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ARABISME
ARABISME

Au-delà des théoriciens que le nationalisme arabe a tardé à se donner, encore qu’ils furent précédés par les pionniers de ce qui est un proto-nationalisme, l’arabisme est d’abord le sentiment d’appartenance à l’ethnie ou à la nationalité arabe. Il y a lieu, en effet, de parler – et très tôt – d’une conscience ethnique diffuse. Et ce que l’arabisme suggère d’une doctrine ne s’entend, bien entendu, qu’à partir de ce sentiment, de cette conscience diffuse – et des situations objectives qui les fondent – dont le nationalisme arabe est une des expressions historiques.

1. La conscience ethnique diffuse

Les tribus arabes d’avant l’Islam formaient objectivement une unité, une ethnie, elles parlaient la langue arabe et avaient en commun un certain nombre de traits culturels plus ou moins spécifiques. À ce titre, les étrangers distinguaient nettement un peuple arabe. Il est vrai qu’ils confondaient avec lui les populations de langue sud-arabique parce qu’elles habitaient également l’Arabie. Mais celles-ci, également, considéraient les Arabes (’a‘râb ) comme des étrangers. Les multiples tribus arabes étaient distinctes et souvent en lutte entre elles. Mais la conscience d’une certaine unité apparaît dans les désignations, fondées sur la langue commune, qui opposent les Arabes (al-‘Arab ) aux «étrangers» (al-‘Adjam ), même si le premier terme ne s’est appliqué d’abord qu’à certains éléments de cette ethnie. Elle s’exprime aussi par les généalogies fictives qui, très anciennement sans doute, rattachent les tribus les unes aux autres et qui seront, plus tard, adaptées au schéma biblique du chapitre X de la Genèse. Les joutes oratoires et littéraires, les grandes foires, les sanctuaires communs où beaucoup se rendent en pèlerinage, d’autres institutions intertribales (trèves sacrées, calendrier, etc.) renforcent ce sentiment d’unité. En 328, un chef de tribu se prétend, certainement avec beaucoup d’exagération, «roi de tous les Arabes».

Au début du VIIe siècle, Mahomet considère qu’il prêche une doctrine universellement valable, l’islam, sous une forme spécifique destinée aux Arabes. Il est fait appel au sentiment national des Arabes pour les faire adhérer à la foi nouvelle. Au début des grandes conquêtes du VIIe siècle, s’il était permis aux juifs et aux chrétiens, parce qu’ils professaient substantiellement la même doctrine monothéiste, de garder leur religion moyennant le paiement d’une taxe spéciale, les Arabes devaient adopter l’islam. Sous les Omeyyades (660-750) qui dominent un Empire arabe, on s’intègre à la caste dominante à la fois en adoptant l’islam et en se rattachant à une tribu arabe par un lien de clientèle, en s’arabisant.

La disparition des principaux privilèges arabes et la transformation de l’empire arabe en empire musulman par la révolution abbaside (750) laissent coexister des ethnies hétérogènes dans cet empire et dans les États qui se constituent lors de son émiettement: Arabes, Turcs, Persans, Berbères... Des rivalités se font jour entre ces ethnies. Toute une littérature vante ou dénigre l’une ou l’autre qui constituent souvent des coteries en lutte pour des postes administratifs influents. Mais on ne perçoit pas l’idée d’un État national où les gouvernants seraient de la même ethnie que les gouvernés. Suivant la tradition léguée par l’Empire romain chrétien, l’unité de l’État réside dans l’idéologie religieuse de la caste dominante. L’allégeance va soit à l’État, à la dynastie, soit aux multiples groupes locaux: tribus, villages, villes, communautés religieuses.

Dans l’Empire ottoman, qui embrasse presque tous les pays ethniquement arabes, un changement se fait jour au XVIIIe siècle. L’État n’est plus gouverné par des esclaves d’origine variée, mais par des Turcs de naissance libre. Dans les provinces, les élites locales jouent un rôle politique important, notamment les descendants réels ou supposés de Mahomet (les ashr f , nobles). Les minorités chrétiennes et juives des pays arabes du Levant s’enrichissent, deviennent influentes et adoptent définitivement l’arabe comme langue courante et littéraire.

Les révoltes et mouvements locaux centrifuges prennent un caractère antiturc. Ainsi en est-il en Arabie du wahh bisme, mouvement de réforme religieuse où s’expriment pourtant des tendances politiques centrifuges et qui constitue, par la force des choses, un État arabe (1744-1818). Quand Ibr h 稜m, fils du pacha d’Égypte Mohammad ‘Al 稜, conquiert pour son père l’Arabie (1816) et la Syrie (1832-1840), le projet d’un grand État arabe prend corps chez lui et chez divers politiciens européens, surtout en France. On s’habitue ainsi au XIXe siècle à l’idée d’une certaine autonomie politique arabe.

2. Proto-nationalisme musulman et débuts du nationalisme arabe

Au cours du XIXe siècle, l’hégémonie de l’Occident s’impose de plus en plus à l’Empire ottoman. Les ambassadeurs européens dictent leur politique aux sultans, imposent l’ouverture des marchés orientaux aux produits européens. La position de subordination politique et économique où est placé l’Orient ottoman suscite des réactions. Les souverains envisagent des réformes d’en haut, des intellectuels poussent à une attitude plus radicale – et d’abord dans la direction de l’occidentalisation pure et simple.

Les désillusions causées par les conséquences catastrophiques du libéralisme économique appliqué à l’Empire ottoman, la poursuite des projets impérialistes européens, le mépris des puissances occidentales pour les efforts de rénovation interne aboutissent à un revirement des intellectuels musulmans. Notamment après l’occupation de la Tunisie par la France (1881) et de l’Égypte par la Grande-Bretagne (1882), la protestation contre l’impérialisme européen se cristallise autour de la communauté musulmane et de l’Empire ottoman, dernière structure étatique musulmane encore relativement puissante. L’une et l’autre sont conçus par les intellectuels d’un nouveau type sur le modèle des nations européennes. En sa qualité de calife et de sultan, Abd ül-hamid (1878-1908) exploite cette tendance dans une tonalité despotique, réactionnaire et obscurantiste.

Le grand idéologue de ce mouvement protestataire anti-impérialiste et protonationaliste est, après le poète turc Namyk Kemal, qui développe déjà des idées semblables vers 1871-1876, le Persan Djem l ad-d 稜n dit al-Afgh n 稜 (1839-1897), conspirateur révolutionnaire, semeur d’idées, libre penseur qui se rallie à l’utilisation tactique du sentiment d’appartenance à la communauté musulmane vers 1880. Son panislamisme, à visées anti-impérialistes, ne l’empêche pas de soutenir les luttes pour l’indépendance conçues sur une base plus localisée, comme en Iran, en Égypte, dans l’Inde, en y prêchant la coopération militante des adhérents des diverses religions.

La mauvaise administration ottomane et la prédominance turque dans l’Asie arabe, le despotisme hamidien, l’orgueil des Arabes fiers de leur rôle dans la création et la diffusion de l’islam, la floraison des études littéraires arabes, notamment à Beyrouth en milieu chrétien, font naître une atmosphère hostile aux Turcs, qui se généralise chez les Arabes d’Asie. Les observateurs la décèlent dès les années 1880. Mais ce mécontentement ne débouche sur l’idée d’un État arabe (limité à la Syrie et au Liban) que chez quelques jeunes chrétiens libanais vers 1880. Les musulmans répugnent à envisager la dissolution de l’Empire ottoman.

Le premier manifeste sans équivoque du nationalisme arabe de quelque influence est l’ouvrage de ‘Abd ar-Rahm n al-Kaw kibi (1849-1903), Syrien exilé en Égypte, Omm al-Qor («la mère des cités», c’est-à-dire La Mecque), parue en 1901-1902 au Caire, où il exalte la supériorité des Arabes sur les Turcs et trace un plan de régénération de l’Islam sous l’impulsion d’un califat arabe dont le centre serait La Mecque et dont les pouvoirs seraient uniquement spirituels. Il est fortement influencé par W. S. Blunt (1840-1922), poète britannique, ardent partisan de l’indépendance égyptienne et des Arabes, dont le livre The Future of Islam (1881) émettait des idées analogues. Les idées de Kaw kibi furent reprises et développées par le chrétien syro-palestinien Naj 稜b ‘Az ri (mort en 1916) qui fonde à Paris, avec le haut fonctionnaire français Eugène Jung, une fantomatique Ligue de la patrie arabe, publie un livre, Le Réveil de la nation arabe dans l’Asie turque (Paris, 1905) et fonde une revue, L’Indépendance arabe (Paris, 1907-1908). Il est le premier à proposer un empire arabe indépendant. Mais son appartenance minoritaire, le fait que sa propagande est diffusée uniquement en français, ses liens probables avec la politique coloniale française nuisent beaucoup à l’accueil fait à ses idées.

3. Les premières organisations et la révolte arabe (1908-1920)

La révolution jeune-turque (1908), instaurant un régime constitutionnel, avec un parlement, dans l’Empire ottoman, permit aux mécontents de toute sorte de s’organiser. En même temps, la politique centralisatrice des Jeunes-Turcs, de plus en plus enclins malgré leurs déclarations à faire fond primordialement sur l’élément turc, accroissait le mécontentement des provinces arabes. Des organisations se fondèrent, avec un programme demandant surtout l’égalité des droits des Arabes au sein de l’Empire, des assemblées locales, l’emploi de l’arabe dans les régions de langue arabe pour l’administration, l’éducation, etc. Ce fut notamment le programme du Parti ottoman pour la décentralisation administrative, fondé en 1912. Un comité pour la réforme fut fondé à Beyrouth. Un congrès arabe, avec des délégués chrétiens et musulmans, se tint à Paris en juin 1913. Ses revendications étaient modérées, dirigées surtout contre la centralisation excessive et la turquisation. En même temps se constituaient des sociétés secrètes plus radicales, comme la Qahtaniyya, qui demandait une double monarchie arabo-turque sur le modèle de l’Autriche-Hongrie (1909), la Fat t, qui exigeait l’indépendance arabe (1911), Al-‘Ahd composée surtout de militaires irakiens (1914).

Avec l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie (2 nov. 1914), les options se radicalisent. Le chérif de La Mecque, ネusayn et ses fils, mus par l’intérêt dynastique et la haine des Jeunes-Turcs, entrent en relation avec les nationalistes arabes du Croissant fertile groupés dans les sociétés secrètes – certains d’entre eux sont en contact avec la France – et avec la Grande-Bretagne qui veut miner de l’intérieur l’Empire ottoman. Le gouverneur turc de Syrie-Palestine, Djem l, ayant fait pendre pour trahison, à Beyrouth et à Damas, des nationalistes arabes, chrétiens et musulmans (août 1915, avr. et mai 1916), le chérif ネusayn passe à la révolte le 5 juin 1916. Se fondant sur les promesses contenues dans sa correspondance secrète avec sir Henry McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte (juill. 1915-janv. 1916), face="EU Dodot" ネusayn se déclare roi des Arabes (29 oct. 1916). La Grande-Bretagne, la France et l’Italie le reconnaissent seulement comme roi du Hedj z. Les troupes de ネusayn, organisées par les Britanniques (notamment par T. E. Lawrence), contribuent à la défaite turque. Damas est prise le 1er octobre 1918.

Les promesses faites aux Arabes ne sont pas honorées par les Alliés vainqueurs. Le Congrès général syrien proclame le fils de ネusayn, Fayçal, roi constitutionnel de la Syrie-Palestine (8 mars 1920). Mais il est chassé de Damas par le général Gouraud (25 juill. 1920). Conformément à l’accord secret Sykes-Picot (avr.-mai 1916), les pays arabes du Croissant fertile sont partagés entre la Grande-Bretagne et la France sous forme de «mandats». Conformément à la promesse Balfour (2 nov. 1917), la Palestine, placée sous mandat britannique et détachée de la Syrie, est ouverte à la colonisation juive.

4. Les luttes pour l’indépendance (1920-1945)

Les Arabes ressentent cette situation comme une trahison des promesses qui, pour s’assurer de leur concours, leur avaient été faites. D’où un immense sentiment de frustration et de colère qui rend particulièrement acharnées les luttes pour l’indépendance et l’unité de 1920 à 1945.

Après les grands mouvements de protestation au lendemain de la guerre (insurrection en Égypte, 1919; émeutes en Palestine, 1920; grande révolte irakienne, 1920), les véritables révoltes sont peu nombreuses et liées souvent à des circonstances locales: insurrection syrienne, 1925-1927, mouvement de Rash 稜d ‘Ali Kayl ni en Irak, avril-mai 1941; il faut y ajouter les échos de la révolte lointaine de ‘Abd al-Kar 稜m (ou Abd el-Krim) au Maroc, 1921-1926. Mais le mécontentement des peuples se fait sentir par une suite ininterrompue de grèves, de manifestations et d’émeutes que suivent et que renforcent inévitablement les actes de répression.

La Grande-Bretagne et la France, si elles recourent à la répression, font aussi de temps à autre des gestes pour apaiser cette fièvre revendicatrice perpétuelle. Les États se voient accorder des indépendances formelles, entérinées par des traités avec la puissance européenne concernée. Mais ces traités suscitent, à leur tour, des protestations. Les prérogatives qu’ils laissent habituellement à ladite puissance en sont la cause. Les dirigeants (monarques dans les pays sous influence britannique, équipes républicaines dans les États sous mandat français) oscillent ou alternent entre la «collaboration» et la protestation.

Dans les masses dominent les aspirations à l’indépendance, l’hostilité aux puissances colonisatrices, le mépris et la haine pour les dirigeants indigènes par trop «collaborateurs». Le rententissement des luttes locales d’un pays à l’autre accroît le sentiment de fraternité arabe. Mais ces aspirations et sentiments profonds, découlant de la situation, commencent à peine à s’organiser en idéologies. L’influence des grandes idéologies mondiales se fait sentir. Le libéralisme qui a inspiré la période précédente est en déclin. Le marxisme communiste a soulevé quelques remous vers 1920-1922, mais n’a qu’une influence restreinte. L’idéologie fasciste, servie par une forte propagande, soulève des sympathies en Orient après 1933. Y contribue au premier chef l’identité des ennemis: Grande-Bretagne, France, Juifs.

L’idée de l’unité arabe, qui s’est développée d’abord en Asie arabe en opposition à la fragmentation imposée par les puissances, commence à recueillir des adhésions en Afrique: en Égypte, un puissant nationalisme proprement égyptien s’était constitué dans la lutte contre la domination britannique, sans que soit renié le sentiment d’appartenance vague à l’ethnie arabe. La nécessité d’une certaine unité avec les autres peuples arabes commence à s’imposer à beaucoup d’esprits à partir de 1936. Le rôle de la presse, de la radio, du livre égyptiens dans tout le monde arabe, accru avec le développement de l’instruction, augmente la force de ce courant.

Des tendances centrifuges existent certes, intérêts économiques particuliers et naissance d’un certain patriotisme local dans les États nouvellement créés, attitudes «réalistes» de beaucoup de gouvernants, idéologies fondées sur le passé pré-islamique et pré-arabe de certains pays (limitées à quelques intellectuels), force des sentiments d’appartenance aux communautés religieuses (notamment au Liban), idéologie fascisante fondée sur l’unité géographique «grand-syrienne» développée par le Parti populaire syrien (fondé en 1933), etc. Mais les tendances unitaires dominent.

Dans le conflit qui éclate en 1939, l’opinion arabe est attentiste, plutôt sympathique à l’Axe par hostilité envers la Grande-Bretagne et la France. Pour la regagner, les Britanniques donnent un coup de frein à l’immigration juive en Palestine (Livre blanc, mai 1939), déclarent leur sympathie pour l’unité arabe (déclaration Eden, 29 mai 1941), aident les États du Levant contre la France (indépendance totale du Liban en 1943, de la Syrie en 1945). L’aboutissement de cet effort est la constitution de la Ligue des États arabes dont la charte constitutive est signée au Caire (22 mars 1945) sous les auspices britanniques.

5. De la Ligue arabe à la République arabe unie (1945-1958)

La Ligue arabe est loin de satisfaire les aspirations idéologiques des peuples arabes. Elle a certes une activité utile dans les domaines culturel, économique, administratif. Mais elle n’arrive pas à formuler une politique commune. Même lorsque les orientations politiques sont identiques, la coordination se fait plus sur le plan de la propagande que sur celui de l’action concrète. Des tendances opposées s’affrontent au sein de la Ligue sur les questions les plus cruciales et vont jusqu’à l’hostilité déclarée.

Les peuples arabes sont déçus par l’aristocratie foncière qui a dirigé jusque-là le mouvement et qui est soupçonnée d’égoïsme conservateur ainsi que de collusion avec les puissances impérialistes. Ils demandent une politique plus énergique contre la France (pour l’indépendance du Maghreb arabe), la Grande-Bretagne (qui garde des protectorats en Arabie et au Soudan, de fortes positions en Égypte et en Irak), le nouvel État d’Israël, qui fait subir en 1948 aux forces arabes, désunies et desservies par des directions corrompues, une cuisante défaite qui aggrave les frustrations et traumatismes antérieurs.

L’hostilité envers les puissances occidentales (et envers les couches supérieures de la société qui semblent liguées avec elles) s’accroît du fait des efforts de ces puissances pour embrigader les pays arabes dans la guerre froide, constituer une chaîne d’alliances avec pactes militaires, au sud de l’U.R.S.S. Le sentiment national arabe, qui ne perçoit aucun danger du côté soviétique, regarde ces efforts avec la plus grande méfiance. Il est tourné vers la décolonisation et la reconquête des terres irrédentes (Arabie du Sud, Maghreb, Israël...), le dégagement des dernières entraves apportées à l’indépendance totale des pays déjà autonomes (bases militaires, accords prévoyant le retour des troupes anglaises dans certaines circonstances, etc.), la rénovation interne par l’élimination des classes supérieures pro-occidentales jugées responsables des défaites passées. L’alliance occidentale lui semble une ruse pour maintenir le statu quo, augmenter les possibilités d’intervention «impérialiste», maintenir au pouvoir les classes dirigeantes. Les efforts américains pour tourner l’hostilité arabe par le biais de vastes ensembles islamiques, orientés vers un front commun contre le communisme athée, sont accueillis avec suspicion. Ils ne s’entendent pas d’ailleurs sans une alliance avec les Turcs qui ont laissé de mauvais souvenirs, les Iraniens peu appréciés et même, implicitement, Israël. Comme l’Allemagne autrefois, l’U.R.S.S. apparaît à tort ou à raison comme la grande puissance non colonialiste, ennemie des adversaires auxquels on se heurte.

Ces sentiments sont à la base des remous en Syrie, où, à travers les coups d’État militaires (depuis 1949), se dégage une opinion publique neutraliste. En septembre 1954, la gauche triomphe aux élections syriennes sous les aspects du Ba‘th (Parti socialiste de la renaissance arabe). Un communiste est élu. La révolution égyptienne (23 juill. 1952) porte au pouvoir un groupe de nationalistes qui cherche d’abord à maintenir une orientation pro-occidentale. Le pacte de Bagdad (févr.-avr. 1955), qui lie la Turquie, l’Irak, l’Iran et le Pakistan sous l’égide anglo-américaine, pousse les officiers égyptiens, hostiles à une direction turco-irakienne, à se tourner peu à peu vers l’alliance avec le bloc socialiste. Nasser rencontre Zhou Enlai à Bandoung (avr. 1955) et achète des armes à la Tchécoslovaquie (sept. 1955). Le refus américain des crédits pour le barrage d’Assouan provoque, en réaction, la nationalisation du canal de Suez (juill. 1956). L’intervention anglo-franco-israélienne à Suez (oct.-nov. 1956), qui échoue du fait de la réaction américano-soviétique, radicalise encore le sentiment national arabe.

Celui-ci est encore renforcé par le soulèvement algérien (1954), l’indépendance du Soudan (1955), de la Tunisie et du Maroc (1956). Les États-Unis perdent la popularité que leur avait value leur attitude à Suez: la doctrine Eisenhower (janv. 1957) prévoit l’intervention éventuelle des troupes américaines à l’appel d’un pays «menacé par le communisme international». L’hostilité militante des Américains au régime neutraliste Syrien et la crainte du Ba‘th devant la montée des communistes poussent ce parti à presser Nasser, chef des officiers égyptiens, dont la popularité de «héros national arabe» est devenue immense après Suez, de réaliser l’union syro-égyptienne. Après beaucoup d’hésitations, Nasser proclame la République arabe unie (1er févr. 1958) à laquelle adhère le Yémen. L’enthousiasme fut indescriptible dans le monde arabe, qui vit là la première pierre de l’édifice d’une grande union arabe, souhaitée depuis longtemps.

6. Les théoriciens et les théories

Après les pionniers du proto-nationalisme anti-impérialiste, qui rêvaient d’un affranchissement et d’une rénovation dans le cadre de l’Empire ottoman et de la communauté musulmane, le nationalisme arabe fut long à trouver des théoriciens. Au sein des mouvements politiques qui revendiquaient l’indépendance, l’activité pratique, fondée sur les sentiments à peine conscients des masses, tendit spontanément à choisir pour cadre l’ethnie arabe d’Asie. La question de son extension aux Arabes d’Afrique ne fut traitée qu’occasionnellement, toujours de manière hésitante et indécise, quand elle n’était pas repoussée purement et simplement. Des embryons de théorisation n’apparurent que chez les publicistes et hommes politiques, dans les discours, tracts, articles de journaux et de revues.

Un des premiers théoriciens fut Edmond Rabbath, chrétien d’Alep, dont le livre Unité syrienne et devenir arabe (1937) était écrit en français. Il fut suivi par des Libanais, le chrétien Constantin Zurayq (à partir de 1938) et le musulman ‘Abdall h al-‘Al yili (1941), par le musulman syrien, ancien fonctionnaire ottoman et irakien, Sâti‘ al- ネuçri, qui écrivit de nombreux livres sur ce thème à partir des années 1940, et par beaucoup d’autres.

Le nationalisme arabe s’est forgé une idéologie, comportant une théorie fondamentale de la nation – et de la nation arabe –, théorie constituée en fonction des aspirations spontanées et des problèmes politiques pratiques posés par la situation des peuples arabes. Aux théories européennes sur la nation, elle emprunta la défense et l’illustration de la langue et de l’histoire communes plus que l’exaltation du lien territorial. La nation arabe fut définie sur les bases unitaires et considérée comme une qawmiyya (de qawm , «peuple», calqué sur Volkstum ), tandis qu’on tendait à écarter ou à subordonner le concept de wataniyya (de watan , «lieu de naissance ou de résidence, patrie» où l’élément territorial est essentiel). Les patriotismes locaux, qui se fondaient sur les facteurs spécifiques différenciant les divers pays arabes, furent dévalorisés (sous des noms comme iql 稜miyya , «régionalisme»): ils rompaient la solidarité de lutte de ces pays aux frontières récentes et souvent fixées par les puissances européennes, incapables dans la plupart des cas de susciter de forts sentiments d’allégeance. Même en Égypte, où un puissant sentiment national spécifique existe depuis l’Antiquité, les débuts de théorisation d’un nationalisme égyptien se subordonnèrent à la doctrine du nationalisme arabe unitaire. Partout, même ceux qui pratiquaient le nationalisme local durent le subordonner, au moins verbalement, au nationalisme arabe.

Une sorte d’«histoire sainte» fut constituée, exaltant les hauts faits du peuple arabe dans le passé, attribuant tous les phénomènes négatifs à l’influence turque, iranienne ou européenne. On eut tendance à annexer à l’arabisme les fastes de tous les peuples de langue sémitique avant l’expansion arabe, à considérer comme Arabe dès l’Antiquité même les Berbères et les Égyptiens ou les Coptes. Toute l’histoire fut orientée vers une fin: la constitution, vue comme une reconstitution, d’une forte nation arabe unitaire.

Une éthique fut dès lors dégagée. Dans la ligne romantique de Fichte et de Hegel, l’individu est subordonné à la nation. Il a le devoir de se sacrifier à la nation et doit y être contraint si besoin est. La nation est la valeur suprême, ce qui est justifié par une argumentation de type laïque. Cependant, les notions traditionnelles de soumission à l’État ou à la communauté religieuse (l’islam) furent réinterprétées et utilisées dans cette optique.

Dans le dicours nationaliste, l’islam est interprété bien moins comme une révélation divine sur l’homme et le monde que comme une valeur nationale arabe. Les chrétiens arabes, eux-mêmes, le reconnaissent comme tel et exaltent le rôle de Mahomet. Des versions modérées font une place aux allégeances «régionales» (d’où un nationalisme à double étage), aux droits des minorités ethniques, aux valeurs propres des minorités religieuses. Mais les versions extrémistes ont une forte influence, surtout en temps de crise. Les collusions passées des minorités avec les puissances européennes, les allégeances centrifuges qu’elles impliquent et, par exemple, la dépendance des Églises chrétiennes vis-à-vis des autorités étrangères ont parfois tendance à être utilisées dans le sens d’une méfiance à leur égard et de leur subordination par rapport aux Arabes musulmans (et même quelquefois plus précisément aux Arabes sunnites).

La tonalité générale de ce nationalisme arabe fut révolutionnaire du fait qu’il dut lutter contre des situations établies et les couches sociales qui en profitaient, liées aux puissances et à l’économie occidentales. La base sociale au sein de laquelle il s’est développé est la classe moyenne, mais il a fortement influencé les autres classes. Il n’est jamais parvenu à créer une organisation et une direction politiques unifiées, mais la force des sentiments et aspirations sur lesquels il s’appuyait a été suffisante pour permettre les mobilisations spontanées, parfois éphémères, des masses en faveur de ses idéaux et de ses objectifs immédiats.

La configuration des forces politiques mondiales en certains cas, la poussée des couches sociales défavorisées en d’autres ont conditionné la formation d’idéologies qui essayèrent de concilier le nationalisme arabe et l’idéal d’une société juste. Les communistes arabes avaient déjà tenté des efforts dans ce sens. Le Ba‘th s’est essayé après la Seconde Guerre mondiale à constituer la théorie d’un socialisme arabe. L’accent était d’abord plutôt sur l’élément nationaliste, mais une gauche bathiste tenta d’insister davantage sur l’idéal socialiste. Plus tard, les mesures de nationalisation auxquelles le pouvoir égyptien, afin de rester fidèle à ses objectifs d’indépendance et de modernisation, a été poussé par les circonstances intérieures et extérieures (et l’appui que ces objectifs ont trouvé dans le bloc socialiste), conduisirent aussi à l’élaboration d’un «socialisme arabe» (nassérisme). Les conflits entre États et organisations champions de ces diverses tendances permirent un certain effort d’approfondissement, mais ils ont finalement scellé la perte de l’arabisme, comme le démontra la guerre du Golfe. Les marxistes arabes s’efforcèrent de développer la théorisation de l’élément socialiste, dans une tonalité qui demeura d’influence stalinienne.

7. Les dernières vicissitudes de l’arabisme contemporain

L’union de la Syrie et de l’Égypte sous le nom de République arabe unie (1er févr. 1958), complétée bientôt par une fédération très lâche (et ouverte à d’autres membres éventuels) avec le Yémen (8 mars) sous le nom d’États arabes unis, fit croire aux idéologues du nationalisme arabe que la création du grand État arabe unitaire était en vue, que ce développement ne pouvait que s’accélérer.

Cet espoir se révéla vite une illusion. Les liens avec le Yémen, pays des plus archaïques, gouverné alors par un despote patriarcal, ne se concrétisèrent jamais. Les intérêts économiques des Syriens, les activités de leurs partis furent lésés par l’autoritarisme des fonctionnaires et militaires égyptiens, qui placèrent cette «région Nord» de la R.A.U. en état de subordination. Les Syriens réagirent par une sécession (28 sept. 1961).

Les États arabes ont continué depuis lors à avoir des politiques largement divergentes dans le cadre théorique de leur Ligue, nouant et dénouant des coalitions multiples plus ou moins éphémères et souvent en rivalité directe. Ainsi le Maroc est-il allé jusqu’à contester l’indépendance de la Mauritanie. Les luttes du gouvernement irakien contre les rebelles kurdes, celles du gouvernement soudanais contre les Noirs du Sud n’ont pas reçu le soutien des autres pays arabes. Quelques grandes causes communes ont pu, seules, les réunir un moment, mais jamais pleinement: appui à la décolonisation des pays arabes encore non autonomes (Algérie en 1962, Arabie du Sud en 1967), lutte contre Israël, dernière terre irrédente (guerres de juin 1967 et d’octobre 1973).

Des mouvements révolutionnaires ont abattu des régimes archaïques ou liés à l’Occident: ainsi en a-t-il été en Irak (14 juill. 1958) et au Yémen (sept. 1962). Ils renforcèrent un temps l’ardeur du nationalisme arabe dans sa tonalité socialiste et révolutionnaire. Les démarches des puissances occidentales (sauf la France gaulliste) ont donné l’impression d’une nostalgie colonialiste et ont contribué à ce renforcement. Un groupement très lâche des États acquis à cette tendance (Syrie, Égypte, Algérie, Yémen républicain) prit longtemps pour cible les États «réactionnaires».

Alors que l’Égypte, dont la situation politique dépend avant tout des questions liées à sa croissance démographique, signait les accords de Camp David en 1979, elle se voyait mise au ban des nations arabes. Cette rupture attestait bien la fin de la domination de l’arabisme révolutionnaire, et, à l’issue des crises traversées par le monde arabe entre 1973 et 1991, les régimes les plus conservateurs semblent l’emporter en s’appuyant sur l’alliance américaine. La succession des guerres civiles et des interventions étrangères au Liban, comme la question nationale palestinienne ont révélé cruellement les intérêts antagonistes des États. En consacrant la faillite de l’arabisme politique, la guerre contre l’Irak laissait le champ ouvert aux expressions de son courant religieux au sein des masses musulmanes déshéritées.

arabisme [ arabism ] n. m.
• 1740; de arabe
1Ling. Idiotisme, tournure propre à la langue arabe.
Emprunt à la langue arabe.
2Idéologie nationaliste arabe.

arabisme nom masculin Construction, expression propre à la langue arabe. Particularité propre à la civilisation arabe. Idéologie du nationalisme arabe.

arabisme
n. m.
d1./d Tournure propre à la langue arabe.
d2./d Syn. de arabité (sens 1).
d3./d Mouvement politique et culturel visant à l'épanouissement de la nation arabe. (V. panarabisme.)

⇒ARABISME, subst. masc.
A.— CULT., vx. Ensemble de traits propres à la civilisation arabe :
1. Chaque monarchie d'Europe a sans doute ses traits particuliers, et, par exemple, il ne serait point étonnant de trouver un peu d'arabisme en Espagne et en Portugal...
J. DE MAISTRE, Souveraineté, 1821, p. 440.
B.— PHILOL. Construction, expression spécifique de la langue arabe.
Rem. Attesté ds la plupart des dict. gén. du XIXe et du XXe siècle.
C.— POL. Système politique relatif au monde arabe :
2. Ceci montre la prime extraordinaire donnée à l'initiative et à l'offensive au niveau de la guerre froide, mais avec le risque de déclencher des phénomènes qui dépassent le but poursuivi, comme ce fut le cas pour le communisme russe semé par l'Allemagne en 1917, pour l'arabisme de Lawrence, l'anticolonialisme américain, etc.
A. BEAUFRE, Dissuasion et stratégie, 1964, p. 62.
PRONONC. — Dernière transcription ds LITTRÉ : a-ra-bi-sm'.
ÉTYMOL. ET HIST. — 1740 philol. (Trév. : Arabisme. Manière de parler propre des Arabes, ou de la langue Arabe, idiome; construction ou phrase qui lui est propre).
Dér. de arabe étymol. 3; suff. -isme.

arabisme [aʀabism] n. m.
ÉTYM. 1827; 1740, « manière de parler propre aux Arabes », Trévoux; de arabe.
1 Ling. Idiotisme de la langue arabe.Construction, tournure arabe transportée dans une autre langue.
2 Didact. Esprit, civilisation arabe ( Arabité); politique tendant à en assurer la diffusion. || L'arabisme de Lawrence.Idéologie nationaliste arabe. || Arabisme et islamisme.
COMP. Panarabisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.