MATÉRIAUX
N’importe quelle production suppose à la fois un support (ce avec quoi elle a été façonnée) et un projet ou une idée qui a présidé à sa fabrication. Elle unit la «matière» et la «forme»: la philosophie grecque n’a pas manqué de s’inspirer de cette évidente symbiose. La Métaphysique d’Aristote le souligne nettement. Il convient d’éviter la dissociation, c’est-à-dire la pensée que «l’être de la chose» descend seulement en elle. «La matière prochaine et la forme sont une seule et même chose, mais en puissance, d’un côté, en acte, de l’autre. Demander par conséquent comment elles s’unifient revient à rechercher quelle est la cause de l’unité et pourquoi ce qui est un est un» (Métaphysique , H, 6, trad. Tricot, éd. Vrin, p. 478). L’idée n’en joue pas moins le rôle de cause actualisante, efficiente et finale: le déterminable compte de moins en moins, en comparaison du déterminant. La matière (le bois, l’airain) ne peut se prévaloir ni de l’«unicité» ni d’une vraie particularité: elle demeure moyen, puissance, parce qu’elle «vise» ou attend la «forme». Elle appelle alors ce qui la comblera: «La forme ne peut se désirer elle-même parce qu’il n’y a pas de manque en elle» (Physique , I, 192 a). Tout doit aussi être nuancé: en effet, le métal, pour le forgeron, résulte d’un travail qui le finit et lui donne une «nature», voire une configuration – en somme, il est un composé de matière et de forme –, tandis que le fondeur qui le coulera le traitera comme un simple matériau. En tout état de cause, les penseurs grecs dépréciaient le «ce avec quoi»: le même objet ne se réalise-t-il pas à l’aide de substrats différents, donc, relatifs (la statue de bois ou de pierre)? L’important réside donc dans l’idée, seule efficiente et décisive. De plus, les Grecs privilégiaient l’ordre, le commandement, le gouvernement: ils s’inquiétaient moins des manipulations ou du travail, qu’ils réservaient aux esclaves, d’où la passivité, la pauvreté et l’inessentialité tant de l’«effectuation» que de ce en quoi l’œuvre s’inscrivait, et qui était nécessaire mais secondaire.
Les Grecs et le matériau selon Hegel
Il nous semble que la pensée et l’importance du matériau ne datent que d’hier ou d’aujourd’hui. Longtemps, on a demandé à la nature de nous approvisionner en moyens de construire ou de fabriquer: la terre (pour les briques), les fils (la vannerie, le tissage) et le bois, qui précède les métaux. Ce dernier mérite une place à part, ne serait-ce que pour une raison étymologique: il permet de comprendre les mots «matériau» et «matière», inséparables de la «mère». Les termes – materia , materies , materiarius – de la langue latine rustique qualifient le bois de substance maternelle, parce que le tronc de l’arbre, dont on coupe les branches, ne cesse pas de produire des rejetons. On épargne souvent le fût principal (les silvae materiariae ), à moins qu’on ne cherche un bois de construction (maison, navire); pour le reste, on se contente des silvae caducae , des taillis.
Alfred Ernout et Antoine Meillet, dans leur Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots , précisent bien ce passage: materia , le matériau privilégié, indique la partie solide ligneuse, la partie génératrice, bien différente de l’écorce et des feuilles. Elle aussi se renouvelle. Ce substantif a fini par désigner tous les «substrats». Materia équivaut au grec 羽凞﨎 (bois, matière), qui signifie «matière», «origine», «cause», «sujet». Bref, le bois-matériau possède à la fois le sens de «substance» et de «ce qui engendre» (la maternité).
On ne sera pas étonné, cependant, que les Grecs ne l’aient qu’à moitié admis. Il convient sans doute lorsqu’il s’agit d’ustensiles, mais nullement pour les œuvres d’art. «Le bois, remarque Hegel, dans son Esthétique , lorsqu’il n’était pas recouvert d’or ou autrement, ne pouvait pas, à cause de ses fibres et de leur direction, être employé pour de grandes œuvres et se prêtait seulement à de petits travaux pour lesquels il a été souvent employé au Moyen Âge et est encore employé de nos jours» (Esthétique. Les arts plastiques: architecture, sculpture , Aubier, p. 252). On lui préfère l’ivoire, le bronze, le marbre. Pourquoi l’ivoire? Parce que lisse, sans grain, précieux. Le matériau ne vaut qu’en raison de sa capacité à s’éclipser . Le bronze – selon Hegel – l’emporte vite parce que les Grecs maîtrisèrent la fusion (un mélange d’or, d’argent, de cuivre) et «étaient parvenus à obtenir des coulées aussi minces que solides» (ibid. , p. 255). De plus, la pureté de l’alliage dispensait de tout travail supplémentaire, de burinage ou de polissage: on atteignait d’un coup autant la pureté que la netteté. La pierre ne pourra concurrencer les ingrédients les plus nobles que dans la mesure où elle s’imposera, avec le marbre, «comme non présente»: avec elle, on élimine la couleur. «Le marbre, grâce à sa transparence, rend les contours plus doux, leur parcours plus souple et leur rencontre plus amortie; en outre, la blancheur tempérée de la pierre fait apparaître la perfection artistique avec plus de netteté que ne le ferait le bronze le plus pur, dont la couleur verte [...] produit beaucoup de reflets qui, par leur éclat, troublent la quiétude de la statue» (ibid. , p. 258). Capacité à être recouvert (un enduit), minceur extrême, absence de couleur – dans les trois cas, le matériau de base ne s’interpose plus entre l’idée (la statue) et nous, qui la contemplons. Le support se minimalise, afin que l’emporte le spirituel. On développera, parallèlement, s’il le faut, l’art des «incrustations» et des «incisions» – de verre, de pierres précieuses, de lames d’or laminé – afin que le fond soit encore plus effacé. L’art premier a donc dévalorisé la naturalité.
Quant à la peinture, elle ira beaucoup plus loin: à sa manière, elle fête la quasi-extinction du réel, en même temps qu’elle réussit à exposer l’«âme» ou la seule apparence. «La sculpture, selon Hegel, éliminait de ses figures tout ce qui touchait à la naturalité banale, ordinaire, tout ce qui ne correspondait pas au contenu qu’il s’agissait d’exprimer. Parmi les particularités éliminées par la sculpture était celle de la couleur, de sorte qu’il ne restait plus que l’abstraction de la figure sensible. Dans la peinture, c’est le contraire qui a lieu...» (Esthétique. La peinture, la musique , p. 28). On a écarté, cette fois, la matière lourde, résistante, faite pour peser, comprimer, pour servir de support et d’appui. On ne conserve que la lumière, mieux, la couleur (en effet, la lumière, comme telle, est incolore, mais la couleur la représente dans son union ou son combat avec l’obscur). L’idéalisation triomphe. On parvient au paroxysme de l’esprit et à l’exténuation corrélative de ce qui l’extériorise. L’art grec, tel que Hegel le conçoit, participe donc pleinement à la déconsidération des matériaux.
Du bois comme modèle aux néo-matériaux
Le bois – le premier d’entre eux – mérite pourtant un peu plus de crédit, en dépit de ses «veines» ou de ses «nœuds». Un moderne, Roland Barthes, l’a célébré – de même qu’un poète, Francis Ponge, qui a également valorisé la pierre. Roland Barthes écrit: «Le bois ôte, de toute forme qu’il soutient, la blessure des ongles trop vifs, le froid chimique du métal. Lorsque l’enfant le manie et le cogne, il ne vibre ni ne grince, il a un son sourd et net à la fois. C’est une substance familière et poétique qui laisse l’enfant dans une continuité avec l’arbre, la table, le plancher. Le bois ne blesse ni ne se détraque. Il ne se casse pas. Il s’use, peut durer longtemps, vivre avec l’enfant, modifier peu à peu les rapports de l’objet et de la main. S’il meurt, c’est en diminuant, non en se gonflant comme ces jouets mécaniques qui disparaissent sous la hernie d’un ressort détraqué. Le bois fait des objets essentiels, des objets de toujours» (Mythologies , p. 60). Nous y insistons, parce que, pour nous, la culture (la technique, la science, l’art, la littérature) devrait nous réconcilier avec les divers constituants. Il importe surtout de mettre un terme à l’ancienne philosophie dépréciative des Grecs, d’autant plus que le monde moderne a renversé l’essentiel de sa théorie: les possibilités ou les exploits dépendent des «supports». D’ailleurs, la civilisation – les âges du bois, de la pierre, du bronze, du fer, du cuivre, etc. – porte le nom des moyens qu’elle met en œuvre. Preuve que «ce ne sont pas les idées qui mènent le monde»!
Ainsi ce bois – même si on l’a dépassé et si on peut s’en dispenser – n’en demeure pas moins un «modèle». N’allie-t-il pas à la fois la dureté et la possibilité d’être fendu? N’est-il pas suffisamment tendre pour qu’on puisse l’évider, le tailler, le raboter, bref le façonner? N’est-il pas également flexible ou déformable, en même temps que résistant? On ne devrait d’ailleurs pas traiter du bois en général tant il varie selon les essences des arbres d’où on l’a extrait. On n’oubliera pas qu’il a été, avant ce qu’on nomme la civilisation ou la révolution industrielle (l’âge du fer), le constituant des machines: les roues des moulins, les engrenages des treuils, les poulies, les arbres porte-hélices des navires, voire la machine à filer d’Arkwright. On a noté que les gravures de l’Encyclopédie de Diderot ne le détrônent pas encore. On l’a même préféré, au début, aux métaux à cause du peu d’efficacité des lubrifiants dont on disposait (des graisses animales visqueuses). Les bois qu’on taillait – principalement le gaïac venu du Mexique – se caractérisaient par leur densité ainsi que par leur dureté. Ils semblaient ne pas céder à l’humidité, ne se fendaient pas. L’un des meilleurs connaisseurs des «systèmes techniques» et des matériaux le mentionne: «Longtemps on produisait du mauvais fer et même souvent du très mauvais fer, irrégulier, cassant, difficile à souder [...]. Le travail du métal, exécuté avec des outils à main, était en outre plus long et beaucoup plus coûteux que celui du bois» (Bertrand Gille, Histoire des techniques , Encyclopédie de la Pléiade , p. 693). Le même auteur déclare plus loin: «Il ne faut rien exagérer; à la fin du XVIIIe siècle, le fer est encore peu apprécié par rapport au bois» (ibid. , p. 715). C’est d’ailleurs la pénurie du bois qui obligera le plus à son remplacement: moins ses «manques» que son manque!
Enfin, il sera supplanté. La sidérurgie utilise la machine à vapeur et celle-ci ne peut – le système y oblige – se dispenser d’un métal de plus en plus résistant aux hautes pressions, à la surchauffe et à l’usure. Le bois appartient-il désormais au passé ou ne joue-t-il plus qu’un rôle folklorique (pour les petits appareils quotidiens comme les coffrets, les écuelles, les pipes, les jouets, les flûtes, etc.)? Qu’on se garde d’une telle conclusion! Aucun matériau ne meurt: ou bien il subit des transformations qui en effacent les inconvénients, ou bien il s’associe – faute de mieux – à des textures, étrangères à lui, qui le consolident et le sauvent.
Quels défauts ce bois présenterait-il? Au moins cinq, tous assez rédhibitoires: il brûle facilement; il manque d’homogénéité ou de régularité, du fait d’une édification liée aux saisons et aux intempéries, et il n’évite pas l’alternance du fragile et du dur, sans compter les nœuds, les loupes et les gerçures; il pâtit de son poids (lourd) et de son volume (encombrant); il pèche aussi par son excessive sensibilité à la sécheresse et à l’humidité, par le fait qu’il craque, se fend, gonfle, puis se rétracte – «il travaille»; enfin, il est facilement attaqué par des parasites. Mais l’industrie moderne a effacé entièrement ce négatif. Contre-plaqués, lattés, agglomérés ont pris le relais. Le contre-plaqué est constitué de très minces feuilles de bois – désignées du nom de plis – obtenues par tranchages fins, solidement collées perpendiculairement les unes par rapport aux autres (panneaux de plusieurs plis), ce qui donne un matériau léger, stable et résistant. Le latté se contente de deux feuilles de placage extérieures et perpendiculaires à ce qu’elles enferment, des lattes collées côte à côte. Il va de soi que l’extérieur se caractérise par sa dureté, par opposition à l’intérieur plus tendre (bois blanc). L’aggloméré va plus loin: on assemble alors les déchets du bois qu’on a broyé, toutes les particules et grains, grâce à un collage et un pressage à haute température. On distingue encore le «dehors», constitué des fragments les plus fins, du «dedans», qui réunit des éléments un peu plus gros.
Revêtement, croisement, lamellage, multi-composition, on ne cesse pas de ré-aménager le ligneux. On l’extrude aussi, c’est-à-dire qu’on l’évide sur toute sa longueur, de telle manière qu’on l’allège ou qu’on modifie encore ses capacités (isolation). On l’imprègne à volonté, par exemple, de substances ignifuges. Le bois a perdu son ancienne lourdeur, son irrégularité, sa fragilité; il se vend en feuilles et panneaux. On ne cesse pas – stratégie élémentaire – de l’associer à d’autres ingrédients. On le mixte. On le recouvre parfois d’un film plastique qui le protège; on lui adjoint un liant à base de bitume, afin de le cuirasser contre une humidité ambiante; on le lie avec une mince feuille de métal (aluminium) qui lui assure une plus nette robustesse (texturation).
Négligeons ici ses autres emplois (entre autres, la pâte à papier). On imagine les plaintes qui s’élèvent: s’effacent les meubles ventrus, pesants, triomphants. On leur préfère les cloisons démontables, les claires-voies, les tables, lits et buffets minimalisés, les plateaux minces, bref, des ensembles poreux, stables et éventuellement modulables. La culture et même la philosophie doivent ici intervenir, nous aider à intégrer la nouveauté. Les néo-matériaux créent, en effet, un autre monde; ils bouleversent l’environnement.
La deuxième génération
De notre analyse, on retiendra que l’ancienne substance renaît toujours, en quelque sorte, de ses cendres: la pierre (par le biais des nombreux ciments), l’acier (la gamme des «spéciaux») et surtout le verre (la moderne fibre optique) l’attestent. Tous connaissent un nouvel essor. Chacun de ces derniers se situe d’ailleurs à la naissance d’une famille arborescente: par exemple, on ne saurait oublier que le fer, allié au carbone (de 0 à 6 p. 100), suivant les proportions du mélange, offre une gamme illimitée de produits différents. Le plus connu reste la «fonte» (de 2 à 6 p. 100), qui peut être moulée. Si l’Anglais Darby en 1709 coule pour la première fois cette fonte, la France suivra plus tardivement: en 1722, Réaumur publia son célèbre ouvrage L’Art d’adoucir le fer fondu et de faire des ouvrages de fer fondu aussi fins que du fer forgé . En 1786, Berthollet, Monge et Vendermonde précipitent l’évolution technologique avec leur Mémoire sur le fer considéré dans ses différents états métalliques .
Impossible de photographier cette nébuleuse! De plus, on alliera encore ces mélanges à d’autres éléments (nickel, manganèse, vanadium, etc.); on les transforme tous par de nombreux moyens (le recuit, la trempe, le revenu); on changera éventuellement leur surface, qui s’opposera à la fatigue ou à l’usure (cémentation, nitruration, carbonitruration). L’un des moyens de déterminer ces différents produits a été, en quelque sorte, emprunté à la biologie: la micrographie, la mesure de la grosseur des grains cristallins, l’examen tissulaire et la recherche des moindres discontinuités à la surface. Non seulement les «matériaux premiers et ancestraux» se différencient avec l’ère industrielle, mais il en surgit de nouveaux – comme les adhésifs, les réfractaires, les abrasifs, les élastiques (le caoutchouc), ainsi que tous les métaux non ferreux, la triade cuivre, aluminium et zinc. Les céramiques (du grec kéramikos , argile cuite) viennent de la cuisson à haute température du sable, du kaolin ou du feldspath – qui est un produit siliceux –, mais, au lieu de rester cantonnées comme jadis dans la vaisselle, la poterie ou la brique, elles alimentent des opérations ou des fabrications modernes. On exploite aussi bien leur résistance à la chaleur et aux chocs thermiques que leur possibilité ou d’isoler ou de favoriser une conductibilité élective (en effet, à l’égal des semi-conducteurs, des impuretés fourniront des électrons mobiles sous l’effet d’un champ électrique).
Cependant, nous ne dressons pas la liste des innovations. Mentionnons qu’aucun «ancien» ne disparaît vraiment mais que des inconnus ne cessent de les rejoindre. Ils forment les matériaux de la deuxième génération (les artificiels ou les vraiment synthétiques qui changent entièrement les questions d’approvisionnement, de confection et d’usinage). Ils ne se réfèrent plus à un modèle naturel mais résultent d’une néo-structure. Les plus notables – les modernes plastiques – déferlent et prennent partout le dessus. Ils sont appelés à tout investir (les fils ou les fibres, le bois, le cuir, d’où leur entrée dans les biens d’équipement, les moyens de transport et les carrosseries, le bâtiment, etc.). L’ingénieur décide de leur «texture» – linéaire, ramifiée, réticulaire; il les fabrique à la demande et règle, en conséquence, leurs propriétés (inaltérabilité, légèreté, rigidité, résistance, couleur, forme, etc.). Leur découverte, comme leur expansion, s’opère toutefois avec lenteur: on n’entre en eux qu’à petits pas. Ces substances complexes, nées au début du XXe siècle principalement (elles relèvent de la jeune chimie du carbone, sont alors constituées de longues chaînes polymériques, parce qu’elles assemblent effectivement des unités appelées monomères), ramollies par la chaleur, peuvent être facilement «moulées» ou modelées. Les premières d’entre elles se bornent cependant à user encore de substrats végétaux ou animaux, qu’elles modifient plus ou moins (des semi-artificiels). La corne, par exemple, bouillie, pouvait alors être mise en forme et pressée: elle donnait aussi bien des «boîtes», des «tabatières» que des «broches». De son côté, Goodyear, dès 1835, combinait au latex (caoutchouc naturel), sorti de l’hévéa, des quantités variables de soufre (la vulcanisation) qui lui conféraient plus de solidité, sans qu’il perdît sa souplesse ou son élasticité. L’ébonite (des coffrets encore, des bijoux) noire – qui contient davantage de soufre – accentue la dureté: on ne cesse pas d’amplifier le spectre des semi-synthétiques. La combinaison de la cellulose avec l’acide nitrique nous vaut le nitrate de cellulose, une molécule qui possède justement des particularités différentes de celles de la cellulose comme de l’acide nitrique (le coton fulminant). Plus tard, Pelouze et Ménard, par l’intermédiaire d’un solvant fait d’éther et d’alcool, transformeront encore cette nitrocellulose en un liquide sirupeux, le collodion, qui durcit lentement à l’air libre. Les médecins l’adopteront les premiers afin de panser les blessures et de protéger les plaies (le colmatage). On passera rapidement du collodion au celluloïd (collodion et camphre).
La route vers les «matériaux synthétiques» est ponctuée d’imprévus et de détours. Nous ne pouvons pas ne pas évoquer ici la démarche insolite du comte de Chardonnet qui le conduit vers «la soie artificielle» à la suite de fausses évaluations. Les élevages de «vers à soie» sont décimés par la maladie. On manque donc de leurs «fils». Cet amateur s’imagine que le ver métabolise le bois, après dissolution de sa lignine, c’est-à-dire de la cellulose qui vient des feuilles, des tiges et de l’écorce qu’il dévore; il en résulterait une sorte de substance pâteuse qu’il étirerait. En réalité, on ne va pas directement du bois à la soie. Les vers se nourrissent bien de l’arbre mais ils fabriquent eux-mêmes une protéine mucilagineuse (la fibroïne). Le comte de Chardonnet a cru à une transformation simple et directe: du même coup, il valorise la cellulose qu’il dissout, liquéfie et pourra «filer» (la soie Chardonnet, le précurseur de la rayonne moderne). On marche bien, avec ce premier nitrocellulosique, vers la viscose et, plus tard, le Nylon, les authentiques synthétiques.
Au début du XXe siècle, on peut abandonner les ressources naturelles qu’on dénaturait. Ainsi, Leo Baekeland crée le premier plastique véritable, la bakélite. Il part de l’acide phénolique et du formol, en présence de catalyseurs alcalins, d’où une sorte de gomme-laque, capable de remplacer des productions connues et diverses – comme l’onyx, la porcelaine, le marbre –, elle-même légère, résistante et semi-transparente. Les néo-produits, qui sont appelés à révolutionner la «science des matériaux» et ne cessent ni de s’étendre ni de pulluler, dépassent largement les ingrédients naturels; ils allient généralement les contraires, telles la plasticité (on peut les mouler) et la dureté (ils résistent à la corrosion ainsi qu’à la déformation), ou encore la légèreté, la minceur et la ténacité. De plus, ils coûtent de moins en moins cher, se prêtent à tous les rôles! L’un des plus connus, le P.V.C. (polyvinyl-chloride) que les Français ont parfois désigné C.P.V. (chlorure de polyvinyle), vient de l’acide chlorhydrique agissant sur l’acétylène, en présence ou à l’aide de catalyseurs appropriés. Or l’acétylène lui-même se prépare par l’action de l’eau sur le carbure de calcium, lui-même, à son tour, obtenu au four électrique par l’action du carbone sur la chaux. On devine le faible «prix de revient» de la polymérisation du chlorure de vinyle (CH2 = CHCl). Il nous vaudra – parce qu’amorphe, inerte, malléable à souhait, souple et ferme – tous les tuyaux ou tubes qu’on souhaite, des gainages, des récipients, etc.
Le Nylon – autre classique et aussi peu cellulosique que le précédent –, mis au point en 1938 par Wallace Carothers, vient de la réaction d’un diacide (groupe carboxylique – COOH) sur une diamine (face=F0019 漣NH2), pour donner un polyamide (face=F0019 漣CO 漣NH), une polycondensation linéaire. On sait les étonnantes propriétés de cette première fibre de laboratoire: sa résistance à la rupture, son ininflammabilité, son infroissabilité, sa minceur extrême, son élasticité, sa résistance aux lavages répétés, son inaltération, son inertie chimique, etc. Le schéma visualise les phases de sa fabrication industrielle. Adieu aux fibres végétales ou à la laine des animaux! L’usine nous inonde de ses fils toujours nouveaux. Toutefois, malgré sa diffusion généralisée et son déferlement, que de résistances! «Il [lui et ses semblables] devint la matière de l’utilitaire, ou celle du pauvre, ou bien encore de l’homme sans goût, celle de celui qui ne peut ou ne veut accéder au noble, c’est-à-dire au vrai. Perdant toute valeur, le plastique a gagné la guerre du faux: fausses matières nobles, faux marbre, faux ivoire, fausse écaille, faux bronze, faux bois, faux textiles, laine, soie, velours, fausse fourrure. Pauvre nature à jamais rigidifiée sous la poussière depuis les faux gazons qui tapissent les terrasses des gratte-ciel de New York [...], les grappes inflétrissables et sans parfum que les années fanent sans flétrir des jardins d’hiver ou restaurants citadins impérissablement champêtres, aux légumes et comestibles divers en présentation à la devanture de tous les restaurants du Japon [...]. De toute façon, on le sait, le plastique, ça vieillit mal. Ça jaunit, ça s’écaille, ça se craquèle [...]. Par réaction, dans une volonté affichée d’opérer une réhabilitation, les décorateurs des années 1970 remettent en honneur les matières naturelles, le bois brut, la laine non traitée, le cuir sans teinture, dans le même temps que renaît l’intérêt pour la facture artisanale et que se répand le goût de la nourriture biologique» (H. Lassalle, «Plastique ad hoc, plastique pas toc», in Les Années plastiques , pp. 100 et 102).
Alors, est-ce l’échec? Mais on oublierait que les artificiels ne cessent eux-mêmes d’évoluer et de perdre leurs défauts les plus criants, par exemple leurs couleurs trop vives, une sécheresse au tact, le jaunissement rapide, etc. On ne peut pas se dispenser d’eux, qu’il s’agisse d’écrire, de coller, de voyager. Impossible de revenir à la vieille tôle qui rouille et qui alourdit la voiture! La littérature mène un combat, perdu d’avance. Notre critique – qui d’ailleurs ne participe pas à la croisade ni au flot des lamentations – note encore en vue d’une éventuelle réfutation: «L’acier, c’était grandiose. Un combat avec le feu. C’était noble, spectaculaire, imposant: les usines, les machines, les trains, les avions, les navires, les grues, les ponts, les gratte-ciel.» Mais n’oublions pas qu’à l’époque il en allait tout autrement. Les esthètes s’en plaignaient. Ils protestaient. Ils s’opposaient au machinisme. Ils allaient en appeler aux lignes florales, aux volutes, aux ondoiements, aux feuilles et aux animaux, à la biomorphie (l’Art nouveau à la fin du XIXe siècle) – le style nouille et «l’école du coup de fouet», des ensembles aussi charmants que surannés.
Saine réplique: «Les créateurs inventent à nouveau des bijoux clinquants, voyants, cocasses ou ironiquement superbes, énormes et pourtant légers qui affichent avec ostentation le brillant de leur matière moulée. Les designers – Totem, Nemo – jouent sur l’asymétrique, le porte-à-faux, le spiralé, le torsadé. Ils combinent les surfaces zébrées, pointillées, mouchetées, mosaïquées, lisses et luisantes du plastique. Fi donc du bon goût, du bon chic-bon genre et bon aloi des matières naturelles! [...]. Le Plastique permet toutes les audaces, toutes les provocations» (H. Lasalle, loc. cit. , p. 103).
On ne peut pas se désintéresser de l’acceptation (ou du refus culturel) des matériaux. Le poète, l’artiste, doit nous familiariser avec eux; le philosophe doit aussi fêter cette démiurgie. L’homme s’émancipe de ce qui le limitait (les ressources, leurs gîtes) et crée à volonté son univers, ce qui l’entoure. Le monde est devenu «notre fabrication».
La troisième génération
Nous sommes entrés dans la troisième génération (corrélativement, le monde devient désormais notre invention). Il en résulte aussi une autre civilisation industrielle (la communication, l’automatisation, l’informatisation électronique, les économies d’énergie, etc.). La cité scientifique même en sort secouée et obligée à des décloisonnements – entraînée par les nouveaux matériaux (les céramiques, les supraconducteurs, les monocristaux, les verres non silicatés, les eutectiques). La science de ces nouveaux «substrats» rassemble les physiciens du solide, les cristallographes, les électrochimistes, les polyméristes, ainsi que les mathématiciens de l’algèbre matricielle ou du calcul des tenseurs. Évoquons seulement quelques aspects de ces néo-matériaux. D’abord se multiplient actuellement les «composites». Nous les distinguons des «composants», avec lesquels on les confond, encore que la séparation ne porte que sur des nuances. Ces derniers correspondent à un mélange, éventuellement celui de deux constituants de même nature. Le textile en relève: ne suppose-t-il pas deux fils identiques mais qu’on croise (la chaîne et la trame)? De même, on peut user d’un bioadhésif, mais, au besoin, d’un durcisseur semblable à lui, qui en précipite l’action. Les composites (terme d’origine anglo-américaine) associent deux éléments différents (par leur nature, leur forme et leur fonction), de telle façon que l’union dépasse la somme des unités. Cette ruse technologique, qui potentialise, ne date pas d’aujourd’hui, si l’on accepte de ranger sous cette rubrique le béton armé ou le pneumatique qui inclut une carcasse en fils d’acier. Le bois lui-même, et par lui seul, ne conjugue-t-il pas des fibres de cellulose dans un bain de lignine? À vrai dire, ces «mixtes» anciens miment les composites (des «pseudo») plus qu’ils ne les réalisent, parce que, en eux, l’union ou la fusion ne va pas vraiment jusqu’à son terme. Les deux éléments se consolident mutuellement, mais subsistent séparés. L’industrie, au XXe siècle, s’emploiera à renouveler et à systématiser les associations-fusions – celle d’un «renfort» (des filaments, des fibres coupées, des micro-billes) et celle d’une matrice (un liant protecteur et enrobant). On veille surtout à la cohésion des deux, afin de prévenir les dislocations, les cisaillements ou même les déformations. C’est pourquoi on s’emploiera à briser les fibres du verre, par exemple; de même, la présence de micropores favorise le profond couplage avec la résine enveloppante. On distingue encore ces composites des «complexes» qui se contentent de superposer des micro-feuilles (semblables ou différentes). Il s’agit alors plus d’une addition que d’une multiplication. Tout se complique avec l’existence des «structures sandwiches», qui s’apparentent aux complexes (une addition, donc), mais qui, toutefois, empilent des matériaux composites: elles mêlent ouvertement les deux genres – d’une part, la simple stratification, d’autre part, des substances modifiées, renforcées. Quant aux composites, innombrables, telles les fibres de verre-résines, ils s’imposent de plus en plus parce que plus légers et plus solides, de moindre coût et d’un usinage entièrement automatisé. Les fibres coupées, disloquées sont noyées dans un bain, ce qui nous vaut des matériaux qui résistent aux fortes tractions et compressions, à la température comme à l’humidité, à la fatigue et au vieillissement (on conçoit leur utilisation dans l’aéronautique, pour les propulseurs balistiques ou la fabrication de boucliers, les vastes réservoirs ou les cabines).
Autres échantillons de néo-matériaux: ceux qui appartiennent à la bio-industrie (les biomatériaux). La science, comme la technique, a vécu sur une coupure qui s’efface: d’un côté, un monde à part, celui des vivants avec leurs tissus et leurs cellules, de l’autre, la matière et ses lois mécaniciennes. Même si, souvent, les produits de l’usino-facture venaient de substances biocomplexes (le bois, le cuir, le pétrole, les corps gras, les fils), demeurait l’écart infranchissable entre l’organique et le minéral. Il s’estompe, justement: pourquoi, dans ces conditions, ne pas obliger, «la micro-usine bactérienne» à fabriquer les molécules qui nous manquent? La cellule n’est-elle pas assimilable à un centre programmable et, partant, déprogrammable? Les manipulations génétiques obligent les unicellulaires à produire à la demande (par transferts de gènes). On retiendra surtout qu’il existe des biomatériaux à l’égal de l’ancien caoutchouc: des élastines, des chitines, etc. Il est possible d’en augmenter la production à partir de cultures cellulaires ou encore par la levée des freins qui en ralentissent ou même en empêchent la fabrication.
Notons enfin que le matériau moderne se caractérise non seulement par sa nouveauté et ses propriétés mais par le fait qu’hier on ne tablait que sur les qualités externes des substrats – leur résistance, leur relative déformabilité, leur non-rareté même – alors qu’aujourd’hui il ne vaut qu’en raison de son organisation interne électro-nucléaire (tels l’uranium de l’usine ou industrie atomique, le silicium ou le gallium dans l’électronique). On ne peut plus séparer, dans ces conditions, la fin (l’usage) et le moyen, les qualités et la structure, performante malgré ou à cause de sa miniaturisation. Corrélativement, diminue l’importance des seuls aspects mécaniques, stricto sensu, au bénéfice des énergétiques, des conductifs ou des métaboliques.
L’artiste et le philosophe face au matériau
De son côté, l’art participe à cette évolution. Il n’a jamais cessé de bénéficier des «changements du monde», en même temps qu’il les appelait et donc les favorisait. Une de ses tâches actuelles consiste précisément à exposer la richesse phénoméniste des textures les plus diverses et à nous les rendre familières. Ainsi Jean Dubuffet a commencé par révéler (dans Lieux momentanés , 1952; Pâtes battues , Célébrations du sol , 1958; Assemblages d’empreintes , 1953; Pierres philosophiques , 1952; Mirobolus, Macadam et Cie , 1942, etc.) tout ce que contiennent les terres ou les magmas les plus apparemment informes – des graviers, des brindilles, des résidus, des sables, des rebuts –, mais il s’orienta ensuite vers les productions industrielles. Renato Barilli («Naissance et signification de l’Hourloupe», in L’Herne , numéro sur Jean Dubuffet, 1973) l’a bien perçu: «Le souvenir des choses et des objets naturels est trop profondément ancré dans tout notre organisme pour que l’on puisse y renoncer facilement. Mais, désormais, le nouvel engagement de l’artiste consiste à les refaire – choses et objets – et à en retrouver les notions mieux que ne sait le faire la nature et surtout à partir d’une base entièrement artificielle.» Effectivement, l’Hourloupe , pour ses volumes géants et contournés, glorifie à sa manière le polystyrène expansé, léger, facile à découper et à assembler – ainsi que les résines époxy – et la peinture polyuréthane (de là, des couleurs violentes et même criardes). Avec ce moyen grouillant et quasi aérien, Dubuffet élèvera des constructions monumentales – à insérer dans le paysage ou dans la ville. Par certains côtés, ce simulacre – simulation –, celui des arbres, par exemple, à New York, jette l’équivoque. Mais il s’agit à la fois de combattre la vieille culture et d’en glisser, au milieu d’elle, une nouvelle. Parfois, le plasticien se contente d’assumer un matériau délaissé, ou il assiste à son «retour» qu’il fête. Ni le bois, ni le carton, ni le crin, ni les fibres n’ont été épuisés. Ainsi A. Tàpies s’est longuement expliqué sur son choix de la paille: «Réfléchir sur la paille ou sur le fumier est peut-être aujourd’hui de quelque importance. C’est méditer sur les choses premières, sur l’essence de la nature, sur l’origine de la force et de la vie. C’est pour cela qu’il faut aussi se rappeler qu’il existe encore de par le monde beaucoup de grabats de paille et que l’artiste leur porte plus d’intérêt qu’aux lits des dieux ou de leurs envoyés ou qu’à ceux des riches qui les adorent» (La Pratique de l’art , Gallimard, 1971, p. 276). Ailleurs, on usera de feuilles de plexiglas ou de bois calciné ou de trames variées.
On ne peut nier que d’autres travaillent en sens contraire: ils ne valorisent que l’ancien. Ainsi, Roland Barthes ne désarme pas: «Un objet luxueux tient toujours à la terre, rappelle toujours d’une façon précieuse son origine minérale ou animale, le thème naturel dont il n’est qu’une actualité. Le plastique est tout entier englouti dans son usage [...]. La hiérarchie des substances est abolie: une seule les remplace toutes. Le monde entier peut être plastifié et la vie elle-même puisque, paraît-il, on commence à fabriquer des aortes en plastique» («Le Plastique», in Mythologies , 1957, p. 194). Et, malgré ses noms de berger grec (Polystyrène, Phénoplaste, Polyvinyle, Polyéthylène), R. Barthes le regarde de façon noire et négative; il symbolise la fausseté et le prosaïsme. Au passage, qui se plaindrait que le chirurgien puisse remplacer nos artères ou nos bronches usées par des élastomères renforcés (moulages adéquats, de faible poids, inertes et opposés à l’usure)?
Il est donc clair que le «matériau» soulève un problème, au moins pour la société: celle-ci tend à renâcler et à privilégier les séculaires. Le substrat est alors une conquête incessante: non seulement la technologie le réinvente (parfois elle doit monter des ruses afin de conserver les propriétés anciennes et d’agrafer sur elles les nouvelles), mais l’art indispensable doit aider à les introduire sans relâche (la réussite à peine obtenue, il faut déjà recommencer du fait des changements rapides dans ce domaine matériel), briser les résistances élitistes de ceux qui restent accrochés «au rare, au précieux». Ajoutons que le philosophe doit se soucier de cette question. Hier, il discutait âprement de la matière, mais celle-ci n’est-elle pas qu’un mot, l’occasion de lutter vainement contre le spirituel et d’imposer une vue réductive? Cette inefficace machine de guerre ne fonctionne plus. L’a remplacée justement le matériau. Lui-même, le substrat, résulte de la création et de l’intelligence qui le définit. Il est situé au cœur du système de l’appareil productif, capable d’enrichir le monde des marchandises, au centre des usages et des villes. Il change et entraîne des interrogations tant technoscientifiques que culturelles et psychologiques.
matériaux [ materjo ] n. m. pl.
• 1611; matériaulx 1510; plur. de matérial, var. anc. de matériel
1 ♦ Les diverses matières nécessaires à la construction (d'un bâtiment, d'un ouvrage, d'un navire, d'une machine). Matériaux de construction. Matériaux bruts, travaillés. Résistance des matériaux.
2 ♦ Fig. Éléments constitutifs d'un tout. Les faits d'expérience sont les matériaux de la science.
♢ Ce qui sert à la composition d'un ouvrage de l'esprit, en fournit la matière. Rassembler, recueillir, réunir des matériaux. ⇒ corpus; document, donnée.
● matériaux nom masculin pluriel Matières d'origine naturelle ou artificielle qui entrent dans la construction des bâtiments : Des matériaux d'origine locale. Matières assemblées, combinées pour former un tout : Les matériaux d'un procès. Tout ce qui sert à la rédaction d'un ouvrage : Rassembler des matériaux pour une enquête. ● matériaux (expressions) nom masculin pluriel Science des matériaux, science qui vise à interpréter et éventuellement à prévoir les propriétés macroscopiques des matériaux (ductilité, fragilité, etc.). ● matériaux (synonymes) nom masculin pluriel Matières assemblées, combinées pour former un tout
Synonymes :
- documents
- pièces
matériaux
n. m. pl.
d1./d Ensemble des éléments qui entrent dans la construction d'un bâtiment (pierre, bois, tuiles, ciment, etc.).
|| Résistance des matériaux.
d2./d Fig. Ce à partir de quoi l'on élabore un ouvrage de l'esprit. Les matériaux d'un historien.
⇒MATÉRIAUX, subst. masc. plur.
A. — Éléments matériels d'une même catégorie ou de catégories différentes destinés à intervenir dans la construction d'un objet fabriqué. Matériaux calcaires, grossiers, réfractaires, tendres; matériaux d'un édifice; résistance des matériaux; fournir des matériaux. Cette habitation ne pouvait être que celle d'une famille princière ou sacerdotale; on le devinait au choix des matériaux, au soin de la bâtisse, à la richesse des ornements (GAUTIER, Rom. momie, 1858, p.193). Lorsqu'ils [les granits] sont sains et bien cristallisés [ils] font en général de bons matériaux d'empierrement (BOURDE, Trav. publ., 1929, p.43):
• 1. ... j'habite une maison vieille de dix-neuf siècles et qui repose sur des assises immémoriales et j'aime à rechercher, à reconnaître dans les pierres qui la composent des matériaux antérieurs au Christ.
BARRÈS, Cahiers, t.9, 1912, p.312.
SYNT. Matériaux argileux, ferrugineux, rocheux, siliceux; matériaux défectueux, durs, exotiques, fragiles, magnétiques, naturels, nouveaux, précieux, résistants, roulés, solides, supraconducteurs; matériaux nécessaires (à); matériaux de construction, de remplacement; amoncellement, emploi de matériaux; grosseur, nature des matériaux; rassembler, utiliser des matériaux.
— Éléments matériels qui entrent dans la composition d'un ensemble cohérent. Cette vie simple et fondamentale se manifeste seule chez les végétaux, où nous en trouvons le plus intense développement, puisqu'elle y transforme directement les matériaux inorganiques en substances organiques (COMTE, Catéch. positiviste, 1852, p.127). Le jus embryonnaire contenant sous une forme chimique et physico-chimique adéquate les matériaux nutritifs utilisés par les cellules pour se diviser (J. VERNE, Vie cellul., 1937, p.127). V. hépatique ex. 1.
♦GÉOL. Matériaux charriés, détritiques, de transport. La forme extérieure des volcans, les modalités des éruptions dépendent de la nature des matériaux émis (Ch. COMBALUZIER, Introd. à la géol., 1961, p.68). Celle-ci [la retenue d'eau de Serre-Ponçon] perd actuellement chaque année 3 x 106 m3 de capacité par suite de l'apport des matériaux alluviaux entraînés par l'érosion (Fr. RAMADE, Éléments d'écologie appliquée, Paris, Édiscience, 1978 [2e éd.], p.475).
B. — Au fig. Éléments qui entrent dans la composition de quelque chose. Si les faits bien observés constituent les matériaux de la science, le raisonnement et l'expérimentation sont l'esprit qui vivifie ces faits et les met en oeuvre pour en déduire les lois scientifiques (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p.226). L'évidence de cette intuition, que nous acceptons comme postulat, est faite de plusieurs matériaux caducs, où comptent nos préjugés et nos théories d'époque, des manières collectives de penser, etc. (MOUNIER, Traité caract., 1946, p.40).
— En partic. Éléments qui servent à la composition d'un ouvrage, qui en fournissent la matière (v. ce mot II A 1). Matériaux ethnographiques, historiques; matériaux d'une oeuvre, d'un travail. Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé (CHATEAUBR., Mém., t.3, 1848, p.400). Il importe cependant que je rassemble un jour mes notes éparses, que je rapproche et cimente ces matériaux dispersés (REIDER, Mlle Vallantin, 1862, p.95):
• 2. [L'ethnographie] reste au niveau de la description et vise à une présentation aussi complète que possible d'un groupe (et d'une culture) dont l'extension restreinte semble permettre une saisie totale. Son moyen d'expression est, par excellence, la monographie rassemblant et classant les matériaux recueillis.
Traité sociol., 1967, p.101.
Prononc. et Orth.:[]. Ac. 1694-1740: materiaux; dep. 1762: -é-. Étymol. et Hist. 1. 1510 «différentes matières qui entrent dans la construction d'un édifice» (JEAN LEMAIRE DE BELGES, Lettres, Œuvres, éd. J. Stecher, t.4, p.399); 2. 1636 p. ext. «matière première d'un objet fabriqué» La laine, et le lin sont les iustes Materiaus du vetemant de l'homme (MONET); 3. 1671 fig. «éléments nécessaires pour quelque chose» (ici, pour nouer des relations) (Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, éd. M. Monmerqué, t.2, p.282); 1690 spéc. «matière première, éléments de base pour écrire un ouvrage» (FUR.). Plur. de material, anc. forme de matériel. Fréq. abs. littér.:1065. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 1529, b) 1532; XXe s.: a) 883, b) 1871.
matériaux [mateʀjo] n. m. pl.
ÉTYM. 1611; matériaulx, 1510; plur. de matérial, var. anc. de matériel.
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1 Les diverses matières nécessaires à la construction (d'un bâtiment, d'un ouvrage, d'un navire, d'une machine…). || Matériaux de construction. || Maçon qui procède à l'assemblage des matériaux (→ Assise, cit. 1). || Bâtir (cit. 17) un édifice avec des matériaux de mauvaise qualité. || Matériaux utilisés pour la confection d'un ballast (cit. 1), d'un gourbi (cit. 2), de galeries (cit. 14). — Matériaux bruts, travaillés. || Matériaux provenant de démolitions. || Transporter des matériaux dans une brouette. || Emmétrer des matériaux. || Matériaux empilés en vrac (→ Éboulis, cit.). — Résistance des matériaux. — Science des matériaux : science des éléments employés dans la construction des appareils et dispositifs devant subir des contraintes anormales (notamment en astronautique).
1 (…) ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre et de faire provision de matériaux et d'architectes (…)
Descartes, Discours de la méthode, III.
2 Il prédisait leur avenir monumental aux informes amas de pierres et de poutres qui gisaient autour de nous; et ces matériaux, à sa voix, semblaient voués à la place unique où les destins favorables à la déesse les auraient assignés.
Valéry, Eupalinos, p. 17.
♦ Spécialt (géol.). Matières qui entrent (ou qui entreront) dans la composition d'une formation quelconque. || Rôle de l'agent d'érosion (cit. 1 et 2) dans le transport des matériaux.
2 Par métaphore ou fig. Éléments constitutifs d'un tout (→ Forme, cit. 79). || Les faits d'expérience, matériaux de la science (→ Expérimentateur, cit. 2, Cl. Bernard).
♦ Spécialt. Ce qui sert à la composition d'un ouvrage de l'esprit, en fournit la matière. || Rassembler (→ Historiographe, cit. 1), recueillir, réunir, mettre en œuvre des matériaux. ⇒ Document (→ Embrasser, cit. 22). || Matériaux amassés pour la rédaction d'un dictionnaire (→ Exécution, cit. 12).
3 C'était mon Dictionnaire de Musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf.
Rousseau, les Confessions, IX.
4 Il a donc fallu, pour une conception nouvelle, rassembler des matériaux, puis les classer, les interpréter, les discuter, les employer.
Littré, Dict., Préface, X.
5 Et je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée (…)
Proust, À la recherche du temps perdu, t. XV, p. 48.
Encyclopédie Universelle. 2012.