KARMAN
Substantif dérivé du radical sanskrit k リ qui signifie «faire» au sens le plus large du terme, karman désigne, dès la littérature la plus ancienne de l’Inde, n’importe quel acte, mais plus particulièrement l’acte rituel, tout rite accompli selon les prescriptions des textes révélés. Comme tel, il relève du vocabulaire technique du brahmanisme classique le plus orthodoxe qui distingue les rites quotidiens et obligatoires – nityakarman –, les rites occasionnels – naimittikakarman –, provoqués par une circonstance particulière, et les rites votifs – k myakarman –, accomplis en vue d’un but défini.
La théorie du rituel est fondée sur une conception générale selon laquelle tout acte est douloureux parce qu’il implique un effort: on n’agit que parce qu’on attend de l’acte un plus grand bien pour soi-même. Les rites obligatoires auxquels n’est pas attaché un «fruit» particulier sont faits, eux aussi, parce qu’on en espère quelque chose, à tout le moins l’absence de malheur. L’acte, et spécialement l’acte rituel, marque donc moins un aspect essentiel de la réalité humaine qui tiendrait à sa nature même qu’un attachement aux biens de la vie en ce monde ou dans l’au-delà. Il exprime moins l’humain dans l’homme qu’une certaine attitude métaphysique à l’égard de la vie.
À cette conception ritualiste s’oppose la conception des «renonçants», de ceux qui ont dit un adieu définitif à la vie séculière pour se vouer à la recherche de la Délivrance finale – mok ルa –; c’est elle que l’on connaît généralement sous le nom de «théorie du karman». Les grandes religions de l’Inde s’en sont inspirées. Mais elle est vécue par l’hindou pieux selon des voies différentes qui confèrent chacune une signification particulière à l’accomplissement des devoirs de caste, à la préoccupation de la Délivrance, au fruit de l’action humaine.
Les actes et la Délivrance
Pour les renonçants, tout acte, et spécialement l’acte rituel, étant essentiellement périssable, ne peut porter que des fruits périssables, mais en même temps, comme il marque l’attachement à ce monde et à ses jouissances par l’attente d’un résultat, il est responsable du renouvellement indéfini des renaissances. Tout acte doit porter son fruit, sinon dans cette vie, du moins dans une vie future; aussi, pour supprimer toute vie future, faut-il supprimer les actes. Certains systèmes philosophiques supposent même l’existence d’un « corps subtil» qui accompagne l’ tman (le Soi) dans son passage d’une incarnation à une autre et porte le dépôt de karman qui n’a pas encore produit ses fruits et les mènera à maturité dans une vie à venir. Il y a là un renversement complet des perspectives de l’homme ordinaire tel que le conçoit le brahmanisme orthodoxe, puisque le but suprême poursuivi par ce dernier au moyen du rituel est l’immortalité céleste, tandis que le rite mal fait entraînerait des «re-morts». Pour le renonçant hindou, c’est l’acte, et en particulier le rite, donc l’accomplissement de son devoir quotidien au sein de la société, qui entraîne ipso facto les renaissances, et l’immortalité à laquelle il aspire n’est plus le simple prolongement céleste de la vie d’ici-bas mais la délivrance définitive des conditions de la vie empirique individuelle, du sa ュs ra. D’une crainte de la re-mort on est passé à l’affirmation du fait des re-naissances et à la négation radicale de leur valeur. La théorie de l’acte implique toujours une option métaphysique à l’égard de la vie, mais inverse de celle des ritualistes.
C’est en fait cette dernière conception du karman qui fait l’unité profonde des grandes religions de l’Inde: elle a inspiré le bouddhisme et le jinisme aussi bien que l’hindouisme. Si le bouddhisme et le jinisme apparaissent comme des «hérésies», c’est parce qu’ils ont pris plus à la lettre la condamnation des actes rituels et des textes qui les prescrivaient, parce qu’ils ont refusé l’autorité du Veda au nom de la doctrine de l’acte et cherché à organiser la vie des hommes dans le monde en fonction des seules valeurs que reconnaissait le renonçant. Ils mettent ainsi en question la structure fondamentale de la société indienne où les brâhmanes ont la première place comme prêtres du rituel védique, et cette mise en question radicale n’a pas été la moindre raison de la disparition du bouddhisme de l’Inde. Le brahmanisme, au contraire, ou sa forme élargie, l’hindouisme, s’est efforcé d’articuler l’une sur l’autre les deux visions, celle de l’homme dans le monde et celle du renonçant, de manière à laisser subsister les deux parties de la Révélation (textes rituels, d’une part, upani ルad, d’autre part) sous la seule autorité des brâhmanes.
Il est plus important, pour une compréhension de l’Inde, de voir les grandes lignes selon lesquelles se distribuent les conceptions qui inspirent les attitudes des hindous que d’entrer dans le détail des débats proprement philosophiques sur l’opposition karman – sanny sa (le sanny sa étant précisément le renoncement aux actes). Comme le dit clairement la Bhagavadg 稜t , l’homme ne peut se passer d’«agir» même un instant et il lui faut d’une manière ou d’une autre composer avec le karman, le sanny sa intégral étant un idéal inaccessible. On peut, sur le fond de cette évidence de sens commun, voir se détacher trois principales directions selon lesquelles s’oriente l’hindou pieux et qui ne sont d’ailleurs pas exclusives les unes des autres.
Les trois voies de renoncement
La première voie, la plus théorique sans doute, mais qui reste très présente à l’esprit de bien des hindous de haute caste, est celle qui partage la vie de chaque homme en plusieurs périodes et voue la dernière au sanny sa: après avoir été étudiant brahmanique, puis maître de maison et père de famille, puis ermite forestier en compagnie de sa femme, le brâhmane peut devenir enfin un complet sanny sin en renonçant à tous ses devoirs sociaux, à toutes ses attaches familiales, lorsqu’il a vu naître le fils de son fils. Ne pratiquant plus de rites, ne mangeant que de la nourriture sauvage et crue ou reçue en aumône, il réduit au minimum le karman. Cependant, c’est avant tout son renoncement qui fait que ce karman lui-même cesse d’engendrer de nouvelles renaissances: il représente en effet l’activité indispensable à la subsistance du corps, mais sans attachement à quoi que ce soit. La suppression de tout désir comme de toute aversion, le maintien scrupuleux de la pureté du corps et de l’esprit éteignent l’ego avant même la mort corporelle. Quand celle-ci arrive, l’ tman du renonçant, déjà libéré des bornes de son ego, se fond dans le brahman et ne s’individualise plus jamais en un corps. Ceux qui ont parcouru ces quatre états de vie en terminant par le renoncement ont sans doute toujours été en nombre infime.
À l’opposé, la plupart des hommes pieux s’installent sans effroi dans la perspective de renaissances indéfiniment renouvelées et acceptent de n’être pas mûrs pour la Délivrance. Tout leur effort porte alors sur l’acquisition d’un bon karman qui leur assurera les meilleures renaissances possibles: il s’agit d’accomplir strictement ses devoirs de caste de manière à renaître dans une caste au moins égale à la sienne, sinon supérieure. Quand on est brâhmane, on veut renaître brâhmane. La considération de la vie plus ou moins heureuse est seconde par rapport à la préoccupation de la caste. Le karman reste toujours essentiellement le rite, l’observance religieuse liée à sa caste. Et l’on attend de lui de bons fruits si l’on a été fidèle à ses devoirs.
Cependant, cette voie «mondaine», qui reprend la théorie du karman à son profit et justifie par elle la structure sociale ainsi que la poursuite de fins égoïstes, a été singulièrement fécondée par l’irruption, sous une autre forme, de la réflexion des renonçants: la Bhagavadg 稜t , livre de chevet de l’hindou pieux, est le texte fondamental où s’exprime ce troisième courant, et il n’est pas exagéré de dire que son message est omniprésent dans l’hindouisme et ne laisse pratiquement jamais subsister à l’état pur la seconde voie qu’on vient d’analyser. Dans la Bhagavadg 稜t , en effet, le dieu K リルユa enseigne une forme intériorisée du renoncement. Il ne s’agit plus de quitter le monde et de réduire les actes au strict minimum, mais bien de renoncer au fruit des actes tout en continuant à les accomplir au sein de la société à laquelle on appartient. On a souvent parlé de l’invraisemblance de ce discours adressé par K リルユa au prince Arjuna sur un champ de bataille où ce dernier doit affronter de proches parents devenus ennemis. Mais cette mise en scène est, au contraire, la dramatisation extrême de la situation de l’homme, du prince surtout, qui doit faire abstraction de tous ses sentiments personnels pour faire son devoir, c’est-à-dire, encore et toujours, son devoir de caste. Pourtant, ce faisant, il ne cherche plus un bien pour lui-même mais «le bien des mondes», à l’imitation de Dieu lui-même. C’est pourquoi son karman, accompagné d’un véritable détachement intérieur et du seul attachement à Dieu, ne porte plus de fruit sous forme de renaissances futures, mais le mène à la Délivrance. En fait, cette doctrine de l’action désintéressée et de l’amour de Dieu (bhakti ) s’est répandue dans l’hindouisme en laissant dans l’ombre la question de la Délivrance. Le bhakta , le dévot, qui trouve son bonheur dans l’amour de Dieu ainsi pratiqué, s’accommode bien de l’idée de retrouver ce même bonheur dans d’autres vies à venir et, sauf exception, n’aspire pas tellement à la Délivrance. Cette conception du karman propre à la bhakti a ainsi pour effet, d’une part, de ne pas nier l’importance des devoirs inhérents à la caste et de laisser la structure sociale intacte, d’autre part, de pénétrer l’action humaine d’une signification morale qui était absente de toutes les autres conceptions.
karma [ karma ] n. m.
• 1899; en angl. 1828; mot sanskr. « acte »
♦ Dogme central de la religion hindouiste selon lequel la destinée d'un être vivant et conscient est déterminée par la totalité de ses actions passées, de ses vies antérieures. Pouvoir, dynamisme des actes passés, en tant que détermination de l'individu transitoire. — On dit aussi KARMAN [ karman ].
karman karman [ karman ] n. m.
• 1962 raccord Kármán; 1959 karmann; du n. d'un ingénieur amér. d'orig. hongr., 1881-1963
♦ Aviat. Pièce profilée qui évite la formation de tourbillons au raccordement de l'aile et du fuselage.
⊗ HOM. Karman (karma).
● karma ou karman nom masculin (sanskrit karman, acte) Principe fondamental reconnu par les trois grandes religions indiennes et reposant sur la conception de la vie humaine comme maillon d'une chaîne de vies (samsara), chaque vie particulière étant déterminée par les actions de la personne dans la vie précédente.
Karman
(méthode) méthode d'interruption de grossesse par aspiration du contenu utérin.
I.
⇒KARMAN, subst. masc.
AVIAT. Pièce profilée située au raccordement du fuselage et de l'aile, et qui sert à empêcher la formation de tourbillons. (Ds Lar. Lang. fr., ROB. Suppl. 1970).
Prononc. : []. Étymol. et Hist. 1959 karmann (L. GUILBERT ds Fr. Mod. t. 27, p. 290); 1962 karman (Lar. encyclop.). Du nom du physicien amér. d'orig. hongroise Theodore von Karman (1881-1963), spécialiste d'aérodynamique (cf. Encyclop. brit., s.v. aerodynamics, Brockhaus Enzykl., s.v. Karman et NED Suppl.2).
II.
⇒KARMAN, voir KARMA.
karman [kaʀman] n. m.
ÉTYM. V. 1960 (cf. Karman vortex, en angl., « tourbillon de Karman », 1928); de (raccord de) Karman, du nom d'un ingénieur américain d'origine hongroise, Theodor von Karman, 1881-1963.
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♦ Aviat. Pièce profilée qui évite la formation de tourbillons au raccordement de l'aile et du fuselage.
0 Les stratifiés ont permis de réaliser des éléments d'avion aux formes tourmentées (…) telles que carénage, coupoles, et karman.
J.-C. Desjeux et J. Duflos, les Plastiques renforcés, p. 97.
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HOM. V. Karma.
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ÉTYM. 1931; en angl., 1828; mot sanscrit, « acte ».
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1 Didact. Dogme central de la religion hindouiste selon lequel la destinée d'un être vivant et conscient est déterminée par la totalité de ses actions passées, de ses vies antérieures. Pouvoir, dynamisme des actes passés, en tant que détermination de l'individu transitoire.
1 Le karman ou « acte » est devenu le dogme central de la religion (hindouiste) […] Tout acte, toute intention, inscrit dans la personne un effet qui mûrit, soit dans cette vie, soit, plus souvent, dans une vie future et qui constitue le destin de l'être (…) La loi du karman atteint tous les vivants, y compris les dieux (…)
Louis Renou, l'Hindouisme, p. 56.
2 On peut voir dans le péché originel la source d'une maya universelle, et dans l'hérédité, un karma où l'Occidental hériterait les maladies de ses parents comme l'Hindou subit les conséquences de ses vies antérieures; mais la transmigration est toujours un jugement avec sursis alors que le chrétien joue son destin une fois pour toutes.
Malraux, Antimémoires, p. 346.
3 Le karma est l'enchaînement (désastreux) des actions (de leurs causes et de leurs effets). Le bouddhiste veut se retirer du karma : il veut suspendre le jeu de la causalité; il veut absenter les signes, ignorer la question pratique : que faire ? Je ne cesse, moi, de me la poser et je soupire après cette suspension du karma qu'est le nirvâna.
R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, p. 77.
2 Plus cour. (Seulement karma; sens étendu d'après l'angl. karma, 1970). Forte impression, « vibrations » positives ou négatives qui se dégagent d'une personne ou d'une situation.
Encyclopédie Universelle. 2012.