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PHILIPPINES
PHILIPPINES

Les Philippines sont situées dans l’océan Pacifique à une latitude de 210 25 et 40 23 nord. Le pays a une superficie de 300 000 kilomètres carrés. Ses 7 100 îles ou îlots constituent un archipel montagneux et volcanique au climat chaud et humide dont la population était estimée en 1993 à 64,954 millions d’habitants. La capitale actuelle est Manille (1 876 200 habitants au recensement de 1990) tandis que l’ancienne capitale, Quezón City, a une population de 1 587 100 habitants. En 1980, le pays comptait une majorité de 84,1 p. 100 de catholiques romains.

En 1521, Magellan découvrait les Philippines; l’archipel fut conquis par les Espagnols qui s’y maintinrent trois siècles durant en dépit des efforts réitérés des Portugais puis des Hollandais pour les en chasser, ainsi que de plusieurs tentatives d’insurrection locales. Ce n’est qu’en 1898 que les Espagnols, battus par les Américains, durent leur céder la place. Ces derniers occupèrent les Philippines jusqu’au débarquement des Japonais en 1941. Après la libération des Philippines de l’occupation japonaise par les troupes américaines en 1944-1945, des élections générales eurent lieu en avril 1946, et, le 14 juillet 1946, la république des Philippines fut officiellement proclamée.

De formes et de modes d’expression variés, depuis le verbe instinctif, spontané, jusqu’aux poèmes raffinés où l’intelligence se manifeste avec insistance et subtilité dans toute sa complexité, la littérature des Philippines retrace l’expérience d’un peuple. Elle traduit les changements que les Philippins ont provoqués dans leur pays, par l’interaction de l’apport indigène et de l’apport étranger, en vue de la croissance culturelle, du progrès national et du bien-être de tous. Ainsi, l’écrivain philippin témoigne de sa propre progression comme individu et comme artiste, et de son engagement envers son art et son pays.

1. Un archipel montagneux et volcanique

La nature est marquée par la violence. Les Philippines sont un archipel montagneux et volcanique, situé au sud-est du continent asiatique, allongé du nord au sud sur 2 000 kilomètres. L’émiettement est très marqué: on compte plus de sept mille îles, aux formes contournées et bizarres; le développement des côtes atteint 23 000 kilomètres, soit presque celui des côtes des États-Unis. Huit cent quatre-vingts de ces îles sont habitées; les deux plus grandes sont Luçon (105 000 km2) et Mindanao (95 000 km2); entre elles les Visayas comprennent, en grand désordre, huit îles principales: Samar (13 000 km2), Negros (12 700 km2), Panay, Mindoro, Leyte, Cebu, Masbate et Bohol; au sud-ouest, Palawan (116 200 km2), longue échine nord-est - sud-ouest, et les Sulu raccordent l’archipel à Bornéo. Aucun point n’est à plus de 120 kilomètres de la mer.

Archipel montagneux dominant, à l’est, de profondes fosses marines (plus de 10 000 m), les Philippines possèdent une dizaine de sommets dépassant 2 000 mètres: le point culminant, le volcan Apo, atteint 2 954 mètres. Les plaines sont rares et étroites; les principales sont, dans Luçon, la plaine Centrale (ou plaine de Manille), la plaine de Bicol, la vallée de Cagayan; à Mindanao, les vallées de Cotobato et de l’Agusan, les plaines de Negros occidental et du sud-est de Panay. L’archipel compte une douzaine de volcans actifs dont le plus célèbre est le très beau cône du Mayon (2 421 m) dans Luçon, et le plus redoutable, dans la même île, au milieu d’un lac, le Taal, qui connut, entre autres, deux éruptions meurtrières en 1911 et en 1965. Le relief qui porte les volcans quaternaires est complexe. Les directions nord-sud, qui se rattachent aux lignes directrices de Formose, prédominent dans Luçon et expliquent l’ordonnancement en lignes parallèles du nord de l’île: sierra de Zambalès; golfe de Lingayen, plaine et baie de Manille; cordillera Central; vallée du Cagayan; sierra Madre. Dans le sud de Luçon et dans les Visayas orientales (Samar, Leyte) domine une direction nord-ouest - sud-est. Dans les Visayas occidentales et à Mindanao, le relief est orienté selon une direction nord-est - sud-ouest qui se marque plus nettement encore dans les Sulu et dans la longue île de Palawan, annonçant les monts Kapuas de Bornéo.

Ce relief compliqué résulte d’une orogenèse très récente et notamment de failles. La principale est la grande faille méridienne de Luçon dite des Philippines. Des coraux pliocènes ont été portés à 1 900 mètres d’altitude dans Luçon. Le matériel affecté comprend quelques éléments relativement anciens et consolidés du «pseudo-socle» de la Sonde, en particulier des granites secondaires et surtout des terrains tertiaires de «guirlande», fortement plissés mais généralement tendres, de sorte que les plissements ne jouent qu’un rôle secondaire dans la morphologie (cf. ASIE - Géographie physique).

Un tel relief, situé au-dessus des fosses pacifiques, est mal consolidé, et les tremblements de terre sont nombreux.

Le climat tropical, dans ce pays morcelé, présente aussi quelque originalité. L’amplitude thermique, à la différence de celle du continent asiatique, est pratiquement nulle. Les pluies sont très abondantes, notamment sur les versants montagneux: Baguio, sur la sierra de Zambalès, reçoit 4 650 millimètres de pluie par an; il tombe parfois plus de 1 100 millimètres en vingt-quatre heures; en revanche, certaines dépressions intérieures sont assez sèches: la vallée du Cagayan ne reçoit en moyenne que 1 600 millimètres de pluie, et la station de Dadiangas, au sud de Mindanao, en reçoit moins de 1 100. En outre, les régimes pluviaux sont variés: dans les régions occidentales, et notamment dans la plus grande partie de Luçon, domine un climat tropical, à pluies d’été apportées par la mousson de sud-ouest. Mais les régions orientales ont un climat constamment pluvieux: les précipitations d’été dues à la mousson sont même quantitativement inférieures aux pluies d’hiver qui tombent de novembre à mars et sont apportées par un alizé. Ce dernier, en provenance de l’anticyclone d’Hawaii, était sec, mais devient instable dans ses couches basses, en traversant le Pacifique; il donne ainsi de grandes pluies d’ascendance sur les reliefs qui lui sont perpendiculaires. Cebu ne connaît qu’une saison sèche très courte, de janvier à mars. L’intérieur de Mindanao a un climat équatorial atténué, les pluies y sont peu abondantes sans qu’il y ait de saison sèche. Enfin, l’archipel est particulièrement soumis aux typhons de juillet à novembre (60 typhons de 1903 à 1918, dont 14 avec un creux inférieur à 960 mb). Les averses d’été et les énormes pluies des cyclones tropicaux expliquent la violence extrême du climat et provoquent, en terrains tendres, une érosion intense, d’autant que les hommes ont, pour une très grande part, fait disparaître la forêt dense sempervirente que remplacent, sur 40 p. 100 de la superficie, des savanes à Imperata cylindrica , ou cogonales .

2. La population

La population des Philippines est presque entièrement malaise, c’est-à-dire qu’elle parle des langues malayo-polynésiennes proches des langues usitées en Indonésie et en Malaisie. Subsistent, cependant, dans la sierra Madre et dans la sierra de Zambalés quelque 50 000 Négritos, probablement autochtones, les Aeta . Les langues malaises sont diverses: on en compte quatre-vingts, et aucune n’est employée par plus d’un quart de la population. Le tagalog, une des langues officielles (les deux autres étant l’anglais et l’espagnol), n’est parlé que dans la région de Manille. 90 p. 100 de la population, toutefois, parle une des huit langues suivantes: cebuano (environ 10 millions de personnes dans Cebu, Leyte, le nord et l’est de Mindanao); tagalog (8 millions); hiligayen (4 millions dans Panay, Negros, le sud de Mindanao); waray-waray (2 millions dans Samar et Leyte); bikolano (3 millions dans la péninsule méridionale de Luçon et dans le nord de Masbaté); ilokano (5 millions dans le nord-ouest de Luçon et la vallée de Cagayan); pampanga et pangasinan (plus de 1 million dans les provinces du même nom de Luçon). Les frontières linguistiques sont imprécises. Manille et le centre de Mindanao (Cotabato) sont, par suite des migrations internes, des zones de mélanges linguistiques considérables: ainsi, dans la région de Cotabato, ont immigré des Ilokano, des Pampagan, des Cebuano.

Ces populations se trouvent à des stades d’évolution très différents. Comme dans le reste du monde malais, ce sont les Protomalais, restés primitifs, et les Deutéromalais, ou Parwan, qui diffèrent le plus; les seconds, sans doute les derniers arrivés, ont subi de fortes influences civilisatrices. Mais, contrairement au reste de ce monde malais, ces influences ne sont pas celles de l’Inde classique, ni de l’islam. Les Philippines n’ont presque pas connu l’influence indienne, bien que certaines langues aient eu un alphabet indien; ni l’hindouisme ni le bouddhisme n’ont laissé de traces ici. L’islam ne s’est implanté que chez les Moro (près de 2 500 000) dans le sud de Mindanao et à Sulu. L’archipel n’a connu, avant l’arrivée des Espagnols (1521), ni grande civilisation, ni véritable État.

L’influence civilisatrice capitale a été celle de l’Espagne, dont la présence a duré trois siècles et demi: si la langue espagnole a presque disparu, hormis chez quelques riches familles de Manille, ce sont les Espagnols qui ont fait des Philippines un pays catholique. L’Église catholique joue un rôle prépondérant, notamment dans l’enseignement: elle possède plus de quatre cents lycées et plus de cent universités, collèges et séminaires dont la célèbre université de Santo Tomás, fondée en 1619. Grâce à son action, la quasi-totalité des individus âgés de plus de dix ans sait lire et écrire; elle est, en outre, un grand propriétaire foncier.

Enfin, l’archipel a été colonie des États-Unis de 1898 à 1946 et a subi une influence américaine importante, notamment en ce qui concerne les genres de vie urbains; 40 p. 100 de la population environ parle l’anglais, qui est, en fait, langue d’échange. Les Parwan, de beaucoup les plus nombreux (Cebuano, Tagalog, Ilokano), sont catholiques, quelque peu hispanisés et américanisés et, en outre, très souvent métissés de Chinois. Les commerçants chinois, qui étaient arrivés dans l’archipel avant les Espagnols, sont officiellement 200 000, mais un nombre beaucoup plus grand de Philippins a du sang chinois.

En revanche, les Protomalais sont restés animistes. La plupart d’entre eux ne vivent que de caiñgin , c’est-à-dire de cultures sur brûlis, et sont sans doute les principaux responsables de la déforestation des montagnes de l’archipel: ce sont les Nasiot, tels les Isneg-Goddang de Luçon ou les Mangyan de Mindanao. Les autres, les célèbres Igorot (Bontoc et Ifugao), bien que longtemps «chasseurs de têtes», ont aménagé dans le nord-est de Luçon les plus extraordinaires rizières en terrasses connues: larges parfois de 3 mètres à peine, séparées par des talus de 15 mètres de hauteur, elles escaladent les pentes sur plus de 1 000 mètres, les terrasses inférieures recevant l’eau des terrasses supérieures par des canalisations de bambous.

La population philippine se développe avec une extrême rapidité. Les progrès démographiques ont été fulgurants: l’archipel ne comptait pas 500 000 habitants en 1521; il en avait 7 millions en 1898, 13 millions en 1936, près de 50 millions en 1981 et près de 65 millions en 1993. La population est donc très jeune: le nombre de Philippins âgés de moins de dix-huit ans représentait, en 1960, 51,9 p. 100 de la population, dont l’âge moyen était de dix-sept ans. Une telle progression n’est pas exceptionnelle en Asie du Sud-Est. Ce qui est plus original, c’est que, jusqu’à présent, la densité ne soit encore que moyenne: 165 habitants au kilomètre carré. La population est inégalement répartie: en 1960, Luçon comptait 16 millions d’habitants (51 p. 100 du total), les Visayas 7,7 millions (25 p. 100), Mindanao 5,5 millions (moins de 20 p. 100).

L’île de Cebu et la région occidentale de Luçon (province Iloco et plaine de Manille) sont nettement surpeuplées; depuis longtemps, les Ilokano émigrent vers la vallée du Cagayan (nord-est de Luçon) et vers Mindanao, qui n’avait que 933 000 habitants en 1910, mais qui atteignit 5 900 000 en 1963, grâce à l’immigration des Iloco et des habitants des Visayas. Ce phénomène, qui fut autrefois encouragé par les Américains, est devenu spontané depuis leur départ; Mindanao est ainsi la plus grande zone pionnière de l’Asie du Sud-Est. De ce fait, le surpeuplement n’est grave que dans la plaine de Luçon, que les Tagalog ne veulent pas quitter.

En 1993, la population urbaine compte pour 43 p. 100, chiffre qui est relativement élevé en Asie du Sud-Est. L’urbanisation a été œuvre espagnole, et selon les mêmes règles qu’en Amérique espagnole: ciudades créées avec l’autorisation royale, ayant un plan type, avec au centre la plaza, l’église et l’hôtel de ville. Cebu fut créé en 1565 et Manille, sur l’admirable baie du même nom, que ferme pratiquement la presqu’île de Bataan de part et d’autre de la Pasig, en 1571. Les Philippines ont plus de trente villes dépassant 100 000 habitants, dont Manille (1 876 200 hab. au recensement de 1990). Dans les années 1980, l’agglomération de Manille (Greater Manila) dans laquelle il faut inclure la capitale officielle, Quezón City, avait plus de 4 millions d’habitants et Greater Metropolitan Manila Region, 9 millions. La population s’y compose, entre autres, d’Ilokano, de Pampangan et de Tagalog et, par rapport aux villes d’Extrême-Orient, c’est celle qui renferme le plus d’Américains et d’Espagnols. En dépit d’un développement industriel récent et de son rôle portuaire (11 millions de tonnes en 1980, le trafic international étant concentré dans South Port et le trafic domestique dans North Port), ses fonctions relèvent surtout du secteur tertiaire: grand centre bancaire (bourse de Manila et de Makati), grand centre commercial, grand centre culturel (11 universités).

Ville hypertrophiée ayant, à cet égard, montré la voie, par exemple, à Bangkok, au développement ultra-rapide, désordonné, incohérent, Manille connaît un taux très élevé de chômage et de criminalité.

3. Les ressources

L’agriculture

En 1972, l’agriculture des Philippines employait 60 p. 100 de la population active et contribuait pour 34 p. 100 au produit national. Elle présente certains caractères originaux dus au développement des «riz miracles», à l’importance du maïs comme plante alimentaire et au rôle des plantes commerciales.

Riz et maïs

Le riz couvre 3 200 000 hectares environ: 400 000 hectares sont en culture sèche (caiñgin et, surtout, champs labourés); 2 800 000 hectares en rizières, principalement dans Luçon (plaine Centrale, plaine de Bicol, vallée du Cagayan). Les types de culture étaient, jusqu’il y a peu, extensifs, l’irrigation peu développée. Le Magat Dam, sur un tributaire du Cagayan, permettait d’irriguer 20 000 hectares; ce n’est qu’après 1952 que l’irrigation par pompage prit une certaine extension. Les rendements restaient cependant faibles et irréguliers. C’est à la station d’essais de Los Baños qu’en 1960 a été créé le célèbre riz IR 8 (en réalité, IRI 284), puis ses successeurs au goût amélioré (IR 5, en particulier). C’est aux Philippines que ces variétés à haut rendement (high yield varieties ) ont connu leur plus rapide développement: 690 000 hectares, en 1967-1968; 1 000 000, en 1969-1970 dont deux tiers en IR 8 et en IR 5, soit 29 p. 100 de la superficie cultivable. Le rendement moyen sur ces superficies a été, dans les années 1980, de 3,17 t/ha, soit trois fois le rendement moyen antérieur, cela avec une utilisation réduite d’engrais. La production, qui a dépassé 7 800 000 tonnes en 1980, avait alors plus que doublé depuis 1955; elle atteint plus de 9 millions de tonnes en 1992 et couvre les besoins de la consommation intérieure.

Le maïs occupe 2 500 000 hectares, pour une production de 3 100 000 tonnes en 1980 et de 4 570 000 tonnes en 1992. Il constitue la nourriture essentielle des habitants de Cebu, Negros, Leyte (aux Visayas) et du nord de Mindanao, c’est-à-dire de plus de 25 p. 100 de la population. Les rendements sont faibles, bien que, dans certaines conditions, le même sol puisse porter quatre récoltes dans l’année. Le maïs est la céréale la plus fréquente dans le caiñgin ; un peu partout, il est une culture de jardin: on l’associe au riz sec, ou encore aux tubercules, au manioc, aux haricots; la patate douce (camote ) est la principale culture des montagnes du nord de Luçon (670 000 t en 1992), et le manioc (1 320 000 t), celle des îles méridionales.

Les buffles (carabao ), au nombre de 2 569 000 en 1992, sont les animaux de trait les plus utilisés. Le petit bétail est relativement nombreux, le catholicisme n’ayant pas d’interdit quant à la consommation, contrairement à l’islam et au bouddhisme: on compte plus de 8 millions de porcs en 1992, et le porc rôti (lechón ) est le plat classique des fiestas villageoises; on compte 2 449 000 chèvres, 1 656 000 bovins et 63 millions de poulets.

La pêche maritime a connu un développement remarquable: le tonnage pêché est passé de 385 000 tonnes en 1955 à 1 650 000 en 1980 et 2 320 000 en 1991.

Cultures commerciales

Les cultures spéculatives tiennent une grande place. En 1980, la canne à sucre couvrait 335 000 hectares dans le centre de Luçon, et à Negros en particulier. C’est à partir de 1914 que son exploitation a pris de l’importance (27 millions de t en 1992), avec la création de sucreries modernes. La production de sucre atteint 2 081 000 tonnes et bénéficie d’un régime de faveur sur le marché américain.

Les Philippines viennent en tête de la production mondiale de coprah (1 670 000 t en 1992) et des autres dérivés du cocotier (40 p. 100 de la production mondiale). Les cocotiers couvrent 1 200 000 hectares et ont fourni 8 465 000 tonnes de noix de coco en 1992; cette culture, située dans le sud-est de Luçon, fait vivre, directement ou indirectement, des millions d’hommes. La production, dont la qualité laisse à désirer, est le fait de petits exploitants, qui possèdent généralement moins de 5 hectares, encore qu’il y ait de rares plantations dans le sud-est de Mindanao. Quelques zones sont infestées par la maladie du Kadangkadang, qu’on ne sait pas encore enrayer. L’industrie du coprah et de l’huile de coco, bien qu’importante (une usine de traitement emploie 2 000 ouvriers), n’avait pas encore, en 1980, retrouvé son niveau d’avant guerre.

Les Philippines ont pratiquement le monopole mondial (96 p. 100) de l’abaca , ou chanvre de Manille (275 000 ha, 67 000 t en 1970). Ce bananier (Musa textiles ), qui fournit une matière textile destinée à la fabrication de cordages pour les bateaux, a constamment besoin d’humidité: il se cantonne donc sur les côtes orientales et dans les vallées intérieures de Mindanao. Les régions traditionnelles de culture sont la presqu’île de Bicol, Leyte et Samar, divisées en petites exploitations. Avant 1941, des immigrés japonais avaient créé des plantations dans le sud-ouest de Mindanao (région de Davao), mais, après le rapatriement des Japonais, elles ont été abandonnées et les paysans y cultivent désormais du maïs. Depuis 1970, cette culture a connu une très grande régression. L’abaca est utilisé aujourd’hui surtout pour faire de la pâte à papier. Les Philippines, pour l’ensemble de leur production bananière, occupent la troisième place dans le monde, après l’Inde et le Brésil, avec 3 545 000 tonnes en 1991.

Introduit dès le XVIe siècle par des missionnaires espagnols, le tabac est la plus ancienne des plantes commerciales cultivées aux Philippines. La production traditionnelle est celle du tabac à cigare (en feuilles), localisée principalement dans la vallée moyenne du Cagayan; culture de saison sèche sur des sols alluviaux sableux qui portent du maïs à la saison des pluies. Depuis 1950, la côte Iloco (nord-ouest de Luçon) produit en saison sèche du tabac de cigarettes, sur rizières. Le tabac couvre 80 000 hectares et a atteint une production de 5 930 tonnes en 1990. L’Espagne achète le tabac en feuilles et les États-Unis le tabac de cigarettes.

Le café, l’hévéa, la ramie, le maguey, l’ananas sont des productions mineures.

Haciendas, métayage et petite propriété

La production des plantes commerciales, comme celle des plantes alimentaires, est le fait de petits exploitants. Il y a peu de plantations; celle de Basilan s’étend sur plus de 1 200 hectares: elle comporte des cocotiers, des hévéas, de l’abaca, du café, du poivre et permet d’engraisser du gros bétail, des porcs et des poulets. La principale reste celle de la California Packing Company (Del Monte), qui, dans les années 1980, consacrait 6 000 hectares à l’ananas dans le nord de Mindanao.

Si la superficie moyenne de l’exploitation paysanne est de 4 hectares, la moitié des fermes ont moins de 2 hectares. Ces petites unités sont particulièrement nombreuses dans les régions d’ancien peuplement (côte Iloco, plaine Centrale, Cebu), produisant soit uniquement des plantes de subsistance, soit à la fois des plantes de subsistance et des plantes commerciales. On utilise peu de bétail, et on travaille souvent encore la terre à la houe.

Beaucoup de petits exploitants sont des métayers (kasamas ) qui relèvent en général d’une grande propriété, l’hacienda , divisée en petites exploitations louées. Les chiffres des années 1980 donnaient 1 132 000 propriétaires exploitants, possédant 4 906 000 hectares (soit 4,34 ha, en moyenne), et 800 000 métayers exploitant 1 900 000 hectares (ce qui correspond, en gros, à la superficie des haciendas). Ainsi 40 p. 100 des paysans n’étaient pas propriétaires. Le régime de l’hacienda domine notamment dans les rizières du centre de Luçon, les cultures de canne des Visayas, les cultures d’abaca et de cocotiers. Dans la plaine de Luçon, cœur du pays, 0,70 p. 100 des propriétaires possèdent 80 p. 100 de la terre, et 90 p. 100 des paysans sont métayers dans la province de Pampangan. Dans ces régions très peuplées, le grand propriétaire laisse souvent ses terres en friche, de sorte que 40 p. 100 des terres cultivables ne sont pas cultivées. Le taux du métayage est, en principe, de 30 p. 100 depuis 1946; en réalité, compte tenu des dettes contractées auprès des caciques (descendants des chefs traditionnels, confirmés dans leur richesse par les Espagnols), il s’élève à environ 70 p. 100. Le métayage n’a cessé de progresser depuis le début du siècle: en 1903, 18 p. 100 seulement des paysans étaient métayers; en 1948, 37 p. 100, et, en 1980, 40 p. 100, sinon plus.

Les haciendas ont une origine complexe. Un certain nombre d’entre elles sont de vastes domaines religieux de l’époque espagnole. D’autres résultent de l’introduction par les Espagnols de la notion de propriété, au sens romain du terme, ce qui a transformé en grands propriétaires des chefs de tribus ou des «nobles» qui, dans les sociétés préhispaniques, n’avaient que la «propriété éminente» des terres. Mais nombre d’entre elles résultent aussi de l’accaparement classique des terres par les fonctionnaires et, sous le régime américain, par les commerçants urbains à la recherche d’un placement.

La grande masse des métayers est misérable; beaucoup de petits propriétaires, endettés, le sont aussi, en particulier parmi les colons à Mindanao. On estime qu’une famille paysanne sur sept ne peut subvenir à ses dépenses, pourtant modestes. De là, l’existence d’un grave malaise paysan qu’a traduit la révolte des Huk (dénomination courante des Hukbulahap, ou «Armée populaire antijaponaise»), dans le centre de Luçon (1942-1954). L’abolition du métayage a été entreprise par le président Macapagal. L’Agricultural Land Reform Code (6 août 1963) prévoit la division des grands domaines et fixe un maximum à l’étendue des propriétés, ce maximum étant progressivement abaissé: il est en 1980 de 7 hectares pour les rizières. Réforme agraire habile mais timide, qui se heurte cependant à une farouche résistance de la part des «caciques».

Les débuts de l’industrie

Les Philippines possèdent des richesses minières certaines. L’archipel est le douzième producteur mondial d’or, avec 24 938 kilogrammes en 1991 (mines situées dans la région de Baguio à Luçon); il est dans les cinq premiers producteurs de chrome (234 621 t de chromite en 1990, surtout dans la province de Zambalès); c’est un important producteur de manganèse, de cuivre (182 139 t, dans le nord de Luçon et le centre de Cebu) et de fer (1 125 000 t en 1970, au sud-est de Luçon et à Samar); le fer est exporté surtout vers le Japon, le cuivre vers le Japon et les États-Unis. L’extraction du nickel est en progrès depuis 1975: en 1990, la production de minerai a atteint 608 115 t.

La production d’électricité s’élève à 22 484 millions de kilowattheures pour 1991, bien que les ressources en hydro-électricité ne soient que faiblement exploitées. Les ouvrages importants sont sur l’Angat (province de Balacan), le Mari kiva et l’Agno, à Luçon; ils alimentent Manille et le centre minier de Baguio; dans Mindanao, une centrale a été aménagée en 1953 aux chutes de Maria Cristina, au débouché du lac Lanao, qui alimente une petite aciérie, deux usines d’engrais, une cimenterie, une minoterie, etc.

Les industries de transformation, industries légères, ne datent que de 1945, et sont concentrées à Manille. L’industrie ne représente qu’une faible part du produit national, mais les efforts vont dans le sens d’un développement d’industries métallurgiques et chimiques (pâte à papier, engrais, textiles artificiels), ainsi que d’une amélioration des moyens de transports. En 1991, ceux-ci comprennent 160 633 kilomètres de routes, qui forment un bon réseau dans Luçon, 1 059 kilomètres de voies ferrées dont 960 kilomètres dans Luçon (Manila Railroad Co.) et 117 kilomètres dans Panay. Les liaisons sont, en grande partie, assurées par une importante flotte de cabotage (près de 14 millions de tonneaux de port en lourd) et par les Philippines Airlines.

Un développement industriel rapide est indispensable pour faire face à l’essor démographique, car le secteur tertiaire est déjà pléthorique. Mais ce développement est, pour le moment, insuffisant, et on comptait, en 1991, un taux d’activité de 40,2 p. 100 sur 25 246 000 actifs. Parmi les chômeurs figure un grand nombre de diplômés; les Philippines sont, sans doute, le pays d’Asie du Sud-Est où le niveau général d’instruction est le plus élevé; mais c’est aussi, problème particulièrement grave, celui où le sous-emploi des diplômés est le plus marqué, en dépit d’une «émigration des cerveaux» vers les États-Unis. Le manque d’emplois s’est traduit, par ailleurs, jusqu’à la guerre du Golfe, par une émigration de manœuvres vers le Moyen-Orient.

Dans ces conditions, il est indispensable de réduire la progression démographique: la mortalité étant devenue très faible (7 p. 1 000 en 1993), un effort a été fait pour abaisser la natalité (30 p. 1 000).

4. Histoire de la colonie espagnole (1565-1898)

Certains historiens ont abusivement rattaché les Philippines aux royaumes hindouisés de Çr 稜vijaya et de Modjopahit. Aucune découverte archéologique ou épigraphique ne permet d’affirmer que ces liens ont existé. Pourtant l’archipel n’est pas resté tout à fait isolé, et, dès les XIe et XIIe siècles, des bateaux de marchands musulmans et japonais abordèrent les côtes de Luçon. Celle-ci est citée et sommairement décrite pour la première fois au XIIIe siècle par le géographe chinois Zhao Rugua.

À la recherche d’une nouvelle route vers les Moluques et les Indes orientales, Magellan découvrit le passage au sud de l’Amérique. Après quatre mois de navigation dans le Pacifique, il atteignit l’île de Samar en mars 1521. Il s’établit dans l’île de Cebu où il convertit au catholicisme le chef local et plusieurs centaines d’indigènes, mais il périt quelque temps plus tard au cours d’une expédition. Magellan avait «découvert» les Philippines et en avait pris possession pour le compte de l’Espagne.

Après plusieurs années de répit, de nouvelles expéditions furent envoyées par l’Espagne vers les Philippines. Villalobos, venant du Mexique en 1542, atteignit la côte orientale de Mindanao et baptisa l’archipel du nom du futur Philippe II. En 1564, Legazpí, ayant à son bord plusieurs moines augustins du Mexique, débarqua à Cebu, puis à Iloilo sur la côte de l’île de Panay. Luçon fut totalement occupée en 1571, année où fut fondée Manille. La conquête militaire, aisée – les chefs locaux peu unis n’offrirent qu’une faible résistance aux soldats espagnols –, fut immédiatement suivie d’une conquête spirituelle. Aux augustins, débarqués avec Legazpí, se joignirent des franciscains, des jésuites et des dominicains. Ceux-ci fondèrent la première université à Manille en 1619.

On connaît l’organisation sociale du pays et les coutumes de ses habitants à l’époque de l’arrivée des Espagnols grâce aux nombreuses relations laissées par les premiers missionnaires. Les habitants de l’archipel étaient surtout des agriculteurs vivant en petits groupes de plusieurs familles sous l’autorité d’un chef. À Luçon, le groupe portait le nom de Barangay. La société se divisait en général en trois catégories: les chefs, les hommes libres et les dépendants. Les peuples de Luçon et des Visayas possédaient une écriture, introduite probablement par les Bugi de Célèbes.

Au sommet de leur panthéon siégeait Bathala, le dieu créateur de l’homme et de la terre, et un grand nombre de divinités inférieures (Anitos). Dès le milieu du XVe siècle, des missionnaires musulmans, d’origine malaise, s’installèrent dans l’archipel de Sulu. L’islam se propagea rapidement à Mindanao; il était implanté en quelques points de Luçon lorsque les Espagnols y débarquèrent et imposèrent le catholicisme.

L’administration

Le roi d’Espagne nomma à la tête de la hiérarchie un gouverneur général, assisté d’un conseil, la Real Audiencia . Deux types de provinces furent organisées: les alcaldías mayores , dirigées par un fonctionnaire civil (alcalde mayor ), et, dans les régions moins bien pacifiées, les corregimientos sous la juridiction d’un corregidor militaire. À l’échelon le plus bas, des fonctionnaires locaux, nommés par l’administration, servaient d’intermédiaires entre les deux communautés (gobernadorcillos , cabezas de Barangay).

Les terres appartenaient de droit au roi qui les redistribuait (encomiendas ) à des particuliers ou aux ordres religieux. L’Église acquit de la sorte des propriétés immenses. Un système d’impôts, que les fonctionnaires locaux devaient collecter, fut instauré ainsi que des corvées. Le gouverneur général dépendait du vice-roi du Mexique. Aussi, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Philippines connurent-elles un statut administratif particulier, celui de colonie d’une colonie.

Dès les premières années de l’occupation de l’archipel par les Espagnols, leurs rivaux portugais installés aux Moluques tentèrent sans succès de leur faire abandonner leurs positions. Des flottes portugaises bloquèrent à plusieurs reprises les ports de Cebu et de Manille. Les Chinois, qui commerçaient depuis longtemps avec les habitants des Philippines, menacèrent plusieurs fois la colonie. Le pirate Li Mahong essaya, en 1574, de s’emparer de Manille, mais il fut repoussé par Legazpí. Au XVIIe siècle, les Hollandais, qui avaient remplacé les Portugais aux Moluques, furent souvent des voisins dangereux.

Le maintien de la souveraineté espagnole reposait sur deux forces qui furent souvent antagonistes: l’administration civile, qui contrôlait les forces armées, et le clergé. Celui-ci vivait en contact plus étroit avec la population. Les moines apprirent les langues locales et se considérèrent souvent comme les protecteurs de la population contre l’administration. L’archipel fut rapidement christianisé à l’exception de Mindanao. Les Espagnols durent faire face au cours de ces trois siècles à de nombreux soulèvements locaux. Les Moro musulmans de Mindanao ne furent jamais complètement soumis. La communauté chinoise de Manille, composée surtout d’artisans, se révolta à plusieurs reprises (1603, 1636, 1762) pour des raisons mal connues. À chaque reprise, la répression s’accompagna d’un massacre.

Le galion de Manille et l’économie

Les Philippines produisaient peu d’épices. Les Espagnols, déçus, négligèrent la mise en valeur du pays pour se consacrer au commerce. Depuis plusieurs siècles, des bateaux chinois abordaient régulièrement les côtes de Luçon et de Panay avec des cargaisons de soieries, de cotonnades et de bijoux. L’administration espagnole organisa le commerce et fit de Manille le centre de distribution des produits chinois vers le Mexique et l’Europe. Les galions transportaient ces produits à Acapulco, où ils étaient vendus sur le marché mexicain avec un bénéfice considérable. Le produit de la vente servait à financer le retour. Le système du galion,qui était florissant dans les premières années, fut combattu par les fabricants de soieries andalous. Une ordonnance de Philippe II limita le nombre de bateaux à deux par an, ainsi que la valeur de la cargaison.

Vers la fin du XVIIIe siècle, les progrès industriels en Europe et la production des cotonnades anglaises mirent un frein à la demande en produits chinois. La création de la Compagnie des Philippines (1784) ne réussit pas à empêcher le déclin de la vie commerciale de l’archipel. Un décret de Ferdinand VII, en 1813, supprima le commerce par galion. Le système avait eu l’inconvénient de détourner les Espagnols de l’exploitation du pays.

La fin du système du galion entraîna l’élargissement des relations commerciales à de nombreux pays. En 1837, Manille fut déclaré «port franc», et beaucoup de maisons de commerce européennes et américaines y installèrent des bureaux. À la même époque fut entreprise, sous la direction de gouverneurs énergiques, la mise en valeur systématique du pays. Dès la fin du XVIIIe siècle, le gouverneur Basco y Vargas (1778-1787) avait tenté de promouvoir le développement économique du pays: exploitation des mines d’or, de cuivre et d’étain. La création de la Société des amis du pays avait pour but de développer les cultures industrielles: coton, indigo, soie.

L’éveil du nationalisme

Avec l’ouverture du pays au commerce étranger et la mise en valeur de ses richesses naturelles se forma une nouvelle classe, une bourgeoisie locale, que l’on nomma Ilustrada , où les métis étaient nombreux. La réforme de l’instruction (1863) et l’ouverture des universités aux Philippins permirent à cette bourgeoisie d’accéder aux études supérieures et d’aspirer à jouer un rôle politique plus conforme à son importance économique. Mais elle restait méprisée par les peninsulares (Espagnols nés dans la métropole), qui l’écartaient des affaires. De même, au sein du clergé et dans l’administration, les discriminations et les humiliations dont étaient l’objet les métis et les indios (autochtones) attisaient les frustrations. En 1864, un prêtre, le père Burgos, dans un «manifeste au noble peuple espagnol», faisait appel à celui-ci pour qu’il soit procédé, avant qu’il soit trop tard, à de profondes réformes aux Philippines.

La révolution espagnole de septembre 1868 entraîna aux Philippines une rupture avec l’autoritarisme précédent. Les nouvelles autorités accordèrent des libertés, abolirent le travail forcé et la censure de la presse, entamèrent un dialogue avec les ilustrados , s’attirèrent, ce faisant, l’hostilité des conservateurs civils et religieux. La réaction suivit immédiatement la restauration de la monarchie à Madrid (1871), et tout ce que la République avait accompli se trouva pratiquement supprimé. Une mutinerie étant survenue à Cavite en janvier 1872, la répression s’abattit sur les «libéraux». Le père Burgos et deux autres prêtres (P. P. Gomez et Zamora) furent ainsi exécutés en février 1872 à Manille. Nombre d’autres accusés furent déportés. L’aristocratie et les ordres religieux espagnols redevinrent les maîtres absolus du pays.

Estimant l’ordre traditionnel rétabli, l’Espagne procéda à plusieurs réformes importantes: abolition de certains monopoles (comme celui du tabac en 1881), réformes fiscales et administratives, réduction des corvées (1882), extension des codes métropolitains, etc. Mais l’essence du régime ne changeait pas, et ces réformes étaient jugées par les milieux éclairés comme de simples palliatifs.

José Rizal (1861-1896)

Le courant libéral s’était renforcé du fait de l’évolution des idées, des progrès de l’instruction et aussi du développement du commerce avec l’Europe qu’avait activé l’ouverture du canal de Suez. Il trouva bientôt son expression dans le Movimiento de propaganda qui visait à obtenir une véritable assimilation à l’Espagne par la transformation des Philippines en province espagnole, avec représentation directe aux Cortès de Madrid, l’égalité des Philippins et des Espagnols devant la loi, la proclamation des libertés démocratiques, une réforme judiciaire et la limitation draconienne de l’activité des moines. Ce mouvement, contraint par la censure et la surveillance policière d’agir avec prudence, eut pour animateur principal, à partir de 1882, Marcelo H. del Pilar, brillant écrivain et anticlérical militant.

En fait, la sévérité des conditions prévalant aux Philippines obligea le mouvement à opérer surtout à l’étranger (Hong Kong, Singapour) et en Espagne, dont il s’agissait de gagner l’opinion publique, ou au moins les milieux influents. Une association hispano-philippine (où les francs-maçons étaient dominants) se créa à Madrid en 1888 en vue d’obtenir une libéralisation du régime colonial aux Philippines. Les adeptes du Mouvement de propagande en étaient proches, publiant un bimensuel, La Solidaridad , que dirigèrent successivement G. Lopez-Jaena et M. H. del Pilar. Mais l’influence de ces «libéraux» resta faible et ne parvint pas à infléchir la politique de l’Espagne.

En outre, un jeune écrivain, José Rizal, allait parallèlement exercer une influence dans le même sens. Issu d’une famille de propriétaires fonciers, brillant élève, il était venu en 1882 poursuivre ses études de médecine en Espagne. Il visita aussi divers pays d’Europe, où il fréquenta les milieux libéraux. Tout en préconisant l’assimilation (ou une étroite union entre la métropole et la colonie) et en espérant que Madrid accorderait des libertés à l’archipel et réformerait le système, il fut le premier à dire que pour les Philippins la patrie n’était pas l’Espagne, mais les Philippines. La dénonciation des abus du régime espagnol à laquelle il se livra, avec un grand talent, dans des romans devenus célèbres (Noli me tangere , Berlin, 1887, et El Filibusterismo , Gand, 1891) contribua à l’évolution des esprits. L’activité de Rizal, revenu aux Philippines en juin 1892, inquiéta les Espagnols qui l’exilèrent dès le mois suivant à Mindanao.

Le Katipunan et l’insurrection populaire (1892-1898)

Nombreux étaient désormais ceux qui estimaient qu’il n’y avait plus d’autre voie que de se séparer de l’Espagne, au besoin par les armes, tout comme les Américains s’étaient, un siècle auparavant, libérés des Britanniques. Le 7 juillet 1892, Andrès Bonifacio fondait à Manille une société secrète, le Katipunan (Société des fils de la terre) dont le but était «d’élever le sentiment national et de travailler à la libération de la race philippine de la tyrannie de l’Espagne et de son despotisme religieux». Tout en conservant le plus grand secret sur son organisation, le Katipunan (dont les leaders étaient en majorité francs-maçons) étendit rapidement son influence.

À la fin d’août 1896, ses plans ayant été découverts par les Espagnols, Bonifacio lança l’appel à l’insurrection générale pour renverser, comme à Cuba, la domination coloniale. La révolution gagna rapidement plusieurs provinces, et l’exécution de Rizal par les Espagnols à Manille (30 déc. 1896) ne fit qu’enflammer encore les esprits.

Si l’insurrection faisait des progrès, des rivalités divisaient déjà ses rangs. Un dirigeant de Cavite, Emilio Aguinaldo, fit arrêter et exécuter Bonifacio (10 mai 1897), et installa un gouvernement révolutionnaire à Biaknabato. Cependant, les Espagnols, par une stratégie plus subtile, obtenaient des succès dans la pacification. Ils offrirent aux insurgés, s’ils cessaient la lutte et remettaient leurs armes, une forte indemnité et une amnistie. Aguinaldo accepta (15 déc. 1897) et se retira avec ses cadres à Hong Kong. La paix sembla revenir. Mais les Espagnols ne tinrent pas leurs promesses, et l’agitation reprit dès avril 1898.

C’est à ce moment que les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Espagne à propos de Cuba. Le 1er mai, l’escadre américaine détruisit la flotte espagnole dans la baie de Manille. Aguinaldo ordonna alors aux Philippins de reprendre la lutte contre le pouvoir colonial, et il constitua un gouvernement philippin. Le 12 juin 1898, il proclama l’indépendance des Philippines «sous la protection de la puissante et généreuse nation nord-américaine». Les insurgés s’étaient rendus maîtres de la plus grande partie de Luçon et assiégeaient Manille, ce qui permit aux Américains de débarquer à proximité de la capitale, puis, le 13 août 1898, de s’en emparer sans le concours des Philippins. Madrid demanda la paix. Après deux mois de négociations, les États-Unis conclurent avec l’Espagne le traité de Paris (10 déc. 1898) et se firent céder les Philippines moyennant 20 millions de dollars.

5. La période américaine (1898-1946)

Proche de la Chine, l’archipel était pour les États-Unis d’une grande importance stratégique et économique, et ceux-ci n’avaient pas l’intention d’en reconnaître l’indépendance. Or Aguinaldo avait convoqué à Malolos un congrès national qui avait ratifié la proclamation de l’indépendance (29 sept. 1898), nationalisé les terres de l’Église et préparé une constitution républicaine, qui fut promulguée le 21 janvier 1899. Le gouvernement républicain contrôlait la majeure partie des îles.

Cependant, le Sénat américain ayant ratifié, à une voix de majorité, le traité de Paris (6 févr. 1899), le président McKinley ordonna à l’armée américaine de liquider la république de Malolos. Après avoir dû abandonner sa capitale, Aguinaldo continua la guérilla. Washington dut envoyer environ 126 000 soldats aux Philippines pour y réaliser, par des méthodes très rudes, une «pacification» qui dura des années. Plus de 200 000 Philippins périrent du fait des seules opérations. Aguinaldo et son second, A. Mabini, furent capturés en mars 1901, et un gouverneur civil américain put être nommé en juillet 1901. Mais, bien que le président Theodore Roosevelt eût déclaré, le 4 juillet 1902, l’«insurrection» philippine officiellement terminée, la lutte se poursuivit encore, sporadiquement, jusqu’en 1908. Mindanao ne sera même considérée comme soumise qu’à la fin de 1913.

La lutte pour l’autonomie

Depuis 1899, les Américains, sous l’égide d’une commission Taft, avaient entrepris de profondes réformes, qui modifiaient de fond en comble le système politique, administratif, économique, judiciaire, scolaire et sanitaire. L’anglais allait partout remplacer l’espagnol. Par un accord avec le Vatican (mai 1902), des ordres religieux américains se substituèrent aux ordres espagnols, qui furent expulsés. Le 1er juillet 1902, une nouvelle structure politique apparut, avec la mise en vigueur du Philippine Organic Act: un système bicaméral, avec une seule assemblée élue, la Commission américaine jouant le rôle du Sénat. La population fut recensée en 1903 (7 635 000 hab., dont 250 000 à Manille et dans ses environs).

À la fin de 1900, déjà, des ilustrados philippins, convaincus que la résistance était vaine, avaient accepté de collaborer avec les Américains et avaient fondé un Federal Party dont l’objectif final était l’intégration des Philippines aux États-Unis, comme État de l’Union. Les nationalistes (A. Mabini en premier lieu) avaient dénoncé ces collaborateurs. En 1906, l’interdiction de parler d’indépendance ayant été levée, de jeunes radicaux, Sergio Osmeña et Manuel Quezón, organisèrent des mouvements dans cette perspective, puis fondèrent un Partido nacionalista qui l’emporta aux élections de la première assemblée philippine, le 30 juillet 1907 (100 500 électeurs). Osmeña fut élu speaker de l’Assemblée et Quezón chef du groupe majoritaire. Le parti nationaliste ne cessera plus, désormais, de dominer la scène politique philippine. À partir de 1909, Quezón, nommé commissaire à Washington, s’y fera l’avocat vigoureux de l’indépendance philippine, à laquelle certains intérêts privés américains (pour des raisons économiques) étaient du reste favorables.

La victoire des démocrates aux élections américaines de novembre 1912 ouvrit une ère nouvelle. Le Parti démocrate avait en effet insisté pour que l’indépendance soit accordée aux Philippines «aussitôt qu’un gouvernement stable y aurait été établi». Peu après sa prise de fonctions, le président Wilson donna aux Philippins la majorité dans la Commission (où ils furent désormais cinq, contre quatre Américains), et il nomma un démocrate de New York, Francis H. Harrison, comme gouverneur général.

Harrison se fit le champion de la «philippinisation» de l’administration. Entre 1913 et 1920, le nombre des fonctionnaires centraux philippins doubla, tandis que le nombre total des fonctionnaires américains fut réduit de 2 623 à 582. Dans le même sens, Wilson fit adopter par le Congrès la loi Jones, ou Philippine Autonomy Act (29 août 1916): l’exécutif demeurait aux mains du gouverneur général américain, assisté d’un cabinet de six membres, mais le pouvoir législatif était dévolu à un Parlement de deux chambres, un Sénat de 24 membres élus pour six ans (qui succédait à la Commission, supprimée) et une Chambre des représentants de 93 membres élus pour trois ans. Une Cour suprême était instituée, et une Déclaration des droits était incorporée dans la loi. Les Philippines étaient ainsi acheminées vers un régime politique de type américain.

Le Parti nationaliste remporta les élections de 1916 et s’assura la majorité dans les deux chambres, dont Quezón et Osmeña assumèrent la présidence.

Pour accélérer le développement économique et pallier la carence de l’initiative privée, le gouverneur Harrison nationalisa certaines industries et créa plusieurs sociétés d’État dont la gestion financière suscita bientôt de vives critiques. Les Philippines demeuraient, pour les États-Unis, un marché de faible dimension; les exportations américaines vers l’archipel étaient même tombées de 25,4 millions de dollars en 1913 à 22,9 millions en 1916.

En novembre 1920, le Parti républicain revint au pouvoir à Washington. Il avait vivement critiqué la politique de philippinisation de l’administration démocrate. Le président Harding envoyait, au début de 1921, aux Philippines, une mission Wood-Forbes qui, après quatre mois d’enquête, conclut que le pays n’était pas mûr pour l’indépendance, car ses finances étaient dans un état déplorable. Le général Wood fut nommé gouverneur général. Une longue pause dans le processus d’émancipation des Philippines allait marquer le règne de l’administration républicaine aux États-Unis.

Le gouverneur général Wood s’en tint strictement à la loi Jones et fit porter ses efforts sur l’assainissement des finances publiques, la lutte contre la corruption et la rationalisation de l’administration. Il heurta rapidement par ses méthodes le Parlement philippin et les leaders nationalistes. Un conflit avec ceux-ci ayant entraîné leur démission du cabinet, Wood, après juillet 1923, gouverna le pays sans se soucier du Parlement, mais il mourut en août 1927, et ses successeurs rétablirent des relations normales avec les Chambres.

Depuis des années, le progrès économique profitait surtout à la partie déjà la plus riche de la population (grands propriétaires fonciers, commerçants, industriels), mais, avec la grande crise économique de 1929 qui frappa durement les Philippines – important producteur de matières premières aux cours déprimés –, le chômage, la pauvreté et les inégalités s’accentuèrent, et les tensions sociales s’aggravèrent. En 1930, un Parti communiste philippin fut créé, dont un des pionniers du syndicalisme dans l’archipel, le typographe C. Evangelista, devint le premier secrétaire général. La même année apparut, fondé par un fonctionnaire de la faction Quezón, B. Ramos, un mouvement de tendance à la fois nationaliste et anticapitaliste, dont l’organe fut l’hebdomadaire Sakdal (Protestation). Il fut tenu responsable d’une révolte paysanne en décembre 1931. Un Parti socialiste, dirigé par Pedro Abad Santos, se forma également. On vit en outre se développer, dans certains milieux d’affaires, un nationalisme économique, dont le speaker de la Chambre, Manuel Roxas, un protégé de Quezón, se fit le héraut.

Le président Roosevelt (démocrate), élu aux élections américaines de novembre 1932, renoua, dès son accession au pouvoir, avec la politique philippine de Wilson. Il nomma gouverneur général le catholique Frank Murphy, qui sut vite se rendre populaire. La crise économique renforçait aux États-Unis les lobbies protectionnistes. Les fermiers américains, inquiets de la concurrence que le sucre, le tabac, les oléagineux philippins leur faisaient sur le marché intérieur (où ils entraient en franchise), étaient favorables à l’établissement de barrières douanières, et donc à l’indépendance de la colonie. Sous leur influence, le Congrès adopta en 1933 un texte qui accordait aux Philippines une nouvelle autonomie, mais les concessions furent jugées insuffisantes par le Parti nationaliste, ce qui provoqua une rupture entre la faction de Quezón et celle d’Osmeña.

Or, en octobre 1933, tandis que le Parti nationaliste se scindait ainsi, B. Ramos créait à Manille un Partido sakdalista, qui exigeait l’indépendance immédiate et la «fin de l’exploitation économique des masses» par les propriétaires fonciers et les industriels. Ses progrès incitèrent Quezón et Osmeña à se rapprocher et à se hâter d’agir pour l’indépendance afin de ne pas laisser leur parti (que dominait une oligarchie riche) se faire déborder par la gauche.

Le Commonwealth des Philippines (1935-1941)

Quezón se rendit à Washington et obtint de Roosevelt et du Congrès un texte plus libéral, la loi Tydings-McDuffie, dite Philippine Independence Act (24 mars 1934), qui fut approuvée par le Parlement philippin. Cette loi déclarait qu’un «Commonwealth des Philippines» serait institué dès qu’une constitution convenable aurait été élaborée et adoptée. Après une période transitoire de dix ans, il accéderait à l’indépendance le 4 juillet 1946. À la sixième année de cette période, des droits de douane progressifs seraient appliqués à l’entrée des produits philippins aux États-Unis. La monnaie, le commerce extérieur, la défense et les affaires étrangères demeureraient sous contrôle américain. Les États-Unis seraient désormais représentés à Manille par un haut-commissaire.

Une assemblée constituante, élue le 10 juillet 1934, élabora un projet constitutionnel qui fut «enregistré» par Washington en mars 1935, puis ratifié par plébiscite (par 1 213 000 voix contre 45 000) le 14 mai 1935. Fondée sur la séparation des pouvoirs, cette constitution confiait l’exécutif à un président élu par le peuple pour six ans (avec un vice-président comme suppléant), le législatif à une Assemblée nationale élue pour trois ans au suffrage universel, le judiciaire à une Cour suprême. Le 17 septembre, M. Quezón et S. Osmeña furent élus respectivement président et vice-président du Commonwealth, et le Parti nationaliste s’assura une fois de plus la majorité de l’Assemblée. Le Commonwealth fut solennellement inauguré le 15 novembre 1935.

Une série de mesures furent prises pour donner un caractère plus national au jeune État. Une nouvelle impulsion fut donnée à l’enseignement. Le 30 décembre 1937, Quezón proclama le tagalog comme base de la langue nationale (pilipino ), laquelle ne devait toutefois être qu’une des langues officielles, avec l’anglais et l’espagnol. Près des deux tiers de la population savaient déjà lire et écrire. Quezón fit également adopter un ensemble de lois sociales (salaires minimaux, durée du travail, taux des fermages, etc.), mais l’expropriation de certains grands domaines donna lieu à des scandales financiers retentissants. Le service militaire fut institué et une armée philippine mise sur pied (le général D. McArthur devint conseiller militaire du gouvernement de Manille).

Sous la direction d’un National Economic Council, un effort fut entrepris pour diversifier et développer l’économie, et un grand nombre d’organisations furent créées à cet effet, pour procurer aussi des emplois aux «clients» du parti dirigeant. Le pays demeurait toutefois sous la domination économique de l’étranger: la part des Philippins dans le commerce intérieur ne dépassait pas 30 p. 100 (celle des Chinois étant de 40 p. 100, celle des autres – surtout Américains – de 30 p. 100), et 75 p. 100 du commerce extérieur s’effectuaient avec les États-Unis.

L’étatisme de l’administration Quezón, le développement des entreprises d’État et d’une bureaucratie parfois corrompue effrayèrent bientôt les capitalistes américains qui ralentirent les investissements. Quezón essaya en vain de les rassurer. En 1939, à sa demande, Roosevelt accepta de prolonger jusqu’en 1960 l’exemption de droits de douane dont bénéficiaient (dans la limite de quotas) les produits philippins aux États-Unis. Mais ce n’était là qu’un des aspects du problème. Il fallait industrialiser le pays. Les trusts japonais y portaient déjà un vif intérêt.

Sur le plan politique, l’instauration du Commonwealth avait consacré le glissement du pouvoir réel aux mains de la haute bourgeoisie (ilustrados ). Le régime américain n’avait donc pas apporté de changement social fondamental par rapport à la période espagnole. Mais la gauche avait trouvé un dynamisme nouveau. Elle se regroupa en décembre 1936, à l’initiative du Parti communiste, en un Popular Front qui rassemblait tout ce qui était opposé au Parti nationaliste (socialistes, communistes, démocrates, sakdalistas, etc.). Quezón s’efforça de neutraliser l’opposition sakdalista en gagnant Ramos à sa cause, mais il échoua. À la fin de 1940, le Parti sakdalista fut mis hors la loi et Ramos arrêté.

La Constitution fut amendée en 1940. La durée du mandat présidentiel fut ramenée de six à quatre ans (avec possibilité de réélection) et un système bicaméral introduit. L’Assemblée nationale fut remplacée par un Sénat de 24 membres et une Chambre de 120 membres. Aux élections du 11 novembre 1941, le Parti nationaliste l’emporta encore, et Quezón et Osmeña furent réélus président et vice-président. Quatre semaines plus tard, la guerre éclatait dans le Pacifique.

L’occupation japonaise

Le 10 décembre 1941, trois jours après avoir attaqué Pearl Harbor, les Japonais débarquèrent à Luçon. Ils avancèrent rapidement et occupèrent Manille, déclarée ville ouverte, le 2 janvier 1942. Repliée sur Corregidor et Bataan, l’armée américano-philippine y résista quelques semaines (Bataan jusqu’au 9 avril, Corregidor jusqu’au 6 mai), mais le gouvernement et le général McArthur purent, auparavant, gagner l’Australie.

Dès le 8 janvier 1942, l’administration militaire japonaise ordonna au maire de Manille, Jorge B. Vargas, de former un gouvernement civil. Le 21, le Premier ministre nippon, le général Tojo, déclarait à T 拏ky 拏 que les Philippines recevraient l’indépendance pourvu qu’elles coopèrent à l’établissement de la «sphère de coprospérité de la grande Asie orientale». Une Commission exécutive philippine de sept membres, présidée par Vargas, fut formée le 23 janvier et, peu après, un Conseil d’État fut créé pour servir d’Assemblée consultative auprès de la Commission. La majorité de la classe politique nationaliste s’accommoda du nouveau régime, d’autant que les Japonais se montraient impitoyables envers ceux qui résistaient ou même refusaient de collaborer. En décembre 1942, ils créèrent un parti unique à leur dévotion, le Kalibapi. Par ailleurs, ils remplaçaient partout l’anglais par le japonais et le tagalog, et, sur le plan économique, mettaient les ressources du pays en coupe réglée.

À partir du début de 1943, comprenant qu’il ne pouvait plus espérer vaincre ou obtenir même un compromis, le Japon s’employa à favoriser l’indépendance des pays qu’il occupait, afin de les préparer à résister de leur côté aux Alliés. Le général Tojo, visitant Manille le 6 mai 1943, déclara utile de donner rapidement aux Philippines leur indépendance. Le 19 juin, une Commission préparatoire de l’indépendance philippine était formée sous la présidence de José Laurel, un des membres de la Commission Vargas. En septembre, une Constitution était signée puis ratifiée par une assemblée issue des sections locales du Kalibapi. Cette assemblée porta alors José Laurel à la présidence de la nouvelle République, qui fut inaugurée le 14 octobre 1943. Elle conclut le même jour un pacte d’alliance politique, militaire et économique avec le Japon.

La résistance, toutefois, s’affirmait. La brutalité et la corruption de l’armée et de la police japonaises, les abus et les exactions de toutes sortes avaient dressé la population contre l’occupant. La détérioration de la situation économique, qui se traduisait notamment par une inflation galopante, le développement du marché noir et la rareté des vivres, acheva de déconsidérer le régime. Dans toutes les régions de l’archipel, des groupes de guérilleros s’étaient constitués et harcelaient les Japonais et leurs auxiliaires. Une petite partie de ces groupes se situait politiquement à droite, mais la majorité relevait de l’Armée populaire antijaponaise (Hukbalahap), à direction communiste, dont le principal leader était Luis Taruc. Les méthodes de contre-guérilla utilisées par les Nippons et par le Kalibapi exacerbèrent les haines, transformant la lutte en guerre nationale et sociale de libération.

À partir de l’été de 1944, les attaques aériennes américaines sur les installations militaires japonaises devinrent nombreuses. L’extension des guérillas, désormais ravitaillées de l’extérieur, paralysa peu à peu les autorités de Manille. Le 20 octobre 1944, les Américains débarquaient quatre divisions à Leyte et détruisaient en trois jours quatre escadres japonaises venues les y attaquer. Ils se dirigèrent alors rapidement sur Mindoro, puis débarquèrent dans le golfe de Lingayen et convergèrent sur Manille. Ils s’emparèrent de la capitale le 23 février 1945, après une féroce bataille de rues de vingt jours, au cours de laquelle la vieille ville (intra-muros) fut aux trois quarts détruite. Le gouvernement philippin, que présidait alors Osmeña (Quezón était mort aux États-Unis le 1er août 1944) s’était déjà installé à Leyte.

La fin du Commonwealth

Le gouvernement philippin se réinstalla à Manille dès la prise de la ville (févr. 1945). Le Congrès put s’y réunir au début de juin. La situation du pays était tragique (destructions considérables, pénurie générale de produits, inflation galopante, chômage, criminalité, etc.), et aucune reconstruction ne pouvait être envisagée sans une aide massive des États-Unis. On comprit vite que celle-ci ne pourrait être obtenue que dans la mesure où l’orientation politique des Philippines serait conforme aux vœux de Washington. Or une grande partie de la classe politique du pays avait collaboré avec les Japonais et tombait de ce fait sous le coup de mesures d’épuration. En outre, la résistance intérieure (antijaponaise) était à la fois nationaliste et de gauche (les communistes s’étaient assurés la direction du mouvement Huk). Or le président intérimaire, Osmeña, chef du Parti nationaliste, forma avec cette résistance une Alliance démocratique qui visait à instaurer un régime plus démocratique et à réduire l’influence des classes dirigeantes collaborationnistes.

C’est pour enrayer cette tendance que, les élections générales ayant été fixées au 23 avril 1946, une manœuvre politique d’envergure se dessina. Le président du Sénat, Roxas, suspecté de collaboration mais que les Américains dédouanaient en le présentant comme ayant été leur agent secret, provoqua en janvier 1946 une scission du Parti nationaliste auquel il appartenait, forma un Parti libéral et décida de se présenter comme candidat contre la coalition à la fois nationaliste, démocratique et épuratrice que dirigeait Osmeña. Il apparut rapidement qu’il avait la faveur des Américains.

6. La République indépendante

Mise en place d’une structure néo-coloniale

Washington avait annoncé que l’indépendance serait accordée le 4 juillet 1946. Le Congrès des États-Unis adopta alors deux lois qui définissaient les nouveaux rapports entre les États-Unis et le nouvel État: le Tydings Act, accordant aux Philippines 520 millions de dollars de dommages de guerre (dont 400 millions au secteur privé et 120 millions au secteur public) auxquels s’ajouteraient 100 millions de dollars de cessions de surplus, sous réserve de l’acceptation par Manille d’une loi économique (Bell Act) selon laquelle les citoyens américains jouiraient pendant vingt-huit ans d’une parité absolue avec les Philippins pour l’activité économique et l’exploitation des ressources naturelles de l’archipel, cependant que les deux pays admettraient réciproquement leurs produits en franchise de droits pendant huit ans, après quoi, pendant vingt ans (jusqu’en 1974), les droits seraient progressivement augmentés et les quotas réduits jusqu’à ce que soit atteint le régime applicable aux pays étrangers.

Le 23 avril 1946, Roxas l’emporta sur Osmeña à l’élection présidentielle. Il prit ses fonctions le 28 mai, et le nouveau Congrès philippin accepta les conditions américaines, bien que l’octroi de la parité aux citoyens américains eût suscité une vive opposition. Le Bell-Tydings Act fut alors adopté à Washington, et, à la date prévue (4 juill. 1946), l’indépendance de la république des Philippines fut proclamée. Incorporé, à titre d’amendement, dans la Constitution de la République, le principe de la parité fut approuvé par référendum, le 11 mars 1947, par 1 697 000 voix contre 223 000. Le 14 mars 1947 enfin, par un nouvel accord, les Philippines cédèrent aux États-Unis, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, 23 bases aéronavales. Les Américains y exerceraient des droits souverains.

Les Huks et des leaders nationalistes, comme José P. Laurel, avaient fait campagne contre ces concessions. La situation politique demeurait instable. La lenteur de la reconstruction et du versement des dommages de guerre, la persistance des pénuries, du chômage, du marché noir, les scandales de la vente des surplus et l’enrichissement des spéculateurs, le comportement d’une bureaucratie aux ordres des politiciens, la violence électorale, tout donnait des armes à la gauche. Mais, déjà, les exigences des Huks (dirigés par Luis Taruc) avaient dressé contre eux une partie importante de l’opinion. Roxas, qui se disait prêt à traiter avec eux, exigea d’abord qu’ils rendent leurs armes, mais devant leur refus il décida de les combattre. L’accord d’assistance militaire qu’il avait signé en 1947 avec les États-Unis lui assurait la fourniture de matériels et de conseillers militaires américains. Le mouvement Huk, à direction communiste, avait un caractère surtout agraire, et il était jugé très menaçant par les propriétaires fonciers. Il fut finalement déclaré illégal (6 mars 1948), et une répression sans merci fut lancée contre lui dans les campagnes de Luçon central où il était solidement implanté.

Simultanément, Roxas décréta (13 févr. 1948) une amnistie pour les collaborateurs des Japonais, ce qui réintégra dans la classe politique d’importantes personnalités, comme José Laurel et Claro Recto, ainsi que de nombreux hauts fonctionnaires. L’unité de l’oligarchie traditionnelle était ainsi reconstituée, et les deux partis n’étaient plus en fait que deux factions rivales du Parti nationaliste. Ni l’un ni l’autre n’avait en effet d’idéologie ni de programme précis. Chacun était seulement une machine politique destinée à assurer le pouvoir à ses membres et à en partager au mieux les profits. Les familles, clans et cliques se rassemblaient à cette fin autour d’un homme, le président ou son rival. Avec le soutien des Américains, la gauche avait été rejetée dans l’illégalité ou marginalisée, et les clientèles politiques pouvaient désormais, sans grand risque, tirer de l’exercice du pouvoir d’importants profits (scandales de la vente des surplus, des dommages de guerre, etc.). De même, la création de nombreux organismes publics ou parapublics permettait d’attribuer de multiples emplois aux amis du pouvoir. Dès 1948, il était clair que l’administration avait perdu la confiance de la population.

Roxas mourut subitement en avril 1948. Le vice-président Quirino lui succéda et l’emporta l’année suivante (nov. 1949) à l’élection présidentielle (marquée par la violence et la corruption) sur le candidat nationaliste, José P. Laurel.

Quirino, comme Roxas, offrit d’abord la paix aux Huks et reçut même Taruc (27 juin 1948), mais, les Huks ayant de nouveau refusé de remettre leurs armes, Quirino intensifia la répression, car la victoire de Mao Zedong en Chine lui parut aggraver encore le danger communiste aux Philippines. En janvier 1950, les Huks, jugeant l’administration Quirino discréditée, décidèrent de renoncer à toute forme de lutte légale et de se concentrer sur la seule lutte armée. Le régime ainsi défié appella Washington au secours. Outre une mission économique, qui fera d’importantes et sévères recommandations (rapport Bell), Washington envoya une mission militaire. Un nouveau secrétaire à la Défense, R. Magsaysay (nommé le 1er sept. 1950), donna une impulsion nouvelle à la lutte contre les Huks et marqua des points, en capturant notamment plusieurs dirigeants du mouvement.

Dirigisme nationaliste et libéralisme pro-américain

Outre ceux posés par la rébellion Huk, les problèmes auxquels l’administration se trouvait confrontée étaient immenses: reconstruction, misère, chômage, pénuries, déficits, etc. Adoptant la même ligne que Roxas, Quirino instaura un régime de dirigisme économique dont l’instrument principal était la Banque centrale (inaugurée le 1er janv. 1949) et le contrôle des importations, complété à la fin de 1949 par le contrôle des changes, sans compter la prolifération de sociétés ou «corporations» nationales et la multiplication des contrôles gouvernementaux. Mais le système des licences – d’importation surtout – va donner lieu d’une part à une recrudescence de la corruption et d’autre part à des discriminations mal supportées contre les commerçants chinois, de nombreux secteurs étant désormais réservés aux Philippins. C’est parce qu’elle était en fait un moyen de renforcer les clientèles que de nombreux politiciens étaient intéressés à la «nationalisation» de l’économie et à l’extension du secteur public. Mais ces tendances inquiétaient les Américains qui constataient que le comportement de l’oligarchie et l’étendue de la corruption suscitaient l’hostilité des classes populaires et poussaient celles-ci vers la rébellion. Le régime Quirino, dont la politique extérieure leur inspirait aussi quelque souci, leur parut incapable de redresser la situation.

Encouragé par eux, Magsaysay quitta le gouvernement à la fin de février 1953, se présenta en avril comme le candidat du Parti nationaliste aux élections de novembre 1953. Celles-ci, plus honnêtes que les précédentes, lui assurèrent une victoire éclatante sur Quirino, candidat libéral. Très populaire, jouissant du soutien de l’Église et des Américains, Magsaysay entreprit d’«assainir» la République. Il obtint la liquidation quasi complète de la rébellion Huk (Taruc se rend en mai 1954), lança un programme de développement (irrigation, électrification et colonisation), encouragea les industriels philippins mais poursuivit la politique dirigiste de ses prédécesseurs, décevant ainsi les adeptes de la libre entreprise. Il amorça enfin une réforme agraire qui, bien que timide, se heurta à l’hostilité des propriétaires. Mettant en application les recommandations de la mission Bell de 1950, il obtint de nouveaux crédits américains et négocia avec Washington (accord Laurel-Langley du 6 sept. 1955) un aménagement de l’accord de 1946 sur l’accès des produits philippins au marché américain. Il ne parvint guère à réduire le chômage (2 millions de chômeurs sur une population en âge de travailler de 8 millions d’individus) mais il sut garder le contact avec les masses populaires ainsi que leur soutien.

Magsaysay succomba le 17 mars 1957 dans un accident d’avion. Avec son successeur, le vice-président Garcia (qui gagnera l’élection présidentielle de novembre 1957 comme candidat nationaliste), vont se manifester un certain nationalisme (Garcia lance le slogan «Filipino first») et une relative libéralisation de l’économie, dont le décollage est visible à partir de 1959. Une nouvelle classe d’entrepreneurs apparaît, dont la mentalité et les intérêts contrastent avec ceux de l’oligarchie traditionnelle des propriétaires fonciers, des planteurs-exportateurs et des compradores . À partir de 1960, l’industrie manufacturière (fondée sur l’importation) devient un secteur non négligeable de l’économie, et elle demande une protection douanière et moins de contrôles gouvernementaux. Mais les déficits subsistent, la corruption aussi; les scandales financiers se succèdent, et le paupérisme grandit avec la croissance de la population. La priorité donnée désormais au secteur privé n’affecte en rien – malgré le changement du rapport de forces au sein de la classe dirigeante – la prépondérance américaine, les multinationales et leurs investissements prenant le relais des importateurs.

L’orientation de la politique étrangère

La république des Philippines a été dès son origine intégrée dans le système politico-stratégique des États-Unis, dont elle est l’avant-poste essentiel en Asie du Sud-Est.

Tout en demeurant un ferme allié des États-Unis et en partageant les options anticommunistes de J. Foster Dulles, le président Quirino prit néanmoins quelques initiatives autonomes, esquissant même un rapprochement avec des voisins non alignés: visites à Manille de Tchiang Kai-Chek (juill. 1949) et de Sukarno (début 1951), proposition de former un groupement régional entre pays asiatiques, etc., ce qui n’eut pas l’heur de plaire aux États-Unis, bien que les Philippines aient participé, à leur côté, à la guerre de Corée (1950-1953).

Redoutant désormais la Chine communiste au moins autant qu’une résurgence de la puissance japonaise, Manille obtint de Washington la signature d’un traité de défense mutuelle (30 août 1951) qui garantissaient les Philippines contre toute agression. Mais le Sénat philippin refusa de ratifier le traité de paix signé en septembre 1951 avec le Japon, car il n’avait pas encore été fait droit aux demandes de réparations présentées par les Philippines au Japon et qui s’élevaient à 8 milliards de dollars. Ce n’est qu’en mai 1956 qu’un accord intervint entre Manille et T 拏ky 拏 sur le montant à payer par le Japon (550 millions de dollars) et que fut ratifié le traité de 1951. Le paiement de ces réparations et les prêts qui y feront suite contribueront à réintroduire le Japon sur le marché philippin et à faire rapidement de lui le second partenaire commercial de la République.

Avec Magsaysay, les Philippines ont diversifié leurs liens extérieurs: grâce au traité de Manille du 8 septembre 1954 créant l’O.T.A.S.E. (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est), elles sont devenues partenaires non seulement des États-Unis, mais aussi de l’Australie, de la Nouvelle Zélande, de l’Angleterre, de la France, de la Thaïlande et du Pakistan pour le maintien de la sécurité dans la région. Elles se découvrent alors peu à peu comme un pays d’Asie, mais le plus occidentalisé d’Asie parce que chrétien et édifié sur le modèle américain dont elles sont fières d’être la «vitrine». De même que Magsaysay avait obtenu une révision favorable aux Philippines des accords commerciaux de 1946, Garcia obtint en 1959 une révision importante de l’accord de 1947 sur les bases américaines, dont le nombre allait être réduit de 23 à 5, et la durée du bail à vingt-cinq ans. Les bases ne pourraient en outre être utilisées qu’avec l’accord du gouvernement philippin.

Garcia, comme ses prédécesseurs, eut tendance à rechercher des partenaires dans la région (Sud-Vietnam, Thaïlande, Taiwan...), et, en 1961, les Philippines créèrent, avec la Malaisie et la Thaïlande, une organisation pour la coopération régionale, l’A.S.A. (Association de l’Asie du Sud-Est).

La pauvreté et l’oligarchie

Le Parti libéral reprit le pouvoir en novembre 1961 avec l’élection à la présidence de D. Macapagal. Issu d’une famille pauvre, celui-ci annonça dès janvier 1962 un premier programme quinquennal de développement socio-économique qui visait à réduire la pauvreté, à obtenir une croissance annuelle de 6 à 7 p. 100, à améliorer la condition humaine (éducation, santé, etc.), à promouvoir une réforme agraire, à moderniser l’infrastructure, à obtenir l’indépendance alimentaire et à diversifier une économie dont les exportations traditionnelles stagnaient, à créer aussi de plus en plus d’emplois pour gagner de vitesse l’accroissement de la population (800 000 individus par an, 3,5 p. 100, soit un doublement en vingt ans).

Pour réaliser ce plan – qui exigeait environ 6 milliards de dollars d’investissement –, Macapagal faisait surtout confiance au secteur privé; mais, l’épargne nationale étant très insuffisante, les capitaux étrangers étaient indispensables. Macapagal, en conséquence, a libéralisé les échanges, aboli le contrôle des changes et le système des licences et quotas. Le tarif douanier est devenu l’instrument essentiel d’une politique économique qui est destinée à protéger l’industrie philippine et à discriminer les importations en fonction de leur utilité. Cela a engendré une énorme contrebande et affecté les courants commerciaux. La part du Japon dans le commerce philippin, comme celle de l’Europe, s’est accrue au détriment des États-Unis, mais ceux-ci ont maintenu leur emprise en prenant des participations dans la jeune industrie philippine. Si la production céréalière a progressé, la réforme agraire n’a guère eu de portée, les paysans n’ayant pas les moyens d’acheter les terres offertes. Quant au chômage, il n’a pas diminué.

Macapagal a donné un caractère plus «national» à sa politique extérieure. Symboliquement, il a déplacé du 4 juillet au 12 juin – anniversaire de la proclamation de l’indépendance en 1898 – la fête nationale. Le tagalog est devenu la véritable langue nationale. Les Philippines ont découvert leur appartenance au monde malais, et, lorsque Londres a décidé de décoloniser Bornéo, Manille a revendiqué le Nord-Bornéo, ancienne dépendance du sultanat de Sulu (1962), ce qui a envenimé les relations avec la Malaisie. Pour résoudre la question, Manille a alors proposé de former, entre la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie, une confédération (Maphilindo), mais le projet n’est pas allé loin, car la Malaisie a incorporé le Sabah (Nord-Bornéo) dès septembre 1963, d’où la rupture avec Kuala Lumpur et la dislocation de l’A.S.A. Les Philippines ont alors découvert qu’une subversion musulmane, venant du Sabah, pourrait menacer Mindanao.

Malgré son nationalisme – jugé souvent factice –, l’administration Macapagal est demeurée dans la mouvance de Washington, dont elle a partagé les vues antichinoises et l’anticommunisme foncier, notamment sur le problème du Vietnam. Elle n’a enregistré aucun progrès décisif vers une solution des problèmes fondamentaux du pays, mais, se présentant comme le champion des classes défavorisées, Macapagal a contribué à les «conscientiser» en dénonçant de façon croissante l’égoïsme et les privilèges de l’opulente oligarchie, prête à tout pour conserver son pouvoir. Il a appelé la nation à lutter sans relâche pour réduire les inégalités et la pauvreté. Lorsque Macapagal annonça qu’il briguerait un second mandat, l’oligarchie, se sentant menacée, provoqua la défection du président (libéral) du Sénat, Ferdinand Marcos, et en fit le candidat nationaliste à l’élection de novembre 1965. Marcos l’emporta en jouant les cartes du nationalisme et de l’efficacité.

La présidence Marcos

Représentant d’une classe politique inquiète et qui voit dans les États-Unis le garant de la stabilité et de la sécurité du régime, Marcos a soutenu Washington dans la guerre du Vietnam (où il a envoyé quelques contingents) et imprimé à son administration un style nettement plus autoritaire, d’où la renaissance rapide des oppositions. Les Huks ont repris la lutte armée après s’être regroupés contre les propriétaires. Le Parti communiste s’est reconstitué en 1968 sur un programme maoïste proche de la révolution culturelle et s’est doté d’une «armée populaire». L’Église, ferme soutien du pouvoir jusque-là, a pris peu à peu ses distances, tout comme en Amérique latine, en mettant l’accent sur l’injustice dont sont victimes les pauvres. Enfin, parmi les musulmans du Sud, la contestation a grandi, et, en 1968, s’est formé un Mouvement national de libération moro. La droite a réagi en durcissant ses positions, si bien que la fermentation a gagné l’ensemble de la société philippine, désormais plus diversifiée mais aussi plus consciente de ses véritables problèmes.

Le second mandat du président Marcos (réélu en 1969) devait se terminer en 1973. La situation intérieure s’était toutefois sensiblement tendue à partir de 1970 avec le développement de l’opposition de gauche dans les villes et l’extension dans les provinces de la guérilla communiste et de la rébellion musulmane. L’insécurité et la criminalité devenaient plus que préoccupantes. Dès août 1971, Ferdinand Marcos imposait un état d’urgence qui put être levé en janvier 1972, mais la nervosité et l’inquiétude subsistèrent.

Ne voulant pas laisser l’opposition exploiter les chances que lui offrait une année électorale alors qu’il ne pouvait lui-même se représenter (un troisième mandat n’étant pas prévu par la Constitution), Marcos proclama le 21 septembre 1972 la loi martiale, déclara dissoutes toutes les Assemblées, fit arrêter de nombreux opposants (politiciens, journalistes), interdit les partis et toute activité politique. Il annonça qu’une nouvelle base politique serait donnée au pays et invita ses compatriotes à construire une «nouvelle société», plus juste, moins inégalitaire, garantissant à tous l’ordre, la sécurité et une amélioration réelle des conditions de vie. Une constitution nouvelle (élaborée pendant deux ans), remplaçant le système présidentiel de type américain par un régime parlementaire (avec Assemblée nationale et Premier ministre), fut promulguée le 17 janvier 1973, mais la date de sa mise en vigueur resta indéterminée. Il fut précisé que, pendant toute la période transitoire, la loi martiale serait maintenue et que le président, agissant dans le cadre de la Constitution de 1935, assumerait la totalité du pouvoir exécutif et législatif. Cette Constitution et la prorogation de la loi martiale furent approuvées à la fin de juillet 1973, lors d’un plébiscite, par 96 p. 100 des 18 millions d’électeurs. En février 1975, Marcos se fit confirmer, par un nouveau référendum (majorité de 87 p. 100), son mandat et le maintien de la loi martiale. Une autre consultation (17 déc. 1977, majorité de 89 p. 100) lui garantit de pouvoir poursuivre son mandat présidentiel même après l’élection de l’Assemblée nationale provisoire (Interim Batasang Pambansa), élection qui ne pouvait plus être différée, en raison notamment des pressions américaines. Les Philippines étaient en effet le seul pays de la région à ne pas avoir un Parlement, même symbolique. Cette Assemblée fut finalement élue, pour partie, le 7 avril 1978. L’élection mit aux prises, pour les 165 sièges à pourvoir, le parti au pouvoir, le Mouvement pour une nouvelle société (Kilusan Bagong Lipunan), et une opposition disparate regroupée, pour la circonstance, dans le mouvement Laban, dont l’ex-sénateur libéral Benigno Aquino (emprisonné depuis 1972) était le chef de file. Le Laban obtint près de 40 p. 100 des voix à Manille, mais ne se vit attribuer aucun siège en raison de manipulations électorales. Cette révélation de la force de l’opposition dissuada le président Marcos et ses partisans de s’engager plus avant dans la voie de la démocratisation. Aussi la nouvelle Assemblée, dont la séance inaugurale se tint le 12 juin 1978 et dont le mandat était de six ans, ne se vit-elle attribuer que des pouvoirs très limités, bien que le gouvernement contrôlât la quasi-totalité des sièges. Quant aux élections locales, longtemps ajournées, elles eurent lieu à la fin de janvier 1980.

L’armée et les milieux d’affaires, qui sont les principaux soutiens du régime, insistaient pour que la loi martiale ne soit pas levée et qu’on ne revienne pas à l’anarchie d’antan. L’opposition légale ne parvenait pas à s’organiser, mais la critique du régime se développait et s’exprimait en particulier par la voix de l’Église (qui avait pris alors ses distances à l’égard du régime), par celle d’anciens présidents comme D. Macapagal, et dans les milieux universitaires. Au sein du gouvernement, l’influence croissante de l’épouse du président, Imelda Marcos, gouverneur du Grand Manille (constitué à la fin de 1975) et titulaire de plusieurs postes ministériels, n’était pas acceptée par tous et contribuait à poser le problème de la succession.

Peu avant la visite du pape Jean-Paul II à Manille, Marcos, le 16 janvier 1981, a levé la loi martiale, tout en conservant des pouvoirs considérables. Il a mis alors en vigueur la Constitution de 1973, et c’est dans ce cadre qu’il a été élu, le 16 juin 1981, président de la République pour six ans, avec 88 p. 100 des suffrages. Il a, le 3 juillet suivant, nommé Premier ministre son ministre des Finances, César Virata.

Ce gouvernement, de caractère plus technocratique que politique, a donné la priorité au développement économique, à la lutte contre le chômage et l’inflation. Mais, en dépit d’une certaine reprise des investissements étrangers, le déficit croissant du budget et de la balance des paiements a contraint les autorités à recourir de plus en plus à l’emprunt.

Malgré son succès aux élections locales de mai 1982, le régime, en butte à une opposition toujours plus virulente, a intensifié la répression contre tous ses adversaires: communistes, libéraux, syndicalistes, clergé contestataire ou progressiste, etc., les accusant souvent d’activités terroristes. L’Église catholique, de son côté, a dénoncé la corruption, l’injustice sociale et les violations répétées des droits de l’homme dont le pouvoir est tenu responsable. En septembre 1982, Ferdinand Marcos, en visite aux États-Unis (pour la première fois depuis 1966), s’est efforcé d’y restaurer l’image, fort dégradée, de son régime.

La crise politique s’est aggravée en 1983 avec la détérioration de la situation sociale, économique et financière. Le fossé entre l’oligarchie régnante et la population s’est encore élargi après l’assassinat à Manille, le 21 août 1983, du très populaire leader de l’opposition libérale, Benigno Aquino, au moment même où il revenait des États-Unis, où il avait été autorisé, en mai 1980, à aller se faire soigner. Bien que Marcos eût attribué aux communistes la responsabilité de ce meurtre, l’opinion soupçonne généralement le pouvoir de l’avoir préparé. Marcos, tout en résistant à l’opposition qui exigeait sa démission, a lâché du lest. Il a organisé sa succession et, face à une opposition divisée, a décidé d’affronter le suffrage universel. Des élections générales eurent lieu, le 14 mai 1984, pour le renouvellement, à l’expiration de son mandat, de l’Assemblée nationale. Si le National Democratic Front (couverture légale du Parti communiste) et quelques autres formations ont boycotté ce scrutin, le Laban et l’U.N.I.D.O. (United Nationalist Democratic Organization) de Salvador H. Laurel y ont pris part. Contre le Mouvement pour une nouvelle société (gouvernemental), qui disposait de moyens considérables, l’opposition a obtenu un tiers des 183 sièges de l’Assemblée, et a triomphé dans quinze des vingt et une circonscriptions de Manille. Ferdinand Marcos tente de démontrer, par ce relatif échec électoral, le caractère démocratique de son régime. Sa position personnelle n’en a pas moins été affaiblie, et l’oligarchie qu’il représente cherche désormais comment, avec l’accord de Washington, assurer la transition vers un régime plus libéral qui sauvegarderait l’essentiel de ses positions en concédant le minimum à la gauche.

Sécurité et rébellions

Le pays a connu, pendant les premières années de la loi martiale, une plus grande sécurité. La criminalité a reculé, les milices privées des oligarques (caciques) de provinces ont été réduites. L’autorité de l’État s’est affirmée. Mais des oppositions armées se sont développées.

La première est celle du Parti communiste, réorganisé en décembre 1968 et qui s’est prononcé pour une ligne maoïste et pour la lutte armée. Ses unités militaires ont été regroupées en 1969 dans la «nouvelle armée populaire», dont l’activité a été invoquée pour justifier l’établissement de la loi martiale. On estimait en effet en 1972 ses effectifs à 10 000 combattants et à 100 000 celui de la population sous son contrôle.

Le gouvernement a enregistré des succès marquants en capturant successivement le chef de la nouvelle armée populaire, B. Buscayno (dit commandant Dante), en août 1976 et le chef du Parti communiste, José-Maria Sisón, en novembre 1977. Mais le P.C. est toujours actif dans le centre de Luçon; il a étendu ses opérations dans les Visayas (surtout à Samar et à Panay) et jusqu’à Mindanao, où il a considérablement accru son influence en 1983.

Dans le Sud, à Mindanao, le gouvernement de Manille fait face, depuis 1968, à une insurrection musulmane.

Las des empiètements continus des colons chrétiens qui sont venus en masse dans le Sud depuis la Seconde Guerre mondiale et de l’abandon dans lequel les laissait le gouvernement de Manille, les Moros (musulmans) de Mindanao se sont insurgés. Parmi les dizaines de groupes rebelles qui sont apparus se distingue surtout le Moro National Liberation Front (M.N.L.F.) qu’anime un jeune nationaliste de gauche, Nur Misuari. Le M.N.L.F. demandait la création d’un État musulman indépendant à Mindanao. Il recevait de l’aide (argent et armes) de l’extérieur, principalement de la Libye, par l’intermédiaire de l’État malaisien voisin du Sabah.

Le développement et la virulence de la rébellion ont obligé le gouvernement Marcos à engager dans la lutte des forces militaires de plus en plus importantes (plus de 100 000 hommes en 1977) et à conclure avec le M.N.L.F., en décembre 1976, un accord qui acceptait le principe de l’autonomie.

Manille s’est toutefois attaché à démontrer le caractère inacceptable des demandes du M.N.L.F. Non seulement les musulmans ne représentent que 4 p. 100 de la population totale des Philippines, mais, sur les 6,5 millions d’habitants que comptent les treize provinces du Sud, 4,2 millions sont chrétiens et 2 millions musulmans. Des treize provinces, cinq seulement sont à majorité musulmane. Les chrétiens n’étaient nullement disposés à passer sous l’autorité d’un gouvernement musulman autonome. Aussi, consultée le 17 avril 1977 par un référendum (que boycotta le M.N.L.F.), la population des provinces concernées rejeta à 90 p. 100 les revendications du M.N.L.F. et se prononça pour une autonomie régionale limitée, sous le contrôle de Manille.

Comme il ne pouvait plus être question d’imposer une «république islamique» à une majorité chrétienne, le gouvernement a entrepris, depuis mai 1977, de négocier un nouveau statut avec les représentants «qualifiés» des Moros sans admettre le M.N.L.F. comme interlocuteur unique. Il a donné satisfaction aux revendications locales des musulmans, qui ont pris place dans les municipalités, auxquels a été reconnue une vie culturelle et religieuse autonome et auxquels ont été attribués des postes de responsabilité dans l’administration (y compris ceux de commissaires régionaux). Des élections aux assemblées provinciales et régionales ont eu lieu. Un programme de développement économique des provinces musulmanes a été lancé. L’effort porte surtout sur l’infrastructure: écoles et bâtiments publics, routes, électrification rurale, etc. Toutes ces mesures n’ont toutefois pas désarmé l’hostilité du M.N.L.F., qui les juge dérisoires et qui poursuit la guérilla dans plusieurs provinces.

L’évolution économique

L’instauration d’un régime autoritaire a créé en 1972 un climat de stabilité favorable aux investissements et au développement économique. Avant 1972, les capitaux avaient tendance à fuir les Philippines que l’on croyait condamnées au désordre permanent, à la corruption et au crime. Le rétablissement de l’ordre et de la sécurité a été suivi d’un essor des investissements, tant nationaux qu’étrangers, et le gouvernement a pris un grand nombre de mesures tendant à promouvoir ou à accélérer le développement économique: la production agricole a été stimulée (augmentation des rendements et défrichements). Les Philippines ont atteint en quelques années une autosuffisance en céréales (riz et maïs), qu’il s’agit maintenant de consolider. Elles restent très dépendantes de l’importation pour la viande et les produits laitiers.

Les deux premières années du nouveau régime ont été favorisées par la hausse des cours mondiaux des principaux produits d’exportation, mais la suite a été décevante. Tandis que les cours du sucre et du cuivre fléchissaient notablement, entraînant une chute des rentrées de devises, la hausse massive des prix du pétrole atteignait les Philippines de plein fouet. Le pays doit en effet importer la quasi-totalité du pétrole qu’il consomme. La facture pétrolière représente en moyenne un tiers du montant total des importations, ce qui force Manille à réduire le volume de ses achats dans d’autres domaines, d’autant que les exportations stagnent (4 900 millions de dollars en 1982, 5 700 millions en 1981). Le déficit commercial s’accroît. Les produits du cocotier – une des grandes richesses nationales, avec environ 350 millions d’arbres – ont supplanté le sucre au premier rang de l’exportation. Les cours de l’huile de coco et du coprah ont fléchi, mais se sont révélés plus stables que ceux du sucre, tombé au quatrième rang des exportations. Parmi les minerais qui sont exportés, le cuivre domine toujours mais le nickel progresse rapidement depuis 1975. Le bois donne lieu à des exportations massives qui ne sont pas sans susciter des inquiétudes pour l’avenir des forêts. Les Philippines sont, en outre, le troisième exportateur mondial de bananes. Enfin, les produits manufacturés (vêtements, produits de l’artisanat, produits chimiques) représentent environ 10 p. 100 des exportations, mais les Philippines ont à soutenir une forte concurrence des pays voisins (Taiwan, Hong Kong, Malaisie, Singapour).

Les États-Unis et le Japon restent les principaux partenaires commerciaux (respectivement 34,7 p. 100 et 19,9 p. 100), comme premiers clients (20,1 p. 100 et 19,5 p. 100), comme premiers fournisseurs. L’Union européenne occupe la troisième place devant l’Asie de l’Est et du Sud-Est.

L’économie, insuffisamment diversifiée, souffre de la baisse de la demande et des prix de ses produits d’exportation. Les ventes à l’étranger plafonnent.

La croissance de l’économie, qui était restée soutenue (de l’ordre de 6 à 7 p. 100 par an en termes réels de 1970 à 1978), s’est ralentie à partir de 1978 pour tomber à 2,8 p. 100 en 1982 et à 1,4 p. 100 en 1983. Elle avait permis à l’État d’accroître sensiblement ses recettes et ses dépenses, dont plus de 40 p. 100 sont affectées au développement. Mais les besoins des plans quinquennaux 1978-1982 et 1983-1987 allaient au-delà des possibilités fiscales, et l’État et les entreprises ont recouru massivement à l’emprunt, tant à l’intérieur qu’à l’étranger. La dette extérieure est ainsi passée de 2,9 milliards de dollars à la fin de 1974 à 7,6 milliards en septembre 1978, 13,1 en novembre 1981 et 25,6 milliards à la fin de décembre 1983.

Le coût des importations de pétrole et d’équipements, la baisse des exportations de marchandises et des recettes du tourisme n’ont pas été compensés par les investissements étrangers ou par les fonds envoyés par les Philippins travaillant à l’étranger (250 000 au Moyen-Orient en 1983). Aussi la balance des paiements n’a cessé de se dégrader. Son déficit, qui était de 570 millions de dollars en 1980, est passé à 1 135 millions en 1982 et a atteint 2,4 milliards en 1983. Dès 1982, les Philippines ont demandé le concours du Fonds monétaire international, mais les conditions draconiennes posées par celui-ci n’ont pas permis d’aboutir à un accord. Le gouvernement de Manille, incapable de faire face aux échéances qu’impose la dette extérieure, a dû trois fois dévaluer le peso (passé en deux ans de 9 à 18 P pour un dollar), demander des moratoires et un rééchelonnement de la dette, prendre un ensemble de mesures pour réduire le déficit budgétaire et diminuer les importations, et enfin adopter un programme d’austérité. En 1983, la crise politique a provoqué une importante fuite de capitaux et une flambée des prix. Le taux d’inflation, qui était tombé à 10 p. 100 environ, a dépassé 20 p. 100 à la fin de 1983. Le taux de chômage s’est également accru (il dépasse 10 p. 100 de la main-d’œuvre).

L’accroissement démographique est tel (2,8 p. 100 par an) qu’il est difficile de créer les 500 000 emplois annuels qu’il exige. Le sous-emploi atteindrait 15 à 20 p. 100 de la main-d’œuvre totale, dont l’effectif est de 18 millions. En 1993, la population du pays atteint 65 millions d’habitants dont 39 p. 100 ont moins de vingt ans, et Metropolitan Manila, dite «Metro Manila», la capitale, est une agglomération de 9 millions d’habitants.

Un contrôle strict des prix et des salaires a permis, pendant des années, d’endiguer avec succès l’inflation, mais les premiers ont toujours monté plus vite que les seconds, et la baisse du pouvoir d’achat des masses urbaines – et même rurales – a été pratiquement continue. Pour les familles les plus pauvres, elle atteint 38 p. 100 en quatre ans, selon la revue manillaise Business Day (mai 1984), alors que le pouvoir d’achat des plus riches a progressé de 2 p. 100. Près de 70 p. 100 des familles philippines (selon la même source) vivent au-dessous du seuil de pauvreté. L’interdiction des grèves dans les «industries vitales», l’absence de toute «soupape» pour les revendications économiques font monter la tension. La paix sociale paraît précaire. L’accentuation des contrastes entre riches et pauvres, la recrudescence du népotisme et de la corruption (en contradiction avec les objectifs déclarés de la «nouvelle société») engendrent toujours plus de frustrations. L’influence de l’Église semble conjurer encore l’explosion de la violence, mais ses dirigeants soulignent la légitimité des exigences des pauvres. La libération de quelques milliers de détenus politiques, puis l’annonce de la suppression des tribunaux militaires n’ont pas eu d’effet durable, et les tensions politiques et sociales s’aggravent. À la campagne, enfin, la réforme agraire annoncée s’est enlisée. Certes, dès 1972, des centaines de milliers de métayers se sont vu attribuer, en principe, la propriété des terres qu’ils cultivaient, mais le projet ne s’est concrétisé que dans une minorité de cas, les métayers étant en général trop pauvres pour payer les prix fixés pour la terre.

Le plan quinquennal 1978-1982, dont les objectifs sont très ambitieux, est de nature à provoquer de fortes tensions économiques et financières.

Une politique étrangère non alignée

Le président Marcos a imprimé un nouveau cours à la politique extérieure philippine, qu’il a fait sortir du «système américain» dans lequel elle était restée enfermée pendant plus de deux décennies. Le pays ne se veut plus membre d’un «bloc occidental», mais asiatique et partie du Tiers Monde.

Tout d’abord, les Philippines ont fait de leur appartenance à l’A.N.S.E.A. la pierre angulaire de leur politique extérieure. La solidarité régionale (avec l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et la Thaïlande, pays de structures comparables dans l’ensemble) leur apparaît comme la base à partir de laquelle peut se développer une politique nationale plus indépendante et plus efficace. La concertation croissante au sein de l’A.N.S.E.A. fait de celle-ci un interlocuteur dont les grandes puissances recherchent désormais les faveurs et dont le poids dans les affaires mondiales commence à se faire sentir. Pour dissiper les méfiances qui subsistent encore entre son pays et la Malaisie, le président Marcos s’est dit prêt à renoncer à la revendication philippine sur l’État du Sabah, mais il n’en a rien fait.

Ferdinand Marcos a tenu à identifier de plus en plus son pays avec le Tiers Monde, avec tous les pays qui font face aux mêmes problèmes (résorption de la pauvreté, juste prix pour les matières premières, accès sans discrimination aux marchés des pays industrialisés, aide et investissements). Il a participé activement aux diverses conférences qui marquent le dialogue Nord-Sud (United Nations Conference on Trade and Development [U.N.C.T.A.D.] IV et V à Nairobi et à Manille) et s’est fait le porte-parole du Groupe des 77 (déclaration de Manille). Il s’est, pour des raisons à la fois économiques (pétrole) et politiques (problèmes moro), rapproché des pays arabes et s’est enfin agrégé au Mouvement des non-alignés.

C’est aussi pour renforcer sa position vis-à-vis des États-Unis et des pays industrialisés de l’Occident qu’il a noué des relations diplomatiques avec les États socialistes, dont l’alliance américaine avait totalement isolé les Philippines. L’expiration, le 3 juillet 1974, de l’accord commercial Laurel-Langley de 1954, qui avait, pendant deux décennies, accordé un traitement douanier préférentiel aux produits philippins sur le marché américain et, réciproquement, de nombreux privilèges aux intérêts américains aux Philippines, a conduit Manille à rechercher de nouveaux débouchés pour ses produits de base (notamment le sucre). L’établissement de relations avec la Chine (juin 1975), puis avec l’U.R.S.S. (mai 1976) s’est inspiré de préoccupations commerciales au moins autant que du désir de mettre fin à des situations artificielles. Le retrait américain du Vietnam et la détente mondiale rendaient en outre impérative l’ouverture d’un dialogue avec l’autre camp.

Les relations avec les États-Unis sont devenues moins étroites et ont perdu le caractère «privilégié» ou «spécial» qu’elles avaient longtemps conservé. Mais les tensions qui s’y manifestent parfois restent superficielles, car la convergence des intérêts reste grande. La fin des accords Laurel-Langley n’a pas découragé les investissements américains qui sont toujours les plus importants, devançant de loin ceux du Japon. La présence commerciale américaine, si elle a été réduite, n’en demeure pas moins forte. Les investissements japonais et européens prennent toutefois une importance croissante.

Les pressions de l’administration Carter dans le domaine des droits de l’homme ont alourdi parfois l’atmosphère entre Washington et Manille, mais elles ont permis au président Marcos de faire jouer à son profit les réflexes nationalistes de la population.

Marcos a entendu démontrer qu’il ne se soumettrait à aucune pression étrangère. Tout en désirant conserver avec les États-Unis des relations cordiales assurant à son pays la continuation d’une aide économique et militaire, celle des investissements privés et d’une association militaire utile, il a cherché à modifier fondamentalement le régime des cinq bases américaines qui subsistaient sur le sol philippin. Après plusieurs années de discussions sur les diverses formules à envisager, la négociation, reprise le 22 septembre 1977, a abouti à un nouveau traité, signé le 31 décembre 1978, qui a dans l’ensemble donné satisfaction aux principales revendications philippines: les États-Unis pourraient continuer à utiliser les bases, mais la surface de celles-ci subirait des réductions importantes (les terrains rétrocédés par Washington seraient en partie transformés en zones industrielles). La souveraineté philippine était reconnue sur les bases, qui seraient donc sous drapeau et sous commandement philippins. Les États-Unis conservaient néanmoins le plein contrôle opérationnel sur les forces stationnées dans ces bases (dont les principales sont la base aérienne de Clark Field, à Angeles, et la base navale de Subic, à Zambales), qu’ils s’engageaient seulement à ne pas utiliser pour des opérations d’agression.

Le problème était de savoir quel serait le statut de ces bases après 1984, date d’expiration du bail de vingt-cinq ans conclu en 1959. Un accord signé le 1er juin 1983 a prévu que les États-Unis continueraient d’utiliser les bases jusqu’en 1989, en échange d’une aide économique et militaire de 900 millions de dollars. L’intérêt de Washington à la stabilité du gouvernement de Manille et au maintien de cette position stratégique reste une donnée permanente de la situation philippine.

Vingt ans de gouvernement Marcos auront donc profondément marqué la vie politique, sociale et économique des Philippines. Si les principaux problèmes extérieurs ont été surmontés – celui de la dépendance commerciale commune à tant de pays du Tiers Monde excepté –, les problèmes intérieurs, en revanche, tout en changeant de caractère, sont probablement plus graves que ceux que la loi martiale avait cherché à résoudre.

7. Changement d’ère

Les deux dernières années du règne de Marcos sont marquées par un désenchantement croissant. Les rumeurs les plus folles sur son état de santé contribuent à affaiblir son autorité et à ruiner son crédit auprès de ses compatriotes, révoltés de surcroît par le martyre de Benigno Aquino. Les manifestations de rue se multiplient, rassemblant des centaines de milliers de personnes à la moindre occasion. En octobre 1984, les conclusions de la commission Agrava, chargée de faire la lumière sur l’assassinat de son rival, ne font qu’alourdir l’atmosphère. La confusion est telle que le groupe se scinde en deux à la suite de divergences sur le degré de responsabilité des militaires incriminés dans cette affaire. Certains d’entre eux sont très proches du président, comme le général Ver, chef d’état-major des forces armées. L’année suivante, l’acquittement des inculpés – vingt-cinq militaires et un civil – donnera l’impression que ce procès n’était qu’une parodie de justice. Les manœuvres de Marcos pour promouvoir une image de son régime conforme aux canons de la démocratie «à l’américaine», avec son respect apparent de la légalité, ont cessé de faire illusion et vont se retourner contre lui.

À la surprise générale, il annonce la tenue d’une élection présidentielle anticipée, fixée au 7 février 1986, sans doute pour prendre de court une opposition qui a bien du mal à s’unir. C’est qu’il a également rendu son régime extrêmement vulnérable face à l’opinion publique internationale par des emprunts sans limites à l’étranger et qu’il espère se refaire une virginité pour négocier en meilleure position, avec le F.M.I. notamment. Auparavant, il a pris soin de promulguer un code électoral assez tendancieux, favorable au parti gouvernemental. Il a également placé des partisans à la commission électorale Comelec, en principe impartiale.

La révolution «morale» de février 1986

La campagne de l’opposition commence de manière léthargique, avec les habituelles gesticulations des politiciens d’appareil, comme Salvador Laurel, chef du parti Unido, qui n’est guère plus qu’une vague coalition de potentats locaux. Elle s’anime dès que Corazon (Cory) Aquino, veuve du sénateur assassiné, accepte, non sans hésitations, d’être le candidat numéro un de l’opposition. Peu à peu, tous les autres postulants se démettent en sa faveur. Même Laurel finit par accepter de figurer en deuxième position sur la liste conduite par Cory Aquino. Bénéficiant du soutien actif de l’Église, très puissante dans l’archipel où 85 p. 100 de la population est catholique, la personnalité de Cory, perçue comme un symbole de la morale publique, ne va pas tarder à déclencher l’enthousiasme des foules, surtout dans la classe moyenne à Manille. D’abord bénéficiaire des faveurs de Marcos dans les premières années de la loi martiale, celle-ci est très déçue par le régime en place. Elle a été directement touchée par la récession à partir de 1980 et a été témoin du gâchis provoqué par les dépenses somptuaires des parents et amis du président philippin.

Au cours des journées qui suivent l’élection, les événements vont se précipiter dans un climat de contestation de plus en plus intense. Aux premiers résultats, il semble que Cory Aquino soit bien placée en dépit des manipulations évidentes des agents de la Comelec chargés d’effectuer le décompte des voix. L’opposition a mis en place sa propre structure de contrôle, le Namfrel, Mouvement national pour des élections libres et honnêtes, dont l’animation est confiée à des militants de base, essentiellement des enseignants et des religieuses. Bientôt l’ampleur de la fraude est telle qu’au cours de la troisième nuit de dépouillement du scrutin vingt-neuf opératrices quittent le centre public de tabulation de la Comelec et huit en font autant le lendemain. Elles déclarent que les chiffres sur les tableaux de pointage, plaçant Marcos en tête, ne correspondent pas aux chiffres qui apparaissent sur les imprimantes. Tout cela se passe sous les yeux des journalistes étrangers qui ont accouru pour la circonstance et contribue à exaspérer la population au point de créer un climat d’insurrection.

Cory Aquino, elle-même, choisit de défier le gouvernement. Elle opte pour «la désobéissance civile active et non violente», après qu’une assemblée nationale complaisante eut proclamé vainqueur son adversaire, le 15 février. Le 16 février, elle appelle au boycottage des banques, des journaux et des produits associés au nom de Marcos. Le 21 février survient un événement inattendu: le général Ver fait arrêter une poignée de militaires. C’est le signe qu’il a découvert le plan du Mouvement de réforme des forces armées (R.A.M.) qui visait à renverser le président Marcos pour lui substituer une junte dirigée par le ministre de la Défense, Juan Ponce Enrile. À ses côtés, en effet, quelques jeunes officiers formés sur le terrain se sont rassemblés en une confrérie pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail, le maintien au-delà de la limite d’âge de généraux en surnombre et l’intrusion au sein de l’armée de «comparses politiques» qui l’ont transformée en force de sécurité privée au service de Marcos et de sa famille. Ils veulent une armée professionnelle capable de lutter efficacement contre les guérillas communiste et musulmane. Initialement programmé pour Noël de 1985 et provisoirement gelé pour cause d’élections-surprises, le coup d’État qu’ils préparaient sera finalement devancé par les événements et récupéré par le mouvement populaire. Ainsi une alliance objective va-t-elle s’instaurer entre ces mutins en puissance, la foule des mécontents réunis sous la bannière jaune de celle qu’ils appellent la «Dame de cœur», une armée de militants des droits de l’homme, de curés et de religieuses chargés de canaliser cette insurrection pacifique.

En quatre jours, le rapport de forces va se renverser au profit des partisans du changement, auxquels vont se rallier rapidement les militaires loyalistes, incapables de tirer sur une foule compacte constituant le parlement de la rue. Le 25 février, Marcos, lâché par ses alliés américains et le gros de ses troupes, est obligé de prendre la fuite, non sans avoir prêté serment comme président de la République dans la solitude de son palais. Dans le même temps, son adversaire est proclamé septième président des Philippines par la Commission de contrôle des élections dans un club privé de la capitale. Ainsi s’achève le règne trop long de Marcos, par un soulèvement pacifique qui n’aura fait en quatre jours que quatre morts et moins d’une dizaine de blessés, ce qui déjà constitue un miracle dans ce pays considéré comme un des hauts lieux de la violence politique dans le monde.

Ferdinand Marcos mourra en exil à Hawaii en 1989.

Le défi politique

Très vite cependant l’euphorie de la victoire cédera la place à un réel malaise provoqué par les difficultés de toutes sortes. Le 26 février, Cory Aquino forme son premier cabinet, où se côtoient des personnages aussi peu enclins à s’entendre qu’Enrile, qui retrouve son portefeuille de la Défense, et Joker Arroyo, avocat très marqué à gauche, qui devient secrétaire exécutif, c’est-à-dire le véritable bras droit de la présidente. On y trouve également des représentants des milieux d’affaires comme Jaime Ongpin, ministre des Finances, et José Concepcion, ministre du Commerce et de l’Industrie. Décidés à mettre un terme à la débâcle économique provoquée par le clan Marcos, ils ont joué un rôle très actif au sein du Makati Business Club en faveur de l’opposition. Enfin, Salvador Laurel devient Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, et le général Fidel Ramos chef d’état-major des forces armées pour prix de son ralliement à la cause du peuple.

Comme on pouvait s’y attendre, une des premières mesures prises par la nouvelle présidente au printemps de 1986 sera le rétablissement des libertés démocratiques et de l’habeas corpus. Elle fera également libérer la plupart des prisonniers politiques – plus de cinq cents – parmi lesquels se trouvent d’importants responsables communistes. Pour la fragile coalition au pouvoir, c’est là une première cause de frictions.

Mais la question la plus délicate à régler est celle des institutions et de la légitimité. Le 25 mars, Cory Aquino, qui qualifie son cabinet de «gouvernement provisoire», abroge la Constitution de 1973 en vertu de laquelle elle a été élue. Elle dissout l’Assemblée nationale dont le maintien aurait fait d’elle l’otage d’une majorité parlementaire, issue du régime précédent, qu’Enrile a tôt fait de reprendre en main. Celui-ci apparaît ainsi très vite comme un allié ambigu et dangereux. Elle promulgue une Constitution provisoire «révolutionnaire de la liberté» qui lui confère de vastes pouvoirs et qui annonce l’élaboration par une commission spéciale d’une nouvelle Constitution. Le projet qui en résulte rétablit le système bicaméral de type américain en usage après l’indépendance. Il est soumis à référendum le 2 février 1987. Adoptée avec près de 77 p. 100 des suffrages, la nouvelle Constitution confirme la légitimité du pouvoir de Cory Aquino et lui permet, en fixant son mandat à six ans, d’assumer ses fonctions jusqu’en 1992. Elle dispose ainsi de délais suffisants pour mener à bien ses réformes.

Cependant, la bataille constitutionnelle a révélé les divergences profondes qui minent le gouvernement. Enrile et Laurel, prétendant chacun au trône occupé par Cory Aquino, se sont publiquement prononcés pour une solution différente de celle qui a prévalu en réclamant que fussent organisées rapidement une nouvelle élection présidentielle. Après avoir quitté le gouvernement, Enrile fera campagne pour le non.

L’étape suivante de ce processus de réhabilitation politique s’ouvre le 11 mai 1987 avec les élections au Sénat (24 sièges à pourvoir) et à la Chambre des représentants (200 sièges). Les partisans d’Aquino enlèvent 22 sièges à la Chambre haute et une majorité des deux tiers à la Chambre basse. La consolidation du régime Aquino se poursuit avec les élections locales du 18 janvier 1988. Il s’agit alors d’élire 16 113 responsables au niveau des provinces et des municipalités. Les promoteurs de la démocratie dans l’archipel notent avec satisfaction la relativement bonne tenue de ces élections, si l’on s’en tient aux critères habituels, avec un taux de participation d’environ 80 p. 100. Comparées à celles de 1971, à l’occasion desquelles 905 personnes avaient trouvé la mort, elles sont moins violentes, avec une centaine de morts. Il a quand même fallu reporter le scrutin dans 11 provinces sur 73 et 5 des 60 villes concernées. Ces élections, avec leur atmosphère carnavalesque, ont montré à quel point la vie politique locale reste marquée par un réseau de relations familiales et un clientélisme qui rendent plus décourageante encore la tâche du gouvernement.

À cette occasion, le paysage politique philippin s’est transformé avec le recentrage opéré autour du Parti libéral mené par Jovito Salonga, un homme politique de la vieille école devenu président du Sénat. Bien qu’associée à part entière à la majorité présidentielle, cette formation attire à elle un bon nombre de personnalités issues des autres partis, en particulier de l’Unido. Elle compte parmi ses membres le tiers du Sénat ainsi que 42 représentants de la Chambre basse. Quelque temps plus tard, en septembre 1988, les partisans avérés de Cory Aquino se regroupent au sein du Laban Ng Demokratikong Pilipino ou L.D.P. (Lutte pour la démocratie philippine). En août de la même année, les forces d’opposition de droite, quant à elles, se rassemblent autour du viceprésident Laurel, de plus en plus critique, et du sénateur Enrile, sous l’appellation U.N.A. (Union for National Action).

Pour boucler le processus de restauration démocratique, il ne restait plus qu’à organiser l’élection des responsables des quelque 40 000 communautés villageoises (Barangays) qui forment la base du système politique philippin. Cette disposition fut pourtant reportée pour des raisons de sécurité. La présidence, soutenue par le Congrès, a invoqué la menace que fait peser la Nouvelle Armée du peuple (N.P.A.) communiste. Celle-ci aurait infiltré 8 500 Barangays. Lors des élections locales, elle aurait délivré, contre l’équivalent de 5 000 francs pièce, des «sauf-conduits» à quelque 15 000 candidats (sur 150 000) avant de leur permettre de faire campagne dans les zones qu’elle contrôle. Selon des sources militaires, la guérilla communiste aurait été à l’origine de la moitié des assassinats perpétrés à cette occasion.

D’épineux problèmes de sécurité

Le danger communiste

Les communistes ont été complètement pris au dépourvu par le succès des modérés et la popularité de Cory Aquino. Ils ont été privés de l’épouvantail commode que constituait le régime autoritaire de Marcos et ont admis l’échec de leur incitation à boycotter les élections de février 1986. Cette erreur leur interdit de prétendre avoir joué le moindre rôle dans le renversement de Marcos. Dans un premier temps, ils ont opéré un virage important. Les éléments favorables à la négociation proposée par le gouvernement ont pris le pas sur les durs à la suite d’un débat houleux. Désireux de tirer profit des espaces de liberté créés par le retour à la démocratie, ils ont cherché à regrouper leurs forces, à rompre leur isolement et à reprendre l’initiative politique. Ils ont pris conscience que, pour séduire une population avide de paix et de dialogue, il leur fallait d’abord faire patte de velours avant de mettre en évidence, en cas d’échec de la négociation, la responsabilité du gouvernement et des militaires. Un cessez-le-feu conclu pour soixante jours, à partir du 10 décembre 1986, a permis de réaliser dans le calme le référendum constitutionnel du 2 février. Le plébiscite en faveur de Cory Aquino a isolé encore plus les communistes, et la trêve n’a pas été reconduite, compte tenu également de l’hostilité des militaires.

La lutte reprend après le massacre dans la capitale de dix-sept paysans venus manifester en faveur de la réforme agraire avec dix mille camarades, le 22 janvier 1987. La N.P.A. va opérer une fuite en avant et intensifier ses attaques. Elle fait donner ses équipes de liquidation. Elle s’en prend même, en octobre, à des citoyens américains au voisinage de la base aérienne de Clark, faisant trois morts.

Auparavant, le 2 août 1987, Jaime Ferrer, le ministre résolument anticommuniste des Collectivités locales, est assassiné. C’est la première fois qu’un membre du gouvernement est directement visé. L’armée n’est pas en reste et reprend l’initiative. Ainsi, le 29 mars 1988, elle réalise un beau coup de filet en arrêtant plusieurs chefs militaires et politiques du Parti communiste, le C.P.P. Les bandes informatiques saisies à cette occasion vont renseigner utilement le gouvernement sur l’état d’esprit des révolutionnaires et leur organisation. Ces documents font apparaître la complexité de la structure financière montée par le mouvement communiste, avec ses comptes bancaires, son patrimoine d’actions et son réseau de correspondants répartis à travers le monde. Surtout, elles confirment l’ampleur de son influence dans les différents secteurs de la société, essentiellement l’Église et les organisations qui s’y rattachent, la presse et l’administration locale. Le parti contrôlerait la moitié au moins des syndicats philippins. Cependant, l’insurrection a atteint un seuil qu’il lui est difficile de franchir, avec plus de 20 000 combattants réguliers ou occasionnels dotés de 7 296 fusils d’assaut, si l’on en croit ces documents. Elle a beaucoup de mal à s’approvisionner en armes à l’étranger et à faire de nouvelles recrues. Son audience auprès des classes moyennes et du milieu étudiant baisse, ce qui tend à souligner la relative efficacité des mesures prises par le gouvernement Aquino.

Le problème de l’armée

Une de ces mesures est particulièrement controversée. Il s’agit de la mise en place de milices privées entraînées par l’armée et placées sous l’autorité des notables locaux. Chargées de liquider les communistes et leurs agents d’influence dans les campagnes, elles commettent de nombreux abus dénoncés par les organisations humanitaires. Le bilan des droits de l’homme, un des grands thèmes de la lutte contre Marcos, est plutôt sombre, ce qui est un comble pour le régime démocratique de Cory Aquino. D’après les déclarations faites à la fin de novembre 1988 par sœur Mariani Dimaranan, responsable de l’association Task Force Detainee, 506 personnes auraient été sommairement exécutées, 149 enlevées, 159 tuées au cours de massacres collectifs aux Philippines depuis l’accession au pouvoir de Cory Aquino. Son rapport précise que 11 300 Philippins ont été arrêtés ou sont détenus pour des raisons politiques au cours de la même période. Il souligne qu’aucun militaire, aucun responsable politique suspecté de meurtre de militants progressistes ou supposés tels n’a été arrêté depuis la chute de Marcos.

L’attitude de l’armée conditionne, en effet, l’avenir de la démocratie dans l’archipel. Sans son ralliement, la révolution pacifique de Cory Aquino n’aurait certainement pas abouti. Cependant, très compromise avec l’ancien régime, l’armée n’a pas encore réussi à convaincre la population de sa volonté de changer et de son adhésion pleine et entière aux valeurs qui fondent une véritable démocratie. Étourdis par leur victoire et persuadés que la nation leur devait une reconnaissance éternelle, les jeunes officiers anticommunistes du R.A.M. se sont lancés à plusieurs reprises dans des tentatives de coup d’État, chacune intervenant comme un coup de semonce pour le régime. L’une d’elles s’est soldée, le 28 août 1987, par plus de cinquante morts et un remaniement ministériel en profondeur. La présidente s’est alors séparée de Joker Arroyo, son secrétaire exécutif, jugé trop encombrant. Les mutins reprochaient à Cory Aquino sa complaisance vis-à-vis de la gauche et sa «mollesse» face à la menace communiste. Elle semblait croire en effet que, pour ramener au bercail la majorité des insurgés de la N.P.A., un bon programme de réhabilitation devait suffire. Seuls 10 p. 100 d’entre eux étaient, de son point de vue, des militants convaincus, les autres n’étant que des éléments égarés par la misère et le désespoir.

Depuis ces événements, le général Fidel Ramos, devenu ministre de la Défense en janvier 1988, joue la carte de la loyauté et tente de reprendre l’armée en main. Il présente également l’avantage d’être très apprécié des Américains. Bien qu’il ait procédé à une augmentation de 60 p. 100 de leur maigre solde et qu’il ait encouragé la mise à la retraite de plusieurs dizaines de généraux trop âgés, cela n’a pas suffi à remonter le moral des troupes qui s’estiment trop mal équipées pour remplir efficacement leur mission sur le terrain. C’est pourquoi la présidente a proposé que 10 p. 100 du budget de 1989 soient consacrés à la Défense, ce qui constitue une augmentation de 43 p. 100 par rapport à l’année précédente. Les critiques de Cory Aquino ainsi que ses partisans déçus font remarquer qu’elle est désormais l’otage de l’armée.

D’ailleurs, une sixième tentative de coup d’État, la plus dangereuse depuis l’accession au pouvoir de Cory Aquino, secoue le pays du 1er au 9 décembre 1989, faisant cent dix-neuf morts et près de cinq cents blessés.

Les rébellions locales

D’autres problèmes de sécurité attendaient Cory Aquino à son arrivée au pouvoir. Si elle n’a pas eu trop de difficulté à réduire la rébellion tribale conduite par le père Balweg, dans la Cordillère centrale, en accordant un certain degré d’autonomie à cette région assez isolée au nord de Luçon, la question musulmane, qui agite le sud de l’archipel, est plus délicate à régler. Divisés en factions rivales attachées à la spécificité de leur implantation locale, les insurgés musulmans réclament désormais, sinon l’indépendance, au moins une autonomie pleine et entière pour vingt-trois provinces, avec pouvoirs de police, de justice et le droit de lever l’impôt. Le gouvernement central, qui a organisé en janvier 1987 une rencontre entre la présidente et le principal chef de la guérilla musulmane, Nur Misuari, dans son fief de Sulu, n’est disposé à accorder une autonomie relative qu’à treize provinces, après référendum. Il doit tenir compte de l’hostilité des chrétiens installés en grand nombre à Mindanao, considérée comme l’Eldorado de l’archipel livré aux opérations des multinationales de l’agro-alimentaire. Chrétiens et musulmans sont d’accord sur un point. Le gouvernement central devrait allouer à la grande île du Sud bien plus que 7 p. 100 du budget de la nation, alors que Manille draine la plus grande partie de ses ressources considérables. À terme, la sécession pourrait bien ne pas être le fait que des seuls musulmans.

Un arrière-plan socio-économique difficile

Ces graves questions de sécurité, qui mobilisent une bonne part de l’énergie des responsables philippins, ne sont pas seulement liées au morcellement géographique mais aussi à un contexte socio-économique assez délicat à aborder. La pauvreté absolue, qui ne permet pas la satisfaction des besoins élémentaires, le chômage et le sous-emploi sont toujours endémiques. Avec un taux de croissance démographique proche de 3 p. 100 par an pour 65 millions d’habitants, cette situation ne peut qu’empirer. Selon la Banque mondiale, elle est déjà plus grave que dans les autres pays membres de l’A.S.E.A.N. Une politique rigoureuse de contrôle des naissances s’impose mais paraît difficile à concevoir de la part d’un régime qui dépend à ce point du soutien de l’Église. Pourtant les autorités reconnaissent que 2,5 millions d’enfants se trouvent dans une situation désespérée, qu’ils soient abandonnés, maltraités ou handicapés.

Une des causes essentielles de la pauvreté tient à la structure de la propriété foncière. D’après un recensement effectué à la fin des années 1970, 10 p. 100 des Philippins possédaient 90 p. 100 des sols. Ce déséquilibre pousse un nombre croissant de paysans sans terre ou sans travail à émigrer vers les grands centres urbains où rien n’est prévu pour les accueillir. Le grand Manille absorbe déjà un septième de la population philippine. Pour tenter de résoudre ce problème, Cory Aquino a signé le 10 juin 1988 une loi portant sur la réforme agraire, réclamée avec insistance par l’Église et la gauche. Elle affectera près de 30 millions de personnes. 70 p. 100 de la population dépend de près ou de loin du secteur agricole. Après d’âpres discussions au Congrès, opposant un Sénat de composition plutôt «urbaine et réformiste» à une Chambre des représentants où la classe des propriétaires fonciers siège en force, un compromis a été adopté. Un fermier ne pourra détenir dorénavant que 5 hectares plus trois autres «par enfant héritier travailleur». Personne ne possédera plus de 50 hectares, la réduction finale se faisant sur les six années suivantes. S’il satisfait le gouvernement qui y voit un moyen de couper l’herbe sous le pied de l’insurrection communiste, le projet «revu et corrigé» a été froidement accueilli, par la gauche en particulier. Elle le juge trop modéré et a dénoncé les nombreuses échappatoires qui permettent aux grands propriétaires de se dérober. Beaucoup ont en effet mis à profit les dix mois de préparation de cette loi pour diversifier leurs titres de propriété.

D’autres observateurs s’inquiètent du coût de l’opération. Entre 10 et 15 milliards de dollars, avec une compensation pour les propriétaires supérieure de 48 p. 100 aux prévisions initiales, que la Banque mondiale considérait déjà comme trop élevées.

Il est vrai que le budget est passablement entamé par le remboursement de la dette évaluée à près de 25 milliards de dollars. 44 p. 100 des dépenses prévues pour 1989 sont affectées à ce poste. C’est pourquoi un certain nombre de voix se sont élevées au Congrès pour proposer que le service de la dette soit plafonné à 10 ou 15 p. 100 des recettes d’exportation. D’autres font valoir que, si une telle décision était prise, elle entraînerait certainement des mesures de rétorsion et ruinerait le crédit des Philippines à l’étranger. Le gouvernement compte trop sur l’aide étrangère, essentiellement américaine et japonaise, pour l’envisager sans réticences. On parle de plus en plus à Manille d’un mini-plan Marshall, de 5 à 10 milliards de dollars, destiné à remettre l’économie à flot. Cependant, d’aucuns font remarquer que l’aide étrangère déjà acquise – près de 2 milliards de dollars – a bien du mal à irriguer les projets auxquels elle est destinée, du fait des pesanteurs administratives.

Quoi qu’il en soit, l’accord signé le 17 octobre 1988, fixant la compensation versée par les États-Unis à Manille pour l’utilisation de leurs bases de Clark et de Subic Bay jusqu’en 1991, rapporte 481 millions de dollars par an, ce qui représente un loyer sensiblement plus élevé que les 180 millions de dollars par an qu’ils payaient jusque-là. Le bail qui liait les deux parties arrive à échéance en 1991 et, la base de Clark étant rendue aux Philippines, un nouveau bail est négocié pour dix ans d’occupation de la base navale de Subic Bay. Selon la nouvelle Constitution philippine, le maintien de la présence américaine nécessite un traité qui doit être approuvé par les deux tiers du Sénat. Une polémique s’est engagée sur cette question, alimentée par la montée du nationalisme dans le pays. Pourtant, selon un sondage commandité par le gouvernement en septembre 1988, 80 p. 100 des Philippins sont favorables au maintien de la présence américaine dans l’archipel. D’après une étude réalisée à peu près à la même époque, il apparaît que la somme des dépenses liées aux bases et de l’aide de Washington représente plus de 5 p. 100 du P.N.B. philippin. Le Sénat philippin rejette l’accord et, le 30 septembre 1992, la base de Subic Bay est remise aux autorités philippines.

Cette dépendance des Philippines vis-à-vis de leur ancienne puissance de tutelle et de ses alliés ne l’empêche pas de pratiquer une politique extérieure d’ouverture sur les autres pays, communistes en particulier. La visite, à la fin de décembre 1988, du ministre soviétique des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze, est venue rappeler cette option à point nommé.

Pour alléger les contraintes financières qui entravent son action, le gouvernement philippin ne ménage pas ses efforts pour tenter de récupérer tout ou partie des fonds publics détournés par Marcos et ses amis à des fins personnelles, soit quelque 10 milliards de dollars d’après certaines estimations. Cela ne l’a pas empêché de décliner l’offre de l’ancien président qui proposait de lui verser 5 milliards de dollars afin de l’autoriser à rentrer dans son pays natal.

Le bilan de Cory Aquino ne peut être considéré comme négatif. Malgré l’endettement et une sous-capitalisation chronique, son équipe, composée d’hommes d’affaires aguerris et non plus de technocrates comme au temps de Marcos, a réussi la relance. Les investissements privés aux Philippines ont atteint en 1988 un record historique de 665 millions de dollars (+ 70 p. 100 par rapport à 1987), dont 145 millions (+ 100 p. 100) venant de l’étranger. La croissance a atteint 7 p. 100, un chiffre qui contraste avec les reculs en valeur absolue enregistrés à la fin de l’ère Marcos.

Sur le plan social également, le climat s’améliore: en 1988, on a enregistré deux fois moins de grèves que l’année précédente.

Le 11 mai 1992, les Philippins élisent le successeur de Cory Aquino qui ne se représente pas. C’est le dauphin qu’elle a désigné qui l’emporte, le général Fidel Ramos.

8. L’évolution de la littérature philippine

Formes primitives

Les premières manifestations de la littérature philippine sont des réactions émotionnelles très élémentaires à des expériences individuelles et collectives. Vers rituels, poèmes lyriques, drames, épopées doivent leur vigueur toute primitive à leur forme fruste, leurs effets lyriques à la spontanéité et à la simplicité de l’expression, et leur réalisme à une relation intime avec le milieu, les phénomènes naturels et les événements de tous les jours. Les premiers habitants des îles vivent sans crainte dans un monde que des choses inintelligibles et inexplicables rendent dangereux et mystérieux, comme l’expriment les paroles de ce tikam , ou chant de bataille: Tous nos ancêtres / Ont défié le terrifiant tonnerre / N’ont jamais cessé leur lutte / Leur vie est une gageure / Et leur énergie / Aussi nous, leurs fils / Nous pouvons vivre sans orages.

Cette lutte contre les éléments est accompagnée d’esprit de sacrifice et de la volonté commune d’aboutir à un avenir meilleur, témoin ce chant de rameurs: Allons, ramons, ne nous ménageons pas / Apprenons à souffrir toutes les fatigues / Si loin que soit la place que nous voulons atteindre / Elle vaut mieux que toute place pour laquelle il ne faut pas voyager.

Ces épopées allient des qualités littéraires propres à des influences culturelles asiatiques et arabes; elles cristallisent les expressions du monothéisme philippin et du panthéisme animiste, des organisations tribales et politiques, des us et coutumes et des traditions, des rites et des célébrations, ainsi que des aspirations à une vie libre gouvernée par la justice et le droit.

Sous la coupe de l’Espagne

Avec la conquête espagnole en 1571 et l’établissement du christianisme, l’expression indigène non seulement a interrompu son développement artistique, mais elle est remplacée systématiquement par l’interprétation chrétienne de la vie. Son lyrisme et sa vitalité qui lui venaient d’expériences élémentaires ont été viciés par le moralisme, le didactisme et l’abstraction de cette religion occidentale. Le pasyon et le cenaculo étaient adaptés des autos sacramentales et des mystères, miracles et moralités. Les romances métriques ont donné la forme et les matériaux pour l’awit et le korido , copiés des versions européennes dans la langue indigène, et la comedia , adaptation de la comedia de capa y espada . L’amour des Philippins pour le spectacle engagé était entretenu par le moro -moro , type de mélodrame traitant du conflit entre l’islam et le christianisme, dans une langue emphatique, avec des costumes pittoresques et une mise en scène destinée à émouvoir le public. La zarzuela , sorte de revue qui fit son apparition vers 1868, servit de modèle au drame de contestation.

En dépit d’un milieu culturel étriqué et malgré des conditions politiques, économiques et sociales qui les opprimaient, les poètes philippins continuèrent d’écrire, s’inspirant à la fois d’éléments indigènes et étrangers pour créer des poèmes, aussi bien en tagalog qu’en iloko, cebuano, hiligaynon, bikol, pampango et autres langues vernaculaires, mais non en espagnol qui n’était guère enseigné. La poésie originelle, tagalog en particulier, continuait à s’inspirer de l’expérience de forces élémentaires; la poésie plus compliquée, de la langue concise des énigmes (sawikain ); la concentration raffinée et poétique s’obtenait par l’emploi habile des fragments de vers (dalit ); pour les correspondances métaphoriques, on recourait au talinhaga ; le tanaga , lui, servait à percevoir et à réconcilier des matériaux divers à travers les complexités paradoxales et les raccourcis symboliques.

Les éléments espagnols ne faisaient que renforcer la poésie tagalog, qu’il s’agisse de la langue, de la rime, de la variété métrique, des effets d’assonance et d’allitération, des césures stratégiques ou des modèles de stances bien équilibrées. Florente at Laura (1838), de Francisco Baltazár, fait une place aussi bien à la tradition qu’aux influences extérieures dans la meilleure langue tagalog en utilisant le genre awit . Bien que le poème soit inspiré par les souffrances personnelles de l’auteur et son injuste emprisonnement, ce n’est pas uniquement une allégorie de la condition philippine. Le poème et l’expérience politique de Baltazár pourraient bien avoir joué un rôle dans la révolte des nationalistes et leur lutte révolutionnaire.

Imbu des idées de la Révolution française et du libéralisme européen, animé par l’amour de la liberté, inné chez les Philippins, le mouvement de réforme lancé par quelques esprits éclairés de la classe moyenne avec la publication de Diariong Tagalog , en 1882, fut à l’origine d’une littérature contestataire, surtout de langue espagnole, qui contribua à la formation d’une conscience sociale et de l’unité nationale. Dans la tradition du réalisme européen, l’ouvrage de José Rizal y Alonso, Noli me tangere (Gand, 1887), exposait le «cancer social» et le posait «sur les marches du temple, pour que les fidèles, ayant invoqué leur dieu, proposent chacun un remède». Les écrivains chantaient les beautés naturelles de leur pays, exaltaient les qualités ethniques de leur peuple et découvraient la culture indigène. De leur exil volontaire dans les villes européennes, les patriotes-propagandistes attaquaient les ecclésiastiques, le gouvernement colonial et autres autorités responsables de la décadence morale des Philippins. La révolution qui éclata le 23 août 1896 eut pour leader Andres Bonifacio, un plébéien instruit des choses de la Révolution française, qui avait lu le Noli me tangere et El Filibusterismo (Berlin, 1891) de Rizal, Les Misérables de Victor Hugo, Le Juif errant d’Eugène Sue, et qui, de plus, connaissait la vie des présidents américains et avait étudié le droit civil et international.

Les subtilités des réformateurs intellectuels firent alors place à la fougue des révolutionnaires qui, ouvertement, réclamaient l’indépendance et rejetaient l’autorité de l’Espagne. Au temps de la première République philippine (1898-1900), la liberté inspira des poèmes lyriques en espagnol, mêlant des influences européennes, surtout celle des mystiques espagnols, à l’expérience philippine. Ce lyrisme passionné fut plus ou moins jugulé par la discipline américaine après que le pays eut été cédé par l’Espagne aux États-Unis lors du traité de Paris, à la suite de la défaite de l’armée révolutionnaire dans la guerre philippino-américaine. Ce ne fut pas seulement la propagation officielle de l’anglais, mais surtout le changement de culture sous l’influence américaine qui anéantit le développement de la littérature philippine de langue espagnole.

Tout en apprenant l’anglais, les auteurs philippins du début du siècle écrivaient dans la langue vernaculaire. Sous l’influence de Fourier, de Marx et Engels, de Balzac, de Zola et de la génération d’expression espagnole de 1896, ils dénonçaient la corruption, l’exploitation et les autres maux engendrés par le capitalisme, et donnèrent naissance au syndicalisme; ils exaltaient de façon convaincante, et avec une efficacité puisée dans l’injuste privation d’une liberté chèrement acquise, la notion d’indépendance et le patriotisme, et ils remettaient en question les autres problèmes posés par les relations philippino-américaines. Mais à mesure que les Philippins acceptaient l’autorité américaine et coopéraient au progrès national, le fait d’écrire en langue vernaculaire devint une attitude d’évasion romantique et sentimentale, tandis que les thèmes stéréotypés et la peinture de situations courantes assuraient à ces écrits un grand succès auprès des masses, qui trouvaient ces histoires à leur goût et très adaptées à leurs réalités sociales inchangées.

Entre 1920 et 1930, les ouvrages écrits en anglais atteignirent une vraie maturité artistique. La nouvelle avait renoncé à la couleur locale, inspirée à la fois par le régionalisme américain et par les contes de Guy de Maupassant et de O. Henry (William Sydney Porter), et recherchait plutôt l’unité d’impression et d’effet d’Edgar Poe, le style romanesque de Flaubert, le style évocateur de Tchekhov, l’objectivité d’Hemingway et les complexités psychologiques de Sherwood Anderson. Elle visait à promouvoir un moyen d’expression, occidental dans sa forme, mais philippin par le sujet, le style, le sens profond. En révolte contre la tradition, les institutions et les conventions, des écrivains philippins, conduits par José García Villa, s’essayèrent à la liberté d’expression; ils choisirent la forme, le style, les matériaux aptes à traiter de thèmes universels; ils firent de l’art pour l’art.

Le rêve d’une littérature nationale

La mise en application du Commonwealth, en 1935, accordant une autonomie partielle préparatoire à l’indépendance, raviva chez les Philippins le rêve d’une littérature nationale. En même temps qu’on cherchait à instaurer un langage fondé sur l’une ou l’autre des langues philippines et qu’on discutait de l’avenir de la littérature en anglais, les écrivains prolétariens et nationalistes contestaient l’art pour l’art de García Villa. Les tendances prolétariennes de la littérature américaine avaient éveillé la conscience sociale, mais les Philippins voulaient surtout intégrer à leurs écrits, outre les conceptions économiques et sociales venant d’Europe, la dénonciation des injustices sociales liées tant au système agraire féodal qu’à l’exploitation capitaliste, ainsi que les problèmes nationaux. Ainsi Manuel E. Arguilla, dans le but de réconcilier l’art et l’engagement patriotique, après avoir été influencé par Flaubert, Hemingway et Anderson, redécouvre Rizal parce que ce dernier «offre un terrain si propice à la redécouverte de son pays natal» et laisse au lecteur la «conscience d’un peuple tissant l’étoffe du caractère national». La contribution d’Arguilla réside dans l’originalité avec laquelle il use de formes, de langues et de techniques étrangères, tout en parlant des Philippins avec authenticité. Ses contes prolétariens se refusent à être de la propagande parce que, entre sa pitié, parfois un peu ironique pour l’humanité, son engagement personnel et son détachement objectif, il y a une tension suffisante pour distinguer l’art de la vie.

Alors que la Seconde Guerre mondiale avait nui à cet effort de mettre l’art au service d’une littérature nationale et que la politique japonaise voulait «désaméricaniser» les Philippins et promouvoir la langue nationale, la haine envers l’occupant autant que l’absence de films hollywoodiens amenèrent la création d’un théâtre d’invention ingénieuse et d’un genre comique ridiculisant les Japonais. Écrivant en langue vernaculaire, les auteurs découvraient la nature et la vie rurale; ils célébraient les exploits des guérilleros et exprimaient l’attente de la libération dans des contes, des poèmes lyriques et des ballades. La littérature tagalog, n’ayant plus à satisfaire les lecteurs de magazines sans valeur littéraire, telles les publications d’avant guerre du groupe Shimbunsha, comme Pillars et Philippine Review , put enfin s’élever à un niveau artistique et raffiné.

Deux thèmes littéraires sont les sujets de prédilection des années 1940 et 1950: les expériences de la guerre et la réhabilitation du peuple, mais on commençait à percevoir un nouveau sentiment national après la reconnaissance de l’indépendance, le 4 août 1946. On discerne alors un retour à l’héritage philippin, au passé historique, une recherche d’identité, comme dans La Femme aux deux nombrils (The Woman Who Had Two Navels ) et dans Portrait de l’artiste en tant que Philippin (Portrait of the Artist as Filipino ), de Nick Joaquin. L’écrivain philippin ne se contentait plus d’idées, de formes et de modes venues d’Occident; conscient de son identité asiatique, il s’intéressait à présent à celles de l’Asie. Malgré la propagation officielle du philippin comme langue nationale, l’anglais continue à dominer sur le plan littéraire. Le nationalisme a intensifié la conscience sociale, mais les écrivains de la génération d’avant-guerre sont pour le statu quo: ils dépeignent sans ironie la situation d’une classe moyenne à l’ère capitaliste, dans une société traditionaliste à économie néo-coloniale. Les quelques écrits concernant les classes populaires, comme Une saison de grâce (A Season of Grace ) de N. V. M. Gonzalez, se bornent à dépeindre cette résignation à une condition sous-humaine, tandis que ceux qui peignent le mode d’existence des classes supérieures tentent de décrire l’ennui et le vide qui s’en dégagent, en dépit de la richesse et de la puissance.

Dans les années 1960, cependant, les écrivains qui ont grandi dans un climat d’indépendance critiquent les œuvres insipides et «neutralistes» d’inspiration nationaliste, mais indifférentes à l’aggravation des conditions socio-économiques et aux crises politiques d’une jeune république qui se cherche. En guise de protestation, ils se tournent vers les écrivains du «mouvement de réforme», de la révolution et du Commonwealth; ils contestent les critères médiocres des prix littéraires, ils se servent de la langue vernaculaire pour s’opposer à ceux qui écrivent en anglais, tels les jeunes romanciers de Courants dans le désert (Mga agos sa disyerto ). Ils utilisent une langue et des thèmes anticonformistes pour atteindre à une actualité vivante et découvrir les multiples perspectives d’une expérience subjective en réaction contre la corruption de l’humanité. Curieux de tous les courants littéraires qui remettent en cause les notions traditionnelles de temps et d’espace, ils se laissent séduire par le théâtre expérimental et la poésie d’avant-garde ainsi que par les nouveaux romans, d’où qu’ils viennent. Mais leurs regards se tournent de préférence vers la culture et la littérature françaises: des symbolistes aux existentialistes, des écrivains de l’alittérature aux derniers succès parisiens. L’œuvre des hommes de lettres philippins promet ainsi non seulement de susciter une littérature nationale mais aussi de devenir une littérature universelle.

Philippines
(rép. des) archipel et état d'Asie du Sud-Est situé entre l'Indonésie et Taiwan, bordé à l'ouest par la mer de Chine et à l'est par l'océan Pacifique; 300 000 km²; 60 684 880 hab. (croissance: plus de 2,5 % par an); cap. Manille. Les plus import. des 7 000 îles (dont moins de 1 000 sont habitées) sont Luçon et Mindanao. Nature de l'état.: rép. Langue off.: tagalog (pilipino). Monnaie: peso philippin. Religion: catholicisme (84 %), protestantisme (8 %), islam (4 %). Géogr. phys. et hum. - Les Philippines appartiennent à la "ceinture de feu" du Pacifique et sont bordées à l'E. d'une des fosses marines les plus profondes du monde (- 10 800 m). L'archipel, marqué par un volcanisme actif et d'importants séismes, compte 23 000 km de côtes. Le relief montagneux subit une violente érosion par des cours d'eau nombreux et courts. Les vallées et les rares plaines, aux sols volcaniques fertiles, concentrent la pop. Le climat est tropical humide, l'E. du pays étant toujours pluvieux. La forêt dense est en recul; la savane couvre 40 % du territ. La pop., d'origine malaise, compte quelques minorités ethniques (Négritos, Igorot, moro) et des étrangers (Chinois, Indonésiens, Européens). Elle a subi les influences esp. (90 % de catholiques) et amér. (40 % des hab. parlent l'anglais). La population et les villes (plus de 40 % des hab.) sont en croissance rapide. écon. - L'agriculture occupe plus de 40 % des actifs. 10 % des grands propriétaires possèdent 80 % des terres. Le défrichement accroît la surface agricole: riz et maïs 85 %; noix de coco, canne à sucre. Coprah, fruits, légumes, pêche, bois sont exportés. Les investissements japonais et américain ont soutenu une croissance industrielle rapide, notam. dans les zones franches de Manille. Les troubles intérieurs, l'instabilité politique, le surendettement, la corruption pèsent sur le pays. Hist. - Les Philippines appartinrent à divers empires maritimes, et notam. aux royaumes indo-malais de Crîvijaya et de Madjapalut (VIIe-XVIe s.). En 1521, Magellan découvrit l'archipel. En 1543, Villalobos lui donna son nom actuel en l'honneur de l'infant d'Espagne, le futur Philippe II. Quatre siècles de tutelle coloniale suivirent, marqués par la christianisation profonde du pays, jusque-là gagné à l'islam. Les nationalistes philippins profitèrent de la guerre hispano-américaine (1897), et de la défaite espagnole, pour proclamer une indépendance sans lendemain: les È.-U. annexèrent les Philippines en 1898, mais durent lutter contre le héros de l'indépendance, E. Aguinaldo, jusqu' en 1901. Peu à peu ils concédèrent des réformes, puis l'autonomie, dont le principe fut obtenu en 1916 par Manuel Quezón, qui devint en 1935 président d'un pays autonome. En déc. 1941, les Japonais conquirent l'archipel, chassant en 1942 MacArthur. Des maquis philippins s'organisèrent, probablement sous la direction des communistes; en oct. 1944, MacArthur revint et livra, jusqu'en avril 1945, une des plus dures batailles de la Seconde Guerre mondiale. En 1946, les Philippines accédèrent à l'indépendance, avec le libéral Roxas pour président. En contrepartie d'une importante aide, les È.-U. conservèrent dans le pays, jusqu'en 1992, les plus importantes installations militaires hors de leurs frontières. élu président en 1965, Ferdinand Marcos se maintint au pouvoir jusqu' en 1986. Il réalisa une réforme agraire mais gouverna de manière autoritaire; de 1972 à 1981, il proclama la loi martiale pour combattre la Nouvelle Armée du peuple (N.A.P.), maoïste, et le Front de libération nationale moro (F.L.N.M.), musulman. L'assassinat, en 1983, de l'opposant Benigno Aquino déclencha un mouvement populaire qui aboutit, malgré le soutien de R. Reagan, à l'exil de Marcos en fév. 1986 et à son remplacement par la veuve de B. Aquino, Corazon Aquino. Elle rétablit la démocratie; l'oligarchie terrienne, évincée par Marcos, a paralysé la réforme agraire. Corruption, clientélisme et népotisme fleurirent. Les guérilleros (N.A.P., F.L.N.M. et indépendantistes de Mindanao) n'ont pas rendu les armes. C. Aquino (1986-1992) s'est s'appuyée sur la fraction légaliste de l'armée pour déjouer diverses tentatives de coup d'état (dont le plus grave en déc. 1989). Des élections générales ont eu lieu en mai 1992, portant Fidel Ramos, militaire de carrière, à la présidence. En sept. 1992, il a légalisé le parti communiste. En 1995, le parti de Ramos a remporté les législatives. En 1997, le gouv. a conclu avec le F.L.N.M. un accord de paix et de développement des Philippines du Sud. à l'automne 1997, l'économie a subi de plein fouet la tempête financière qui a ébranlé tous les états du S.-E. asiatique.

Encyclopédie Universelle. 2012.