ngû ), par des traits antérieurs à l’influence chinoise (rôle de la femme) et par la force de la «commune» villageoise (au moins au Nord).

Armés des techniques chinoises d’organisation de l’espace, les Vietnamiens ont vaincu au XVe siècle (1471) puis détruit au XVIIe siècle un brillant royaume indianisé, le Champa, installé dans les étroites plaines qui frangent le «fléau d’épaule» en bordure de la mer de Chine, de la «porte d’Annam» au delta du Mékong. Les Cham ont pratiquement disparu, anéantis, à quelques dizaines de milliers près.

Peuple conquérant, les Vietnamiens (Annamites), dans leur marche vers le sud, ont atteint le delta du Mékong, possession khmère: ils sont à Baria en 1658, fondent Saigon en 1698; la conquête du delta n’est cependant pas achevée en 1858 lors de l’intervention française, et d’importantes minorités khmères subsistent dans ce delta.

Les Vietnamiens sont peuples de plaine: ils avaient laissé les montagnes, très malsaines, et notamment celles qui constituent le «fléau», à des populations non vietnamiennes.

Dès le XVIe siècle, cependant, deux familles se partageaient les plaines vietnamiennes (ou annamites) de part et d’autre du 17e parallèle: les Trinh, au nord, sous l’autorité fictive des empereurs Lê, les Nguyên au sud; les premiers voyageurs européens distinguèrent ainsi le Tonkin au nord, la Cochinchine au sud; à hauteur du 17e parallèle, une muraille, édifiée par les Nguyên le long du Sông Gianh, marquait la limite des domaines respectifs. Ce sont les Nguyên, en la personne de Nguyên Anh (l’empereur Gia Long), qui réalisèrent une tardive unité (1802), avec Hué pour capitale, dans une des petites plaines littorales centrales.

Les interventions françaises à partir de 1858 divisèrent le territoire vietnamien en trois parties: une colonie, la Cochinchine (capitale Saigon); un protectorat au centre, l’empire d’Annam (capitale Hué); un protectorat à administration directe, le Tonkin (capitale Hanoi). Lorsque, sous la direction d’Hô Chi Minh, fut proclamée l’indépendance (1945), l’unité des trois «Ky»: Bac Ky (Tonkin), Trung Ky (Annam), Nam Ky (Cochinchine) fut aussi réclamée.

Toutefois, après la guerre contre la France, la ligne d’armistice du 22 juillet 1954 (le 17e parallèle) sépara, en fait, en dépit d’une unité théorique reconnue par les accords de Genève – et ce pendant plus de vingt ans –, deux États: la république démocratique du Vietnam (capitale Hanoi) au nord, la république du Vietnam (capitale Saigon) au sud, la première socialiste, la seconde d’économie libérale. L’unité fut réalisée, à la suite d’une seconde guerre et malgré une longue intervention des États-Unis en faveur du Sud, par la victoire militaire du Nord (mai 1975).

Dans ces conditions, la présentation de la géographie régionale du Vietnam est difficile. La division du pays entre les trois Ky est largement artificielle, héritage de la colonisation française. L’unité, en outre, a été réalisée par la force, et le Sud, qui avait toujours présenté des caractères très particuliers, qui bénéficiait d’un niveau de vie supérieur et où la mise en place d’une économie et d’une société socialistes se heurte à de grosses difficultés, est toujours très différent du Nord. La distinction Nord-Sud n’est donc pas sans valeur: le 17e parallèle a été une limite historique dès le XVIe siècle.

Il semble donc plus simple de présenter successivement les montagnes, en voie de colonisation systématique par les Vietnamiens, puis les plaines du Nord (Bac Bô), du Centre (Trung Bô) et du Sud (Nam Bô), selon la terminologie officielle.

Les montagnes

Les montagnes, qui couvrent les deux tiers du Vietnam, comprennent: le «fléau d’épaule», appelé longtemps «Cordillère annamitique», que nous proposons d’appeler monts d’Annam ou du Trung Bô, et qui n’est qu’un rebord montagneux regardant à l’est et dominant la mer de Chine; la partie méridionale, épanouie, de ce fléau, atteignant 200 kilomètres de large au nord du delta du Mékong, et à qui nous garderons l’appellation de «Hauts Plateaux»; enfin, épanouie elle aussi, la partie septentrionale, enfermant au nord le «sac de riz» du delta tonkinois, les monts du Tonkin ou du Bac Bô.

Les monts du Bac Bô s’étendent, en éventail, de la frontière chinoise du Guangdong au plus méridional des massifs calcaires si caractéristiques de ces montagnes, le Kebang, à la frontière laotienne. Le point culminant, le Fan Si Pan, dépasse 3 000 mètres, et il peut y neiger. La vigueur du relief est due, cependant, moins aux lignes de crêtes, généralement assez planes, qu’aux creux de vallées profondes. La vallée, orientée nord-ouest - sud-est, du Sông Hông est à 75 mètres d’altitude, au pied du Fan Si Pan, à 370 kilomètres de la mer. Les paysages sont contrastés: schistes et grauwackes éotriasiques et granites néotriasiques (début du Secondaire) dessinent de lourdes échines; les calcaires ouralo-permiens (fin du Primaire), sombres et très durs, donnent d’extraordinaires tableaux: plateaux aux falaises verticales trouées de grottes, tels le Bac Son ou le Kebang, coupés de canyons (canyons du Sông Da ou rivière Noire, entre Cho Bo et Hoa Binh); dédales de pitons («hums») aux formes fantastiques, tels ceux que la mer a envahis dans les célèbres baies d’Along et de Fai Tsi Long.

Au nord du Sông Hông dominent collines et moyennes montagnes séparées par de larges vallées, celles du Song Lô (rivière Claire) et de ses affluents, celles des affluents du Sông Thai Binh; les altitudes s’abaissent, notamment en bordure du delta dans la «moyenne région» où n’émerge que le Tam Dao à l’horizon d’Hanoi. Au sein de cet ensemble assez bas et confus, qui présente deux lignes directrices – l’une nord-ouest sud-est (longue dépression du Cao Bang à Lang Son et Tien Yen parallèle à la frontière chinoise), l’autre en arc convexe vers l’est et le sud-est («virgations tonkinoises») –, les seuls reliefs vigoureux sont des massifs calcaires (Bac Son).

Entre Sông Hông et Sông Ma s’étend un bourrelet montagneux difficilement pénétrable, avec un remarquable parallélisme des crêtes et des vallées, toutes orientées nord-ouest - sud-est: bien que les couches géologiques aient à peu près la même direction, le relief n’est cependant pas adapté à la structure (gorges épigéniques du Sông Da en amont de Hoa Binh). On trouve successivement: la longue bande granitique du Fan Si Pan entre le Sông Hông et le Sông Da; une remarquable suite de reliefs calcaires de Lai Chau à Ninh Binh, traversés en canyon par le Sông Da; enfin, à la frontière laotienne, les plateaux de grès roses subhorizontaux et discordants du Phou Den Dinh.

Ces montagnes appartiennent au socle de la Sonde, lequel est ici à peu près complètement débarrassé de la couverture discordante de grès rose, sauf précisément à l’extrême ouest, et notamment au Phou Den Dinh. Les derniers plissements sont néotriasiques et éojurassiques, accompagnés d’intrusions granitiques (batholites) parfois riches en cassitérite (étain). Mais ces plissements du début du Secondaire ont été, exceptionnellement en Asie du Sud-Est, très vigoureux, avec des charriages: les calcaires ouralo-permiens de la baie d’Along ont été portés sur les schistes éotriasiques, bleus, riches en houille, de la ride de Dong Trieu, plus jeunes de quelque 30 millions d’années. La disparition presque totale de la couverture gréseuse est liée à un soulèvement d’ensemble vigoureux, accompagné de failles à la fin du Tertiaire.

Ces montagnes sont très arrosées: Chapa (1 630 m), au pied du Fan Si Pan, reçoit 2 778 millimètres de pluie. Elles étaient couvertes de forêts denses où, avec l’altitude, des espèces tempérées (Podocarpus cupressina, Cunninghamia sinensis ) se mêlaient aux espèces tropicales, mais ont été en partie remplacées, du fait des hommes, par des savanes à Imperata cylindrica (tranh). Jusqu’à 1 500 mètres d’altitude, les pentes sont, naturellement, très impaludées. Les vecteurs du paludisme sont des Anophèles qui aiment les eaux claires et ensoleillées, Anopheles minimus et Anopheles maculatus. Avant 1954, le peuplement vietnamien (annamite) s’arrêtait à l’altitude de 25 mètres, créant un extraordinaire contraste entre les plaines très peuplées et les pentes presque vides.

La région située au nord du Sông Hông n’est pas, toutefois, vide; elle avait même des densités notables en trois points: la «moyenne région» (Tuyen Quang – Thai Nguyen), où les Vietnamiens avaient, exceptionnellement, pénétré; la côte orientale, entre Tien Yen et Moncay, où les Nung, Thais sinisés – pêcheurs, agriculteurs, contrebandiers –, avaient créé des densités voisines de 100 habitants au kilomètre carré, mais dont ils sont partis en masse pour le Sud en 1954; enfin, les petites plaines frontalières de Cao Bang, de That Khé et de Lang Son où les Tho, Thais très fortement vietnamisés, cultivent des rizières. Les ressources minières sont importantes: zinc à Cho-Dien, raffiné à Quang Yen; étain à Thin Tuc, raffiné à Cao Bang (raffinerie française rénovée avec du matériel soviétique en 1957 et alimentée par les centrales hydroélectriques de Ta Sa et de Na Ngan); fer à haute teneur et charbon cokéfiable, l’un et l’autre en petite quantité, à Thai Nguyen, devenu un centre sidérurgique; enfin et surtout anthracite, de haute qualité mais non cokéfiable, de Hongay (Halam et Hato) et du grand «découvert» de Campha-Mines: les conditions d’exploitation sont faciles, les veines épaisses, et le charbon est exporté, par les ports de Hongay et de Campha, vers Haiphong et le Japon. La pêche en mer a permis l’installation par les Soviétiques d’un centre frigorifique dans l’île de Cat-Ba, en baie d’Along: les conserves de poisson sont exportées vers les pays socialistes européens.

Au sud du Sông Hông, les montagnes sont beaucoup moins peuplées; la densité y est inférieure à 5 habitants au kilomètre carré. Elle est cependant élevée (20 hab./km2) en pays Muong, c’est-à-dire dans les basses montagnes qui bordent à l’ouest les deltas du Tonkin (région de Hoa Binh) et du Thanh Hoa jusqu’à la frontière laotienne. Proches parents des Vietnamiens par la langue, ayant été mêlés aux grands événements de l’histoire vietnamienne, les Muong ont été beaucoup moins sinisés; ils vivent dans des maisons sur pilotis et avaient gardé jusqu’en 1954 une société de type féodal; ils ont des rizières à double récolte annuelle, bien irriguées, et également des rays (brûlis). Bassins et vallées de la région montagneuse principale entre Sông Hông et Sông Ma sont peuplés de Thai riziculteurs: Thai blancs de Lai Chau, Thai noirs de Ngia Lo et de Son la; les uns et les autres ont été quelque peu sinisés; leur écriture avait été romanisée en 1950. Les pentes proprement dites, au-dessus de 700 mètres, étaient peuplées de Meo (ou Hmong), grands défricheurs qui pratiquaient une agriculture sur brûlis réellement itinérante entre 800 et 1 200 mètres, se déplaçant dès que les brûlis, pratiqués dans des conditions très difficiles, avaient épuisé les terres.

Le gouvernement de la république démocratique du Vietnam avait, après 1954, tenté de donner une certaine autonomie aux populations montagnardes en créant la «zone autonome du Viet Bac» (pays Tho) et la «zone autonome Thai-Meo». Ces tentatives semblent avoir été abandonnées, cependant que se développait, sur une grande échelle, une colonisation systématique et massive par les Vietnamiens: plus de 700 000 «colons» auraient été installés de 1954 à 1974. Il semble difficile que, dans ces conditions, les populations autochtones puissent garder une personnalité autre que folklorique.

Les monts du Trung Bô ou monts d’Annam

Le long et vigoureux abrupt, très raide, orienté grossièrement nord-ouest - sud-est puis nord-sud, qui se suit du Sông Ma jusqu’aux limites du Nam Bô, a été qualifié de «Cordillère annamitique». L’expression n’est guère satisfaisante parce que le mot «cordillère» fait penser à une chaîne plissée jeune, alors que ce relief est dû, pour l’essentiel, à des failles affectant le matériel ancien et rigide du socle de la Sonde. Nous proposons d’appeler cet abrupt «monts d’Annam».

Au nord, depuis la province du Thanh Hoa et jusqu’au massif du Ngoc An, point culminant des monts d’Annam (2 598 m), le Vietnam ne possède que l’abrupt oriental d’un étroit bourrelet entre mer de Chine et Mékong, bourrelet dont l’essentiel appartient au Laos (massif calcaire du Kebang, plateaux gréseux du moyen Laos). La largeur des monts, en territoire vietnamien, est de 40 kilomètres à la «Dent du Tigre» (1 700 m). Des cols bas permettent un franchissement aisé: col de Kéo Neua, col de Mu Gia, col d’Ai Lao (alt. 350 m). La direction générale du relief est nord-ouest sud-est comme, plus au nord, dans les monts du Bac Bô.

Au sud du Ngoc An et du col des Nuages, le bourrelet montagneux est beaucoup plus large (plus de 200 km), dans les Hauts Plateaux. Mais l’élément du relief le plus vigoureux reste le rebord de ces hauts plateaux sur la mer de Chine. Rebord élevé (2 405 m au Chu Yang Sin), accidenté de puissants massifs («la Mère et l’Enfant», 2 051 m), précédé d’éperons, de contreforts et de blocs isolés, raviné et disséqué par des torrents travailleurs, peu pénétrable; au centre, toutefois, la vallée du Sông Darang permet d’atteindre la trouée de l’Ayun, la zone basse du Darlac lacustre (Dak Lak) et la vallée de la Srépok, affluent du Mékong.

C’est au centre, dans la région du Ngoc An, que le socle est, de beaucoup, le plus ancien: des gneiss et micaschistes étaient en place dès avant le Dévonien (dès le Précambrien peut-être?) et n’ont pas été plissés depuis. Au nord et au sud, le socle est plus récent: les terrains ont été affectés par les tectoniques hercynienne et néotriasique, chacune accompagnée d’intrusions granitiques et d’éruptions rhyolitiques; les longues périodes d’érosion post-triasiques ont laissé subsister d’importants reliefs résiduels (inselberg ). Au Tertiaire, l’ensemble des Hauts Plateaux a été soulevé, basculé vers l’ouest, fracturé à l’est. La fracture a été de grande ampleur puisque de fortes profondeurs marines (plus de 2 000 m) atteignent presque le rivage, au pied même des monts du Trung Bô. Ceux-ci ne sont pas cependant un escarpement de faille simple. Il y a certainement eu un jeu complexe de failles. En outre, les reliefs résiduels de la pédiplaine, liés le plus souvent à des granites et à des rhyolites hercyniens ou néotriasiques, donnent certains des plus hauts sommets.

Les monts d’Annam sont très humides et couverts d’une végétation très dense, encore que généralement médiocre (peu d’arbres de valeur) parce que «secondaire». Ils sont presque complètement vides.

Les Hauts Plateaux

Les Hauts Plateaux couvrent près de 50 000 kilomètres carrés. Ils commencent au sud du Ngoc An par le paysage volcanique de Pleiku (cônes, lacs de cratères, «terres rouges» sur basalte). La «trouée de l’Ayun» est, au contraire, une zone déprimée (500 m), ouvrant des communications faciles entre mer de Chine et Mékong par le Sông Darang (Sông Ba) et l’Ayun; déprimée de même, au sud du plateau basaltique du Darlac (700 m), la plaine lacustre de Dak Lak. L’extrémité méridionale des Hauts Plateaux est, à nouveau, élevée: plateau Mnong à l’ouest (vers 1 000 m), plateau Maa à l’est, celui-ci (1 000 m) dominé par le «bastion» de Dalat (1 500 m) et le volcan du Lang Bian; l’extrémité méridionale des Hauts Plateaux se termine par un escarpement marqué (col de Blao) au-dessus du «talus cochinchinois».

Les Hauts Plateaux sont, eux aussi, une portion du socle de la Sonde. Ils ont été fortement soulevés et basculés vers l’ouest au Tertiaire, et la couverture discordante, subhorizontale, de grès roses a pratiquement disparu; de grandes nappes basaltiques se sont répandues au Quaternaire (Pleiku, Darlac, plateaux Mnong et Maa), recouvrant la pédiplaine à inselberg post-triasique presque exhumée de sa couverture. Les basaltes (vieux d’un million d’années environ) donnent, le plus souvent, des sols ferralitiques à excellente structure stable, les «terres rouges».

Très impaludés eux aussi, les Hauts Plateaux sont peuplés de populations dites «proto-indochinoises», populations brunes, n’ayant pas subi de grande influence civilisatrice, habitant des maisons sur pilotis hauts. Bien que certains d’entre eux aient des rizières (dans la région du lac de Dak Lak, par exemple), les «montagnards» vivent surtout de brûlis, et aussi de cueillette et de chasse. Mais leurs brûlis présentent souvent un caractère remarquablement organisé; ainsi ceux des Maa de l’Ouest, étudiés par Jean Boulbet: à l’intérieur d’un finage parfaitement défini, le miir (brûlis) est d’une seule pièce pour tout le village, défriché collectivement, soigneusement clos d’une palissade dès que le riz a été planté; après deux années de culture, il est laissé en longue jachère et il y a rotation systématique des miir à l’intérieur du finage.

Les plus nombreux des montagnards parlent des langues môn-khmer et sont patrilinéaires (Sedang – les derniers soumis –, Bahnar – en partie catholiques –, Mnong, Maa, Stieng); mais les Jarai de Pleiku et les Rhadé de Ban Methuot parlent des langues malayo-polynésiennes, sont matrilinéaires et matrilocaux: subsistent chez eux des «longues maisons» où vivent les filles d’un ménage avec leurs époux et leurs enfants, chaque ménage disposant d’une pièce. Depuis 1954, la population vietnamienne, autrefois peu nombreuse, s’est accrue par l’implantation de nombreux «réfugiés» du Bac Bô et de colons venus du Trung Bô. Depuis 1975, la colonisation vietnamienne serait devenue systématique et on peut craindre pour l’avenir des montagnards.

Les «terres rouges» de Pleiku, du Darlac et du pays maa portaient des plantations, créées par les Français. Le théier (thé noir pour l’exportation et thé vert pour le marché de Saigon-Cholon) couvrait 7 000 hectares, notamment autour de Pleiku et en pays maa; le caféier 4 800 hectares, surtout au Darlac.

La plaine du Bac Bô (delta du Tonkin)

Dans le nord du Vietnam, les plaines comportent trois deltas triangulaires très typiques et très semblables, avec des «terres hautes», parsemées de buttes schisteuses ou calcaires aux confins de la montagne, et des terres très basses, menacées par l’inondation, en bordure de la mer, dont elle sont séparées toutefois par des cordons littoraux. La vraie limite géographique et historique de ces plaines se trouve à la «porte d’Annam». Toutefois, les deltas du Thanh Hoa et du Ngé An seront décrits avec le Trung Bô pour respecter la tradition.

Le delta du Tonkin couvre 14 700 kilomètres carrés; il a été construit par le Sông Thai Binh à l’est et surtout par le Sông Hông (Sông Nhitha); ce fleuve, long de 1 200 kilomètres, est extrêmement dangereux; il est à 10 mètres d’altitude seulement à son arrivée dans le delta et a encore 220 kilomètres à parcourir; au cours des crues d’été, très irrégulières et très violentes, son débit peut atteindre 30 000 mètres cubes par seconde et son niveau monter de 11 mètres en 24 heures; ses eaux peuvent transporter jusqu’à 3 kilogrammes d’alluvions au mètre cube, d’où son surnom de «fleuve Rouge»; une partie de ces alluvions se dépose au sud où le delta progresse de 100 mètres par an, par des «lais de mer» immédiatement conquis par l’homme. Le fleuve et les principaux défluents, dont le Song Luôc (canal des Bambous) et le Song Luông (canal des Rapides) qui le font communiquer avec le Sông Thai Binh, sont endigués, l’endiguement ayant exhaussé, régularisé et élargi des bourrelets naturels; entre les digues et entre les cordons littoraux, les zones basses forment des «casiers» mal drainés en période de mousson, de mai à novembre.

Le climat est très original par son hiver. L’été est normalement chaud et pluvieux grâce à la mousson; l’essentiel des 1 800 millimètres de pluie d’Hanoi tombe à ce moment, mais les pluies sont irrégulières, souvent interrompues, aggravées par les typhons en septembre et octobre. L’hiver est frais: la moyenne de janvier est de 15,5 0C à Hanoi, ce qui n’existe nulle part au monde par 21005 de latitude nord; par ailleurs, cet hiver voit succéder à une période sèche et lumineuse, due à un alizé du nord-est, une période de pluies fines de février à avril, donnant des hauteurs d’eau peu abondantes mais avec un grand nombre de jours pluvieux (81 mm en 29 jours de pluie à Hanoi, en févr.-mars); cette «pluie volante» ou crachin favorise la culture du riz en saison sèche (riz du «cinquième mois»).

Le delta du Tonkin a, sans doute, plus de 15 millions d’habitants, soit une densité de 1 000 habitants environ au kilomètre carré; les provinces méridionales de ce delta, celle de Nam Dinh en particulier, ont des densités atteignant 2 000 et 2 500 habitants au kilomètre carré. La riziculture est extrêmement intensive, dans des conditions naturelles difficiles (sols médiocres, pluies irrégulières). C’est une riziculture irriguée. L’irrigation, toutefois, n’est pas aisée puisque le fleuve et ses défluents (sauf le Thai Binh) ont dû être enfermés entre des digues: cette œuvre, indispensable compte tenu de la violence du Sông Hông, a été réalisée par les dynasties vietnamiennes et complétée par le protectorat français; elle a permis la mise en valeur du delta, mais elle a rendu inutilisable, jusqu’à tout récemment, l’eau du fleuve pour l’irrigation; les paysans devaient se contenter de l’eau des mares, étangs, ruisseaux, élevée par des moyens rudimentaires; le protectorat français avait aménagé par l’irrigation environ 330 000 hectares. Celle-ci permet de pallier l’irrégularité des pluies pour la culture principale dite du «dixième mois» (récolte en novembre); elle rend possible une récolte de saison sèche, sur la plus grande partie des terres, soit maïs, patate douce, taro, igname, arachide, soit riz dit du «cinquième mois» (récolte en mai).

Une des réalisations principales, depuis l’indépendance, a été la multiplication des pompes électriques ou à moteur, qui rendent utile l’eau des fleuves et autorisent la double récolte du riz sur presque toutes les rizières. Du fait de l’endiguement, les limons du fleuve sont perdus et les sols ne sont pas renouvelés. De longue date, le paysan engraisse ses terres (engrais humains, engrais verts, boues); il utilise aussi aujourd’hui, mais très insuffisamment, les engrais chimiques. La riziculture nord-vietnamienne exige beaucoup de travail (jusqu’à 300 journées à l’hectare, d’ailleurs mal réparties). Les rendements ont augmenté très sensiblement depuis 1954, grâce à une meilleure irrigation, mais ils sont encore moyens en raison de la médiocrité des sols.

Le paysan utilise peu l’animal (le buffle) pour le travail; il élève porcs et canards, en nombre limité. Il pratique une petite pêche familiale dans mares et étangs et, de plus en plus, une pisciculture minutieuse: les surfaces livrées à la pisciculture étaient passées de 17 000 à 130 000 hectares de 1954 à 1964, ce qui représentait un progrès remarquable.

Les paysans habitent en villages très fortement agglomérés, clos de haies de bambous, qui sont la forme unique de peuplement. La commune était particulièrement active (avec son temple communal, le dinh ), percevant les impôts, gérant les terres communales, organisant l’irrigation; il est permis de penser qu’elle joue un rôle important dans le cadre de la nouvelle agriculture socialiste.

Avant 1939, les paysans étaient en majorité propriétaires, mais de très petites superficies, cependant que quelques «grands propriétaires» ou surtout des propriétaires absentéistes, «rentiers du sol», en détenaient une partie importante: 880 000 très petits propriétaires (de moins de 1,80 ha, plus souvent de moins de 36 a) possédaient 36,6 p. 100 des terres, soit 440 000 hectares, cependant que 21 000 propriétaires, le plus souvent non-paysans, possédaient 200 000 hectares, exploités par des fermiers à des conditions de fermage très dures, et que 300 000 fermiers et salariés ne possédaient rien et ne bénéficiaient, au mieux, que de l’attribution provisoire des terres communales (240 000 ha). Tous les paysans ou presque étaient endettés, le plus souvent auprès des «grands propriétaires». Une réforme agraire radicale fut réalisée en 1956, favorisée par le départ vers le Sud, en 1954-1955, de quelque 150 000 familles (800 000 personnes). Cette réforme avait multiplié les tout petits propriétaires. Par la suite, une agriculture socialiste fut mise en place: aux «groupements d’échange de travail» succédèrent les «coopératives» groupant une centaine de familles puis, étape décisive, les «coopératives socialistes», désormais propriétaires non seulement des instruments de production, mais aussi des terres dont les paysans avaient été dépossédés.

Les villes sont peu nombreuses. Les trois principales sont Nam Dinh (165 650 hab. en 1989), où l’ex-Cotonnière française a été agrandie et modernisée, Haiphong (456 049 hab.), seul port important bien que médiocre (le Cua Cam, sur lequel il est situé, est envahi par les boues du Sông Hông) et ville industrielle (ex-cimenterie française modernisée, conserveries de poisson), et surtout Hanoi (1 088 862 hab.). Cette ville aurait été capitale sous l’autorité chinoise. La position est remarquable, à la tête du delta du Sông Hông ou presque; en outre, légèrement en amont, le Sông Luông quitte le bras principal pour rejoindre le Sông Thai Binh et la mer. Cette position permettait, par le bras principal, en dépit de son régime très irrégulier, de communiquer avec le sud du delta et, par le Sông Luông, avec l’est. La ville était en liaison facile avec la Chine, vers le nord-est, par le Sông Luc Nam et le col de la «porte de Chine». Le site, en revanche, est difficile. À l’abri des digues, Hanoi est installée sur la rive droite dans une zone très basse (le «casier de Ha Dông»), à demi amphibie: aujourd’hui encore, la ville est limitée au nord par le Grand Lac et le lac de Trung Bach, cependant qu’elle encercle le Petit Lac et sa pagode qui repose sur un seul pilot. Capitale des Trinh et des Lé, dépossédée de sa préséance au profit de Hué par Gia Long, elle fut, de 1887 à 1945, capitale de l’Indochine française. Elle comprend un quartier ancien, au nord et à l’ouest du Petit Lac, aux rues pittoresques (rue du Coton, rue de la Soie), et deux quartiers légués par l’époque coloniale: celui de l’ancienne concession de 1874, au sud du Petit Lac, aux rues parallèles, et celui qui s’étend à l’ouest de la Citadelle (construite au XVIIIe s.). Hanoi a d’abord un rôle politique, administratif et culturel. Depuis l’indépendance, elle a été, comme toutes les capitales des pays socialistes, dotée d’importantes industries: industries alimentaires (brasserie créée en 1958), textiles, pneumatiques et surtout machines-outils (à Cao Moi). Hanoi est un centre de routes et de voies ferrées vers Haiphong, Ninh Binh et le sud, Lao Kay et K’ouen Ming (Kunming: c’est la célèbre voie ferrée française du Yunnan), Lang Son et Nanning (au Guangxi). Elle possède un important aéroport – Gialâm – sur la rive gauche du fleuve.

Les plaines du Trung Bô

Les plaines du Nord-Annam couvrent environ 6 700 kilomètres carrés, des pitons calcaires de Ninh Binh (au Bac Bô) jusqu’au petit massif rhyolitique de la porte d’Annam. La plus grande est, au nord, le delta du Thanh Hoa, commun au Sông Ma et au Sông Chu, bordé de cordons littoraux, encombré de buttes stériles (pitons calcaires et inselberg cristallins), et où prédominent les terres «hautes» (de 2 à 15 m d’altitude) de médiocre valeur. Plus au sud, le delta du Ngé An (Sông Ca) et la plaine de Hatinh sont, en réalité, une mosaïque de zones planes et basses: plaines littorales (de Phu Dien, Vinh, Hatinh), vallées (du Sông Ca, du Ngan Phô, du Ngan Sân), dépressions longitudinales (de Huong Khé, entre porte d’Annam et monts d’Annam); cordons littoraux et terrasses d’alluvions anciennes (quaternaires) y occupent une part importante du terrain, notamment au sud.

À ces conditions peu favorables le climat ajoute ses difficultés. Climat tropical aux abondantes pluies d’été (1 725 mm à Thanh Hoa, 1 810 mm à Vinh, capitale du Ngé An); mais pluies irrégulières: à Vinh, le maximum enregistré a été de 2 671 millimètres, le minimum de 987 mm; la moyenne de juillet est de 159 millimètres, mais juillet 1908 n’a reçu que 5 millimètres. D’autre part, ces pluies, particulièrement au Ngé An, sont surtout abondantes en septembre et octobre; les énormes précipitations (424 mm d’eau à Vinh en septembre), en partie dues à des typhons, provoquent des crues très violentes des rivières et des inondations désastreuses; en revanche, les pluies des quatre premiers mois d’été (de juin à août) sont réparties en un nombre réduit de jours pluvieux (34 à Thanh Hoa, 22 à Vinh) et interrompues, en pleine période de poussée du riz, par des périodes de sécheresse dues au «vent du Laos», vent torride de sud-ouest.

Enfin, en février-mars, le «crachin» est moins abondant et moins durable qu’au Bac Bô (21 jours de pluie à Thanh Hoa, 20 à Vinh); de plus, son action est plus réduite, l’évapotranspiration étant plus forte puisque l’hiver, encore qu’anormalement frais pour la latitude, est naturellement plus chaud qu’à Hanoi (Thanh Hoa a une moyenne de 18 0C en janvier). Tous ces caractères s’accusent du nord au sud.

La vie est très dure pour des populations rurales surabondantes atteignant 500 habitants au kilomètre carré au moins, soit, sans doute, plus de 1 000 habitants au kilomètre carré cultivé. La vie rurale ressemble à celle du Bac Bô, à quelques nuances près. Deux récoltes de riz sont effectuées dans l’année. La récolte principale, celle qui bénéficie des pluies d’été, a lieu au dixième mois (novembre) au Thanh Hoa, mais est souvent avancée au huitième mois (septembre) au Ngé An et porte alors sur des variétés hâtives, de façon à être terminée avant les grandes crues d’automne; la seconde récolte est celle du cinquième mois (juin), autrefois seule possible dans les zones les plus basses, mais qui souffre de l’indigence du crachin. La même terre, traditionnellement, ne portait pas deux récoltes de riz: sur rizières «hautes», en saison sèche, maïs, patate douce, voire coton (au Thanh Hoa) succédaient au paddy. Ces cultures sont restées importantes, mais les travaux modernes d’irrigation (réalisés par les Français sur 90 000 ha) et l’utilisation, depuis l’indépendance, de pompes ont permis ici aussi d’assurer la récolte du dixième mois sur nombre de rizières basses, du cinquième mois sur nombre de rizières hautes, et donc de multiplier la double récolte annuelle de riz sur la même terre. L’habitat rural se présente en villages fortement concentrés de maisons «à terre», qui étaient autrefois des communes singulièrement vivantes et fortes; elles possédaient, en particulier, de vastes superficies de terres communales, bien que la petite propriété exploitée en faire-valoir direct dominât et qu’un métayage sévère fût pratiqué sur les propriétés plus étendues. La réforme agraire débuta ici plus tôt qu’ailleurs (de 1950 à 1953). Par contre, sa réalisation puis la mise en place d’une agriculture socialiste se heurtèrent à de graves difficultés (rébellion des paysans du Ngé An en nov. 1956). La pêche en mer présente, au Thanh Hoa, une réelle importance. Les villes (Thanh Hoa, Vinh) sont restées assez médiocres. Les ressources minières sont presque nulles et le développement industriel a été limité. Ben Thuy est un bien médiocre avant-port de Vinh.

Les plaines du Centre-Annam s’étendent de la porte d’Annam au cap Cu Mong.

Le massif de la porte d’Annam est une limite climatique importante. Au sud cesse la fraîcheur de l’hiver (Hué a une moyenne de janvier de 19,2 0C: le climat y est tropical) et disparaît le crachin. Par ailleurs, le Centre-Annam a un climat très original. Les pluies sont très abondantes (Hué: 2 861 mm), mais l’été est relativement sec, car les plaines sont abritées par les monts d’Annam de la mousson de sud-ouest. Les pluies tombent avec une grande abondance de septembre à la fin de décembre; elles sont, assez souvent, provoquées par le passage de typhons.

L’agriculture a adapté, tant bien que mal, ses traditions venues du Nord à ces conditions climatiques. La récolte principale a été avancée au huitième mois (septembre) comme au Ngé An pour faire la part des crues, mais elle souffre de la sécheresse de l’été; la seconde récolte, au troisième mois (avril) ou au premier mois (février), a lieu après les grandes pluies.

Les plaines s’allongent du nord au sud, en une courbe convexe vers l’est, étroites entre la côte et les monts d’Annam, ici parallèles. Elles ont souvent moins de 5 kilomètres de large et sont, pour partie, occupées par des dunes vives élevées (qui progressent vers l’intérieur par alizé de nord-est) et par des terrasses d’alluvions anciennes stériles; les cordons de dunes ont parfois isolé des lagunes, et les massifs rocheux qui animent le paysage sont, le plus souvent, infertiles.

Quang Binh (Dong Hoi) et Quang Tri ont ainsi fort peu de surfaces utilisables, bien que les petits massifs basaltiques qui les séparent, à hauteur du 17e parallèle, Cua Tung et Gio Linh, soient bien cultivés (fruits, tabac) et bien peuplés.

La plaine du Thua Thien ou plaine de Hué est peut-être plus déshéritée encore: la partie septentrionale est occupée presque entièrement par des dunes vives, des dunes quaternaires, des lagunes et des terrasses d’alluvions anciennes; la partie méridionale présente une surface cultivée, large de 1 à 2 kilomètres entre dunes et terrasses, avec un ou deux alignements de villages. Au centre, au pied des contreforts montagneux qui portent les tombeaux impériaux, sur la rive gauche de la modeste rivière des Parfums, dans un site très beau mais sans grande valeur – bien que très anciennement occupé (IIIe s. av. J.-C.) –, Hué a dû sa fortune passagère à l’histoire: à mi-distance à peu près d’Hanoi et du Nam Bô (Cochinchine), elle devient, en 1802, capitale de l’Empire du Vietnam unifié par Gia Long. Trois cités concentriques (capitale, ville impériale, ville pourpre) y furent édifiées sur le modèle chinois; un peu en aval, se trouve la ville commerçante; les Français y ajoutèrent une ville administrative sur la rive droite de la rivière. Mais l’importance actuelle de Hué est minime (en dehors d’un rôle culturel certain), d’autant que la ville a grandement souffert lors de l’offensive du Têt de 1968. Les communications avec la mer sont difficiles, et, d’ailleurs, la vie maritime, sur ces côtes rectilignes, est à peu près nulle.

Au sud de l’éperon du col des Nuages, la plaine du Quang Nam a plus d’ampleur: elle s’enfonce dans la montagne entre le col des Nuages et le Ngoc An, sur l’emplacement d’une zone synclinale ancienne. En outre, en arrière des rizières de Tam Ky, une zone de basses collines (moins de 600 m d’altitude) a été colonisée par les paysans vietnamiens, exceptionnellement installés ici en habitations dispersées: riz dans les fonds, théier sur les pentes; renommée, cette dernière culture, est cependant pratiquée de façon rudimentaire (de 2 à 3 binages annuels seulement; feuilles cueillies sans ménagement, hachées vertes, pilonnées au mortier, séchées au soleil puis torréfiées). Non loin se trouvent les sanctuaires de l’ancienne capitale cham de My Son. Le remarquable tombolo de Tien Shan, qui «accidente» un littoral par ailleurs rectiligne, a localisé Da Nang. Le site est d’une grande beauté; un port y est mentionné dès la fin du Xe siècle; des comptoirs français, espagnols, portugais y furent installés avant que la ville ne soit cédée à Louis XVI par l’empereur Gia Long, dans un traité qui ne fut jamais appliqué.

La plaine de Quang Ngai est plus large (de 7 à 8 km en moyenne), et le peuplement pénètre, à l’intérieur, le long de la rivière; les dunes sont moins étendues, mais les collines de roches en place sont nombreuses. La vie rurale présente une certaine variété avec des cultures telles que l’indigotier (utilisé comme engrais vert), l’arachide et surtout la canne à sucre. Celle-ci bénéficie d’une irrigation originale et ancienne (d’origine cham?) par norias de bambou installées sur la rivière.

Les plaines du Binh Ding représentent environ 1 700 kilomètres carrés, mais il s’agit d’étendues souvent minuscules, séparées les unes des autres par des éperons montagneux parfaitement vides; la plus grande plaine, celle de Qui Nhon, couvre 500 kilomètres carrés; à côté des rizières du troisième et du huitième mois, des champs portent canne à sucre et arachide. Les cocotiers, notamment à Bong Son, donnent un aspect polynésien à une côte déjà plus découpée.

Au-delà du cap Cu Mong, le Sud-Annam se caractérise par la sécheresse de son climat. Nha Trang ne reçoit que 1 456 millimètres de pluie en quatre mois; la sécheresse est presque absolue de janvier à la fin août. Du cap Padaran à Phan Tiet, les précipitations sont inférieures à 600 millimètres, le nombre des jours pluvieux inférieur à 80. Par ailleurs, les superficies utilisables pour l’agriculture sont plus petites que nulle part en Annam, ce qui explique, en partie, l’importance exceptionnelle de la pêche maritime. La colonisation vietnamienne, enfin, est relativement récente (XVIIe s.).

Du cap Varella au cap Padaran, la côte est admirable. De puissants massifs montagneux, des granits surtout, atteignent la mer en promontoires, ou bien sont isolés en îlots ou en îles (l’île Tré, au large de Nha Trang); beaucoup de ces îles, cependant, ont été rattachées au rivage par des cordons littoraux allongés du nord au sud: ces tombolos ferment presque complètement des baies (tombolo de Port Dayot et baie de Ben Goi).

Le delta de Tuy Hoa, bordé de dunes épaisses que perce le Sông Darang, a encore de l’ampleur. Immédiatement au nord-ouest, les Vietnamiens ont colonisé les riches collines basaltiques du Phu Yen jusqu’à leur sommet, «des murettes de pierres sèches ou des haies d’agaves ceignant les champs en gradins» (C. Robequain). La vallée du Sông Darang permet d’atteindre aisément Chéo Réo et An Khé; les Cham avaient colonisé cet important passage vers le Mékong (ruines de Chéo Réo et de Yang Prong).

La petite plaine de Khanh Hoa se termine sur la mer par la belle plage de Nha Trang; la pêche en mer occupe ici sept gros villages, utilisant 1 200 jonques. Les grandes profondeurs sont toutes proches de la côte, de sorte que la plate-forme littorale est un véritable couloir qu’empruntent les poissons migrateurs, notamment les thons que l’on prend à la madrague; le pourtour des îles et les bancs de corail constituent des zones de pêche privilégiées. La très belle rade de Cam Ranh est, depuis la guerre, une importante base navale, alimentée par le grand barrage de Dran qui détourne vers la mer de Chine les eaux du Danhim (Haut-Dong Nai). La base serait utilisée par la marine soviétique. Très faiblement occupée et exploitée, parce qu’en grande partie constituée de dunes stériles, la plaine de Phan Rang garde une population partiellement cham et des traces d’importants travaux d’irrigation dus à ses ancêtres.

Au sud du cap Padaran, le rivage est oblique par rapport aux monts d’Annam, dont il s’écarte: les plaines sont donc plus amples (de 10 à 15 km de profondeur à Phan Thiet), mais elles sont moins favorisées encore. Leur paysage est dominé par des dunes aux tonalités vigoureuses, sous un ciel généralement très bleu, car la sécheresse reste accentuée: dunes anciennes de sable rubéfié, atteignant 220 mètres d’altitude, fixées par une végétation xérophile, qui peuvent être cultivées en manioc et arachide; dunes de sable blanc, actuelles et évidemment incultivables. Les ressources agricoles sont plus que médiocres: quelque 300 kilomètres carrés seulement seraient occupés. La pêche en mer est l’activité la plus originale, bien que la côte ne soit guère découpée et ne présente pas de sites portuaires très favorables. Phan Thiet est le centre le plus important. Plus de 1 300 embarcations motorisées ainsi que de solides jonques à voile pêchaient, avant 1975, 130 000 tonnes de poisson. Le poisson de marée était transporté par trains, camions et bateaux vers Saigon. Les poissons de petite taille, Clupéidés et Carangidés essentiellement, dont le cá n ロc (Decapterus russelli ) et le cá com (Stolephorus commersoni ), servent à fabriquer le célèbre nuoc mam , dont la région produisait 80 millions d’hectolitres: le nuoc mam est une sauce qui résulte de l’autodigestion du poisson, comprimé dans des cuves de bois, en présence de sel (produit par les salines de Ca Nha).

Les plaines du Trung Bô sont surpeuplées: on estimait, en 1959, la population (dans la partie sud-vietnamienne) à 860 habitants au kilomètre carré de rizière; chaque habitant ne disposait que de 11 ares de rizière, la population active en chômage représentait 630 000 personnes et 30 p. 100 de la population manquait de moyens d’existence. En dépit du départ de très nombreux boat people fuyant le communisme depuis 1975, la situation démographique est encore plus critique aujourd’hui. Une route (l’ex«route Mandarine») et une voie ferrée (l’ex«Transindochinois»), rétablie dès 1975, joignent, à travers ce chapelet de plaines, Bac Bô (Tonkin) et Nam Bô (Cochinchine): construites par les Français au prix de prouesses techniques, leur utilité économique n’a jamais été évidente, et, avant 1945, les transports par mer étaient beaucoup plus importants. Le Trung Bô est bien un «bambou entre deux sacs de riz».

La plaine du Nam Bô

Le Nam Bô (Cochinchine, 67 000 km2) est une terre de colonisation récente: la colonisation vietnamienne, en 1860, n’avait pas sérieusement abordé l’Ouest; la population totale ne s’élevait qu’à 1 600 000 habitants en 1880. Elle n’est encore que de 15 millions d’habitants environ, soit à peu près 200 habitants au kilomètre carré, et, compte tenu de l’existence de Saigon-Cholon (Hô-Chi-Minh-Ville, 3 169 135 hab. en 1989), la densité rurale n’est que de l’ordre de 150 habitants au kilomètre carré. Par ailleurs, il subsiste une importante minorité khmère pratiquant le bouddhisme Theravada (800 000 personnes?) à Tra Vinh, Soc Trang, Bac Lieu et Chau Doc (collines de Triton). Un rôle économique fondamental était joué par les Chinois, qui avaient débarqué à Ha Tien en 1671 (avant les Vietnamiens) et fondé Cholon en 1778. Les Vietnamiens eux-mêmes, qui parlent ici avec un accent différent de celui du Nord, ont adopté l’attelage et les modes de transport cambodgiens.

En contrebas des Hauts Plateaux, le «talus cochinchinois» (moins de 100 m) forme un arc de cercle de Tay Ninh au cap Vung Tau (cap Saint-Jacques). C’est une pédiplaine avec de superbes inselberg (Nui Baden, plus de 900 m d’altitude, Nui Bara, Nui Bé), dans le prolongement des plaines septentrionales du Cambodge; cette pédiplaine est, à l’ouest, masquée par les alluvions anciennes du Mékong, les «terres grises», sableuses, avec, à faible profondeur, un horizon de latérite de bas de pente (le «Bien Hoa»), et à l’est par des nappes de basalte (à Loc Ninh, Quan Loi et Baria) qui donnent les «terres rouges», sols ferralitiques d’excellente structure. Ce talus cochinchinois est encore peu peuplé et couvert de forêts denses; il est très malsain du fait de la présence du redoutable Anopheles balabacensis , qui pénètre dans les maisons mais ne s’y pose pas et est, de ce fait, invulnérable au D.D.T. Mais, depuis 1924, certaines terres grises et surtout les terres rouges portent des plantations d’hévéas. Quatre sociétés françaises possédaient l’essentiel des 110 000 hectares plantés, produisant (en 1964) 75 000 tonnes de latex: Michelin en terres grises à Dau Tieng, C.E.X.O. (à Loc Ninh), S.I.P.H. (à Long Thanh) et «Terres Rouges» (à Quan Loi) sur terres rouges. Le Vietnam a dépossédé les sociétés françaises mais n’a produit que 50 000 tonnes de caoutchouc en 1982.

La plus grande partie du Nam Bô est, toutefois, le delta du Mékong. En réalité, la partie orientale de la grande plaine du Nam Bô est drainée par le Dong Nai (Danhim) et la rivière de Saigon, qui forment l’estuaire du Nha Bé, envahi par la mangrove, et aussi par les deux Vaico qui drainent, fort mal, la plaine des Joncs, aux sols alunés. Le Mékong, lui, se jette dans la mer par cinq bras, dont quatre sont ceux du «fleuve Antérieur», et le dernier, détaché depuis Phnom Penh, est le Bassac. Le Mékong, long de plus de 4 000 kilomètres, a une crue annuelle, simple et assez régulière, qui commence en juin mais atteint son maximum vers la mi-octobre; l’eau inonde la plaine, submergeant les bourrelets; elle monte progressivement; la décrue est lente, laissant sur place des limons enrichissants mais occupant longuement les terrains. Le delta (et notamment le Transbassac, à l’ouest du Bassac) a été conquis par le creusement de canaux entre 1890 et 1930, à l’époque française: canaux principaux permettant la pénétration et le transport, canaux secondaires destinés en particulier à «laver» les sols très acides de la forêt inondée à Melaleuca leucadendron (tram ) et, à cet effet, munis de vannes. La superficie des rizières est ainsi passée de 520 000 à 2 300 000 hectares. Cette conquête s’est faite à peu près exclusivement au profit du riz. Contrairement à celle du Nord, la riziculture du Nam Bô était peu intensive: adaptation remarquable aux conditions naturelles (culture du riz à deux repiquages et du riz flottant dans les zones les plus inondées), mais peu de travail (85 journées de travail en moyenne); une seule récolte annuelle et un rendement seulement moyen (1,5 t/ha) en dépit de la fertilité des sols. Une grande partie de la production était exportée. La colonisation de ce delta du Mékong, notamment dans le Transbassac, a été faite sous le régime de la grande propriété. En 1934, on comptait 255 000 propriétaires, soit un pour quinze habitants, avec une moyenne de 9 hectares pour chacun; environ deux familles paysannes sur trois n’étaient pas propriétaires, mais grands et moyens propriétaires occupaient 87 p. 100 des terres; dans la province de Bac Lieu, en Transbassac, les propriétés supérieures à 50 hectares couvraient 65 p. 100 des terres. La terre était exploitée par des fermiers, les ta-dien , soumis à de très dures conditions de fermage, endettés et utilisant eux-mêmes des salariés agricoles. Cette riziculture s’est modifiée de 1954 à 1975: elle est devenue plus efficace par l’emploi de motoculteurs japonais, de tracteurs et surtout par l’introduction de riz à haut rendement (IR8, IR5), les célèbres «riz miracles» sélectionnés à Los Baños (Philippines). Enfin, des réformes agraires ont été tentées par la république du Vietnam: les lois des 8 janvier, 5 février 1955 et du 22 octobre 1956 ont dépossédé les grands propriétaires français (250 000 ha); et surtout les lois du 2 juillet 1969 et du 26 mars 1970 – dite de «la terre aux cultivateurs» – ont exproprié 1 million d’hectares partagés entre 860 000 fermiers. De 1956 à 1973, 1 296 726 fermiers avaient accédé à la propriété sur 1 860 000 hectares.

À la veille de sa défaite, la Cochinchine était devenue un pays de petits propriétaires possédant moins de 5 hectares de rizière: ils représentaient 90 p. 100 des propriétaires pour 90 p. 100 des rizières. De janvier à avril 1978, le gouvernement vietnamien entama le processus de mise en place d’une agriculture socialiste, en faisant adhérer «capitalistes ruraux» (plus de 7 ha de rizières), «riches propriétaires» (plus de 5 ha), «moyens propriétaires» (de 1 à 5 ha) et «petits propriétaires» (moins de 1 ha) au «mouvement de collaboration agricole» c’est-à-dire à des coopératives socialistes qui, comme au Nord, devenaient propriétaires des terres collectivisées. Cela entraîna une désorganisation de la production, et, pour la première fois dans l’histoire, les paysans du Mékong, dans les années 1978-1979, connurent la faim. De là une résistance passive (boycott des coopératives, refus d’augmenter la production...), aggravée par l’interdiction de la libre circulation des marchandises, par la lourdeur des impôts, etc. L’État, dans ces conditions, prit d’importantes décisions pragmatiques (fin de déc. 1980-janv. 1981), autrement dit des décisions plus libérales pour amener les paysans à augmenter leur production: ce fut une sorte de N.E.P. (nouvelle politique économique), quelque peu interrompue en mai 1983 (Lâm Thanh Lîem, cf. bibliographie).

Hô-Chi-Minh-Ville (Saigon) était, en 1975, une énorme agglomération de près de 3 millions d’habitants, englobant en particulier, sous une même administration depuis 1956, la ville, en grande partie chinoise, de Cholon. Saigon est une création récente, sur l’emplacement de l’ancienne ville cambodgienne de Prey Nokor. L’extrémité orientale et méridionale des terres grises, terrasse d’alluvions anciennes (le «Plateau»), s’avance ici à proximité immédiate de la rivière de Saigon, fortement remontée par la marée, puisque le marnage atteint 2,50 mètres; le modeste arroyo de l’Avalanche, au nord, et surtout l’«arroyo chinois» au sud, qui permet de communiquer par voie d’eau avec le Vaico oriental et ensuite avec le Mékong, confluent avec la rivière. Le site urbain est donc à proximité du delta du Mékong, mais non dans les basses terres de celui-ci; il présente un triple avantage: point fort, non inondé, lorsque l’on vient du nord – confluence fluviale en lisière du delta amphibie –; point extrême, enfin, atteint par la marée à 80 kilomètres de la mer et donc accessible par la navigation maritime à proximité d’une grande voie de navigation fluviale. Les Vietnamiens (Annamites), dans leur marche vers le sud, furent sensibles au premier avantage et fondèrent ici, en 1698, une forteresse; les Chinois, eux, furent sensibles au deuxième et, après avoir – devançant les Vietnamiens – fondé le port fluvial du Phan Trânc (sur l’arroyo de l’Avalanche, dans le deuxième tiers du XVIIe s.), créèrent, en 1798, ce que les Vietnamiens appelèrent le «Grand Marché», Cholon, sur l’arroyo chinois; les Français, enfin, s’intéressèrent surtout à l’accessibilité par voie fluviale lorsqu’ils fondèrent et construisirent Saigon, à partir de 1858, bon port maritime, permettant la pénétration et la domination économique (à cet égard, Saigon est exactement le pendant de Rangoon).

Saigon est, d’abord, un port bien aménagé, bien équipé, relié au Mékong par l’arroyo chinois, par des canaux ainsi que par la voie ferrée de Mytho, aux plantations d’hévéas du talus cochinchinois et aux plaines de l’Annam par routes et voies ferrées. Saigon était traditionnellement exportateur de riz, de caoutchouc et de bois, importateur de produits fabriqués. Mais l’agglomération était devenue, de 1954 à 1975, un centre industriel important, notamment sous l’impulsion de la minorité chinoise: aux industries portuaires (scieries, rizeries, arsenal), à une grande brasserie française s’étaient ajoutées des usines textiles (coton, soie, rayonne), des verreries, sans parler d’innombrables industries artisanales (alimentation, chimie, mécanique).

Tout cela était, d’ailleurs, bien incapable de faire vivre une aussi considérable agglomération (1 700 000 hab. en 1954), grossie, depuis 1960, par une immense masse de réfugiés, vivant dans des conditions précaires.

Le Nord, vainqueur, a donné à la ville, en 1975, le nom d’Hô-Chi-Minh-Ville. Depuis, le gouvernement s’est efforcé de décongestionner l’agglomération, en particulier en déportant une partie de la population, notamment d’anciens fonctionnaires et d’anciens militaires de la république du Vietnam, vers les nouvelles zones économiques. Sa politique générale et les mesures économiques prises à l’égard des entreprises industrielles (nationalisations) et du petit commerce ont provoqué une émigration massive des habitants – et surtout de la population chinoise; ce fut (et c’est encore) l’exode dramatique des boat people . L’assouplissement récent (déc. 1980-janv. 1981) de la politique socialiste dans l’ancien Sud-Vietnam a, semble-t-il, redonné vie au petit commerce. Mais le devenir d’Hô-Chi-Minh-Ville reste particulièrement incertain.

Le Vietnam a produit, en 1982, 13 780 000 tonnes de paddy: c’est la seule grande production agricole du pays. En dépit d’une augmentation des rendements, elle est insuffisante compte tenu de la population (la Thaïlande produit 4 millions de t de plus pour une population moindre). Les autres ressources alimentaires importantes sont l’élevage des porcs (10 500 000 en 1981, soit sensiblement moins que le total des deux Vietnams avant 1975), et la pêche maritime (1 000 000 t de poisson, surtout dans le Sud). Ces ressources alimentaires sont insuffisantes, et les paysans du Nord ne mangent pas encore à leur faim. Or la population a augmenté et augmente à un rythme très rapide du fait d’une très forte natalité; la progression naturelle aurait été de 29 p. 1 000 par an au cours des dernières années. Le pouvoir a décidé de ramener ce taux à 20 p. 1 000 en 1984, puis à 17 p. 1 000 en 1985. Politique qui arrive bien tard et qui rencontre de très grosses difficultés, du fait notamment de l’inertie démographique: la population est très jeune. Les seules exportations possibles sont le charbon et le caoutchouc. L’industrie reste embryonnaire, même au Nord, où elle a souffert des bombardements américains, ainsi que des destructions de l’armée populaire chinoise (févr.-mars 1979). Les projets économiques pour 1984, votés lors de la dernière session de l’Assemblée nationale, visent les objectifs suivants: accroissement de 7 p. 100 de la production agricole, de 9,5 p. 100 de la production nationale globale (dont + 86 p. 100 pour le ciment), de 38 p. 100 de la superficie des cultures industrielles, de 22 p. 100 des exportations. Par ailleurs, 120 000 personnes seront envoyées dans les nouvelles zones économiques.

La situation économique du Vietnam est très difficile, en dépit de progrès récents dus à une politique plus libérale dans le Sud. Le Vietnam a payé d’un prix très lourd la volonté des dirigeants politiques du Nord de réaliser immédiatement l’unification du pays: les destructions de la guerre contre les États-Unis ne sont pas encore effacées. Le Vietnam paye très cher, surtout, la volonté expansionniste des mêmes dirigeants, qui aboutit à l’occupation militaire du Laos et surtout du Cambodge (200 000 hommes depuis 1979); il s’agit de réaliser, en fait, une «Indochine» sous la domination de Hanoi, associant au Vietnam deux États «frères», en fait vassaux, dirigés par des gouvernants fantoches. Cette politique a provoqué une réaction militaire chinoise accompagnée de destructions systématiques dans la zone frontière du Bac Bô (févr.-mars 1979). Cette politique a pratiquement bloqué toute aide occidentale; seule a subsisté un temps l’aide soviétique; mais, en 1981, l’U.R.S.S. a triplé le prix du pétrole fourni et diminué d’un quart l’aide alimentaire: de nombreux Vietnamiens seraient allés travailler en U.R.S.S. (en Sibérie) pour rembourser les dettes de leur pays. Le Vietnam est très endetté (15 milliards de dollars en 1989) et sa situation financière presque catastrophique. Enfin, les pays voisins, groupés au sein de l’A.S.E.A.N. (Association of South East Asia Nations), n’ont pas accepté – et ne pardonnent pas au Vietnam – l’occupation du Cambodge (de civilisation indienne) jusqu’en 1989.

2. Panorama ethnique

Le Vietnam est un pays polyethnique, puisqu’il compte en effet plus de soixante ethnies différentes. Les Vietnamiens, peuple majoritaire, constituent environ 90 p. 100 de la population et les minorités totalisent près de 4 millions de personnes.

L’ethnographie actuelle du Vietnam est généralement envisagée comme une donnée statique. Or cela n’est pas. La répartition de ses différentes ethnies est en effet liée d’une part à l’histoire du peuplement de ce pays et d’autre part à l’histoire de la nation vietnamienne et de sa «poussée» vers le sud puis vers l’ouest, «poussée» qui débuta au XIe siècle et qui se poursuit encore de nos jours, si bien qu’une carte ethno-linguistique du Vietnam datant seulement de vingt ans ne reflète plus la réalité actuelle mais est déjà un document historique. Toute présentation ethnographique de ce pays ne peut donc être que relative, d’autant que les déplacements de populations nés de volontés politiques ou dus à la guerre ont bouleversé, depuis 1945, la répartition géographique des différentes ethnies et leur volume.

Alors que, dans les années cinquante, les plaines étaient le lieu d’élection de l’ethnie vietnamienne et les hautes terres celui des minorités, la carte ethno-linguistique du Vietnam, en 1972, présente les caractères suivants: les deltas du Nord et du Sud ainsi que le littoral du Centre sont toujours le domaine des Vietnamiens, mais ceux-ci sont aussi installés en nombre (plus d’un million) dans certaines zones de la haute et de la moyenne région du Nord, où n’habitaient autrefois que des Tai et des populations plus ou moins sinisées, ainsi que sur les hauts plateaux du Centre, jadis presque uniquement peuplés de Proto-Indochinois. Seuls les Cam et les Cambodgiens, héritiers de grandes civilisations, installés dans les plaines du Sud, n’ont pas été touchés par les bouleversements de ces dernières années.

Les Vietnamiens

Les Vietnamiens (les Annamites des anciens auteurs) appartiennent anthropologiquement au groupe sud-mongolique. Ils parlent une langue à tons, très influencée par le chinois mais en relation avec le môn-khmer et le tai. Cette langue, qui présente quelques différences de prononciation et de vocabulaire entre le Nord et le Sud, peut s’écrire à l’aide de caractères chinois, c’est le chu’ n’ôm , ou d’une graphie romanisée, le quôc ngu’ , qui est aujourd’hui la seule écriture officielle du pays. Au cours de son histoire, le Vietnamien a toujours vécu dans des villages dont les maisons, construites à même le sol et souvent avec l’aide d’un géomancien, étaient groupées autour du marché et du temple communal (d–ình ). Les villages comptaient de plusieurs centaines à plusieurs milliers d’habitants, presque tous agriculteurs, fortement organisés et socialement très soudés, car la domestication des fleuves sur laquelle ils fondent leur technique agricole exige une cohésion totale des communautés. Ces «communes», véritable petit monde en miniature, qui jadis vivaient souvent en autarcie avec leurs artisans et leurs commerçants, avaient chacune leur vie politique, parfois agitée, leur vie sociale très hiérarchisée, leurs cérémonies et fêtes propres. Depuis vingt-cinq ans, l’organisation sociale traditionnelle a beaucoup évolué dans tout le pays, et, au sud, l’exode volontaire ou forcé de plusieurs millions de ruraux vers les villes a donné naissance à de nouveaux genres de vie et à de nouvelles attitudes sociales.

Le système social des Vietnamiens est patrilinéaire et fondé sur le t ヲc qui regroupe tous les descendants d’un ancêtre masculin connu. Ce t ヲc , dont tous les membres portent le nom clanique (Nguy&êtilde;n, Ngô...) de l’ancêtre, est placé sous l’autorité d’un chef qui gère les propriétés communes et inaliénables du groupe, tient le registre généalogique, veille au culte des ancêtres et arbitre les différends entre familles ou individus. Traditionnellement, les membres du t ヲc n’avaient envers lui et envers leur famille que des devoirs. Mais, depuis vingt-cinq ans, l’autorité patriarcale est battue en brèche, les jeunes n’acceptent plus les mariages arrangés par les parents ni la polygamie, et rares sont ceux qui pratiquent le culte des ancêtres ou croient encore à l’union indissoluble des membres de la famille, union que la guerre et, dans le Sud, les difficultés économiques ont fait éclater. Traditionnellement, l’organisation socio-politique du pays était une réplique du système impérial chinois et la population était divisée en quatre classes: les lettrés, les agriculteurs, les artisans et enfin les commerçants. L’implantation française, puis la guerre, la révolution et les bouleversements économiques ont détruit cet ordonnancement millénaire qui a été remplacé en 1954, au nord du 17e parallèle, par une république démocratique qui donne la première place au parti, et, au Sud, par une république qui a laissé les militaires et ceux qui avaient su s’enrichir occuper le sommet de la hiérarchie sociale.

Sur les plans philosophique et religieux, les Vietnamiens ont jadis reçu de la Chine le bouddhisme Mah y na, le confucianisme et le taoïsme, qui ont profondément marqué leur mentalité. Mais ils ont aussi pratiqué des cultes autochtones, comme celui des ancêtres, célébré devant les tablettes funéraires de l’autel familial, du génie gardien du village, honoré dans le temple communal (d–ình ), ceux de certains arbres, animaux ou pierres. Aujourd’hui, le confucianisme et le taoïsme sont en voie de disparition, les cultes locaux perdent de plus en plus d’adeptes, mais le bouddhisme (amidisme et école du Dhy na) fait preuve d’une grande vitalité et 80 p. 100 des Vietnamiens déclarent y adhérer. Trois autres mouvements religieux comptent un nombre notable de croyants; ce sont le catholicisme (1,5 million de baptisés) et, dans le Sud, les sectes Cao-–Dài (1,5 million de fidèles) et Hoà-Ha’o.

Traditionnellement, le Vietnamien est un agriculteur (85 p. 100 de la population en 1960) et avant tout un riziculteur ayant adopté la technique chinoise des digues et de la rizière inondée qui permettent une et même, dans le delta du Nord, deux récoltes par an. Jusqu’à ces vingt dernières années, le Vietnamien était resté prisonnier de cette technique agricole adaptée au cadre géographique du delta du fleuve Rouge, berceau de sa civilisation, technique qui, au cours des siècles, l’avait détourné des terres situées en altitude. En plus du riz, le paysan cultive un peu de maïs, divers légumes, quelques arbres fruitiers, en particulier des bananiers; il élève des volailles, un ou plusieurs porcs et, si la famille est riche, un buffle qui est utilisé par elle pour les gros travaux et aussi loué. Agriculteur et éleveur, le paysan est encore bûcheron et pratique la pêche aux petits poissons, crabes et crevettes d’eau douce, qui jouent un rôle de premier plan dans son alimentation qui, sans eux, ne se composerait souvent que de riz, de quelques légumes et de saumure (nuo face="EU Updot" 鸞 m am ). En effet, dans leur grande majorité, les paysans sont très pauvres, et cela pour deux raisons. D’une part du fait de la surpopulation des plaines, ce que le Nord et le Sud ont, depuis 1955, cherché à résoudre en installant leurs excédents de population sur les hautes terres, provoquant ainsi l’abandon de la technique agricole traditionnelle et l’apparition de techniques de cultures sèches et industrielles. D’autre part parce que le sol des plaines avait été accaparé par des usuriers qui avaient transformé la masse des propriétaires exploitants en un prolétariat misérable. C’est pour «rendre la terre aux paysans» que, depuis l’indépendance, le Sud a tenté une réforme agraire, sans grand résultat, et que le Nord a collectivisé terres et cheptels, et organisé l’exploitation du sol sur une base coopérative.

Les minorités du Nord

On évalue à plus de 1,5 million les minoritaires habitant les moyenne et haute régions de la république démocratique du Vietnam. Ethniquement très diversifiées, ces minorités appartiennent à plusieurs groupes linguistiques: le tai (divers groupes Tai, Nung, Caolan, par exemple), le tibéto-birman (Lolo, Huni, Xapho...), le viêt-muong (Muong), le miao-yao (divers groupes Meo et Man). Leur genre de vie est fonction de leur lieu d’habitat. En effet, celui-ci n’est pas lié à une notion de surface, mais à une notion d’altitude, les Tai vivant au-dessous de 600 mètres, les Tibéto-Birmans entre 600 et 900 mètres, les Miao-Yao entre 900 et 1 500 mètres. Et cet étagement a une répercussion sur l’économie de chaque groupe: si au-dessous de 600 mètres la technique de la rizière inondée est praticable dans les vallées, au-delà la culture sur brûlis est seule possible. Or, si l’exploitation des rizières permanentes permet aux Tai et aux Muong d’être des sédentaires, la culture sur brûlis impose aux Tibéto-Birmans et aux Miao-Yao un semi-nomadisme, avec toutes les conséquences que comporte ce genre de vie pour l’habitat, les attitudes sociales et la démographie. Toutes ces minorités ont un système familial patrilinéaire. Elles pratiquent le culte des génies, le culte des ancêtres et, pour les Meo, le chamanisme. Jusqu’à 1954, ces minorités étaient à des stades d’évolution très inégaux. L’organisation sociale des Tibéto-Birmans et des Meo était fondée sur le village, celle des Man sur des chefferies locales, celle des Tai sur la féodalité et celle des Muong sur un système proche de celui de la «commune» vietnamienne. De plus, les ethnies les plus évoluées asservissaient les autres. Depuis cette date, Hanoi pratique une politique visant à les conduire vers le socialisme. C’est ainsi que les anciennes organisations sociales ont dû disparaître pour céder la place au pouvoir populaire et au parti, et que, sur le plan économique, les systèmes fonciers traditionnels (propriété seigneuriale des Tai, propriété privée des Muong, propriété clanique des Lolo) ont été remplacés par un système coopératif.

Les minorités du Centre

Les Proto-Indochinois (les M ョi des anciens auteurs), qui occupaient seuls les hauts plateaux du Centre il y a seulement vingt ans, sont les derniers descendants des «Indonésiens» qui, à l’époque préhistorique, vinrent s’installer en Indochine. Au nombre d’environ 450 000, on les divise linguistiquement en deux groupes, l’un de parler môn-khmer (Bahnar, Mnong, Sedang...), l’autre de parler malayo-polynésien (Jarai, Rhadé, Churu...). Les Proto-Indochinois n’ont pas d’écriture et n’ont jamais eu d’organisation politique commune. Groupés en tribus patrilinéaires ou matrilinéaires divisées en clans ou lignages, ils avaient une organisation sociale reposant sur le village, bien que la famille restreinte ait toujours joué chez eux un rôle important. Cette organisation est en voie de disparition du fait de la guerre qui les a détribalisés. Traditionnellement agriculteurs, ils pratiquaient de manière presque exclusive l’agriculture sur brûlis et un peu d’élevage. Mais depuis dix ans, du fait de la guerre, la masse des jeunes, forcée d’abandonner une partie des terres, est contrainte à s’engager dans l’armée pour pouvoir survivre. Jadis, la religion occupait dans la vie de ces gens une place prépondérante. En effet, ils croyaient que l’univers était peuplé de génies (yang ) qui régissaient et contrôlaient le monde, et auxquels il fallait sans cesse offrir des sacrifices sanglants (buffles, porcs, poulets) propitiatoires ou expiatoires. Mais, en raison de la situation, la religion trouve de moins en moins son expression concrète et perd son caractère déterminant.

Les minorités du Sud

Les Cam (en vietnamien Chàm), descendants du peuple qui avait fondé le royaume indianisé du Camp , qui occupa la côte orientale de l’actuel Vietnam et que les Vietnamiens conquirent entre le XIe siècle et 1794, se regroupent dans deux îlots. L’un, dans la région de Phan Rang-Phan Ri, groupe 40 000 individus dont les deux tiers pratiquent une religion qualifiée de brahmanisme et l’autre tiers un islam peu orthodoxe; leur organisation sociale repose sur le lignage (kut ), qui est matrilinéaire. Le second îlot, situé dans la région de Châu –D ôc, groupe 12 000 individus, agriculteurs comme les précédents, mais aussi commerçants. Musulmans orthodoxes, ils ont adopté un système de filiation patrilinéaire, tout en conservant le matrilocat, et une organisation sociale reposant sur le village. Bien que fortement vietnamisés, tous ces Cam savent toujours parler – et certains écrire – leur langue, qui appartient au groupe malayo-polynésien.

Au nombre de 400 000 environ, les Cambodgiens occupent une large bande de terre traversant la partie centrale de la pointe de Ca Mau. Ils vivent en bonne intelligence avec les Vietnamiens installés dans cette région après l’annexion des provinces khmères du delta du Mékong par le Vietnam (1658-1795). Bien qu’en partie vietnamisés, ces Cambodgiens, qui sont riziculteurs, commerçants ou fonctionnaires, savent toujours parler et écrire le khmer. Ils ont la même organisation sociale que leurs frères du Cambodge, habitent aussi des maisons sur pilotis et pratiquent le bouddhisme Therav da.

Les Chinois, au nombre d’un million, pratiquent le commerce dans les villes du Sud, et principalement Cholon (Cho’ Lo ’n); bien que naturalisés vietnamiens d’office en 1956, ils ont conservé les modes de vie et traditions ancestrales.

3. Histoire

C’est dans le delta du fleuve Rouge (Song Cai) que le peuple vietnamien s’est formé. Les découvertes archéologiques, qui se sont multipliées, ont révélé que le peuplement de cette région était très ancien et qu’un brassage s’y était opéré, au cours du Néolithique, entre les «autochtones», de type mélanésien et indonésien, et des éléments mongoliques venus du Nord. Les vestiges retrouvés ont permis d’évaluer les étapes du progrès de ces populations de chasseurs et de pêcheurs au cours du Mésolithique (civilisation de Hoa Binh) et du début du Néolithique (civilisation dite de Bacson). Au cours du Néolithique, l’agriculture et l’élevage se sont développés, tandis que s’introduisait et se répandait l’usage du métal. L’âge du bronze est marqué par une civilisation originale, celle dite de Dong Son, illustrée en particulier par les tambours de bronze qui en sont l’originalité et qu’on retrouve dans plusieurs régions de l’Asie du Sud-Est et de la Chine du Sud (Yunnan, etc.) où cette culture a dominé.

Les tribus viet, installées sur les collines, ont eu à conquérir peu à peu la plaine formée par les alluvions des rivières (surtout du Song Cai). Leur vie sociale s’est organisée dans la lutte contre l’eau, pour faire reculer ou canaliser celle-ci, ou pour l’utiliser dans la culture du riz. Ces tribus semblent avoir formé dès la fin du IIe millénaire avant notre ère, et peut-être même avant, des entités politiques importantes et centralisées, sous l’autorité de rois appelés Hung, qui ne sont plus aujourd’hui considérés comme légendaires comme c’était le cas encore en 1950. Leur royaume s’appelait le Van Lang. On dispose désormais de nombreuses indications sur le mode de vie qui y prévalait.

Au milieu du IIIe siècle avant J.-C., le Van Lang tomba sous le contrôle d’un royaume voisin qui, ainsi agrandi, prit le nom de Au Lac. Celui-ci dut se soumettre, en 208 avant J.-C., à un important royaume dont la capitale était proche de l’actuel Canton, le Nam Viet, lui-même tributaire de l’Empire chinois des Han. Il suivit le destin du Nam Viet et se trouva ainsi, en 111 avant J.-C., annexé au Céleste Empire, dont le souverain, Wudi, acheva alors sa conquête de la Chine du Sud et de ses marches extérieures. Le Nam Viet tout entier (jusqu’au col des Nuages, soit approximativement le 16e parallèle) devint une province chinoise.

La domination chinoise

La domination chinoise va durer plus de mille ans. Elle a marqué le peuple viet d’une empreinte indélébile. Les Han, au début, respectèrent les institutions locales, ne demandant à la féodalité viet que de reconnaître la suzeraineté de l’empereur chinois, représenté par un gouverneur. Mais l’afflux continu d’immigrants chinois (colons, déportés, réfugiés) contribua peu à peu à répandre dans le Giao Chi et le Cuu Chan – c’est ainsi que les Chinois avaient nommé le Tonkin et le Nord-Annam – la langue, les mœurs et les idées, mais aussi les techniques chinoises. Devant cette infiltration massive qui multipliait les groupes sociaux soustraits à son contrôle, la féodalité viet se révolta. Son sursaut prit la forme d’une véritable insurrection, dont deux nobles, les sœurs Trung, prirent la tête (40 apr. J.-C.). Leurs succès furent éphémères. Leur révolte fut écrasée, et les Chinois substituèrent au protectorat qu’ils avaient exercé jusque-là une administration directe. Les structures sociales de base du peuple viet, celles de la famille et du village, celles de la langue et de la religion, subsistèrent, mais la féodalité perdit pratiquement toute autonomie. Les Chinois introduisent leur système politique et administratif, créent des écoles, organisent les concours et ils n’attribuent de fonctions administratives qu’à ceux qui ont passé avec succès ces examens. Ils initient les Viet à leurs lois, à leurs rites, à leurs croyances et systèmes de valeurs. L’instruction va se répandre, les familles dirigeantes viet vont se siniser, et une classe de lettrés et de fonctionnaires vietnamiens va se former, pour laquelle la civilisation chinoise sera le modèle, à la fois culturel et matériel. Dans le domaine technique, l’influence chinoise n’a pas été moins considérable. Aux Viet, qui labouraient encore à la houe, les Chinois ont enseigné leur méthodes de culture par la charrue et les animaux de trait (bœufs et buffles), et ils donneront une puissante impulsion à l’agriculture par le défrichement des forêts. Ils les amèneront aussi à adopter leur manière de construire et de disposer les maisons.

Cependant, le Giao Chi et le Cuu Chan sont sur la route maritime qui relie l’Inde à la Chine, et leur voisin méridional, le Champa, a déjà subi une profonde influence indienne. C’est par cette voie que le bouddhisme s’introduit en pays viet au IIe siècle après J.-C. et va y gagner les populations, alors que le confucianisme, diffusé par les Chinois, ne touche que les classes dirigeantes. Le culte des ancêtres et des esprits n’en demeure pas moins la religion de base des Viet.

Pour bénéfique qu’elle ait pu être sur le plan de la «civilisation», la domination chinoise n’en a pas moins été souvent très lourde sur les plans politique et social. Si elle a doté le peuple viet d’une solide armature institutionnelle et politique qui lui a permis ultérieurement de s’affirmer de manière efficace et puissante, elle a aussi contribué à développer chez lui, par réaction, une véritable conscience nationale. Nombre de gouverneurs et de fonctionnaires chinois furent injustes, cruels ou cupides. Leurs exactions, toujours impatiemment supportées, provoquèrent à plusieurs reprises des soulèvements qui ne purent du reste prendre quelque ampleur qu’aux époques où la Chine se trouvait momentanément affaiblie. Parmi ces révoltes, il faut citer, car leurs chefs sont devenus des héros nationaux, outre celle des sœurs Trung (39-43), celle de Ly Bon, qui permit au pays d’échapper pendant soixante ans, de 541 à 602, à la domination chinoise, enfin celle du début du Xe siècle, qui, profitant de la chute de la dynastie chinoise des Tang, aboutit enfin (malgré les dissensions internes des Viet), après la victoire de Ngô Quyen sur les Chinois en 938, à la libération, cette fois définitive, du pays viet (dénommé Annam depuis 679), du joug de la Chine. La suzeraineté de celle-ci fut néanmoins reconnue, sous la forme d’un tribut versé annuellement, et l’émancipation politique ne constitua pas une rupture. L’influence intellectuelle, morale et technique de la Chine continuera de s’exercer.

De grandes dynasties nationales

Les trois premières dynasties nationales, celles des Ngô, des Dinh et des Lê antérieurs, consolidèrent l’indépendance du royaume, mais leur règne fut trop court (939-1009), trop agité par des luttes incessantes et sauvages que se livraient les clans féodaux rivaux pour permettre d’obtenir des résultats positifs. Des invasions chinoise et cham furent toutefois brisées. En fait, l’organisation du pays fut réalisée pendant cinq siècles par les trois grandes dynasties des Ly, des Tran et des Hau-Lê (1010-1527).

C’est après un demi-siècle d’anarchie que la couronne fut finalement offerte, en 1009, à un dignitaire qui fonda la dynastie des Ly. Cette dynastie de huit rois et d’une reine régna deux cent quinze ans et elle réalisa une œuvre administrative et militaire très importante. Son fondateur, Ly Thai-Tô (1010-1028), transféra dans le delta, à Thang Long (Hanoi actuel), la capitale de l’État, lequel prit bientôt le nom de Dai Viet. Parmi ses successeurs immédiats, l’un supprima l’esclavage, donnant naissance à des classes de serfs et de paysans libres. Cette dynastie dota le pays d’une administration régulière et centralisée sur le modèle chinois, divisa le royaume en provinces et districts, fixa la hiérarchie mandarinale et abaissa les féodaux, établit un système fiscal élaboré, promulgua un ensemble de lois et commença de grands travaux publics. Elle favorisa le bouddhisme et encouragea l’éducation et la culture. Elle fortifia aussi l’armée car la menace extérieure restait lourde. Le Champa, qui n’avait cessé depuis des siècles de harceler le pays viet, attaqua de nouveau en 1068. Le roi Ly Thanh Tôn (1054-1072) l’obligea, après une contre-offensive victorieuse, à céder le Quang Binh et le Quang Tri actuels. Une intervention de la Chine des Song en faveur du Champa fut déjouée. Le général Ly Thuong Kiet, à la tête d’une forte armée, détruisit l’armée chinoise, s’empara de Nanning et imposa la paix (1079). Le roi Ly Thanh Tôn construisit à Hanoi le temple de la Littérature (Van Mieu), dédié à Confucius (1070), et son successeur, Ly Nhan Tôn (1072-1127), ouvrit le premier concours littéraire (1075). Il fit aussi élever la première digue du pays (1109). Le service militaire fut rendu obligatoire. Le pouvoir s’éroda peu à peu par la suite. Quatre invasions khmères furent repoussées, mais les intrigues de cour et les révoltes paysannes affaiblirent la dynastie et, en 1225, la puissante famille féodale Tran s’empara du pouvoir.

La dynastie des Tran régna de 1225 à 1413. Elle poursuivit et perfectionna l’œuvre des Ly dans tous les grands secteurs: administration, législation, fiscalité, éducation, organisation de l’économie et de l’armée. Des digues furent construites tout le long du fleuve Rouge, de Thang Long jusqu’à la mer. Mais les encouragements donnés au défrichement des terres incultes permirent à la noblesse de se constituer de grands domaines. Ce fut aussi une période brillante de la littérature, mais, bien que les rois aient favorisé le bouddhisme, on assista à un relatif recul de celui-ci et à un essor du confucianisme du fait du développement de la bureaucratie des lettrés, recrutés par concours. La cour était imprégnée de culture chinoise.

Pendant cette période, le pays eut à soutenir de dures luttes au Nord et au Sud. Les rapports avec la Chine furent d’abord pacifiques, mais tout changea à la chute des Song lorsque leur vainqueur, le khan mongol Qoubilai, voulut, après avoir conquis la Chine, soumettre aussi les anciennes dépendances de l’Empire et surtout se rendre maître du Champa, position stratégique sur la route commerciale de l’Inde. Ses armées envahirent par trois fois le Dai Viet (1257, 1285 et 1287-1288), s’emparèrent de sa capitale et le mirent dans une situation presque désespérée, mais les Vietnamiens, décidés à résister, purent procéder à une véritable mobilisation populaire, et surent chaque fois contraindre les Mongols à la retraite. La victoire du prince Tran Quoc Tuan (ou Tran Hung Dao), frère du roi, sur le fleuve Bach Dang en 1288, est un des grands tournants de l’histoire du Vietnam. Le Dai Viet conclut la paix avec Pékin.

Les Tran n’obtinrent guère de succès contre les Cham, qui, après avoir cédé en 1306 le Thua Thien actuel (jusqu’au col des Nuages), contestèrent ensuite, pendant trente ans, ce territoire, et s’y maintinrent, menaçant même de nouveau le Sud du Dai Viet.

Après 1343, la dynastie tomba en décadence, avec des rois faibles, voire incapables. Finalement, un seigneur ambitieux, Ho Quy Ly, s’empara du trône en 1400. Il procéda à d’importantes réformes pour enrayer la crise économique et sociale grave que traversait le pays.

Bien que la Chine – où les Ming avaient chassé les Mongols – eût reconnu le nouveau souverain, elle intervint bientôt sous le prétexte de rétablir le «pouvoir légitime» des Tran. En 1407, les Chinois de l’empereur Yong-lo entrent au Vietnam, s’emparent de Hanoi, capturent et déportent Ho Quy Ly et sa famille, puis, devant la résistance opposée par l’héritier Tran restauré, annexent purement et simplement le royaume, rebaptisé Giao Chi, à l’Empire (1413). Ils vont y poursuivre cette fois une politique forcenée d’assimilation et d’exploitation. La domination chinoise se révéla si tyrannique que, dès 1418, un seigneur du Thanh Hoa, Lê Loi, appela la nation à la révolte. Il fut secondé par un grand lettré et fin politique, Nguyen Trai. Après dix ans d’une guérilla acharnée, Lê Loi, qui avait su gagner le peuple et constituer peu à peu une armée, accula les Chinois, finalement assiégés dans Hanoi, à demander la paix et à évacuer le pays (1427). Tout en demeurant tributaire de la Chine, Lê Loi se fit alors proclamer roi, fondant la dynastie dite des Lê postérieurs.

L’histoire de cette dynastie, dont la capitale fut encore Hanoi (rebaptisé Dong Kinh), comprend deux périodes, l’une d’unification et de prospérité, pendant laquelle le pouvoir royal est réel (1428-1527), l’autre de division et de troubles (1527-1789), pendant laquelle les souverains n’exercent qu’un pouvoir nominal.

Les premiers rois, actifs et intelligents, s’employèrent à relever et à organiser le pays, ruiné par l’occupation chinoise. Lê Loi ne régna pas longtemps (1428-1433), mais ni lui ni ses successeurs ne firent la politique qu’attendait le peuple qui les avait soutenus pendant la guerre de libération. Le roi le plus remarquable de cette période fut Lê Thanh Tôn (1460-1497), fin lettré, bon administrateur et grand conquérant, dont le règne fut un des plus brillants de l’histoire du Vietnam. Il réorganisa le système gouvernemental (ministères, conseils, censorat) et administratif, la justice (il promulgua, en 1470, le Code dit «Hong Duc»), la fiscalité, encouragea les lettres et les arts mais affirma la primauté absolue du confucianisme, favorisa l’agriculture (en développant notamment le réseau de canaux et de digues) et renforça les structures communales. Sur le plan extérieur, les premiers rois Lê eurent des relations pacifiques avec la Chine, mais, au Sud, ils ripostèrent vigoureusement aux agressions du Champa, que Lê Thanh Tôn réussit à défaire, s’emparant de sa capitale Vijaya (dans le Binh Dinh actuel) et de son roi (1470-1471). Le Champa, après avoir été pendant mille ans un des plus puissants États indochinois, marquant profondément la partie sud-orientale de la péninsule, disparaît alors, toute sa partie septentrionale (jusqu’au cap Varella) étant annexée par le Dai Viet, qui va en entreprendre la colonisation en y établissant, sur des concessions militaires (don-dien ), des soldats laboureurs. Le sud du Champa est partagé entre trois princes qui se reconnaissent vassaux des rois Lê. En outre, à l’Ouest, Lê Thanh Tôn imposa sa suzeraineté à des principautés lao (Tran Ninh) et étendit son influence jusqu’au moyen Mékong.

À partir de 1505, les souverains Lê, faibles et débauchés, s’avérèrent incapables de faire face aux révoltes intérieures. Les factions prirent le pas sur la monarchie. Finalement, le pouvoir passa aux mains du chef de l’armée, Mac Dang Dung, qui s’empara du trône en 1527. Il obtint l’investiture de la Chine non comme roi, mais comme «général de commanderie».

Nord contre Sud: la division du pays

Cette usurpation marque le début d’une crise prolongée du pays. La réaction au coup de Mac ne tarda pas. Dès 1533, un mandarin légitimiste, Nguyen Kim, réussit à proclamer roi un prince de la famille Lê, et put se rendre maître des provinces méridionales du royaume. Après sa mort (en 1543), son fils Nguyen Hoang et son gendre Trinh Kiem continuèrent sa politique. Au terme de quatre décennies de luttes indécises, le fils de Trinh Kiem, Trinh Tung, réussit en 1592 à reprendre Hanoi (Dong Kinh) et y restaura solennellement les Lê. Les Mac se retirèrent à Caobang, où leur dynastie, reconnue et protégée par la Chine, put se maintenir jusqu’en 1677.

L’autorité des Lê n’était toutefois plus que nominale. Trinh Kiem, habile général, s’était en effet assuré du pouvoir réel qu’avait exercé son beau-père Nguyen Kim, et le fils de celui-ci Nguyen Hoang, inquiet, avait jugé prudent de s’éloigner. Il avait demandé le gouvernement des provinces du Sud, conquises au siècle précédent sur les Cham et encore incomplètement contrôlées. Il arriva en 1558 au Thuan Hoa, et il pacifia si bien ses provinces qu’en 1592 il dominait le pays de Dong Hoi jusqu’à proximité du cap Varella. Il se rendit alors peu à peu indépendant du Nord, reconnaissant néanmoins l’autorité nominale des rois Lê, mais nullement celle des Trinh, qui étaient devenus les véritables maîtres à Hanoi. Trinh Tung (mort en 1623) avait en effet accaparé tout le pouvoir royal, et ses descendants parvinrent à conserver cette position, plus ou moins comparable à celle des sh 拏gun japonais. C’est ainsi que pendant deux siècles les rois Lê et les seigneurs Trinh régnèrent conjointement sur le Nord.

Les Nguyen considéraient les Trinh comme des usurpateurs et ils étaient tenus par eux comme des insoumis. Les Nguyen ayant refusé de payer un impôt réclamé par les Trinh au nom du roi, les hostilités éclatèrent en 1627 entre les deux familles rivales. De 1627 à 1674, les Trinh lancèrent sept campagnes militaires pour tenter de soumettre les Nguyen et réunifier le pays. Ils échouèrent. Mis en échec par de solides ouvrages défensifs (comme le mur de Dong Hoi) et par un climat peu propice, les Trinh durent renoncer à réduire les seigneurs (chua ) Nguyen. Pendant cent ans (1674-1774), ils acceptèrent le Song Gianh comme limite des deux «fiefs», qui étaient en fait devenus deux États.

Les Trinh renforcèrent encore, dans un sens strictement confucéen, l’organisation du royaume et réalisèrent même d’importantes réformes administratives, financières, économiques et culturelles. Ils encouragèrent les relations commerciales avec l’étranger (des commerçants portugais, hollandais et anglais étaient venus à Hung Yen) et accueillirent bien, dans un premier temps, les missionnaires chrétiens (portugais, espagnols et français), mais ils s’effrayèrent bientôt de leur succès, tant auprès de la cour que des classes pauvres (300 000 chrétiens vers 1750), et ils prirent des mesures de persécution, surtout après que Rome eut condamné le culte des ancêtres. Le Tonkin – ainsi appelait-on en Europe le royaume de Dong Kinh, Hanoi – restait un État très hiérarchisé, soumis à la discipline sévère qu’imposaient la bureaucratie mandarinale et les notables. Ceux-ci réalisaient à leur profit une concentration croissante de la propriété foncière, au détriment d’une population paysanne écrasée d’impôts et de corvées. Le développement de la bureaucratie coûtait cher. Mais, que ce soit avec la Chine ou avec les Nguyen, la paix va régner pendant un siècle.

Au sud du Song Gianh, en Cochinchine – tel était le nom que les Portugais avaient donné à leur seigneurie –, les Nguyen appliquèrent le système administratif des Lê, mais, faute de cadres, ils ouvrirent les concours littéraires à tous, et le mandarinat eut ainsi une base plus démocratique qu’au Nord. De même, compte tenu de la composition de la population, tant vietnamienne que cham, le conformisme confucéen n’eut pas la même rigueur qu’au Nord. L’organisation sociale fut moins stricte et le style de vie différent. Bien que retenus par la nécessité de briser les offensives des Trinh, les Nguyen se préoccupèrent d’étendre leur domaine vers le sud. Les Portugais les aidèrent à organiser leur armée, à fondre de meilleurs canons et à construire des navires plus forts. Des colonies militaires permirent aux Vietnamiens de s’implanter peu à peu au sein des trois principautés cham du Sud et de coloniser les plaines côtières, de se rendre maîtres de Song Cau en 1611, de Khanh Hoa et de Phan Rang en 1653, de Phan Thiet en 1697. Mais déjà des vagabonds, des bannis, des déserteurs vietnamiens s’étaient installés dans le Cambodge voisin, parmi une population khmère clairsemée, avec l’autorisation du roi du Cambodge. En 1658, la cour khmère avait sollicité l’intervention vietnamienne pour faire face à la menace siamoise, et les Nguyen en avaient profité pour imposer au Cambodge le versement d’un tribut régulier. En 1698, les Nguyen créèrent les provinces de Baria, de Bien Hoa et de Gia Dinh, que le Cambodge leur céda en 1701. Plus loin, vers l’ouest, des émigrés chinois donnèrent Hatien aux Nguyen, sur le golfe de Siam (1714).

Au milieu du XVIIIe siècle, les Nguyen s’étaient rendus maîtres de la majeure partie du delta du Mékong, et le roi du Cambodge était devenu leur vassal, tout comme le roi de Vientiane et celui de Xieng Khouang au Laos. La «Cochinchine» était de loin le pays le plus dynamique de l’Indochine. Sa capitale avait été transférée en 1687 à Phu Xuan (l’actuel Huê).

Les deux États vietnamiens étaient en contact avec les Japonais, très actifs jusqu’au début du XVIIe siècle en mer de Chine méridionale, et avec les Européens: Portugais de Macao, Espagnols de Manille, Hollandais de Java, Anglais et Français de l’Inde. Le commerce s’effectuait surtout à Hung Yen au Nord et à Faifo au Centre. Bien qu’il fût relativement faible, il n’en intégrait pas moins le Dai Viet dans les grands courants commerciaux de l’Asie orientale. Le commerce extérieur était, dans les deux États, un monopole royal, et le pays ne comptait pas encore une véritable classe de marchands et d’intermédiaires, mais il bénéficiera, après la chute des Ming en Chine, d’une importante immigration chinoise, et ces Chinois s’assureront peu à peu la maîtrise du commerce intérieur.

Les missionnaires catholiques avaient précédé de peu les marchands. C’est l’un d’entre eux, Alexandre de Rhodes, né en Avignon, qui, arrivé au Tonkin en 1627 et expulsé en 1630, contribua, en faisant imprimer un premier catéchisme, à la diffusion d’une écriture romanisée, le quoc ngu , pour la langue vietnamienne. Par ces missionnaires – longtemps portugais, puis français après la fondation à Paris en 1664 de la Société des missions étrangères –, l’Europe était informée de l’évolution des États vietnamiens et savait que, du fait de l’intolérance religieuse de leur régime, une situation conflictuelle s’y créait. Comme la position stratégique du Vietnam était capitale, l’étranger ne pouvait rester indifférent. Dès le milieu du XVIIIe siècle, il est clair qu’Anglais et Français ont des vues sur l’îlot de Poulo Condore et sur la baie de Danang (Tourane).

Les Tayson et la réunification

Une crise intérieure grave fournit aux Nguyen l’occasion de reconstituer à leur profit l’unité vietnamienne. L’autorité tyrannique d’un régent suscita, en 1771, un soulèvement dans la province de Binh Dinh. Trois frères, Nhac, Lu et Hue, appelés les Tayson du nom de leur village, se mirent à la tête des insurgés. En quelques années, jouissant du soutien de populations opprimées et exploitées par les Nguyen, ils battirent tour à tour les Nguyen (qu’ils rejetèrent dans l’ouest du delta du Mékong) et les Trinh qui, profitant de l’occasion, étaient intervenus en 1774 et s’étaient emparés de Huê. Après avoir repris la capitale en juin 1786, Nguyen Van Hue, le plus capable des trois frères, marcha vers le nord, s’empara de Hanoi et y restaura le pouvoir du roi Lê. Mais celui-ci se rebella, et la Chine le soutint. Alors Nguyen Van Hue se proclama empereur sous le nom de Quang Trung (déc. 1788) et battit l’armée chinoise (1789). Maître du pays de la Porte de Chine jusqu’au col des Nuages, il n’eut pas le temps d’y instaurer un nouveau régime politique et social. Il procéda à quelques réformes (il substitua notamment le nôm au chinois dans les documents officiels), mais ne modifia en rien la structure sociale du pays. Il en résulta une grande déception chez les paysans et les marchands qui avaient soutenu, en grande majorité, les Tayson. Le successeur de Quang Trung et ses frères, moins capables et dont les généraux se divisaient en factions rivales, ne sut pas s’opposer au retour offensif des Nguyen.

Retiré dans le delta du Mékong, l’héritier des Nguyen, le prince Nguyen Anh, y avait rencontré en 1784 un missionnaire français, Mgr Pigneau de Béhaine. Celui-ci, revenu en France, avait persuadé Louis XVI de l’intérêt d’aider Nguyen Anh et avait même fait signer un traité d’alliance avec la Cochinchine (Versailles, 1787). Mais le gouverneur de l’Inde française ne jugea pas opportun d’entreprendre l’opération. Pigneau de Béhaine leva des volontaires, arma des navires et rejoignit Nguyen Anh (1789). Déjà celui-ci avait pu reprendre la Basse-Cochinchine (appelée Gia-Dinh en vietnamien) avec Saigon (sept. 1788), réorganisait le pays et se préparait à marcher sur le Nord. L’aide de l’évêque et de ses hommes lui fut néanmoins précieuse. Il put instruire une partie de ses troupes à l’européenne, s’assurer une nette supériorité en artillerie, en génie et en marine et reprendre victorieusement la lutte contre les Tayson. Bien que la plupart des Français eussent quitté le Vietnam avant même la mort de l’évêque (1799), Nguyen Anh, grâce à sa puissance militaire, put, en moins de trois ans, battre ses adversaires Tayson. Quinhon tomba en juillet 1799, Huê en 1801 et Hanoi en juillet 1802. L’unité vietnamienne était reconstituée. En 1804, Nguyen Anh, qui prit le nom de règne de Gia Long, baptisa son royaume Viet Nam, fixa sa capitale à Huê, puis, en 1806, se proclama empereur. Il avait déjà reçu l’investiture de la Chine.

Les Nguyen: l’apogée

C’est sans doute dans la première moitié du XIXe siècle que la puissance vietnamienne parvint à son apogée. Gia Long jeta les bases d’un État moderne, mais il dut d’abord restaurer une administration et une économie disloquées et ravagées par trente ans de guerre civile. Le régime qu’il forgea fut une monarchie absolue et centralisée où disparurent rapidement les derniers vestiges de la féodalité. L’administration, l’éducation supérieure, les finances, l’armée furent réorganisées. La législation fut révisée, et un nouveau Code, inspiré du Code chinois, se substitua au Code «Hong Duc» (1812). De grands travaux furent entrepris et menés à bien: routes – notamment la fameuse Route mandarine, reliant la frontière chinoise au Cambodge –, canaux, digues, greniers, ports et aussi citadelles. La plus vaste, celle de Huê, fut construite de 1804 à 1819. Gia Long entreprit l’initiation des lettrés aux sciences et techniques occidentales, mais, désireux d’utiliser à son choix et au seul profit du pays les compétences des Européens, il prit soin de n’accorder aucun privilège aux étrangers. C’est aussi sous son règne que Nguyen Du composa ce qui est considéré comme le chef-d’œuvre littéraire national, le Kim Van Kieu .

Le Cambodge avait de nouveau reconnu la suzeraineté vietnamienne (1805), et Gia Long sut y repousser une invasion siamoise (1813). L’installation de l’Angleterre à Singapour en 1819 éveilla la méfiance de Gia Long et, en mourant (1820), il recommanda à son successeur Minh Mang de bien traiter les Européens, mais de ne pas leur laisser acquérir la moindre influence politique.

Tout imprégné de culture chinoise, Minh Mang (1820-1841) méprisait les «Barbares de l’Ouest» et se méfiait de leurs entreprises. Il renforça encore la puissance monarchique, en centralisant davantage l’administration. Cette politique suscita des résistances, dans le Sud en particulier. L’insurrection de Saigon (1833-1835), dirigée par Lê Van Khoi et dans laquelle les chrétiens jouèrent un rôle important, fut même soutenue par le Siam, ce qui incita Huê à intervenir de nouveau au Cambodge (1834). Mais les Vietnamiens entreprirent d’annexer le pays, et le peuple khmer se souleva alors contre eux. Au Laos, Minh Mang soutint le roi Anou de Vientiane contre le Siam (1828), puis, devant la victoire de celui-ci, imposa l’autorité du Vietnam sur le Tranninh et le Cammon. L’intervention militaire britannique en Chine (1839), dite «guerre de l’opium», incita Minh Mang à envoyer des missions en Europe pour tenter d’y discerner les intentions de Paris et de Londres, mais cette ouverture n’eut aucun succès.

La société vietnamienne, toujours divisée en quatre «classes», les lettrés (si ), les paysans (nông ), les artisans (công ) et les marchands (thuong ), était plus que jamais dominée par la cour impériale et sa bureaucratie. La noblesse, à qui ses titres, purement honorifiques, ne conféraient aucune prérogative concrète, ne comptait plus en tant que force politique. La classe dirigeante était celle des lettrés, cadres politico-intellectuels de la nation. Le mandarinat, hiérarchisé en neuf degrés, formait la couche essentielle de l’administration. Il se recrutait par des concours qui, depuis la réforme de 1839, étaient ouverts à tous. Mais l’enseignement, très traditionnel, qui y préparait était d’ordre purement éthique et littéraire et ne correspondait guère aux besoins socio-économiques du pays. L’instruction était toutefois fort répandue. Elle était en effet dispensée, jusqu’au fin fond des campagnes, par des lettrés ou des mandarins retraités, qui enseignaient les caractères chinois et la doctrine confucéenne. Devenir fonctionnaire était l’aspiration fondamentale de tout garçon intelligent, ambitieux et doué.

La population, qu’on évaluait alors à 10 millions, demeurait dans son immense majorité paysanne. En dehors de Huê et de Hanoi, les villes n’étaient que des marchés. L’agriculture était la base d’une économie encore très fractionnée et de caractère précapitaliste. Ses techniques n’avaient guère évolué depuis des siècles. C’était sur le travail de la population rurale que reposait la vie matérielle du pays. Non seulement les paysans assuraient la production du riz (base de l’alimentation de tous) et des principales matières premières, mais, par les corvées et les impôts auxquels ils étaient soumis, ils entretenaient la cour, la bureaucratie et l’armée, et fournissaient la main-d’œuvre pour tous les grands travaux.

La propriété foncière était, dans cette société, la richesse essentielle. La majorité des terres était dite «communale» et était répartie périodiquement entre les familles habitant la commune, mais une petite propriété privée existait depuis des siècles, tout comme une concentration de terres par des familles riches ou aisées, qui les faisaient cultiver par des fermiers. Administré par un Conseil des notables élu (où les plus riches avaient en général la prépondérance), chaque village se suffisait à peu près à lui-même, et l’horizon de ses habitants ne dépassait guère le canton, ce qui explique qu’au XIXe siècle, faute de menace extérieure, le sentiment national se soit maintenu davantage au sein de la classe des lettrés que dans les autres. L’artisanat aussi était local. Il n’y avait de ce fait ni industrie nationale, ni même commerce national, car les transports intérieurs étaient pour la plupart à courte distance. Les mouvements internes de population étaient néanmoins assez importants. La pression démographique, particulièrement intense dans le Nord, et la paupérisation croissante qui en résultait incitaient nombre d’individus et même de familles au brigandage, mais surtout à aller défricher dans le Sud de nouvelles terres. À cet égard, la dynastie des Nguyen n’a pas ménagé ses encouragements à la colonisation agricole et à l’extension des superficies cultivables.

Les deux successeurs de Minh Mang, Thieu Tri (1841-1847) et Tu Duc (1847-1883), furent comme lui des administrateurs remarquables. Mais leur règne fut largement conditionné par la montée de la menace extérieure. Thieu Tri évacua le Cambodge (1841) mais s’entendit en 1845 avec le Siam pour partager avec lui le protectorat sur le pays.

Cependant, la victoire de l’Angleterre sur la Chine (1842) et l’ouverture de celle-ci au commerce européen et américain mettaient le Vietnam devant un choix décisif: allait-il lui aussi devoir s’ouvrir (quitte à tenter de maintenir son indépendance en jouant les puissances étrangères les unes contre les autres comme le Siam le fera à partir de 1855), ou devait-il refuser le contact et résister? L’immobilisme intellectuel de la cour de Huê et de toute une classe dirigeante imbue de confucianisme va les faire opter pour la seconde solution. L’une et l’autre estimèrent que le meilleur moyen de défense dont disposait le Vietnam contre «les Barbares impies de l’Ouest» était le repli sur soi et la fermeture totale. Le règne des deux souverains accentue un retour, déjà marqué, à l’influence intellectuelle et morale de la Chine, considérée comme le grand modèle. Ce triomphe de la tradition va avoir une double série de conséquences néfastes: l’hostilité des lettrés à toute innovation et l’absence au Vietnam d’une bourgeoisie commerçante capable d’imposer une nouvelle politique économique vont peu à peu aggraver le marasme et réduire encore les échanges dans cette société pourtant peu dynamique, d’où agitation, recrudescence du brigandage et même révoltes. Ensuite, l’intolérance et la méfiance croissantes à l’égard de tout ce qui était occidental vont conduire non seulement à repousser systématiquement les demandes présentées par l’Angleterre, la France, les États-Unis et d’autres encore, tendant à ouvrir le pays au commerce international, mais aussi à intensifier la persécution des chrétiens considérés comme des agents occidentaux et des traîtres en puissance. C’est à la suite des persécutions de Thieu Tri et de Tu Duc que l’intervention européenne (préconisée dès 1844 par des officiers de marine français) prit forme. Les missions catholiques opérant au Vietnam avaient en effet de puissants appuis à Paris et à Madrid. La cour de Huê n’ayant donné aucune suite aux exigences occidentales sur la liberté religieuse et le commerce, sous-estimant l’adversaire (malgré les avertissements de lettrés lucides), se trouva soudain confrontée à une crise redoutable.

La conquête française (1858-1895)

En août 1858, le Vietnam est attaqué par la France et l’Espagne, qui s’emparent de Danang (Tourane). Madrid abandonne l’entreprise après l’échec d’une tentative contre Huê. La France persiste. Ses forces s’emparent de Saigon (févr. 1859), la capitale du Sud, puis des provinces orientales du Nam-Ky (Cochinchine), que Huê doit céder, après une résistance militaire acharnée et une longue négociation (traité du 5 juin 1862). La France assume pour son compte le protectorat vietnamien sur le Cambodge (1863). Elle érige en 1864 en colonie la Cochinchine orientale à laquelle elle annexe, presque sans coup férir, les «provinces de l’Ouest» (1867). En huit ans, le Vietnam avait perdu le riche delta du Mékong, grenier du pays, le plus beau fleuron de la dynastie des Nguyen.

Ce n’était toutefois qu’un début. Pour se ménager un accès à la Chine du Sud, des commerçants français s’introduisent dès 1871 au Nord, au Tonkin, en effervescence politique depuis dix ans. Les incidents qu’ils provoquent amènent Huê à réagir, à écraser la tentative de la marine française (Francis Garnier) de s’emparer de Hanoi et d’y instaurer, avec l’aide des chrétiens, un nouveau pouvoir (1873). Le Vietnam n’en doit pas moins accorder la liberté religieuse et s’ouvrir au commerce européen. Dans le cadre d’un important traité de coopération avec la France (15 mars 1874), il lui accorde des facilités au Tonkin. Il applique cependant le traité avec mauvaise grâce, laisse des irréguliers chinois (Pavillons noirs) harceler les commerçants européens. En 1882, Saigon, sur instruction de Paris, envoie au Tonkin une nouvelle expédition, celle du commandant Rivière. Son échec détermine la France à s’engager militairement sur une large échelle. La cour de Huê demande alors l’aide de la Chine, toujours suzeraine du Vietnam.

Tout en entreprenant des opérations contre la Chine, la France profite de la mort de Tu Duc (juill. 1883) pour occuper Huê et imposer à la cour un premier traité de protectorat (25 août 1883), bientôt aggravé par un second (6 juin 1884). Le Vietnam perd son indépendance et sa souveraineté. C’est la France en effet qui se chargera de sa défense et de ses relations extérieures. Elle placera des «conseillers» dans l’administration centrale et locale du pays, et ses ressortissants (soustraits à la juridiction vietnamienne) jouiront de toute liberté de commerce et d’entreprise. Les douanes passent sous contrôle français.

Cette mise sous tutelle suscite une vive opposition au sein de la cour et chez les lettrés. En juillet 1885, un des régents, Tôn That Tuyet, tente à Huê un coup de force contre les troupes françaises. Il échoue et s’enfuit avec le jeune roi Ham Nghi dans la montagne. Dans tout le pays, les lettrés s’insurgent, massacrent les chrétiens, accusés de connivence avec l’étranger, et attaquent les forces françaises. Les Français intronisent alors un nouveau souverain, Dong Khanh (frère de Ham Nghi), qui leur est favorable. Ils obtiennent de la Chine qu’elle renonce à sa suzeraineté sur le Vietnam et à toute intervention dans ce pays (traité du 9 juin 1885). À partir de 1886, c’est au nom du monarque qu’ils ont imposé qu’ils cherchent à réduire la résistance.

En 1888, Ham Nghi est capturé et déporté en Algérie. Le régent Thuyet se réfugie en Chine, mais la guérilla (mouvement Can Vuong: «fidélité au roi»), à laquelle se mêlent du reste des pirates (dont le plus célèbre sera le Dê Tham), se poursuivra encore des années.

Le Vietnam, déjà privé du Sud, est encore démembré. Le Tonkin (Bac-Ky), détaché en 1886 du Centre (Trung-Ky) par Paul Bert, est placé en fait sous administration française directe. Les villes de Hanoi, Haiphong et Tourane (Danang) sont cédées à la France (1888) qui leur donne un statut de colonies. En 1887, Paris crée une «Union indochinoise», sous un gouvernement général qui prend sous son autorité tous les services essentiels. Le Centre-Vietnam (que les Français appellent Annam), devenu un des cinq territoires de l’Union indochinoise, lui est soumis, perdant ainsi tout contact direct avec Paris. Des résidents français ont été installés dans toutes les provinces.

En Cochinchine, la paix règne et la culture du riz a fait de grands progrès, mais ailleurs la situation est très différente. La poursuite de la guérilla, l’insécurité, les destructions, le marasme économique, le délabrement de l’administration, très éprouvée par la décimation de la classe des lettrés, font du Vietnam, vers 1890, un pays ruiné, qui coûte cher à la France.

Pour tenter de sortir de l’impasse, le gouverneur-général de Lanessan, à partir de 1891, revient à une politique d’application stricte du Protectorat, de coopération avec la cour de Huê et de respect de la souveraineté interne vietnamienne, qu’il rétablit même au Tonkin. Il obtient des résultats probants: fin de la guérilla, participation vietnamienne à l’élimination de la piraterie et à la reconstruction économique. La «pacification» est terminée en 1893. Mais la politique «provietnamienne» de Lanessan lui attire la haine des colons, des administrateurs et même des militaires. Il est révoqué (déc. 1894), et les Français en reviennent à une formule de pouvoir sans partage. Ils écraseront alors le dernier soubresaut d’une nouvelle guérilla, celle de Phan Dinh Phung (1895).

L’espoir qu’avait pu nourrir une certaine fraction des lettrés, d’une collaboration loyale avec la France pour la modernisation du pays, s’évanouit durablement avec les mesures que prend, à partir de février 1897, le nouveau gouverneur-général Paul Doumer (1897-1902) dont le souci essentiel est l’ordre et surtout la mise en valeur économique de l’Indochine. Il met en place une nouvelle organisation administrative et financière (notamment un budget général de l’Indochine, 1898). Les Français prennent en charge les finances du Vietnam et perçoivent les impôts au nom de l’empereur. À Huê, c’est le résident supérieur de France qui présidera désormais le Conseil des ministres, mais les ministres vietnamiens n’ont plus que les apparences d’un pouvoir. Aucune de leurs décisions n’est exécutoire si elle n’a pas été approuvée par les autorités du Protectorat.

La Cochinchine était placée, depuis 1864, sous administration directe française. Au Tonkin et en Annam, les Français s’étaient attachés depuis 1886 à remplacer, dans l’administration centrale et locale, les lettrés, jugés hostiles, par de nouveaux mandarins, recrutés le plus souvent parmi les interprètes ou les auxiliaires de l’armée et de la police. L’ancienne classe dirigeante, décimée, doit s’effacer et s’abstenir de toute activité politique. L’enseignement sino-vietnamien en caractères chinois est bientôt supprimé et officiellement remplacé dans le nouveau système scolaire par le français et le quoc ngu . Un embryon d’université sera créé à Hanoi en 1906. Les concours littéraires seront abolis et tout recrutement de la classe des lettrés deviendra ainsi impossible.

Le nationalisme cherche sa voie

Hostiles à cette nouvelle politique française, mais déçus par la passivité dont a fait preuve la majorité de la population en ces circonstances, des groupes de lettrés cherchent alors une autre voie. L’exemple de la Chine, aux prises avec les Occidentaux et en pleine fermentation (Cent Jours de Pékin, 1898, révolte des Boxeurs, etc.), les fascine. Ils suivent les progrès de la contestation de la dynastie mandchoue et des idées républicaines, et prennent contact avec le mouvement réformiste chinois. Mais ils sont aussi sensibles à l’exemple du Japon qui, tout en conservant sa monarchie et ses traditions, a réussi à se moderniser, a vaincu la Chine (1895) et va battre la Russie (1904-1905).

Tandis que, dans le cadre des plans de mise en valeur de Paul Doumer, les Français commencent un vaste programme de construction de chemins de fer et de routes, d’équipement de ports et d’aménagement des villes, ces groupes de lettrés vont étudier les «modèles» chinois et japonais et tenter d’obtenir le concours de T 拏ky 拏 à la lutte pour reconquérir l’indépendance. Au début de 1905, deux lettrés, Phan Boi Chau et Phan Chau Trinh, gagnent le Japon. Alors que Trinh va rapidement conclure que le Vietnam ne doit rien attendre du Japon – qu’il juge impérialiste – et doit compter d’abord sur lui-même, se moderniser et se transformer en coopération avec la France, Phan Boi Chau se lie avec des révolutionnaires chinois et avec des milieux politiques japonais, dont il reçoit des encouragements. Il fait venir au Japon un prince de la famille impériale, Cuong Dê, et fonde avec lui le «Vietnam Duy Tan Hoi» (association pour la modernisation du Vietnam) dont les objectifs principaux sont la libération du Vietnam, la restauration d’une monarchie légitime et la promulgation d’une constitution sur le modèle japonais (1906). Pour préparer la libération du pays, le Duy Tan Hoi organise la formation de centaines d’étudiants vietnamiens au Japon (c’est le mouvement Dong Du , ou Exode vers l’Est). C’est dans les sociétés secrètes – qui se sont multipliées au Vietnam – que Phan Boi Chau va trouver ses partisans les plus actifs. La fermentation est grande et des soulèvements sont organisés. De son côté, Phan Chau Trinh expose en 1906 au gouverneur-général Beau ses vues sur la situation du Vietnam et les perspectives d’une coopération franco-vietnamienne pour la modernisation du pays. Il demande de la France un changement radical de politique. Cependant, en 1907, se fonde à Hanoi un institut d’enseignement, le Dong Kinh Nghia Thuc, dont le but est de promouvoir une éducation populaire et nationale moderne. Dans le Sud, notamment, des entreprises commerciales et industrielles vietnamiennes apparaissent. Les colons et fonctionnaires français s’inquiètent de ce mouvement réformiste. À la suite de la déposition et de la déportation à la Réunion du roi Thanh Thai (en 1907), en protestation aussi contre une fiscalité jugée insupportable, une certaine agitation se répand en 1908 dans le Centre, à Hanoi et en Cochinchine. Elle est rapidement réprimée. Le Dong Kinh Nghia Thuc est fermé, l’Université indochinoise supprimée, de nombreuses condamnations sont prononcées. Phan Chau Trinh lui-même est arrêté, condamné à mort et, sa peine ayant été commuée, déporté. La France a déjà obtenu du Japon qu’il cesse d’aider Phan Boi Chau et Cuong Dê, qui vont alors se tourner vers la Chine.

Ces troubles de 1908 conduisent Paris à réviser sa politique indochinoise. En 1911, un nouveau gouverneur-général, Albert Sarraut, est nommé, qui va appliquer une politique dite d’«association». L’administration est réformée et de nombreux abus réprimés. L’instruction publique reçoit un puissant élan et l’Université est rétablie. La représentation vietnamienne dans les rares assemblées locales est élargie, mais les chambres ou conseils conservent un caractère purement consultatif. Cette politique est vivement critiquée dans les milieux français d’Indochine, mais elle détend les relations avec la population vietnamienne. Aussi bien les appels à la révolte lancés par Phan Boi Chau – qui a dû quitter le Japon et se replier en Chine – restent-ils sans grand écho, même si ses partisans peuvent encore organiser quelques complots. Le calme des populations permet à la France, pendant la Première Guerre mondiale, de retirer d’Indochine la quasi-totalité de ses troupes et de faire venir dans la métropole plus de cent mille Vietnamiens, soldats et ouvriers, qui participent à l’effort de guerre et s’initient au mode de vie occidental. Insignifiants furent les troubles de 1916, dans lesquels fut impliqué le jeune roi Duy Tan, qui fut destitué et déporté, comme son père, à la Réunion (il fut remplacé par le fils de Dong Khanh, Khai Dinh).

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la situation politique s’est modifiée du fait des changements sociaux intervenus au Vietnam. La génération des lettrés traditionalistes et irréductibles s’éteignait. Des classes nouvelles émergeaient: une bourgeoisie composée surtout de propriétaires fonciers (notamment en Cochinchine) et de «nouveaux mandarins» (dont les fils s’occidentalisent), une petite bourgeoisie aussi, de commerçants et d’auxiliaires de l’administration. Dans les populations, l’influence des soldats et ouvriers, de retour de France, était loin d’être négligeable. De la France victorieuse, dont le prestige était grand et dont le Japon et la Chine avaient été les alliés, on attendait maintenant des gestes en conformité avec ses promesses d’associer les Vietnamiens à la direction de leur pays. En 1919, un Vietnamien installé en France, Nguyen Ai Quoc (le futur Hô Chi Minh), présente aux quatre Grands les revendications du peuple annamite: elles demeurent ignorées.

La nouvelle bourgeoisie vietnamienne voulait que l’administration s’ouvre largement à ses enfants éduqués à l’occidentale, et les classes laborieuses, les ouvriers et les employés surtout, souhaitaient une législation sociale plus libérale. C’était le début d’une lutte pour le pouvoir, à l’intérieur du système français, dans ce pays de dix-huit millions d’habitants où quelque dix mille Européens s’étaient réservé toutes les fonctions de direction et même de gestion, tout en contrôlant, en liaison avec les immigrés chinois, toute la vie économique.

La société coloniale n’était cependant pas disposée à partager le pouvoir. Elle bloqua toutes les tentatives de réforme, aussi bien les demandes de constitution présentées au nom de la bourgeoisie cochinchinoise par Bui Quang Chieu (1923) et celles qui étaient relatives au respect de l’identité vietnamienne et de l’esprit du Protectorat formulées par le francophile Pham Quynh (1924-1930) que les revendications sociales. L’inégalité des traitements dans l’administration, et la discrimination raciale qu’elle traduisait, ne fit qu’alimenter les ressentiments. Aucune constitution ne fut élaborée. Les Vietnamiens ne furent pas autorisés à fonder des partis politiques ou des syndicats, qui auraient pu canaliser les aspirations et constituer peu à peu les bases d’un régime démocratique. Les Assemblées locales elles-mêmes, élues au suffrage restreint par quelques milliers d’électeurs, se virent interdire tout vœu d’ordre politique.

La victoire de la gauche aux élections françaises de mai 1924 ne se traduisit au Vietnam que par quelques réformes de détail, ce qui suscita une profonde déception. Phan Chau Trinh, revenu en juin 1925 de France où il était exilé depuis 1911, s’éteignit à Saigon en mars 1926. De son côté, Phan Boi Chau était arrêté à Shanghai en juin 1925. Sa condamnation à mort était commuée en assignement à vie à résidence (il mourra à Huê en 1940). Les libertés fondamentales (presse, réunion, association, circulation, etc.) continuèrent d’être refusées aux Vietnamiens, et la surveillance policière ne se relâcha en rien. Toutes les possibilités de changement politique pacifique paraissaient fermées.

Le pays connaissait pourtant une apparente prospérité. Les investissements français s’étaient multipliés depuis 1920 et avaient donné un grand essor aux productions vivrières (riz, maïs) comme aux plantations d’hévéas, de thé, de café, etc. Les exportations de riz cochinchinois allaient dépasser le million de tonnes par an et atteindre même 1 700 000 tonnes vers la fin de la décennie. Les exploitations minières (charbon, zinc et étain du Tonkin) étaient également en progrès, tout comme les industries telles que la cotonnière de Namdinh ou la cimenterie de Haiphong. Le réseau routier était en rapide extension, et les villes comme Hanoi, Haiphong ou Saigon s’embellissaient et se modernisaient. La Fédération indochinoise disposait d’abondantes ressources financières.

Mais la priorité absolue que donnaient les Français à cette «mise en valeur» économique s’accompagnait chez eux d’un refus délibéré d’envisager une modernisation parallèle du système politique dans un esprit démocratique, et aussi d’une incapacité à prendre en compte les aspects sociaux d’un développement qui enrichissait rapidement une petite minorité de Blancs et de bourgeois vietnamiens et chinois, leurs alliés, tandis qu’on assistait à une aggravation généralisée des conditions de vie des masses paysannes et ouvrières, exploitées par les usuriers et dont les revenus, salariaux ou autres, demeuraient extrêmement bas. Les abus auxquels donnaient lieu le recrutement et l’installation de la main-d’œuvre des plantations de caoutchouc de Cochinchine, les conditions de travail dans les entreprises (mines, usines, etc.) suscitèrent certes une législation nouvelle, mais elle fut jugée notoirement insuffisante. En fait, aucune pression politique sérieuse ne pouvait s’exercer sur l’Administration française qui, de concert avec les colons, dirigeait le pays. Cette absence de toute forme légale d’expression politique nationale, cette interdiction permanente de tout mouvement à tendances nationalistes et démocratiques allaient affecter profondément le mouvement national vietnamien. Contrairement à l’Inde, à la Birmanie, à Ceylan ou aux Philippines où le mouvement national pouvait s’exprimer légalement par le canal de partis politiques reconnus et dans le cadre d’assemblées élues, le Vietnam allait voir l’activité politique essentielle contrainte de se couler dans la clandestinité, et la répression dont les militants seront l’objet marquera profondément et durablement leurs conceptions et leurs méthodes d’action.

Forces nouvelles

C’est dans la clandestinité que se constituent et que se développent, à partir de 1925-1926, les forces politiques d’opposition au régime. Des chapelles et groupuscules qui se créent alors vont émerger deux courants importants, l’un essentiellement nationaliste, l’autre d’idéologie marxiste. Les sources d’inspiration ne seront plus seulement la Chine et le Japon, mais aussi et surtout l’Union soviétique.

En 1927 se constitua au Tonkin, clandestinement, le Parti national vietnamien (Viet-Nam Quoc-Dan Dang, ou V.N.Q.D.D.). Il se voulait la réplique du Guomindang chinois dont il emprunta et la doctrine du Triple Démisme et l’organisation. Le V.N.Q.D.D., qui avait noyauté certains milieux de la petite bourgeoisie, passe à l’action en février 1930. À son instigation, la garnison de Yen Bay se mutina. Ce devait être le signal d’un soulèvement général du Tonkin, mais le coup échoua et le parti fut pratiquement anéanti par la répression. Son fondateur et leader, Nguyen Thai Hoc, capturé, fut exécuté le 12 juin 1930. Seuls quelques groupes de militants purent gagner la Chine et y trouver refuge.

Au même moment, un autre parti entrait en lice: le Parti communiste. Il venait de naître, le 3 février 1930, à Hong Kong, de la fusion de trois petits partis marxistes de l’intérieur et d’une «Association révolutionnaire de la jeunesse vietnamienne» (Thanh Nien) que Nguyen Ai Quoc avait fondée en 1925 à Canton où il était venu, l’année précédente, seconder le Russe Borodine et où il avait pu prendre contact avec les communistes chinois et le Guomindang. Nguyen Ai Quoc, né dans le Nghe An en 1890, était le fils d’un lettré révoqué pour activité politique. Il avait quitté le Vietnam en 1911 et avait vécu en Europe, à Londres et à Paris (où il avait travaillé avec Phan Chau Trinh avant d’adhérer au Parti socialiste puis au Parti communiste français dès 1920), avant de gagner Moscou (1923) et la Chine. Le Parti communiste vietnamien parvint à déclencher en 1930 une grande agitation sociale dans le pays, très éprouvé depuis un an par la crise économique mondiale et, dans le Nord, par la famine: des grèves et des marches de paysans qui vont, dans le Nord-Annam (région de Vinh), aller jusqu’à la constitution de Soviets dans le Nghe-Tinh (sept. 1930). Ces événements attirèrent sur le Parti – qui en novembre 1930 prit le nom de Parti communiste indochinois – une répression très dure. Nguyen Ai Quoc lui-même était arrêté en juin 1931 à Hong Kong par la police britannique. Évadé en 1933, il gagnera la Chine où l’on perdra sa trace. Traqué, le P.C.I. aura des milliers de militants arrêtés. Ceux qui échapperont aux exécutions peupleront les prisons et les bagnes où ils retrouveront et convertiront souvent ceux du V.N.Q.D.D. Le Parti ne pourra qu’à grand-peine maintenir une organisation, avec l’aide des P.C. français et chinois et du Komintern. Pour de longues années, l’opposition clandestine se trouvait démantelée.

L’administration crut pouvoir détourner l’opinion des partis révolutionnaires en encourageant les forces traditionalistes, le bouddhisme, qu’elle s’efforcera de «rénover» à partir de 1930, la monarchie, qu’elle tentera de «moderniser». L’empereur Khai Dinh était mort en 1925 et l’Annam vivait depuis lors sous une régence. Son fils Bao Dai, âgé de dix-neuf ans, revint en 1932 de France où il avait été éduqué pendant dix ans. Les débuts du règne furent prometteurs. Bao Dai annonçait des réformes, affirmait son intention de gouverner avec le concours du peuple en instaurant une monarchie parlementaire de type occidental. Il remplaça certes les ministres âgés par d’autres plus jeunes et moins conservateurs, mais, si le gouvernement de Huê fut «modernisé», ce fut dans le sens d’un accroissement des pouvoirs du résident supérieur de France, et les projets de réformes se trouvèrent bientôt bloqués par l’opposition des milieux traditionalistes et de l’administration du Protectorat. En septembre 1933, le jeune ministre de l’Intérieur, Ngô Dinh Diem, constatant l’inanité de ses efforts et l’impuissance à laquelle il était réduit, donna avec éclat sa démission. Il fut banni de Huê. Bao Dai, désabusé et sceptique, renoncera à lutter. La voie réformiste n’avait mené nulle part, et si les revendications des travailleurs pouvaient s’exprimer en Cochinchine, pays où la législation sur la presse était plus libérale, notamment par le truchement des trotskistes et communistes du groupe La Lutte (1933-1937), elles n’en aboutissaient pas pour autant à des résultats concrets.

Avec l’avènement du Front populaire en France en juin 1936, une grande espérance anima le peuple vietnamien. Paris annonça des réformes. À l’initiative du groupe La Lutte, des centaines de comités d’action se formèrent pour élaborer des cahiers de vœux qui seraient présentés au gouvernement français. L’organisation d’un Congrès indochinois était entreprise dans ce but. Des militants ouvriers et paysans retrouvaient dans ces comités d’action les éléments progressistes de la petite et moyenne bourgeoisie (petits propriétaires, artisans et commerçants, intellectuels).

Le P.C.I., qui soutenait et même inspirait ce mouvement, proposait aussi la constitution d’un Front démocratique indochinois. Les revendications principales étaient l’amnistie générale des condamnés politiques, la reconnaissance des libertés démocratiques et une nouvelle législation sociale. Un nouveau gouverneur-général, Jules Brévié, procéda à une série de réformes, mais la poussée de la gauche avait effrayé les éléments conservateurs, tant vietnamiens que français. La bourgeoisie cochinchinoise s’organisa en partis, de faible audience du reste; les trotskistes du Sud se séparèrent des communistes à la fois sur l’attitude à adopter vis-à-vis des partis progressistes bourgeois et sur la position anti-impérialiste principale (fallait-il ménager la France alors que le Japon s’avérait plus dangereux?). Au Nord et au Centre, le débat s’engageait aussi sur la modernité et la tradition, le nationalisme et la lutte de classes, le rôle de la classe paysanne, etc. La sclérose du gouvernement impérial, l’inadaptation et la corruption du corps mandarinal étaient maintenant dénoncées ouvertement, et les traditions étaient jugées étouffantes par une importante partie de la jeunesse intellectuelle. Une vie politique légale se développa en 1937-1938 à l’occasion des élections au Conseil colonial (en Cochinchine) et aux Chambres des représentants du peuple de l’Annam et du Tonkin, et on commença à distinguer les traits d’une gauche et d’une droite vietnamiennes.

Ces années furent aussi marquées par un important mouvement social. Une réelle reprise économique s’était dessinée, après des années de crise très dure: les cours du riz avaient, en 1938, presque retrouvé leur niveau de 1929, les exportations de riz, de caoutchouc atteignaient des chiffres records, notamment grâce aux achats de la France; le chemin de fer transindochinois avait été achevé en 1937 et reliait désormais Hanoi et Saigon en soixante heures; l’endettement des paysans avait été allégé et la fiscalité révisée; les conditions de travail et d’hygiène étaient meilleures. Mais les salaires demeuraient extrêmement bas et les revendications, appuyées par des grèves, se multipliaient.

Le régime colonial vantait pourtant ses réalisations, la beauté de ses villes modernes, ses écoles, ses hôpitaux, ses routes, etc. Le Vietnam comptait, à la fin de l’année 1938, 21 000 kilomètres de routes (dont 14 000 empierrées), 2 600 kilomètres de chemins de fer, environ neuf mille écoles, avec quatre cent quinze mille élèves, mais 10 p. 100 seulement des enfants étaient scolarisés et plus de 80 p. 100 de la population étaient encore analphabètes; environ cinq cents hôpitaux, infirmeries et dispensaires étaient recensés, mais, malgré le développement des vaccinations et l’action des Instituts Pasteur, un enfant sur trois mourait dans sa première année. Le pays exportait 1,5 million de tonnes de riz, et la superficie des rizières en Cochinchine était passée à 2 650 000 hectares en 1938, mais la consommation annuelle de riz par habitant, pour l’ensemble du Vietnam, était tombée à moins de 200 kilogrammes en 1938.

C’est en Cochinchine, précisément, qu’apparaissent, en milieu rural, des mouvements politico-religieux de caractère nouveau: le caodaïsme – religion syncrétiste de l’Esprit-Saint, dont l’animateur principal, le pape de la secte de Tayninh, est Pham Cong Tac – devient, entre 1935 et 1939, une puissance politique, et les autorités coloniales s’inquiètent de la sympathie qu’elle manifeste à l’égard du Japon. Une autre secte, la Dao Xen, plus bouddhiste que le Cao Dai, apparaît en 1939 à l’initiative du bonze Huynh Phu So (de Hoa Hao), qui annonce aux paysans pauvres du Sud que le temps de «la Justice» approche.

En Cochinchine encore, la tension entre communistes et trotskistes fait certes le jeu des autorités coloniales, mais le trotskiste Ta Thu Thau, qui refuse tout compromis avec le Front populaire français, apparaît comme le meilleur champion du nationalisme de gauche dans le Sud. Il triomphera aux élections au Conseil colonial de 1939.

Après 1938, l’affaiblissement de la gauche en France permet à l’administration coloniale de sévir plus facilement contre l’opposition. Lorsque survient le pacte germano-soviétique et la guerre en Europe (sept. 1939) et que Paris prononce la dissolution du Parti communiste et des organisations affiliées, la répression se durcit. De nombreux dirigeants communistes et trotskistes (comme Ta Thu Thau) sont arrêtés, mais trois des leaders communistes du Nord, Pham Van Dong, Dang Xuân Khu et Vo Nguyen Giap, parviennent à échapper au filet et à trouver refuge dans la campagne tonkinoise.

Cependant, le comité central du parti, réuni en Cochinchine en novembre 1939, tire les leçons de l’échec de sa politique d’ouverture à la «France progressiste» et adopte une ligne nouvelle. Soulignant que les paysans doivent jouer un rôle majeur dans la révolution vietnamienne, le parti fera porter l’effort principal sur la campagne. Il abandonne en outre la formule du «Front démocratique» (qui était franco-indochinois) pour celle d’un «Front uni anti-impérialiste des peuples indochinois» dont le but est de «renverser l’impérialisme français et les féodaux indigènes, de recouvrer l’indépendance de l’Indochine et d’instaurer une union républicaine démocratique indochinoise».

La Seconde Guerre mondiale ouvre pour le Vietnam une phase nouvelle. Si le régime colonial français a toujours les moyens de contrôler le pays, en particulier grâce à une Sûreté omniprésente et efficace, il est, sur le plan politique, fragile. Il ne repose sur aucune base populaire ou démocratique: l’administration blanche est sans racines et seulement supportée. Elle ne s’appuie que sur une monarchie discréditée, un mandarinat haï et des notables opportunistes. Le régime, qui n’a pas laissé se dégager des forces populaires autochtones capables de lui succéder, est vulnérable, à la merci d’une crise extérieure, de l’action d’une grande puissance ennemie capable de mettre en cause la souveraineté française. Les candidats à la succession se profilaient déjà à l’horizon et se préparaient à agir au moment favorable: les nationalistes pronippons et les communistes. La jeunesse occidentalisée, frustrée, les aiderait les uns ou les autres, le jour venu. La défaite de la France en Europe en juin 1940 créa les conditions du changement.

La guerre mondiale et la révolution d’août 1945

Dès la mi-juin 1940, le Japon, qui veut resserrer le blocus de la Chine avec laquelle il est en guerre depuis trois ans, exige de la France des facilités militaires au Tonkin. Il les obtient du gouvernement de Vichy, auquel restent fidèles les autorités coloniales locales, mais il s’engage à respecter la souveraineté française sur l’Indochine (accord du 30 août 1940). En mai 1941, après avoir imposé sa médiation dans le conflit franco-thaïlandais à propos du Cambodge et du Laos, T 拏ky 拏 conclut avec la France un accord de coopération économique qui réoriente vers le Japon le commerce extérieur d’une Indochine privée de ses débouchés les plus importants. Son riz, diverses matières premières seront échangés contre des produits manufacturés nippons. En juillet 1941, le Japon obtient encore de Vichy de stationner des troupes en Indochine du Sud et d’y utiliser aérodromes, bases navales, ports et voies de communication. Après le déclenchement de la guerre du Pacifique (8 déc. 1941), l’Indochine est complètement intégrée dans la sphère politico-militaire japonaise, et une armée nippone y stationnera pendant toute la durée du conflit.

L’administration française y assurant l’ordre et la sécurité, et appliquant les accords économiques et financiers conclus, les Japonais ne cherchèrent pas à modifier le statu quo politique, tout en prenant avec des éléments nationalistes vietnamiens (caodaïstes, Hoa Hao, Dai Viet) des contacts discrets que la Sûreté française parvint, jusqu’en 1945, à limiter étroitement. Soucieux de détourner l’élite intellectuelle et les notables du Vietnam des tentations japonaises, le gouverneur-général français, l’amiral Decoux, agit contre les discriminations raciales, tenta de canaliser le patriotisme des jeunes en organisant des mouvements sportifs et en associant davantage les Vietnamiens aux responsabilités techniques et à la gestion administrative. Mais le régime s’affirma encore plus autoritaire, encore moins démocratique que le précédent: les assemblées élues furent suspendues, la censure fut renforcée et la police s’avéra encore plus puissante. L’idéologie traditionaliste et conservatrice de Vichy domina, et les tendances de gauche furent poursuivies.

En dépit d’une activité soutenue dans l’industrie du bâtiment et dans les travaux publics, la situation économique s’aggrava considérablement du fait des prélèvements pour le compte des Japonais, des pénuries croissantes (le Japon achetait beaucoup mais ne livrait pas les produits fabriqués prévus), de l’inflation et de la baisse du pouvoir d’achat qui en résultait. Les frais de stationnement japonais gonflaient la circulation monétaire. La mauvaise récolte de 1944-1945 provoqua au Nord une terrible famine qui fit plus d’un million de morts.

Suspectant les Français de se préparer à les attaquer en liaison avec les Américains, revenus à la fin de 1944 aux Philippines, les Japonais, le 9 mars 1945, mirent hors de combat les troupes françaises et firent prisonniers l’amiral Decoux et tous ses hauts fonctionnaires. La structure politico-militaire française en Indochine fut assumée par l’armée japonaise.

La voie était désormais ouverte au nationalisme. Encouragé par les Japonais, l’empereur Bao Dai proclamait le 11 mars 1945 le «droit du Vietnam à l’indépendance» et déclarait nul le traité de protectorat de 1884. Il constituait, le 17 avril, sous la présidence de l’historien Tran Trong Kim, un gouvernement de nationalistes modérés, pour la plupart de formation et de culture françaises. Mais l’opinion, déjà submergée par une propagande violemment antifrançaise et antimandarinale, le poussait à de profondes réformes du régime. Le gouvernement de Huê s’attacha en priorité à créer des institutions véritablement nationales. En quelques mois, il réussira à obtenir des Japonais le transfert aux Vietnamiens des services administratifs et techniques encore assurés par les Français, la suppression du gouvernement-général, puis la reconstitution de l’unité politique du pays: en juillet, le Tonkin fut replacé sous l’autorité de l’empereur, et la Cochinchine le 8 août. Mais le pays était dans une situation grave. La famine n’était pas surmontée dans le Nord, et les communications étaient disloquées par les bombardements américains. Les campagnes, en pleine fermentation, échappaient de plus en plus au contrôle de Huê. En fait, le gouvernement Tran Trong Kim cherchait surtout à créer un fait accompli avant la défaite du Japon, qu’il jugeait proche. La perspective de celle-ci ôtait pratiquement toute chance au nationalisme pronippon et anticommuniste de partis tels que le Dai Viet ou le Phuc Quoc. C’est l’attentisme qui prévalait.

Les communistes, de leur côté, avaient repris l’initiative. Au début de 1941, leurs dirigeants (Pham Van Dong, Dang Xuân Khu, Vo Nguyen Giap, Hoang Quoc Viet...), qui opéraient au nord, avaient retrouvé Nguyen Ai Quoc, qui, après avoir quitté l’Union soviétique en 1938, avait pu gagner, à travers la Chine de Yan’an et celle de Chongqing, la région frontalière sino-vietnamienne. C’est là, à Pacbo, qu’ils fondèrent ensemble, en mai 1941, un Front pour l’indépendance du Vietnam (Viet-Nam Doc-Lap Dong-Minh) qu’on allait désormais appeler le Viet Minh. À la base, il rassemblait essentiellement le Parti communiste indochinois (P.C.I.) et des organisations affiliées de paysans, d’ouvriers, de femmes, de jeunes. Mais la ligne, différente de celle des fronts «indochinois» de 1936-1939, donnait cette fois la priorité absolue à la reconquête de l’indépendance nationale du Vietnam et à la création d’une République démocratique unifiée. La féodalité et le mandarinat seraient supprimés, l’égalité instaurée entre les diverses ethnies, et une législation sociale progressiste promulguée. Le Viet Minh s’assignait pour but de se saisir du pouvoir d’État au moment jugé le plus favorable, et il insérait son combat dans celui du «front mondial antifasciste». Truong Chinh (pseudonyme de Dang Xuân Khu), le secrétaire général du P.C.I., soulignait que les Français étaient devenus, en Indochine, les exécutants des Japonais.

De leur côté, les Chinois, pour lutter contre le Japon, organisaient les nationalistes vietnamiens réfugiés en Chine en une «alliance», le Dong Minh Hoi, à laquelle ils obligèrent le Viet Minh à adhérer. Le Viet Minh parvint toutefois à conserver son autonomie et put monter en Indochine un efficace réseau clandestin de propagande et de renseignements. En 1943, Nguyen Ai Quoc, qui venait de prendre le nom de Hô Chi Minh, réussit à intéresser les Chinois et les Américains à la lutte qu’il déclarait mener contre les Japonais, et le Viet Minh reçut d’eux de l’argent et des armes. Giap, en décembre 1944, créa un embryon d’armée populaire et commença une action de guérilla dans la région de Cao Bang-Thai Nguyen. Mais la présence française d’une part, la vigilance du Guomindang chinois d’autre part empêchèrent pendant trois ans (1941-1944) le Viet Minh de faire des progrès notables.

À partir de 1945, mettant à profit l’élimination de l’administration française par les Japonais et la concentration de ceux-ci sur le contrôle des villes et des communications, le Viet Minh se rendit pratiquement maître des montagnes et des campagnes dans le nord et le centre du pays. Il put également créer des réseaux dans les centres urbains jusque dans le Sud, minant de l’intérieur, mais attaquant aussi, l’administration impériale de Huê. Le 4 juin, les unités de guérilla étaient fondues en une «armée de libération», et une «zone libérée du Viet Bac» était constituée. Le Viet Minh sut enfin se rapprocher des services américains de Chine auxquels il apparut à la fois comme indépendant, antijaponais et pro-occidental.

Lorsque, le 6 août 1945, éclata la bombe d’Hiroshima, le Viet Minh décida de passer à l’action. Le 7, Hô Chi Minh constituait un Comité de libération du peuple vietnamien et, le 13, convoquait à Tan Trao un Congrès national. Celui-ci, le 16, approuvait la décision d’insurrection générale que venait de prendre le P.C.I.-Viet Minh. Le 19 août, le Viet Minh s’emparait du pouvoir à Hanoi.

En quelques jours, le pays entier passait sous son contrôle. Ses émissaires obtenaient en effet l’abdication de l’empereur Bao Dai à Huê (25 août) et la liquidation du gouvernement Tran Trong Kim, et s’imposaient à Saigon à la direction du mouvement nationaliste, pourtant dominé localement par une droite projaponaise. Le 29 août, Hô Chi Minh formait à Hanoi un «gouvernement provisoire de libération nationale», totalement dominé par les communistes, dont Bao Dai était nommé «conseiller suprême». Le 2 septembre, encore à Hanoi, Hô Chi Minh proclamait la République et, avec elle, l’indépendance du Vietnam.

Pour le peuple vietnamien, enthousiaste, la domination coloniale avait été renversée, l’indépendance et la liberté retrouvées. En fait, ce n’était que le début d’une dure et longue lutte des partis vietnamiens pour le pouvoir. Cette rivalité allait néanmoins être immédiatement intégrée, et dépassée, par la lutte encore plus âpre du pays pour la défense de l’indépendance reconquise.

À la croisée des chemins

Le nouveau gouvernement espérait beaucoup des États-Unis, dont l’anticolonialisme et la puissance lui paraissaient la meilleure garantie possible contre un rétablissement de la domination française ou une mainmise chinoise, et aussi pour le développement économique ultérieur du Vietnam. Mais Washington, comme Londres, Moscou et Chongqing, venait en août de confirmer la souveraineté française sur l’Indochine. L’indépendance et la «République démocratique» (R.D.V.N.) allaient en fait se trouver menacées immédiatement et simultanément, par l’intervention chinoise et par le retour en force de la France.

La conférence de Potsdam avait, à la fin de juillet 1945, décidé que, après la capitulation du Japon, les Britanniques et les Chinois désarmeraient les forces nippones en Indochine et y assureraient l’ordre. La Chine s’était vu confier cette tâche au nord du 16e parallèle. Ses armées entrent au début de septembre au Vietnam, accompagnées de nationalistes vietnamiens de droite, proches du Guomindang et très hostiles au P.C.I. Pour des raisons de sécurité et aussi, dit-il, pour faciliter l’union nationale, celui-ci déclare bientôt se dissoudre (11 nov.) mais revient en réalité à la clandestinité. Le Viet Minh cherche à élargir sa base et son audience par une politique d’ouverture vis-à-vis des catholiques et des nationalistes sans parti. Il organise des élections générales, où il triomphe (6 janv. 1946). Néanmoins, sous la forte pression du commandement chinois, dont les troupes mettent le pays en coupe réglée, il doit faire place au V.N.Q.D.D. et au Dong Minh Hoi dans le gouvernement comme à l’Assemblée. L’économie, totalement désorganisée, est dans une situation dramatique. La production a fléchi, les caisses publiques sont vides, car plus personne ne paie d’impôts ou de taxes, le gouvernement doit émettre une nouvelle monnaie et l’inflation se précipite. Les Chinois, de leur côté, pillent ou achètent massivement. De surcroît, il va falloir faire la guerre.

Au Sud, les Britanniques désarment les Japonais, mais ils laissent aussi les Français de Saigon, libérés, reprendre par un coup d’État la ville aux autorités vietnamiennes du Viet Minh (23 sept. 1945). Un corps expéditionnaire arrive de France (oct. 1945), sous les ordres du général Leclerc. Celui-ci réussit en quelques semaines à disloquer les forces hétérogènes du gouvernement de Hanoi et à restaurer une administration française en Cochinchine et dans le Sud-Annam. Les notables sont rétablis dans les villages où le Viet Minh avait déjà installé, comme dans le Nord et le Centre, des comités populaires. Les Viet Minh avaient commis de nombreux excès (exécutions sommaires de «collaborateurs» tels Bui Quang Chieu ou Pham Quynh, ou de concurrents comme le trotskiste Ta Thu Thau, arrestations arbitraires, confiscations, etc.), terrorisé les riches et bien d’autres. Tandis que, soutenus par une jeunesse ardente, ils commencent la guérilla contre les Français, les sectes politico-religieuses Cao Dai et Hoa Hao se séparent d’eux et adoptent une attitude d’expectative. Les Français retrouvent dans la bourgeoisie cochinchinoise apeurée des alliés et une clientèle.

La France avait annoncé le 24 mars 1945 qu’elle accorderait à l’Indochine libérée un statut nouveau. Une autonomie interne serait reconnue à chacun des cinq pays de la Fédération, mais celle-ci, qui serait gérée en commun par les Français et les Indochinois, disposerait de très larges pouvoirs: monnaie, douanes, économie, défense et sécurité. Les Français devaient y jouer un rôle d’arbitres, non seulement entre les Vietnamiens et les autres peuples, mais aussi entre Vietnamiens du Nord, du Centre et du Sud. L’amiral Thierry d’Argenlieu, nommé le 16 août 1945 haut commissaire de France, avait mission de mettre en œuvre cette politique. Après avoir constitué un gouvernement fédéral, entièrement composé de fonctionnaires français, et après avoir signé, le 7 janvier 1946, un modus vivendi avec le Cambodge, il entreprend en février de doter la Cochinchine d’un statut autonome.

Les Français voulaient, avant de discuter le statut fédéral avec les cinq pays, rétablir leur souveraineté sur l’ensemble de l’Indochine. Pour reprendre pied dans le Nord, ils s’engagèrent à accorder à la Chine des facilités économiques au Tonkin si elle acceptait d’en retirer ses troupes, qui seraient remplacées par des forces françaises (traité du 28 février 1946). Mais les Chinois accentuèrent alors leur pression sur le gouvernement Hô Chi Minh, pour l’obliger à faire place à l’opposition de droite, qui leur était liée.

Pour se soustraire à cette pression, qu’il jugeait très dangereuse, Hô Chi Minh se prêta alors à des négociations secrètes avec la France. Le 2 mars 1946, il constituait un nouveau gouvernement, cette fois d’«union nationale et de résistance», puis il conclut le 6 mars, avec Jean Sainteny, représentant de la France, un accord capital. Il acceptait que les forces françaises viennent remplacer les Chinois au Nord, mais la France reconnaissait «la république du Vietnam comme un État libre, ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française». En ce qui concernait la réunion des trois Ky – c’est-à-dire la réunification du Vietnam –, la France s’engageait à «entériner les décisions prises par la population consultée par référendum». Les hostilités devaient cesser dans le Sud et des négociations s’ouvrir pour régler les relations entre les deux pays. En application de cet accord, les Français débarquèrent au Nord et au Centre, et occupèrent des positions à Haiphong, Hanoi, Namdinh, Tourane, Huê, etc. En mai 1946, les Chinois évacuèrent le Vietnam. Celui-ci avait de nouveau échappé à l’orbite chinoise. Restait la France.

Les négociations avec celle-ci s’ouvrirent dès avril 1946 par une conférence dite préparatoire à Dalat et se poursuivirent en France, à Fontainebleau, en juillet et en août 1946. Hô Chi Minh lui-même se rendit à Paris avec la délégation. Les Français étaient disposés à reconnaître à la république du Vietnam une autonomie interne analogue à celle qu’ils venaient de concéder au Cambodge, non l’indépendance. Encore cette autonomie s’inscrivait-elle dans le cadre d’une Fédération indochinoise centralisée et contrôlée par la France, et d’une Union française, dont le statut restait à définir aussi. La R.D.V.N. demandait au contraire un statut proche de l’indépendance, ou l’assurance de l’obtenir dans un proche avenir. Les deux conceptions étaient difficiles à concilier. Toutefois, s’ils voulaient être maîtres de leur armée, de leur diplomatie et de leur politique économique, les dirigeants de Hanoi envisageaient une alliance militaire et une étroite coopération économique avec la France. Abandonné par les États-Unis, écœuré par les Chinois, le Viet Minh misait désormais sur une entente avec la «France démocratique». Mais l’obstacle principal à un accord restait le Sud. La France entendait bien soustraire sa riche colonie de Cochinchine à la souveraineté vietnamienne. Le 1er juin 1946, l’amiral d’Argenlieu l’érigeait en République autonome.

En outre, les Français soulignaient la menace que le Viet Minh, partisan de nationalisations étendues, faisait peser sur leurs intérêts économiques et exigeaient de solides garanties. Aussi insistaient-ils sur la nécessité de fortes structures fédérales et d’une participation, à leur mise en place, de leurs amis cambodgiens, laotiens... et cochinchinois. L’amiral d’Argenlieu tint d’ailleurs à les consulter tous en organisant, parallèlement à la conférence de Fontainebleau, une «conférence fédérale» à Dalat (août 1946). Les Français refusaient enfin d’admettre l’autorité militaire de Hanoi sur les guérillas de Cochinchine, dont ils exigeaient le retrait ou la reddition.

La conférence de Fontainebleau aboutit à une impasse, non à une rupture. Dans un dernier effort de conciliation, pour gagner du temps et réduire la tension qui montait, Hô Chi Minh signa à Paris, le 14 septembre, un modus vivendi provisoire avec le gouvernement français. Il acceptait le principe de la Fédération indochinoise et de l’Union française en échange d’assurances françaises quant à la tenue du référendum en Cochinchine et au respect, dans le Sud, des libertés démocratiques. Un cessez-le-feu interviendrait le 30 octobre et les négociations devaient reprendre en janvier 1947, lorsque la France aurait enfin décidé de son régime constitutionnel.

Crise et explosion

La situation, néanmoins, se compliquait au Vietnam. Si le V.N.Q.D.D., ultranationaliste et antifrançais, avait échoué dans ses tentatives pour renverser le gouvernement de Hanoi et avait finalement suivi en Chine les troupes du Guomindang, le Dai Viet et les nationalistes de droite avaient commencé une lutte clandestine contre les communistes, espérant obtenir un jour l’appui des Français. Face à cette situation, le Viet Minh, pour resserrer l’union nationale, avait créé le 31 mai 1946 un «Front national uni» (Lien Viet), plus large que lui.

Après le départ du général Leclerc, Giap, jugeant l’attitude française équivoque et redoutant de nouveaux coups de force, s’attacha à renforcer rapidement l’armée populaire. Les Français avaient en effet occupé en juin, par surprise, Pleiku et Kontum dans le Centre, et s’étaient installés en pays thai et nung, jusqu’à Langson. Dans les villes, ils tentaient de contacter des éléments de l’opposition de droite, d’élargir leurs périmètres d’implantation et, malgré l’absence d’accord à Fontainebleau, d’accroître les compétences fédérales.

Dès son retour au Vietnam, Hô Chi Minh, tout en appelant la population à la vigilance, réaffirma sa politique d’entente avec la France et consolida l’union nationale. L’Assemblée, d’où l’opposition s’était retirée ou avait été chassée, vota le 10 novembre une constitution démocratique. Mais, dans leur majorité, les milieux civils et militaires français d’Indochine étaient hostiles à la poursuite de la «politique d’accords» avec la R.D.V.N. décidée par Paris et aspiraient à rétablir totalement la souveraineté française au nord. Dès septembre, ces Français tentèrent d’imposer à la R.D.V.N. la «souveraineté douanière fédérale». Des négociations s’ouvrirent entre Saigon et Hanoi pour tenter de mettre en place des structures fédérales. L’amiral d’Argenlieu et ses conseillers étaient d’autant plus pressés qu’ils s’inquiétaient des progrès, dans le Sud, du mouvement unioniste, qui laissaient augurer un succès du Viet Minh au référendum prévu. L’effectivité du cessez-le-feu le 30 octobre démontra la force de la résistance dans le Sud et le contrôle que Hanoi exerçait sur elle.

Les autorités françaises de Saigon décidèrent alors d’intensifier leur pression au nord et d’acculer, par un harcèlement continu, le gouvernement de la R.D.V.N. soit à un éclatement politique, soit à une action armée, ce qui permettrait de lui attribuer la responsabilité d’une rupture et de le neutraliser rapidement. Le premier objectif était néanmoins d’empêcher Giap de renforcer, par ses achats en Chine, la puissance de feu de son armée.

Le 20 novembre, des incidents douaniers éclatèrent dans le port de Haiphong. Le général Valluy, qui avait succédé au général Leclerc à la tête du corps expéditionnaire français, décida de les exploiter au maximum pour acquérir de nouvelles positions dans la zone maritime. Ses navires bombardèrent Haiphong. Paris ayant recommandé la «fermeté», les affrontements se multiplièrent à Haiphong et à Hanoi, où ils aboutirent finalement à l’attaque vietnamienne escomptée, dont des milices furent l’instrument, dans des circonstances d’ailleurs encore mal éclaircies (19 déc.). La riposte française provoqua la reprise des hostilités dans l’ensemble du Vietnam (20 déc. 1946).

La dissidence de Bao Dai

Chassé de Hanoi, Hô Chi Minh appelait le 20 décembre tout le peuple vietnamien à se dresser contre «la reconquête colonialiste française». Mais il n’était pas si facile de mobiliser le peuple, car celui-ci comprenait mal comment le gouvernement avait pu ainsi se laisser duper par les Français. Quoi qu’il en soit, aucun pays étranger ne s’étant déclaré prêt à le soutenir, il était clair que le Vietnam ne pouvait compter que sur lui-même et que, compte tenu du rapport de forces, il lui fallait ou céder ou s’organiser pour une «résistance de longue durée».

À moins de se résoudre à capituler, l’épreuve était donc inévitable. De janvier à août 1947, la France repoussa en effet toutes les propositions de cessation des hostilités et de reprise des négociations, ou leur opposa des conditions déshonorantes. En octobre 1947, le général Valluy s’efforça même de capturer le gouvernement de la R.D.V.N., mais sa tentative échoua.

Dès janvier 1947, l’amiral d’Argenlieu avait proposé de transposer sur le plan intérieur vietnamien le conflit qui opposait les Français au Viet Minh, en attirant tous les adversaires locaux de ce mouvement et en choisissant un partenaire vietnamien plus souple que Hô Chi Minh. Le but de Saigon était de reconstituer sous son égide un autre État vietnamien et d’effacer complètement la R.D.V.N. déclarée autorité de fait et illégale.

Relativement forts en Cochinchine, les Français ne tenaient cependant, dans le delta tonkinois et dans la région Tourane-Huê, que des villes isolées et quelques grands axes de communication. Ils régnaient aussi sur les plateaux du Sud, le pays thai du Nord-Ouest et le secteur limitrophe de la Chine, de Caobang à la mer. Mais la R.D.V.N., avec ses comités populaires, ses milices et ses organisations, contrôlait pratiquement le reste: le Viet Bac (haute région du Tonkin), le Thanh Hoa, le Nghe An, le Ha Tinh, la zone côtière centrale de Faifo à Qui Nhon et, au Sud, la plaine des Joncs et la presqu’île de Camau. Dans les zones dites françaises, la résistance clandestine était partout présente. Le corps expéditionnaire français, fort de près de cent mille hommes, auxquels s’ajoutaient des auxiliaires locaux, jouissait d’une écrasante supériorité en armement, équipement et entraînement, et, avant de pouvoir l’affronter, l’armée populaire devrait, pendant des années, se limiter à des actions de guérilla, souvent plus défensives qu’offensives.

Après avoir installé à Hanoi et à Huê des «comités administratifs» composés de notables et de mandarins ralliés mais sans audience, l’administration française, jugeant impossible une reconquête pure et simple, estima qu’elle ne pouvait opposer au nationalisme révolutionnaire de Hô Chi Minh qu’un seul nom, celui de Bao Dai, à condition de pouvoir rassembler, autour de sa «légitimité monarchique», un nationalisme de droite, anticommuniste et pro-occidental. Ce qui exigerait des concessions: l’aspiration unitaire, générale chez les nationalistes de droite comme de gauche, ne permettait plus de jouer le «séparatisme cochinchinois». En octobre 1947, du reste, le nouveau chef du gouvernement de la République autonome, le général Nguyen Van Xuân, intitula celle-ci «république du Sud-Vietnam».

L’ex-empereur Bao Dai, qui avait quitté Hanoi dès mars 1946, s’était réfugié d’abord en Chine puis à Hong Kong. Il demeurait nominalement «conseiller suprême» – et donc membre – du gouvernement Hô Chi Minh. On pensait à Saigon qu’il avait conservé quelque crédit dans le peuple. Après quelques mois d’hésitation, et après avoir envisagé une solution «pluraliste» consistant à négocier avec les diverses «familles spirituelles» du Vietnam, le gouvernement français se rallia, à l’automne de 1947, à la «solution Bao Dai».

Se distançant du Viet Minh, Bao Dai, en septembre 1947, sortait de sa réserve et invitait les «nationalistes authentiques» à se rassembler autour de lui pour l’aider à obtenir la paix. Le nouveau haut commissaire de France Émile Bollaert le rencontra en baie d’Along (7 déc. 1947) et parvint avec lui à un accord de principe sur les grandes lignes d’un accord franco-vietnamien. Mais, si le gouvernement de Paris, dominé par les démocrates-chrétiens du M.R.P. et les socialistes de droite, décida bien de rechercher «en dehors de Hô Chi Minh» une solution au conflit (23 déc. 1947), il n’était guère disposé à aller plus loin dans la voie des concessions.

Pour les Français, la «solution Bao Dai» consistait à instaurer au Vietnam un régime qui, tout en donnant aux éléments conservateurs vietnamiens les plus dociles des satisfactions matérielles et de prestige, permettrait de sauvegarder, plus ou moins camouflées, l’essentiel des positions françaises. La France redoutait à cet égard les «authentiques nationalistes» de droite, soit les V.N.Q.D.D. qui, après s’être regroupés en Chine avec le Guomindang, se tournaient maintenant vers les États-Unis, soit Ngô Dinh Diem qui, avec d’autres nationalistes, demandait pour le Vietnam un statut de dominion indépendant, analogue à celui que venait d’obtenir l’Inde.

Bao Dai, qui savait qu’il ne jouirait d’aucun crédit s’il n’obtenait pas l’unité et l’indépendance, refusa de conclure l’accord paraphé et de revenir au Vietnam. Il préféra laisser d’abord se constituer à Saigon, sous la direction du général Xuân, un «gouvernement central provisoire» (mai 1948), dont la mission était de tester les intentions françaises, de liquider le séparatisme et d’obtenir le transfert des services concrétisant l’autonomie interne. Le 5 juin 1948, en baie d’Along, Xuân signa avec Bollaert, en présence de Bao Dai, une déclaration commune par laquelle la France reconnaissait l’indépendance du Vietnam, auquel «il appartenait de réaliser son unité». Le Vietnam adhérait à l’Union française, où il serait un «État associé» à la France. Cette appartenance était, disait-on, la seule limite à son indépendance.

Devant ces subtiles manœuvres, la R.D.V.N. adopta une attitude réservée et prudente, poursuivant la guérilla et ménageant ses forces. Mais la France ne transféra pas de services à Xuân, et la R.D.V.N., dénonçant la «duperie de la solution» nationaliste, put intensifier avec succès sa propagande politique.

En octobre 1948, après réflexion et sur une suggestion américaine, les Français et Bao Dai engagèrent une nouvelle négociation. Pour Bao Dai, le moment était venu de conclure un compromis avec la France et de mettre sur pied un Vietnam «national» ayant sa place dans «le monde libre». Avec l’appui américain, il espérait obtenir plus tard une indépendance réelle. Le gouvernement français se prêta cette fois à d’importantes concessions, et un accord fut signé à Paris le 8 mars 1949. Bao Dai ayant précisé qu’il ne rentrerait pas au Vietnam tant que la Cochinchine en serait séparée, la France organisa à la hâte une consultation ad hoc dans ce qui juridiquement était encore sa colonie. Le scrutin ayant été favorable à l’union avec le Vietnam, Bao Dai revint alors et s’installa à Dalat (avr. 1949). En août, il constituait solennellement l’«État du Vietnam», second État vietnamien, à qui la France transféra en décembre 1949 ses pouvoirs souverains et de nombreux services.

Guerre d’indépendance et guerre sociale

Il n’était pas question d’un compromis avec la R.D.V.N., que Paris appelait toujours Viet Minh. Ayant réussi à créer cet État du Vietnam, la France voulait maintenant engager à fond Bao Dai dans sa lutte contre le «rebelle» Hô Chi Minh, qu’il s’agissait de battre ou d’acculer à une reddition avant que la Chine ne soit en mesure de l’aider.

Fondé sur des amis des Français – anciens mandarins, bourgeois occidentalisés et souvent catholiques, tous très hostiles au Viet Minh et désireux d’effacer la révolution d’août –, le régime Bao Dai, sans base politique populaire, ne pouvait subsister que sous la protection de l’armée française. Les Français avaient certes rallié à leur cause les sectes politico-religieuses Cao Dai et Hoa Hao, et même les pirates Binh Xuyen, mais ils tenaient toujours à l’écart les nationalistes de la tendance Diem, qu’ils savaient leur être hostiles. Pour tenter de dresser la population contre le communisme, et obtenir surtout l’aide de Washington, la France inséra, en 1949, sa guerre dans le plan américain d’endiguement (containment ) de la Chine. Le Vietnam se muait en un «bastion du monde libre» contre le communisme chinois, et sa «guerre civile» devenait partie intégrante de la guerre froide mondiale.

Depuis 1947, le gouvernement de la R.D.V.N., combattant dans des conditions très difficiles, avait de son côté mobilisé les populations pour faire de cette guerre d’indépendance une véritable guerre du peuple. La «révolution démocratique» progressait dans les zones qu’il contrôlait: large participation des masses, encadrées par les multiples organisations relevant du Viet Minh, administration populaire, alphabétisation, diffusion de l’instruction, des soins médicaux et de l’hygiène, réduction des fermages et confiscation des terres des propriétaires absentéistes, défrichement de terres nouvelles et production intensive. Le régime, de type égalitaire et d’une austérité spartiate, s’appuyait sur les paysans pauvres et moyens sans lesquels il ne pouvait survivre, mais nombreux étaient les cadres issus de la petite bourgeoisie (intellectuels, fonctionnaires, instituteurs, employés). Le Viet Minh se livrait en outre à un travail politique intense dans les zones françaises, auprès des classes défavorisées désireuses de se libérer des Français et que révoltait la corruption des milieux baodaïstes. Il recrutait, dans tout le pays, les éléments les plus dynamiques, ouvriers et surtout paysans, et savait les motiver profondément. Hô Chi Minh jouissait d’un grand prestige et pouvait appeler le peuple aux plus grands sacrifices.

À terme, néanmoins, la stratégie de «résistance de longue durée» pouvait garantir à la R.D.V.N. de ne pas être vaincue, même si les épreuves venaient à s’aggraver, mais une victoire ne pouvait être escomptée que si la République se dotait d’une armée régulière puissante, apte à mener une contre-offensive décisive. Cette armée se constituait peu à peu, sous la direction de Giap, à partir des unités de guérilla, en constant développement.

En 1947-1948, le gouvernement de la R.D.V.N. avait encore voulu espérer en une reprise des négociations avec la France, ou avec Bao Dai, en vue de l’établissement en commun d’un régime national et démocratique, ou encore en une solution internationale (médiation ou bons offices), comme celle à qui l’Indonésie devait d’avoir obtenu son indépendance. Mais tout espoir de compromis s’était évanoui en août 1949 avec la proclamation de l’«État du Vietnam», d’autant que celui-ci allait bénéficier d’un soutien accru de la France, et aussi des États-Unis.

Ne pouvant plus continuer à se battre seule, la R.D.V.N. conclut alors que le seul pays dont elle pouvait attendre une aide efficace était la Chine populaire, qui venait de triompher de celle du Guomindang, et dont l’armée approchait de la frontière vietnamienne. Seule l’aide chinoise permettrait de résister à une France soutenue par l’Amérique, et d’obtenir un jour une décision.

Prenant acte du transfert, par la France, de ses droits souverains sur le Vietnam, la R.D.V.N., le 14 janvier 1950, se déclara le seul État légitime au Vietnam et demanda à tous les États du monde de la reconnaître comme telle. La Chine populaire (16 janv.), puis l’Union soviétique (30 janv.) et les autres États socialistes d’Europe la reconnurent, cependant que les États-Unis et le Royaume-Uni, à la demande de la France, adoptaient Bao Dai (7 févr.), suivis par nombre d’États occidentaux. Le Vietnam était devenu un terrain d’affrontement entre l’Est et l’Ouest.

Diên Biên Phu et les accords de Genève (1954)

Aidée par la Chine, la R.D.V.N. put, dès septembre 1950, passer à l’offensive militaire au Nord. Son armée rénovée, équipée et entraînée, força les Français à abandonner Caobang, Langson et toute la région frontière. Le ravitaillement chinois pouvait désormais lui parvenir sans entraves. Giap lança ses troupes sur Hanoi et le delta, mais son offensive fut bloquée à Vinh Yen et Mao Khê en février 1951 par le nouveau commandant en chef français, le général de Lattre de Tassigny. Celui-ci mit à profit le répit obtenu pour tenter de renforcer le régime baodaïste. Sachant qu’il ne pouvait guère compter sur des renforts de France, il démontra à Paris la nécessité de mettre sur pied une armée nationale vietnamienne qui serait entraînée par les Français et armée par les Américains. Près de trois cent mille hommes allaient ainsi être recrutés en zone baodaïste. Washington fournit leur armement. Au Vietnam comme en Corée, il s’agissait de contenir l’expansionnisme chinois.

La lutte contre le communisme prenait en même temps une nouvelle dimension. Mis en veilleuse à la fin de 1945, le Parti communiste vietnamien renaissait officiellement en février 1951 sous le nom de Lao Dong Dang (Parti des travailleurs), avec comme secrétaire général Dang Xuân Khu (Truong Chinh). Il adoptait la «voie chinoise» (maoïste) et se radicalisait. Cette orientation prochinoise du parti dirigeant altérait le caractère du Front national uni de résistance et donnait à la R.D.V.N. l’image d’un satellite de la Chine. La propagande adverse (franco-baodaïste) ne manqua pas de souligner qu’une victoire de Hô Chi Minh placerait le Vietnam sous la domination chinoise.

Cependant, l’État baodaïste ne parvenait pas à se dégager de l’emprise française. À la conférence inter-États de Pau (sept.-oct. 1950), la Fédération indochinoise avait bien été enterrée et les services communs aux trois États associés d’Indochine sérieusement réduits, mais la liberté d’action politique, économique et militaire du Vietnam demeurait faible, et l’impatience grandissait chez les nationalistes de droite. L’État prenait de plus en plus le caractère d’un régime de palais, où le cabinet impérial l’emportait sur le gouvernement, où, faute d’assemblée démocratique représentative et même de partis politiques véritables, on assistait à des rivalités de camarillas, à la formation de clans, de sectes, de chapelles et de groupuscules sans racines. Implanté surtout à Hanoi, le Dai Viet, principal parti nationaliste de droite, n’était en fait qu’un groupement de fonctionnaires. Les catholiques, parmi lesquels se distinguaient des prélats combatifs, s’efforçaient de se doter d’organisations comparables à celles des sectes Cao Dai et Hoa Hao. La structure du régime était essentiellement administrative. Les compétences n’y manquaient pas ni les bonnes volontés, mais la corruption y était aussi répandue, et l’État baodaïste se discréditait. Entre ce néo-colonialisme occidental et la résistance nationale du communiste Hô Chi Minh, la population, malgré le sectarisme de nombreux cadres du parti, optait pour «l’oncle Hô».

La situation militaire évolua peu à peu en faveur de la R.D.V.N. Après avoir perdu Hoa Binh, les Français durent abandonner, à la fin de 1952, le pays thai, et, au début de 1953, l’armée de Giap pénétra au Laos où un gouvernement ami, celui du Pathet Lao, s’installa à Samneua. Les guérillas intensifièrent leur action dans le delta tonkinois dont les Franco-baodaïstes ne contrôlaient plus qu’un quart. Dans le Centre, au nord de Huê, elles élargirent le couloir de communication avec le Sud. La France redoutait que la Chine, désormais dégagée de la guerre de Corée, n’apporte à Hô Chi Minh un soutien massif.

Lorsque, à l’automne de 1953, la victoire communiste devint une probabilité, les nationalistes de droite exercèrent une pression croissante sur Bao Dai pour que soit enfin constitué un régime «authentiquement national» capable de galvaniser le peuple contre le «danger rouge». Ces éléments se tournaient vers les États-Unis, espérant obtenir d’eux une intervention diplomatique et militaire qui leur assurerait le pouvoir et les moyens de le conserver, aussi bien contre les communistes que contre les Français et leurs amis.

Obligés de faire de nouvelles concessions à Bao Dai et de tenir compte du fait que Washington finançait à 70 p. 100 l’effort de guerre, les Français réalisèrent alors qu’en cas de victoire les Vietnamiens anticommunistes se tourneraient en majorité vers l’Amérique pour les forcer à partir. En octobre 1953, un congrès réuni à Saigon se prononça contre l’appartenance du Vietnam à l’Union française. Ne pouvant plus justifier la guerre devant son opinion publique, le gouvernement français allait désormais tenter d’y mettre fin par une négociation. Mais il voulait auparavant se mettre en position de force, pour tenir fermement le Sud, garantir le Laos de l’invasion et infliger à la R.D.V.N. le maximum de pertes. C’est à ce moment (nov. 1953) que Hô Chi Minh, sentant que la Chine et l’Union soviétique voulaient elles aussi traiter, suggéra à la France une négociation directe au lieu de la conférence internationale qui s’esquissait. Il ne rencontra pas d’écho. Les Français venaient, pour protéger le Laos, de constituer un camp retranché à Diên Biên Phu, en pays thai. Hô Chi Minh décida alors d’accepter la bataille dans le Nord-Ouest pour frapper un grand coup avant la négociation. Giap mit le siège devant Diên Biên Phu.

La France ne voulait négocier que dans un cadre international. Ce fut la conférence de Genève (mai-juill. 1954), à laquelle devaient participer, outre la France et les trois États associés ses alliés, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et la Chine populaire. Elle s’ouvrit au moment même où l’armée populaire vietnamienne emportait Diên Biên Phu (7 mai 1954).

L’U.R.S.S. et la Chine imposeront la présence de la R.D.V.N. à la conférence comme partenaire à part entière, même si elles la forceront à modérer des exigences que pouvait justifier la situation sur le terrain. Pékin et Moscou redoutaient une intervention militaire américaine en Indochine et voulaient ménager la France pour l’inciter à ne pas s’y faire remplacer par les États-Unis. Or la France cherchait désormais avant tout un armistice militaire lui permettant de se retirer honorablement d’Indochine. La R.D.V.N. lui proposa un cessez-le-feu, un regroupement des forces militaires et la conclusion d’un accord bilatéral. Bao Dai, que la négociation inquiétait, nomma alors Premier ministre Ngô Dinh Diem, leader des nationalistes de droite, qu’il savait fort bien vu à Washington (11 juin 1954).

L’intérêt des puissances à une fin rapide de la guerre était tel qu’un compromis intervint. Il fut conclu le 20 juillet par le chef d’un nouveau gouvernement français, Pierre Mendès France. Il comportait un cessez-le-feu, un regroupement des forces de la R.D.V.N. et de celles de l’Union française de part et d’autre du 17e parallèle érigé en «ligne de démarcation militaire provisoire» entre deux «zones». L’administration de celle du Nord était attribuée à la R.D.V.N., tandis que l’État du Vietnam et l’Union française conservaient celle du Sud. L’armée populaire devait évacuer le Laos et le Cambodge. L’indépendance et l’unité du Vietnam étaient, pour la première fois, affirmées sur le plan international. Comme le Cambodge et le Laos, le Vietnam ne devrait pas accepter de bases ou de troupes étrangères, ni conclure d’alliance militaire extérieure. Les deux zones se consulteraient en 1955 pour tenir, avant juillet 1956, des élections générales et constituer un gouvernement unique. En attendant ces élections, les libertés démocratiques seraient assurées. Paris informa immédiatement Diem, qui venait de former son cabinet, que la France continuait de reconnaître le gouvernement de Saigon comme le seul légal au Vietnam.

La faillite de la trêve (1954-1959)

Conclu entre la France et la R.D.V.N., l’accord de Genève exigeait, pour être appliqué, le consentement et la participation du gouvernement de Saigon. Or celui-ci avait refusé de le signer parce qu’il consacrait, à ses yeux, un partage inadmissible du pays et un abandon du Nord au communisme. Diem ne voulait envisager aucun compromis, politique ou autre, avec celui-ci et s’employa immédiatement à faire du Sud un bastion solide apte à bloquer toute nouvelle avance de la R.D.V.N. Alors que la R.D.V.N. avait fait comprendre à des libéraux sudistes, comme l’ancien Premier ministre Tran Van Huu, et même aux amis de Bao Dai, qu’une entente était possible entre Saigon et Hanoi pourvu qu’on normalise les relations entre les zones et qu’on poursuive les conversations, Diem, pleinement soutenu dès octobre 1954 par Washington, allait donner à son régime l’orientation que souhaitait l’extrême droite nationaliste. Il s’assura le contrôle de l’armée, dont les chefs baodaïstes furent contraints de s’exiler et fit décourager Bao Dai de revenir au Vietnam. Il lança sa police contre les résistants Viet Minh démobilisés puis réduisit les unes après les autres les forces sur lesquelles s’était appuyé Bao Dai, les Binh Xuyen d’abord (printemps de 1955), puis les caodaïstes et les Hoa Hao (1955-1956).

Au Nord, le retrait des Français avait entraîné le départ en masse vers le sud d’environ neuf cent mille personnes, en majorité catholiques, qui redoutaient l’installation du régime communiste: paysans du sud du delta, bourgeoisie urbaine, intellectuels de droite, fonctionnaires compromis avec le régime baodaïste... Ils allaient apporter à Diem la base politique qui lui faisait encore défaut à Saigon.

Le gouvernement Hô Chi Minh se réinstallait en octobre 1954 à Hanoi, évacué par les Français. Mais la R.D.V.N. subissait une lourde influence de la Chine, dont le P.C. était alors le modèle dont s’inspirait le Lao Dong. La réforme agraire, de type chinois, amorcée en 1953, dans les régions libérées du Viet Bac, fut étendue à l’ensemble du territoire avec une sévérité et un dogmatisme qui provoquèrent un vif mécontentement et même des révoltes. Le gouvernement et le parti durent, à la fin de 1956, reculer, procéder à une autocritique, commencer à remettre en cause le modèle chinois et écarter certains extrémistes. Hô Chi Minh assuma le secrétariat général du Parti, que dut abandonner Truong Chinh. La France n’avait pas cherché à maintenir sa présence au Nord, préférant, en accord avec les États-Unis, renforcer le Sud où elle conservait d’importants intérêts économiques et culturels. Pour amorcer sa reconstruction, la R.D.V.N. dut en conséquence se tourner vers la Chine, l’U.R.S.S. et les démocraties populaires d’Europe, dont elle obtint en 1955 une aide économique et financière. Un plan triennal de reconstruction fut lancé.

Escomptant encore que les accords de Genève seraient appliqués, Hanoi ne voulait néanmoins rien précipiter, et la R.D.V.N. demeura dans le cadre idéologique de la «nouvelle démocratie».

La grande préoccupation de Hanoi restait l’évolution du Sud. En juillet 1955, Diem ne se prêta pas, en effet, aux consultations prévues. Il coupait peu à peu ses derniers liens avec l’Union française. Son armée et sa police étaient désormais entraînées par les Américains. En octobre 1955, grâce à un référendum douteux, Diem remplaçait Bao Dai comme chef de l’État, et proclamait la république du Vietnam. Elle se substituait à l’État du Vietnam et, comme la R.D.V.N., prétendait représenter le Vietnam tout entier. L’afflux des neuf cent mille réfugiés du Nord lui avait posé de nombreux problèmes, mais l’aide américaine lui avait permis de les résoudre. En avril 1956, Diem faisait élire une assemblée constituante, dans un scrutin auquel ne pouvaient participer que des partis anticommunistes. Une constitution de type américain sera promulguée en octobre. Enfin, le 28 avril 1956, les dernières troupes françaises quittaient le Vietnam. Rien ne pouvait plus forcer Diem à appliquer les accords de Genève.

En juillet 1956, Saigon refusa non seulement toute discussion politique avec Hanoi sur l’organisation d’élections générales et la réunification, mais encore maintint l’interdiction de toute communication avec le Nord, qu’elle soit commerciale ou culturelle, par voie routière, ferroviaire, maritime, aérienne, postale ou autre. Les mouvements de personnes étaient aussi prohibés. Londres et Washington, redoutant qu’Hanoi ne réagissent en rompant le cessez-le-feu, obtinrent de Diem qu’il s’engage à respecter les clauses militaires de l’accord: ni bases ou troupes étrangères, ni alliance militaire avec une puissance quelconque. Tirant la conclusion de l’impasse constatée, Moscou proposait, en janvier 1957, l’admission des deux États vietnamiens à l’O.N.U.

Le Vietnam se trouvait ainsi divisé, comme l’Allemagne et la Corée, en deux États idéologiquement opposés; celui du Sud, érigé en «bastion du monde libre», tombait de ce fait dans la dépendance totale des États-Unis. Ceux-ci prirent en charge le déficit du commerce extérieur, des programmes de travaux publics et une bonne part des dépenses militaires. Avec le rétablissement de la sécurité dans le delta du Mékong, l’économie marqua des progrès, et les courants d’échange furent réamorcés. L’influence française, qui subsistait sur le plan culturel, était néanmoins supplantée, sur le plan économique, par celle des États-Unis.

Devant une telle consolidation du Sud, le Nord était contraint de s’organiser de nouveau pour une épreuve de longue durée. Le parti Lao Dong, dominé par sa faction prochinoise, exerçait une dictature sans partage sur le pays. Il ne s’accommodait guère de pluralisme. Après avoir surmonté sa crise de l’automne de 1956 et laissé s’exprimer une série de critiques, il conclut à la nécessité de serrer les rangs, de bâtir le socialisme au Nord et de maintenir le mouvement patriotique au Sud, en attendant que la réunification redevienne possible. À partir de 1957, Hanoi, où Pham Van Dong était devenu Premier ministre, créa les bases d’une économie socialiste, fondée sur des entreprises d’État et des coopératives. Mais, dans la transformation des rapports de production, le régime, instruit par l’expérience, se montra plus prudent. Une nouvelle Constitution fut mise en vigueur au début de 1960, et des élections eurent lieu, qui consacrèrent l’hégémonie complète du Lao Dong. Celui-ci était passé de cinq mille membres en 1945 à près d’un demi-million. Lê Duan en était devenu le secrétaire général en 1959.

Sur le plan international, la République n’avait qu’un rôle effacé. Elle avait participé, comme le Sud, en 1955, à la conférence de Bandoung et figurait parmi les pays fondateurs du «bloc afro-asiatique», mais elle ne trouvait guère d’écho à Moscou, où Khrouchtchev la tenait pour être dans l’orbite de Pékin. Ses tentatives de rapprochement avec l’Inde de Nehru et l’Indonésie de Sukarno (1957-1958) restèrent sans lendemain. Promue, par la prolongation du partage du pays, au rôle d’avant-poste du socialisme en Asie du Sud-Est, la R.D.V.N. était en réalité prise dans un redoutable étau sino-américain.

Insurrection au Sud

C’est l’évolution du régime sudiste, non l’initiative du Nord, qui allait créer une situation nouvelle. À partir de 1957, Diem structure davantage son régime et lui donne comme principale base politique un parti dominant, le Can-Lao Nhan-Vi (parti personnaliste), une puissante police secrète et une armée, soutien de la bureaucratie.

Il s’assigne pour objectif la liquidation totale de l’infrastructure clandestine vietminh. Mais les méthodes employées pour y parvenir (délation, ratissages) suscitent à partir de 1958 une opposition croissante. Acculés par la répression à un choix capital, les anciens résistants vietminh se prononcent pour la reprise de la lutte armée. Hanoi, cependant, temporise encore, proposant en 1958 par deux fois à Saigon une normalisation des relations entre les deux zones. Toutefois, la R.D.V.N. pouvait difficilement rester passive devant l’annihilation progressive de ses partisans au Sud et la consolidation de la division du pays.

En février 1959, des «forces populaires de libération» commencèrent la lutte armée dans le delta du Mékong. Diem promulgua des lois d’exception. Le Lao Dong, en mai 1959, décida de soutenir l’insurrection et, pour lui faire parvenir des armes, munitions et équipements, voire des renforts, la construction d’un réseau de pistes fut entreprise secrètement, dans la cordillère («piste Hô Chi Minh»). En septembre 1960, le IIIe congrès du Lao Dong approuva prudemment cette orientation. Depuis le début de l’année, des milieux démocrates tentaient en effet, au Sud, d’obtenir une certaine libéralisation du régime, mais, après l’échec d’un coup d’État antidiémiste à Saigon (11 nov. 1960), la résistance s’organisa (20 déc. 1960) en un Front national de libération du Sud-Vietnam (F.N.L.) dont les anciens Viet Minh allaient constituer l’armature.

Au printemps de 1961, l’offensive politico-militaire du Front incita Diem à se tourner vers Washington où le nouveau président, John Fitzgerald Kennedy, décida (mai 1961) d’accroître l’aide des États-Unis au Sud-Vietnam. Des milliers de «conseillers» américains vinrent stimuler l’armée de Diem et engager contre le F.N.L. la «guerre spéciale». En janvier 1962, un commandement militaire américain était créé à Saigon.

Pour couper les guérillas du F.N.L. (baptisées Vietcong) du milieu rural dont elles tiraient troupes, ravitaillement et soutien, Américains et diémistes entreprirent, à la fin de 1961, de regrouper les paysans dans des «hameaux stratégiques», dont près de sept mille furent aménagés en 1962-1963, concentrant huit millions d’habitants.

Malgré son encadrement américain, l’armée diémiste dut peu à peu abandonner le contrôle effectif de la moitié des campagnes. Le F.N.L. avait élargi ses bases et s’était doté d’une structure politico-militaire. Présidé par l’avocat Nguyen Huu Tho, il instaurait une nouvelle administration et précisait ses objectifs. Son but était désormais de «renverser le régime américano-diémiste», de «libérer le pays du joug des impérialistes et de leurs laquais», et d’instaurer un gouvernement démocratique de coalition nationale pratiquant une politique extérieure de neutralité. Il chercherait ensuite, disait-il, à faire progresser pacifiquement «la réunification de la patrie».

Pour mener la lutte contre le F.N.L., le régime diémiste ne put toutefois unir les forces hostiles au communisme. Il avait déjà rejeté dans l’opposition les démocrates et libéraux d’orientation occidentale (dont beaucoup avaient gagné la France). Les caodaïstes et les Hoa Hao demeuraient réservés. En 1963, par les faveurs qu’il n’avait cessé de dispenser aux catholiques, il voyait se dresser contre lui les bouddhistes, qui dénonçaient ses injustices et ses violences. De spectaculaires suicides de bonzes par le feu attiraient sur Saigon l’attention mondiale. Le règne abusif de Diem et de sa famille était partout stigmatisé.

Les États-Unis pressent alors le gouvernement de Saigon de rechercher un compromis avec les bouddhistes et d’assouplir le régime du Can Lao. La famille Ngô résiste à la pression. Kennedy, estimant que la guerre ne pourra pas être gagnée avec elle et redoutant que Diem n’en vienne à rechercher un compromis avec Hanoi, conclut qu’il faut laisser s’opérer un changement d’équipe.

Le 1er novembre 1963, un groupe de généraux, présidé par le général Duong Van Minh, s’empare du pouvoir. Diem et Nhu, son frère et principal conseiller, sont sommairement exécutés. Le F.N.L. profite du désarroi pour porter au réseau de «hameaux stratégiques» des coups décisifs. Mais la junte, dont la tendance n’est pas claire, est renversée à la fin de janvier 1964 par un nouveau putsch, qui porte au pouvoir le général Nguyen Khanh. Celui-ci a la faveur du commandement américain. Hostile à toute négociation comme à tout neutralisme, il intensifie immédiatement les opérations, et la tension internationale rebondit. Pour la désamorcer, la France, qui vient de reconnaître la Chine populaire, propose de réunir une conférence internationale dont l’objectif – suggère-t-elle – pourrait être la neutralisation de l’ensemble du Sud-Est asiatique. Le Cambodge soutient le projet, et la R.D.V.N., l’U.R.S.S. et même la Chine semblent être favorables à une telle conférence. Mais Washington et Londres s’y opposent. Pour les Américains, le moment est venu de faire comprendre à la Chine (dont Hanoi n’est pour eux qu’un satellite) que la «guerre du peuple» sera mise en échec à n’importe quel prix.

Au cours de l’été de 1964, devant l’instabilité dont fait preuve le régime de Saigon du fait des rivalités entre civils et militaires, entre bouddhistes et catholiques, devant aussi l’extension de l’influence du F.N.L., Washington en arrive à la conclusion que seule une intervention directe et massive des États-Unis peut sauver la situation. Des incidents navals survenus au début d’août 1964 dans le golfe du Tonkin permettent au président Johnson d’obtenir du Congrès les pleins pouvoirs pour répondre à toute nouvelle attaque de la R.D.V.N. Des succès locaux de l’offensive du F.N.L. sur les Plateaux du Sud lui donnent l’occasion de les utiliser. C’est soudain une brutale escalade du conflit.

La guerre américaine (1965-1973)

Le 7 février 1965, l’aviation américaine commence contre le nord du Vietnam une offensive continue de bombardements. Le 8 mars, les premiers éléments d’un corps expéditionnaire américain débarquent au sud de Danang. Il s’agit de «persuader» la R.D.V.N. de mettre fin à son agression contre la république du Vietnam, de cesser de ravitailler le F.N.L. et de venir à la table de conférence. Washington croyait «mettre Hanoi à genoux en six semaines».

Hanoi déclara refuser toute négociation avant l’arrêt inconditionnel des bombardements sur le Nord, ce que Washington ne voulait pas envisager tant qu’Hanoi ne s’engagerait pas à arrêter l’infiltration de ses forces au sud. Ce dialogue de sourds ne pouvait que prolonger l’épreuve de force. Une fois de plus, la R.D.V.N. était contrainte de faire face. Il lui fallait défendre le Nord, aider le Sud, mais, d’abord, démontrer à l’Amérique qu’elle ne pouvait espérer gagner.

Or les États-Unis étaient décidés à se battre pour maintenir la division du Vietnam et conserver le Sud comme bastion protégeant l’Asie du Sud-Est contre le communisme chinois ou soviétique. Afin de purger ce Sud de tout élément subversif et d’affaiblir le Nord au point qu’il ne puisse plus jamais menacer le bastion, le président Johnson allait envoyer au Vietnam un corps expéditionnaire doté d’une puissance de feu gigantesque et dont l’effectif s’élèvera progressivement jusqu’à cinq cent cinquante mille hommes au début de 1968. Le gouvernement de Saigon, dirigé à partir de juin 1965 par le général Nguyên Van Thiêu, gonflera d’autre part son armée et sa police jusqu’à en faire, avec un million cinq cent mille hommes, un véritable État dans l’État. Il sera maintenu sur pied par une aide financière, économique et militaire massive des États-Unis. La promulgation d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections en 1966-1967 lui apporteront une façade de légitimité.

Pour forcer les communistes à abandonner la lutte, les États-Unis utiliseront les moyens les plus divers: guerre chimique, avec destruction des forêts et du couvert végétal par l’usage de défoliants, recherche et élimination des guérilleros dans les villages, bombardements intensifs des zones rurales pour contraindre leurs habitants à se réfugier dans les zones urbaines mieux surveillées, etc. Les résultats seront vite apparents: dévastation des campagnes et abandon des rizières, surpeuplement rapide des villes, dislocation générale d’une société où ne prospérera plus qu’une minorité de privilégiés ou de débrouillards civils et militaires. Le Sud devint encore plus dépendant de l’aide américaine. En 1967, ses exportations ne représentaient plus que 4 p. 100 de ses importations.

Au Nord, les bombardements aériens provoquèrent la destruction presque complète des villes, localités et complexes industriels entre le 17e et le 20e parallèle, et une détérioration profonde des réseaux de transports. Mais la dispersion de la population, sa discipline et sa détermination déjouèrent le plan américain qui visait à provoquer, par la terreur, l’effondrement du front intérieur.

La formidable pression américaine n’obtint pas de résultat décisif. L’U.S. Air Force ne parvint pas à couper la piste Hô Chi Minh, constamment réparée. Le F.N.L. put poursuivre et même intensifier la lutte, et la R.D.V.N. se s’effondra pas. Elle reçut de l’U.R.S.S. et de la Chine les armements, équipements et vivres lui permettant de mener la guerre. Elle put même accroître sa production agricole. Elle jouissait en outre dans l’opinion mondiale d’un prestige et d’un soutien croissants. Le conflit isolait au contraire les États-Unis, où l’opposition à la guerre se développait.

Finalement, en septembre 1967, Johnson, ayant pris conscience de l’échec, commença à rechercher sérieusement une issue diplomatique. Par son offensive du Têt (fin janv. 1968), qui pénétra jusqu’au centre de Saigon, le F.N.L. lui démontra qu’il n’avait aucune chance de l’emporter. Le 31 mars 1968, Johnson arrêtait les bombardements sur une partie du Nord. Hô Chi Minh acceptait immédiatement d’entamer les négociations. Le 13 mai s’ouvrait à Paris la conférence vietnamo-américaine.

L’accord de Paris (1973)

Johnson ayant mis fin complètement aux bombardements sur le Nord, la conférence fut élargie, à partir de janvier 1969, au gouvernement de Saigon et au F.N.L. Elle allait durer quatre ans et les combats se poursuivirent au Sud pendant tout ce temps. Élu président en novembre 1968, Richard Nixon entendait contraindre Hanoi à renoncer à toute influence au Sud, où il envisageait tout au plus de laisser le F.N.L. participer légalement à la vie politique. Mais, avec le refus de Hanoi de discuter avec Thiêu et le rejet par Saigon de tout compromis avec le F.N.L., la conférence prit rapidement l’allure d’un dialogue de sourds. Le gouvernement de Saigon, soutenu par Washington, persistait à se considérer comme le seul légitime. Pour le ramener au réalisme, les communistes, en juin 1969, transformèrent le F.N.L. en «gouvernement révolutionnaire provisoire» (G.R.P.), lequel fut sans délai reconnu par la Chine, l’U.R.S.S. et une vingtaine de pays. Une solution politique ne pouvait plus, dès lors, que prendre en compte l’existence, au Sud, de deux administrations et de deux armées.

Au début d’août 1969, Washington et Hanoi s’engagèrent à Paris dans une négociation secrète, dont les deux principaux protagonistes furent Henry Kissinger et Lê Duc Tho. En décembre 1969, devant l’obstination de Hanoi, les Américains décidèrent de «vietnamiser» la guerre en donnant à Thiêu les moyens militaires de la mener et le temps de s’adapter. Nixon procédait, à cette fin, à un lent retrait de ses troupes. Il intensifia en outre sa pression en étendant les opérations au Cambodge (où le régime de Sihanouk fut renversé en mars 1970) et au Laos, où il tenta vainement de couper la piste Hô Chi Minh (mars 1971).

À Hanoi, Tôn Duc Thang avait succédé, à la tête de la République, à Hô Chi Minh, mort le 2 septembre 1969, mais c’était Lê Duan qui dirigeait toujours le parti. La R.D.V.N. ne cédait pas, même lorsque la Chine, en juillet 1971, cessa d’être un «arrière sûr» et entra en pourparlers avec Nixon. Le Cambodge devenait un grand «sanctuaire» communiste où les Vietnamiens et les «Khmers rouges», leurs alliés, allaient faire la loi, isolant dans les villes la droite khmère proaméricaine de Lon Nol. En avril 1972, les blindés de Giap, traversant les plateaux, débouchaient soudain à 100 kilomètres au nord de Saigon. Nixon, tout en reprenant en force le bombardement du Nord et en minant le port de Haiphong, proposait alors un cessez-le-feu sur place et acceptait une «solution politique». Il lui faudra néanmoins encore six mois pour surmonter l’opposition à tout règlement du général Thiêu et des diverses factions qui l’entouraient. C’est seulement après que l’U.S. Air Force eut lourdement bombardé Hanoi et Haiphong, sans résultat politique d’ailleurs (Noël de 1972), que Washington et Saigon se résignèrent à conclure.

Signés le 27 janvier 1973, les accords de Paris liaient essentiellement la R.D.V.N. et les États-Unis (successeurs de fait de la France au Vietnam), les deux «parties sud-vietnamiennes» en conflit ne faisant que souscrire à l’accord intervenu et s’engageant à en appliquer les clauses les concernant. Par cet acte, les États-Unis reconnaissaient formellement (ce qu’ils n’avaient pas fait en 1954 à Genève) l’indépendance, la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale du Vietnam et déclaraient «cesser leur engagement militaire ou leur ingérence dans les affaires intérieures du Sud-Vietnam». Ils devaient enfin en retirer toutes leurs troupes. Ce qu’ils firent dès le 29 mars, non sans laisser à leur allié un abondant matériel, évalué à 5 milliards de dollars.

La guerre paraissait terminée. Un cessez-le-feu entrait officiellement en vigueur le 28 janvier, les forces armées des deux camps devant rester sur les positions qu’elles occupaient ce jour-là. Il était admis que chaque partie administrerait sa zone jusqu’à ce que se soit concrétisée la solution politique dessinée par l’accord.

Américains et Vietnamiens étaient en effet convenus que ce serait «au moyen d’élections vraiment libres et démocratiques sous surveillance internationale» que la population sud-vietnamienne exercerait son droit à l’autodétermination. Ces élections visaient à doter le Sud d’un gouvernement unique, et cette fois représentatif, et devaient être préparées par un Conseil national de concorde et de réconciliation (C.N.C.R.) que constitueraient les deux parties et où coopéreraient, sur un pied d’égalité, des représentants de Saigon, du G.R.P. et d’une «troisième composante», plus ou moins neutraliste.

La non-application des accords de Paris

On s’aperçut cependant vite que ce n’était pas la paix. Saigon revendiquait toujours la souveraineté sur l’ensemble du pays et se refusait à admettre l’existence d’une seconde administration égale à la sienne. Thiêu, désirant reprendre le terrain et les postes qu’il avait perdus dans les dernières semaines de la guerre, relança les opérations. Il décida en outre le blocus économique de la zone contrôlée par le G.R.P. et chercha à la grignoter, multipliant contre elle les raids aériens et les incursions armées. Contrôlant les régions riches et peuplées, disposant d’une armée et d’une police nombreuses et bien équipées, confiant dans la promesse d’une énergique riposte américaine au cas où Hanoi violerait le cessez-le-feu, Thiêu croyait ainsi pouvoir maintenir indéfiniment ce blocus de la zone G.R.P. et ne rien changer, quant à lui, à sa ligne. C’est pourquoi il n’appliqua pas davantage les clauses politiques de l’accord de Paris. Il n’accepta ni de libérer les prisonniers politiques, ni d’abolir la loi martiale, ni de rétablir les libertés démocratiques. La «conférence politique consultative» prévue entre Saigon et le G.R.P. s’ouvrit à La Celle-Saint-Cloud (France) le 19 mars 1973. Elle devint rapidement un dialogue de sourds. Tandis que le G.R.P. proposait un programme comprenant un cessez-le-feu effectif, la réunion du C.N.C.R., le rétablissement des libertés démocratiques, des élections libres à une Assemblée constituante et une réduction réciproque des forces armées, Thiêu refusait de discuter du problème des libertés et de la formation du C.N.C.R. avant d’avoir obtenu le «retrait du Sud des forces militaires nordistes», qui n’était pas prévu par l’accord de Paris. Il n’acceptait d’envisager d’élections que dans le cadre de son régime, dont il exigeait la reconnaissance préalable comme seul régime légal du Sud. Après avoir rejeté successivement toutes les propositions du G.R.P., Saigon tira finalement prétexte des ripostes militaires adverses pour refuser de continuer les pourparlers (16 avr. 1974).

En même temps, la répression se poursuivait. La troisième composante n’avait guère de possibilité de se manifester ni de se constituer en force politique. Les chances de réussir à changer, pacifiquement, le régime Thiêu, de l’intérieur, diminuaient ainsi de jour en jour.

La démission du président Nixon (9 août 1974) priva néanmoins Thiêu de son meilleur allié. À Washington, le Congrès, reflétant la majorité d’une opinion peu disposée à aider plus longtemps un régime impopulaire et corrompu, réduisait sensiblement l’aide à Saigon.

Le 8 octobre 1974, le G.R.P. déclarait qu’il ne négocierait désormais avec Saigon que si une autre administration, disposée à appliquer les accords, y remplaçait celle de Thiêu.

À défaut d’une libéralisation du régime et d’une reprise de la négociation, toutes deux désormais improbables, il n’y avait, en effet, plus place que pour une solution militaire, c’est-à-dire le renversement par la force du régime Thiêu. C’est la conclusion à laquelle parvint, à la fin de 1974, le Parti communiste vietnamien (Lao Dong). La zone G.R.P. étant désormais aménagée et consolidée, une nouvelle poussée militaire permettrait en 1975 de l’élargir sur les Plateaux et de s’emparer de tout le littoral du Centre, avant de lancer en 1976, si cela restait nécessaire, l’offensive finale.

La chute de Saigon

Washington n’ayant pas réagi à des opérations préliminaires (prise de Phuoc Binh, le 7 janv. 1975), Hanoi en conclut que la situation était mûre. Le 10 mars, l’Armée populaire vietnamienne (nordiste) attaquait Ban Me Thuot, la capitale méridionale des Plateaux, et s’en emparait. La ville était d’une telle importance stratégique que le général Thiêu dut ordonner immédiatement un repli général de ses troupes sur Nha Trang, d’où il espérait pouvoir défendre Saigon et le Sud. Le repli s’effectua toutefois dans un tel désordre, entraînant un tel exode de réfugiés et une telle désagrégation militaire, que Hanoi décida alors d’exploiter à fond le succès initial, sans laisser à Thiêu le temps de reconstituer une ligne derrière laquelle pourrait encore survivre un régime soutenu par l’étranger. L’occasion s’offrait, de façon inespérée, d’asséner à l’ennemi le coup de grâce cette année – et non en 1976. L’Armée populaire lança dans la bataille de puissantes forces de blindés et d’artillerie. Elle progressa rapidement vers le sud, le long de la côte d’abord, occupant Huê (25 mars), puis Da Nang, la grande base américaine (29 mars), Qui Nhon, Nha Trang, Phan Thiet. Ce ne sera que devant Xuan Loc que les unités d’élite de Thiêu tenteront une résistance, pour essayer de gagner le temps nécessaire à de multiples «opérations de sauvetage». Mais, le 21 avril, Thiêu démissionnait.

Hanoi décidait alors d’accélérer l’offensive d’autant que, au Cambodge, Phnom Penh venait de tomber aux mains des Khmers rouges, déjà suspects (17 avr.). Les chars nord-vietnamiens étaient déjà parvenus, par les Plateaux cette fois, à proximité immédiate de Saigon lorsque le successeur de Thiêu, le général Duong Van Minh, y prit le pouvoir le 27 avril. La débâcle était indescriptible, les Américains évacuant en toute hâte leurs ressortissants et les Vietnamiens qui s’étaient le plus compromis à leurs côtés. Minh n’eut plus d’autre issue, devant l’entrée des forces blindées adverses dans l’agglomération, que de signer une capitulation, sans conditions, du régime et de l’armée (30 avr. 1975). Une fulgurante campagne militaire de huit semaines, menée par le général Van Tien Dung, terminait ainsi une guerre de trente ans, dont le Parti communiste vietnamien et le peuple qu’il avait soulevé sortaient grands vainqueurs.

L’Armée populaire prit en main l’administration du territoire libéré, et Saigon fut placée, comme tout le reste du Sud, sous administration militaire. Tous les biens du régime déchu et de ses dignitaires furent mis sous séquestre, mais le «bain de sang» annoncé par Washington ne se produisit pas. Les deux millions de fonctionnaires et de militaires du régime Thiêu furent tenus de se faire enregistrer et de suivre des stages de «rééducation», dont 95 p. 100 sortirent rapidement, mais qui allaient se prolonger dans de dures conditions pour environ cent mille d’entre eux.

4. Le Vietnam unifié

L’unification

Le «pouvoir révolutionnaire» s’installa rapidement partout. Il s’exerça à la campagne comme à la ville par des comités populaires issus de la résistance clandestine, mais qui firent place à des personnages rassurants bien connus de la population. La mise en place des nouveaux organes du pouvoir exigea des délais, car les «opportunistes», fort nombreux, étaient souvent difficiles à repérer. Le pluralisme politique n’alla pas loin. La troisième composante s’était en effet pratiquement dissoute au lendemain même de la libération, et seules subsistaient, face au Parti communiste, les religions. L’Église catholique, par la voix de ses évêques, s’affirma disposée à une coopération loyale avec les nouvelles autorités, au service du peuple. Mais bouddhistes et caodaïstes se montrèrent beaucoup plus réservés.

Le régime faisait face, dans le Sud, à de formidables problèmes matériels. D’abord, démobiliser l’immense armée et la police de Thiêu, récupérer leurs stocks, puis rétablir les communications rompues ou disloquées, obtenir le retour chez eux des millions de réfugiés récents, réapprovisionner les marchés, assurer la reprise de la production et de l’activité de l’administration. Veiller enfin à la sécurité. La santé et l’emploi constituaient des problèmes au moins aussi graves. Comment alimenter et assurer un minimum de ressources aux centaines de milliers de veuves, d’orphelins, de blessés, d’invalides, de malades, de chômeurs ou de réfugiés parfois affamés qui se pressaient dans les agglomérations? Comment rééduquer et réinsérer dans la société les masses de prostituées et de drogués qu’avait suscitées la présence américaine? Faute de matières premières et de trésorerie, les entreprises végétaient et fermaient.

Les villes du Sud, considérablement gonflées par la guerre qui a dévasté les campagnes, et dont l’économie est artificielle (elles vivaient principalement des services à l’armée américaine), sont appelées à une transformation profonde. Le chômage – dramatique – ne pourra être réduit que par un retour massif et rapide de quatre cent mille à cinq cent mille personnes dans leurs villages d’origine ou leur installation dans de «nouvelles zones économiques» qu’il va falloir préalablement déminer puis défricher. Le commerce extérieur est tombé à zéro, et il faudra attendre la réouverture du port de Saigon, le 17 mai 1975, pour recevoir les premières livraisons de pétrole soviétique. L’ensemble du système bancaire est nationalisé dès juin 1975.

Dès cette date, on pouvait constater que, sous l’égide du Parti des travailleurs du Vietnam, présent partout et dont le comité central imprimait une direction unique à la vie du pays, l’unité du Vietnam était en fait reconstituée. La «refonte» des structures locales était déjà très avancée. Restait à réaliser l’unification au niveau des institutions d’État, et il devint clair, en septembre, que ce processus serait beaucoup plus court que ce qui avait été indiqué jusque-là.

On estima que le développement (politique, économique, social et culturel) du Vietnam devait dorénavant être planifié dans une perspective unique, le Nord et le Sud étant largement complémentaires et présentant davantage de ressemblances que de différences. Le plan quinquennal de la R.D.V.N., qui avait été préparé pour la période 1976-1980, fut remis en chantier et refondu pour s’appliquer cette fois à une République unifiée de quarante-cinq millions d’habitants (le recensement effectué en février 1976 révèle, en réalité, un chiffre de 49,2 millions). Du 15 au 21 novembre 1975, une «conférence politique consultative» réunit à Hô Chi Minh-Ville (le nouveau nom de l’agglomération de Saigon) des délégations du Nord et du Sud. Elle recommanda de «parachever la réunification nationale sur la base du socialisme» et d’organiser des élections générales dans l’ensemble du Vietnam pour désigner une Assemblée nationale commune, qui déterminerait les institutions du Vietnam unifié.

L’année 1976 sera en effet celle de la réunification officielle. La nouvelle Assemblée nationale, élue le 25 avril, déclara le 2 juillet le Vietnam réunifié sur le plan de l’État, rebaptisé république socialiste du Vietnam (R.S.V.). Un nouveau gouvernement central fut constitué, où prirent place des leaders du G.R.P. En décembre, le Parti des travailleurs du Vietnam tint son IVe congrès. Il redevenait le Parti communiste du Vietnam et décidait de renforcer l’État socialiste et d’édifier une économie nouvelle. Peu de changements étaient enregistrés dans l’équipe dirigeante dont Lê Duan gardait la tête.

La libération du Sud et l’unification modifiaient sensiblement l’environnement international du Vietnam. Le G.R.P. était reconnu rapidement par nombre d’États et pouvait ainsi occuper les positions diplomatiques de l’ex-gouvernement de Saigon (ambassades, sièges dans les diverses organisations internationales). À la conférence de Lima, la R.D.V.N. était admise à son tour dans le Mouvement des non-alignés (30 août 1975), mais le veto américain allait s’opposer, deux années durant (1975 et 1976), à la candidature vietnamienne à l’O.N.U., pourtant acceptée par la grande majorité des États membres. Cette attitude négative des États-Unis ne facilitait pas la normalisation des relations entre ces derniers et la R.D.V.N. souhaitée par Hanoi et les compagnies pétrolières. Hanoi continuait d’exiger une contribution financière des États-Unis à la reconstruction des régions dévastées par la guerre, contribution prévue par les accords de Paris (art. 21) et dont Washington éludait toute discussion tant que ne serait pas résolue la question des aviateurs américains disparus en opérations.

Les pays de l’Asie du Sud-Est, groupés au sein de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (A.N.S.E.A.), adoptaient dès 1975 une attitude ouverte envers l’Indochine, mais Hanoi y réagissait avec suspicion, tenant l’A.N.S.E.A. pour un instrument des États-Unis. Hanoi mit comme condition à une normalisation de ses relations avec la Thaïlande que celle-ci liquide les bases américaines et renonce à toute influence au Laos. Aussi bien le retrait américain de Thaïlande (achevé le 20 juill. 1976) a-t-il été suivi, le 6 août, d’un accord de principe thai-vietnamien sur l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays.

Les relations du Vietnam avec la Chine s’étaient, depuis 1971 surtout, détériorées. Pékin avait suspendu son aide militaire immédiatement après la signature de l’accord de Paris et semblait chercher, en priorité, à se rapprocher des États-Unis. La Chine ne semblait guère favorable à l’unification du Vietnam. N’ayant pu contribuer à perpétuer à Saigon un pouvoir autonome, elle s’était assurée une position influente au Cambodge, dont le gouvernement khmer rouge adoptait une attitude hostile au Vietnam, interrompant brutalement, en avril 1976, les négociations engagées sur un traité d’amitié et de délimitation de frontières. C’est en raison de la montée visible d’un danger chinois que Hanoi avait précipité la réunification, établi avec le Laos une relation privilégiée (déclaration de 1976) et resserré ses liens avec l’U.R.S.S. Hanoi n’ignorait pourtant pas que cette démarche risquait de le rendre suspect à ses voisins asiatiques, mais, sachant que l’aide soviétique ne serait plus gratuite, il souhaitait aussi nouer des liens avec le Japon, les pays occidentaux (y compris les États-Unis) pour diversifier les aides et augmenter la marge de manœuvre du Vietnam. Dans cet esprit, Hanoi va, au début de 1977, tenter d’attirer des capitaux étrangers pour édifier des industries d’exportation. Et le Premier ministre Pham Van Dong fera en avril-mai 1977 une tournée en Europe (en particulier en France) pour manifester ce désir d’ouverture de la République. Les résultats en seront peu probants.

C’est dans une perspective de paix durable que le IVe congrès du parti (déc. 1976) avait défini les grandes orientations et les tâches du prochain quinquennat, tâches immenses auxquelles il fallait faire face simultanément. Mener d’abord à bien la reconstruction et retrouver partout le niveau de production d’avant guerre. Transformer l’économie, en donnant priorité à l’industrie lourde et en s’engageant dans la «révolution scientifique et technique». Accroître les rendements agricoles, irriguer et obtenir partout deux récoltes par an, mais aussi mettre en valeur de nouvelles terres, sur les Plateaux du Sud en particulier, en y transférant une partie de la population des deltas surpeuplés. La croissance démographique (3 p. 100 par an, soit un doublement en 24 ans) devait également être ralentie. Mais on voulait également modifier les «rapports de production» et en particulier s’engager dans le Sud sur la voie du socialisme.

Les perspectives internationales semblaient ne pas être défavorables. La nouvelle administration américaine, celle du président Carter, paraissait désireuse de normaliser ses relations avec le Vietnam. Washington ayant renoncé à son veto, le Vietnam pouvait faire son entrée à l’O.N.U. où il prenait son siège le 20 septembre 1977, après avoir été, par ailleurs, admis au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale et à l’Asian Development Bank. L’Assemblée générale des Nations unies recommandait même à tous ses membres d’accorder une aide généreuse au Vietnam pour lui faciliter sa reconstruction (14 oct. 1977).

Le conflit avec le Cambodge et la Chine

L’évaluation des moyens disponibles fera, dès mi-1977, réviser les priorités. Les perspectives d’aide extérieure étant en effet limitées, priorité absolue est donnée à l’agriculture, afin d’obtenir, le plus rapidement possible, une totale indépendance alimentaire (ce qui requiert 21 millions de tonnes de grains). Priorité qui s’étend aux industries servant ou équipant l’agriculture, à celles qui fournissent les principaux biens de consommation et enfin aux industries d’exportation. Mais tous les projets ont leurs goulets d’étranglement; faute d’une infrastructure minimale, les «nouvelles zones économiques» ont un démarrage très lent et difficile. L’armée se verra, à la fin de 1977, confier la tâche d’édification des infrastructures de base. En outre, la sécheresse (en 1977) et des inondations catastrophiques (en 1978) vont compromettre gravement les récoltes. Faute de stocks, le pays s’installe dans une pénurie permanente.

C’est dans ces circonstances que les tensions extérieures rebondissent et que priorité va devoir de nouveau être donnée à la défense. Tandis que, inquiet des intentions de Bangkok et de Pékin dans la vallée du Mékong, le Vietnam consolide ses relations déjà étroites avec le Laos en concluant avec lui (18 juill. 1977) un traité d’amitié et de coopération (y compris militaire), ses relations s’enveniment avec le Cambodge, dont l’armée harcèle, sur la frontière, les villages vietnamiens et qui dénonce les visées «hégémoniques» du Vietnam en Indochine. En septembre 1977, tandis que le dirigeant khmer rouge Pol Pot est reçu avec chaleur à Pékin, l’armée cambodgienne lance de puissantes attaques contre le Vietnam en de nombreux points de la frontière. Cette nouvelle guerre, inattendue et inexplicable alors, accroît les tensions au Vietnam du Sud.

Les relations avec la Chine se dégradent rapidement après la visite de Lê Duan à Pékin (20-21 nov. 1977). Le Cambodge est maintenant encouragé par la Chine, qui voit en lui une barrière contre un Vietnam qu’elle s’inquiète de voir soutenu par Moscou et qu’elle souhaiterait remettre dans sa mouvance. Le harcèlement cambodgien s’intensifie. Le 31 décembre 1977, le Cambodge rompt ses relations diplomatiques avec le Vietnam. Il va ensuite rejeter toutes les propositions vietnamiennes de négociation. Cette hostilité du Cambodge, à 70 kilomètres seulement de Saigon, est devenue intolérable pour le Vietnam qui, pour se préparer à y faire face, resserre le contrôle sur le Sud et y nationalise soudain, en mars 1978, le commerce privé, en majeure partie aux mains des Chinois.

Pour tenter de dissuader le Vietnam d’agir au Cambodge, la Chine va exercer alors sur lui une pression croissante. Des rumeurs sur l’imminence d’une guerre khméro-vietnamienne et d’une intervention chinoise provoquent, à partir de mai 1978, un exode considérable vers la Chine de Vietnamiens d’origine chinoise (Hoa), notamment dans le Nord. La Chine rappelle tous ses experts et coopérants, met un terme à son aide économique au Vietnam (81 projets). Boycotté par les États-Unis et négligé par l’Europe occidentale, le Vietnam demande alors son admission au Comecon (28 juin 1978).

Tandis qu’il se prépare à crever l’abcès cambodgien, le Vietnam tente, par une tournée de son Premier ministre Pham Van Dong, d’améliorer ses relations avec les pays de l’A.N.S.E.A. et de les rassurer sur ses intentions et sur son désir de contribuer à la stabilité de la région. Mais Pékin répond à cette initiative par une tournée de son leader Deng Xiaoping dans les mêmes pays et obtient parallèlement, par une action discrète, un ajournement de la normalisation, en bonne voie, des relations vietnamo-américaines (nov. 1978).

Devant la montée du risque chinois, le Vietnam va chercher auprès de l’U.R.S.S. le «supplément de sécurité» dont il a besoin pour mener à bien l’opération qu’il prépare contre le Cambodge. Le 3 novembre, un traité soviéto-vietnamien d’amitié et de coopération est signé à Moscou. Un mois après, une dissidence khmère rouge amorce un soulèvement au Cambodge. Le 25 décembre, le Vietnam lance une contre-offensive massive contre le gros de l’armée de Pol Pot, massée sur la frontière, et en quelques jours la disloque. Phnom Penh tombe le 7 janvier 1979, et un nouveau Conseil révolutionnaire khmer s’y installe. Le Vietnam conclut avec lui, le 18 février, un traité d’amitié et de coopération, instaurant des «relations spéciales» entre les deux pays. Le Cambodge, comme le Laos, paraît tomber dans la mouvance vietnamienne.

C’est à ce moment précis (17 févr. 1979) que la Chine attaque le Vietnam tout le long de la frontière commune, pour «lui donner une leçon», le «punir» de ses «provocations». L’objectif réel de Pékin est de forcer Hanoi à reculer au Cambodge et au Laos et à «changer sa ligne générale». Mais l’armée chinoise ne put percer les défenses vietnamiennes. Si elle put infliger de grands dommages à l’économie des provinces envahies, elle subit elle-même de lourdes pertes. Pékin dut arrêter l’opération le 6 mars, retirer ses troupes et engager des négociations. Les relations sino-vietnamiennes se trouvent profondément envenimées par cette crise.

La nouvelle mobilisation à laquelle le Vietnam a dû procéder depuis octobre 1978, l’effort énorme que lui a imposé l’opération contre le Cambodge, les dislocations économiques (l’évacuation d’un million d’habitants des provinces du Nord), la menace de guerre avec la Chine, qui persiste, n’ont fait qu’aggraver les difficultés du pays. Les pénuries de tous ordres subsistent, dont la pénurie alimentaire est la plus grave. La production stagne, le chômage ne recule guère. Certes, le Vietnam a éliminé la menace que les Khmers rouges faisaient peser sur le Vietnam du Sud et a pu rétablir avec le Cambodge, comme avec le Laos, des relations qui laissent bien augurer de la solidarité indochinoise. Mais s’il peut compter sur l’U.R.S.S. pour l’aider à résister à la pression chinoise, l’opération «Cambodge» a entraîné l’arrêt de nombreuses aides étrangères et abouti à isoler davantage le Vietnam sur le plan international. Les perspectives paraissent si sombres que des centaines de milliers d’habitants du Vietnam cherchent à quitter le pays pour l’Occident.

L’exode, commencé en 1978, prend des proportions considérables en 1979. Une conférence internationale, réunie à Genève en juillet 1979, obtient des pays développés qu’ils consentent un effort pour accueillir les réfugiés et financer les opérations de secours, et du Vietnam qu’il contrôle le flot des départs. Ceux-ci vont se ralentir considérablement, mais, entre 1978 et 1984, environ quatre cent mille personnes auront quitté le Vietnam, la plupart par mer (boat people ).

Une politique économique plus réaliste

Isolé, objet même d’un véritable blocus de la part de la Chine et de l’Occident, le Vietnam y a fait face en adoptant une stratégie de «résistance de longue durée». Ayant atteint ses objectifs historiques, il s’est placé dans une perspective de «stabilisation» de l’Indochine. Il s’est attaché d’abord à améliorer ses défenses au Nord contre d’éventuelles agressions ou infiltrations chinoises et à protéger le Cambodge contre un retour offensif des polpotistes. Il a adopté ensuite, dès l’automne de 1979, une nouvelle politique économique d’une portée qui dépasse largement les impératifs de la défense. Il s’agit certes de réduire la vulnérabilité du pays en obtenant dans les délais les plus rapides l’autosuffisance en vivres, mais aussi de stimuler le développement économique et social par des méthodes nouvelles.

Dès 1978, on avait observé un certain retour à la liberté de circulation des vivres, à la liberté d’acheter et de vendre sur les marchés. Afin d’intéresser matériellement davantage la paysannerie à l’augmentation de la production a été introduit en 1979 (et généralisé en 1981) le système des contrats (khoan ) entre les familles, les brigades et les coopératives. Un montant forfaitaire de livraisons (quotas) est fixé à chaque unité, et, une fois celui-ci atteint, les paysans peuvent vendre leurs surplus sur les marchés libres, les prix étant à leur discrétion. Les prix des livraisons obligatoires ont en outre été relevés et des terres vacantes mises en location. La production a augmenté, et l’approvisionnement du marché libre s’est de ce fait nettement amélioré. Quant aux entreprises d’État, leurs méthodes de gestion font l’objet d’une réforme qui a fait place, ici aussi, aux stimulants matériels. Après deux années très difficiles (1979-1980), des résultats, à la vérité inégaux, ont été enregistrés. L’autosuffisance alimentaire a été à peu près atteinte, avec près de 17 millions de tonnes de vivres (équivalent paddy) en 1983, soit environ 300 kilogrammes par habitant et par an, et le pays n’a plus eu à importer de céréales en 1983 (au lieu de 400 000 t en 1982 et 1 500 000 t en 1979). La dégradation des conditions de vie de la population a momentanément été stoppée.

Le IIIe plan quinquennal (1981-1985) s’est fixé des objectifs plus réalistes que le précédent. L’accent y a été mis, dans l’agriculture, sur la production vivrière et les cultures industrielles, et, dans l’industrie, sur le développement des sources d’énergie (électricité, charbon), du ciment, des engrais et des produits de consommation. Un effort particulier a porté sur l’exportation, sans laquelle le pays ne peut payer ses importations – indispensables – de biens d’équipement et de matières premières. Le commerce extérieur, toujours très déficitaire, s’effectue principalement avec l’Union soviétique (premier client et surtout principal fournisseur, notamment de carburants, de machines et d’équipements), les autres pays socialistes et le Japon.

La nouvelle politique a été approuvée à la fin de mars 1982 par le Ve congrès du Parti communiste. Lê Duan a été confirmé comme secrétaire général du parti, Lê Duc Tho a accru son influence, tandis que celle de Giap a paru en recul. Le congrès a été suivi d’un important remaniement ministériel (avr. 1982). On y a vu généralement un progrès de la tendance réformatrice et pragmatique, dont Vo Van Kiet paraissait alors le principal protagoniste, l’indice aussi de la montée d’une équipe de «technocrates».

Peu après la mort du président de la République Tôn Duc Thang (mars 1980), une nouvelle Constitution est promulguée le 16 décembre 1980, et une nouvelle Assemblée nationale, élue le 26 avril 1981, désigne le 4 juillet les organismes dirigeants de l’État: le Conseil d’État (présidence collective), dirigé par Truong Chinh, le Conseil des ministres, dont la présidence reste à Pham Van Dong.

Priorité à la solidarité indochinoise

Le Vietnam s’est alors employé patiemment à développer et à institutionnaliser sa coopération avec le Laos et le Cambodge, pays qui évoluaient désormais sous son influence directe: les trois partis dirigeants, gouvernements et administrations se consultent fréquemment.

Le Vietnam maintenait son armée au Cambodge tout en y formant peu à peu une armée khmère capable d’assumer seule, le jour venu, la défense du pays. Mais l’opposition polpotiste, sihanoukiste ou autre, rassemblée depuis juin 1982 sous la direction politique du gouvernement de coalition du Kampuchea démocratique (G.C.K.D.), confinée à une frange limitée de la frontière thaïlandaise, continuait de mener une guérilla meurtrière (Hanoi a perdu au Cambodge, de son propre aveu, 25 300 hommes de 1979 à 1989). La «protection» du régime de Phnom Penh non seulement représentait pour le Vietnam une lourde charge militaire et économique, mais elle avait pour effet de le couper de toutes relations normales avec les riches pays industrialisés, donc de toute aide financière, de maintenir enfin une situation de confrontation avec la Chine et les pays de l’A.N.S.E.A. Si bien qu’en 1984 Hanoi décidait de retirer progressivement ses deux cent mille hommes du Cambodge pour en terminer avant 1995 (échéance qui, dès juillet 1985, a été avancée à 1990), à condition toutefois que la menace polpotiste ait été dans l’intervalle écartée.

Certes, depuis 1976, le Vietnam s’était constamment rapproché de l’Union soviétique dont le soutien, dans sa situation, lui était indispensable. Au traité de 1978 et aux actes subséquents était venu s’ajouter, le 31 octobre 1983, un «programme de développement de la coopération économique, scientifique et technique à long terme» entre les deux pays. Une coopération militaire s’était développée par ailleurs qui, pour dissuader la Chine, assurait à la marine soviétique une présence en mer de Chine méridionale (bases de Camranh et de Danang). L’aide économique et financière soviétique, encore accrue après 1985, n’a cependant pas été judicieusement utilisée, ce qui a causé certaines frictions entre Hanoi et Moscou. L’entente avec l’U.R.S.S. n’empêchait pas le Vietnam de tenter de diversifier ses relations politiques et économiques extérieures et de chercher notamment à engager avec ses voisins de l’A.N.S.E.A. un dialogue sur l’établissement d’une sécurité régionale.

Un vent de changement

Si la sécurité extérieure restait primordiale, les problèmes économiques et sociaux demeuraient au premier plan, d’autant qu’ils se trouvaient aggravés par le blocus auquel l’Occident avait pratiquement condamné le Vietnam. C’est par une nouvelle libéralisation que les autorités de Hanoi ont cherché alors à stimuler la production et à mettre fin aux pénuries, à encourager les initiatives à tous les niveaux. Leurs décisions ont toujours visé à accorder plus d’autonomie aux provinces, municipalités ou régions et, surtout, aux entreprises, publiques, semi-publiques ou privées, à réduire les contrôles bureaucratiques, d’ailleurs générateurs de corruption. Mais la fraction conservatrice du parti s’est aussi constamment inquiétée de la résurgence capitaliste que ces décisions impliquaient et s’est efforcée d’en limiter l’application.

En juin 1985, s’attaquant à ce qui était au cœur même du système socialiste, le parti adoptait d’importantes résolutions, décidait de libérer les prix, de supprimer ou de réduire les subventions et de laisser s’exercer les forces du marché. En août 1985, le rationnement était aboli, mais la hausse rapide des prix résultant de ces mesures était partiellement compensée par un réajustement des salaires. Une troisième décision allait toutefois s’avérer désastreuse. Le 14 septembre 1985, le gouvernement procédait à une réforme monétaire, avec échange de billets (un nouveau dong pour dix anciens), et à une dévaluation. Mal gérée, l’opération déclenchait une spéculation effrénée, une raréfaction immédiate des marchandises, une hausse foudroyante des prix, une désorganisation complète du commerce et de la circulation, un marasme généralisé et une démoralisation profonde de la population. On rechercha les responsables de cette crise. Mais, à la fin de décembre, le parti concluait que l’orientation des réformes était bonne et devait être maintenue, mais que leur application prêtait aux plus vives critiques. Les réformateurs marquaient de nouveaux points, et leur chef de file, Nguyen Van Linh, revenait au bureau politique.

Tandis que le parti, en pleine crise, se préparait à tenir son VIe congrès, un âpre débat se déroulait sur la rédaction de sa plate-forme. La base exigeait une épuration des cadres, jugés souvent incompétents ou corrompus, une orientation réformiste plus nette. En avril 1986, le bureau politique confirmait et complétait ses décisions précédentes sur l’autonomie de gestion des entreprises, mais il s’agissait désormais de savoir si l’on pouvait moderniser le pays et donner une large autonomie aux unités territoriales ou économiques sans mettre en cause la position hégémonique du parti. Le 21 juin, le gouvernement était largement remanié, et le vice-président du Conseil chargé des questions économiques, To Huu, était remplacé par Vo Chi Cong. Peu après, le 10 juillet, le secrétaire général du parti, Lê Duan, mourait. Truong Chinh assuma l’intérim. Il était considéré jusque-là comme le chef de file des conservateurs dogmatiques mais il se rallia ouvertement à la politique de réformes. Le vent du changement gagna en force.

En décembre 1986, le VIe congrès du parti élit un nouveau secrétaire général, Nguyen Van Linh. Il annonce non seulement une autre politique économique, faisant encore plus de place aux incitations et à la dynamique du marché, mais une démocratisation du parti et de la société, une rénovation dans tous les domaines. Doi Moi (nouvelle voie, transformation, changement) devient le maître mot. Les trois chefs historiques (Truong Chinh, Pham Van Dong et Lê Duc Tho) se retirent à l’arrière-plan tandis que le comité central est largement renouvelé. L’Assemblée nationale, élue le 18 avril 1987, désigne le 19 juin un nouveau Conseil d’État (à la tête duquel Vo Chi Cong succède à Truong Chinh) et un nouveau gouvernement dont Pham Hung assume la présidence en remplacement de Pham Van Dong. Sous l’impulsion du nouveau secrétaire général, la politique annoncée a commencé à se développer: démocratisation des institutions, amnistie de onze mille personnes en 1988 qui a presque vidé les camps de rééducation, liberté plus grande de la presse et des milieux intellectuels (artistes, écrivains) et, surtout, des entreprises familiales. Un Code des investissements étrangers est promulgué en janvier 1988. Malgré l’allégement des contrôles bureaucratiques, les pénuries restent graves, le chômage persiste et l’inflation demeure dramatique. Le parti tente encore de résister à la nette remontée de «forces capitalistes», et le successeur de Pham Hung (décédé en mars 1988), Do Muoi, semble n’avancer qu’avec prudence dans la libéralisation économique. Cependant, l’inflation va, peu à peu, être maîtrisée, grâce, notamment, à une libéralisation du marché des changes.

Le Vietnam, ayant compris qu’il ne pouvait se réintroduire dans le système économique mondial qu’à condition de se retirer du Cambodge, a avancé lentement dans cette voie. La détente intervenue entre Moscou et Pékin relativisait pour lui le soutien soviétique. Dès 1988, Hanoi retirait ses troupes du Laos et annonçait que le Cambodge serait évacué en septembre 1989 si un accord intervenait rapidement entre les factions khmères. En avril 1989, il décidait de retirer unilatéralement ses forces du Cambodge, même en l’absence d’un règlement politique entre le G.C.K.D. de Sihanouk et le gouvernement de Phnom Penh.

Un règlement politique d’ensemble s’étant avéré impossible lors d’une conférence internationale à Paris en août 1989, le retrait des forces vietnamiennes du Cambodge s’est achevé le 26 septembre 1989.

Désengagé du Cambodge, ce qui améliorait immédiatement ses relations avec l’A.N.S.E.A., le Japon et l’Europe, le Vietnam s’est consacré surtout à son développement économique. Les États-Unis, néanmoins, le maintenaient sous un embargo qui bloquait toute aide financière internationale et les grands investissements sans lesquels le Vietnam ne pouvait espérer moderniser son économie.

L’effondrement du communisme en Europe avait aussi un effet profond, mais, tout comme Pékin, Hanoi s’est refusé à toute remise en cause du socialisme et de ses structures politiques, a rejeté tout multipartisme et a confirmé le rôle dirigeant du Parti communiste, qui a conservé son nom. Le parti entendait bien, avec Nguyen Van Linh, poursuivre la rénovation, la démocratisation du système, les réformes économiques et l’ouverture à l’extérieur, mais sans partis d’opposition.

La sécurité extérieure était moins menacée. Le régime de Phnom Penh tenait, depuis octobre 1989, contre tous les assauts de la coalition Sihanouk/Pol Pot. Le bastion cambodgien se consolidait. Grâce à la liberté rendue à la production et au commerce privés, nombre de pénuries, notamment alimentaires, étaient surmontées en 1989-1990. Plus d’un million de tonnes de riz purent même être exportées, et le Vietnam reprenait ainsi rang parmi les grands exportateurs. Mais l’U.R.S.S. mettait fin à l’aide économique et financière privilégiée dont elle avait fait depuis trente ans bénéficier le Vietnam. Tandis que ses achats allaient se raréfier, ses livraisons seraient désormais payables en devises convertibles et aux prix du marché mondial. La fin, annoncée pour 1991, de cette aide soviétique risquait de mettre le Vietnam dans une situation critique. Elle l’amenait à se rapprocher de la Chine: dès septembre 1990, Nguyen Van Linh et Do Muoi rencontraient, à Chengdu, leurs homologues chinois Jiang Zemin et Li Peng. Le Vietnam avait certes compris que de Pékin dépendait la fin de son isolement, mais tout l’incitait désormais à rechercher une détente avec l’Occident et surtout à s’orienter vers une adhésion à l’A.N.S.E.A., que la visite à Hanoi, le 19 novembre 1990, du président indonésien Suharto permit d’évoquer. Par ailleurs, pour la première fois, un ministre de la R.S.V., Nguyen Co Thach, était reçu à Washington (6 août 1990).

Bien qu’aucune aide occidentale n’en ait pris le relais, la fin de l’aide soviétique en 1991 n’a pas entraîné l’effondrement annoncé de l’économie vietnamienne. En effet, en intensifiant sa production pétrolière et agricole (riz surtout), le Vietnam a pu augmenter ses exportations payables en devises, satisfaire ses principaux besoins et s’affranchir de l’orbite économique russe. Singapour, le Japon et Hong Kong sont devenus ses principaux partenaires commerciaux, et la contrebande (avec la Chine et la Thaïlande surtout) a contribué aussi à approvisionner ses marchés.

Le VIIe congrès du parti (juin-juill. 1991), dont la préparation avait été ardue, confirma pour l’essentiel la ligne réformatrice, mais aussi l’échec des «conservateurs» (dont le leader, Lê Duc Tho, était mort en octobre 1990). Au secrétariat général du parti, Nguyen Van Linh, fatigué, était remplacé par Do Muoi, lequel cédait sa place de Premier ministre à Vo Van Kiet, un réformateur sudiste (9 août 1991). Après la chute de Gorbatchev à Moscou et la signature de l’accord sur le Cambodge (23 oct.), Do Muoi et Vo Van Kiet vont à Pékin (5-9 nov. 1991) attester qu’Hanoi a quitté le sillage soviétique. Nguyen Co Thach, qui dirigeait la diplomatie vietnamienne depuis douze ans et qui était considéré comme un obstacle à la normalisation des relations avec la Chine, s’efface. Un compromis a finalement été trouvé sur le Cambodge, déclaré neutre, et où des élections libres, organisées par l’O.N.U., vont aboutir en 1993 à la restauration d’une monarchie constitutionnelle, mais avec un partage du pouvoir politique entre les sihanoukistes et les ex-communistes d’Hun Sen.

Avec Do Muoi et Vo Van Kiet, la rénovation (Doi Moi ) se poursuit. Une nouvelle Constitution est adoptée par l’Assemblée nationale le 15 avril 1992. Elle reconnaît notamment aux citoyens le droit de créer des entreprises privées dans le cadre d’une économie «multisectorielle à orientation socialiste», tenant compte du marché. Elle définit aussi mieux les rôles respectifs du parti, de l’Assemblée nationale et des organes de l’administration (d’État ou locale). À la tête de la République, le Conseil d’État (présidence collective) est remplacé par un président. Le 23 septembre, la nouvelle Assemblée nationale, élue le 19 juillet 1992, a porté, pour cinq ans, le général Lê Duc Anh (numéro 2 du parti) à la présidence de la République. Elle a confirmé Vo Van Kiet dans ses fonctions de Premier ministre.

Adaptant encore davantage son «système» à l’économie de marché, le Vietnam a entamé une privatisation massive de son secteur public ou coopératif. L’État et les collectivités locales ont abandonné le contrôle de milliers d’entreprises, mais autorisé aussi les ministères civils, le parti ou l’armée à créer des sociétés industrielles et commerciales. Une nouvelle génération de technocrates et de managers prend peu à peu la relève des apparatchiks. Dans l’agriculture, les coopératives ont en grande majorité disparu, chaque famille ayant repris la jouissance de ses terres dont la propriété reste toutefois à l’État. Grâce à l’initiative privée ou semi-privée et à ses multiples formes, le développement de la production et des échanges s’est accéléré. La production de paddy et équivalents a dépassé 25 millions de tonnes et celle de pétrole brut 7 millions. En dépit d’une pénurie d’énergie (notamment d’électricité) et de l’insuffisance manifeste des infrastructures (routes, voies ferrées, aéroports, ports, télécommunications, etc.), la croissance annuelle, qui a atteint 8 p. 100 en 1992, s’est maintenue à ce chiffre en 1993 et en 1994.

Le gouvernement a réussi à maîtriser l’inflation, tombée à environ 15 p. 100 en 1993 (contre 60 p. 100 en 1992), et le dong s’est stabilisé à un taux voisin de 11 000 pour un dollar. Mais le système fiscal demeure primitif, le déficit budgétaire reste très important, les services publics sont en pleine crise, et l’État n’assure plus qu’avec peine les services essentiels de l’éducation et de la santé. Les salaires, très bas, attirent certes les investissements étrangers, surtout dans le tourisme, qui a pris un grand essor (le nombre de touristes est passé de 100 000 en 1990 à près de 900 000 en 1994), mais la spéculation immobilière, l’urbanisation sauvage et la déforestation rapide, dues à l’autonomie des municipalités et à la corruption, commencent à faire problème. Le triomphe de l’économie de marché s’accompagne d’une aggravation rapide des inégalités sociales et suscite des interrogations sur la signification du socialisme au Vietnam. Plus libéral sur le plan économique, le régime tolère mal des «déviations» idéologiques et surveille étroitement tout ce qui pourrait ressembler à une contestation, même larvée, de sa politique. D’où des tensions, notamment avec des milieux bouddhistes.

Cette croissance économique a été obtenue malgré la persistance d’une menace chinoise et de l’embargo américain. Avec la Chine, la normalisation des relations a été obtenue, et les échanges économiques se sont largement développés, surtout avec la zone de forte croissance de Hong Kong/Guangdong. Mais un sérieux contentieux frontalier subsiste avec Pékin à propos des archipels de la mer de Chine méridionale (Paracels et Spratleys) et de l’exploration pétrolière dans leurs eaux. Le Vietnam a réaffirmé sa position. Pékin a assuré ne pas chercher à résoudre le problème par la force.

En 1995, le Vietnam reste un grand pôle d’attraction de la région. Son marché de soixante-douze millions d’habitants (qui s’accroît de 1,2 million par an) attire, malgré sa pauvreté actuelle, commerçants et investisseurs du monde entier tant son potentiel d’expansion est jugé important.

En levant, le 3 février 1994, l’embargo que Washington maintenait depuis 1975 contre le Vietnam, le président Clinton a permis aux entreprises américaines de venir se placer à leur tour sur ce marché où elles avaient été devancées largement par Taiwan, Hong Kong, Singapour, la Corée du Sud, la France, le Japon, l’Australie. C’est dans le Sud, où Saigon devenu Hô Chi Minh-Ville reste la plus grande ville du pays, que s’investissent particulièrement les capitaux extérieurs, en majorité chinois. De ce fait, la place du Sud dans l’ensemble national, la façon dont ses intérêts, ses revendications, son style de vie même peuvent être pris en compte figurent au premier plan des problèmes actuels du Vietnam.

Menacé de retomber, sur le plan économique, sous le contrôle des Chinois, le Vietnam tente de s’insérer, politiquement, dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Il a signé, le 22 juillet 1992, le traité de Bali d’amitié et de coopération, fondement de l’A.N.S.E.A. où il a acquis alors le statut d’observateur, et dont il est devenu membre à part entière en juillet 1995. Il pratique déjà avec elle une concertation fréquente.

L’évolution récente montre que le Vietnam retrouve en Asie ses partenaires économiques et même sociaux traditionnels, ceux avec qui il «échangeait» avant la conquête française: Canton, Hong Kong, Singapour, Java, tous riverains de cette Méditerranée qu’est la mer de Chine méridionale.

Ainsi, le destin du Vietnam continue de s’inscrire dans un cadre conflictuel. Après sa longue lutte contre le régime colonial, qui a profondément affecté les formes de son développement politique, le peuple vietnamien a dû pendant trente ans livrer une «guerre de libération nationale» dont il est sorti certes victorieux mais très affaibli par les pertes humaines et les destructions subies. Les séquelles de cette guerre se feront sentir pendant une longue période encore. Dans toutes ces épreuves, comme tout au long de son histoire, il a fait preuve d’une extraordinaire vitalité, mais il fait face aujourd’hui à une crise où les impératifs de la modernisation et du développement lui imposent, comme à la fin du XIXe siècle, un choix difficile entre des idéologies et des systèmes de valeurs. Saura-t-il, après avoir échappé au monde chinois et retrouvé son appartenance à l’Asie du Sud-Est, se faire enfin dans cette région une place digne de lui, rattraper le retard que des épreuves sans nom lui ont fait prendre, et vivre en harmonie avec la communauté internationale tout entière?

Viêt-nam, Viêtnam ou Viêt Nam
(république socialiste du) état de l'Asie du S.-E., qui s'étire le long de la mer de Chine méridionale. V. dossier et carte, p. 1516.

Encyclopédie Universelle. 2012.