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MODERNISME
MODERNISME

Le XVIIe siècle a connu, en littérature, la querelle des Anciens et des Modernes. Deux siècles plus tôt, avant même la réforme protestante, s’était affirmée dans l’Église une devotio moderna. Après la Révolution française, au contraire, «moderne» s’appliquera, dans le langage catholique, à la société bourgeoise et libérale, portée au pouvoir par la chute de l’Ancien Régime, et deviendra entre catholiques pomme de discorde: incontestablement, le courant dominant se présentera longtemps comme antimoderne , selon l’expression même de J. Maritain (1922), pour des raisons qui nous sont devenues aujourd’hui difficiles à bien saisir [cf. INTÉGRISME].

En fait, la hiérarchie catholique et ses commentateurs, théologiens ou journalistes, n’entendaient pas rejeter par principe tout ce qui était «moderne», c’est-à-dire nouveau, pour s’en tenir à l’ancien, identifié à la «tradition». Ils déclaraient ne condamner que les erreurs, les déviations et les dangers de cette civilisation moderne, dont les «principes» étaient à base de naturalisme, de rationalisme et de matérialisme. Les «droits de l’homme» s’élevaient com-me une revendication face aux «droits de Dieu» sur lesquels, jusqu’alors, reposait tout l’ordre social. Était-il concevable qu’une société saine fût fondée sur de faux principes? Pour un pape ou un théologien, évidemment non! Mais on aurait tort de juger cette argumentation dénuée de tout intérêt si l’on n’est ni pape, ni théologien, ni même catholique. Trois facteurs contribuent en effet à en compliquer les données et à lui donner une portée très concrète: d’abord, la critique souvent pertinente faite de la société bourgeoise, même si elle est inspirée par un point de vue que d’autres jugeront archaïque, et qui n’a jamais été reniée, même quand la montée du socialisme favorisera l’alliance «clérico-conservatrice»; en deuxième lieu, une distinction, qui n’est pas seulement tactique, entre la modernité , qui est légitime, et ses contrefaçons, pour lesquelles sera forgé le terme de modernisme ; enfin, le caractère global du processus historique que l’Église doit affronter avec son équipement institutionnel et culturel, au point qu’elle finira par découvrir qu’il ne lui suffit pas d’y résister de toutes ses forces, mais qu’elle est elle-même directement concernée par lui.

Au sens strict et historique, le terme «modernisme» est apparu en Italie au début de 1904 et a reçu sa consécration de l’encyclique Pascendi en 1907. Il désigne un phénomène interne au catholicisme: non point tous les excès de la modernité, mais ceux-là seuls que des catholiques, «les ennemis du dedans» comme on les appellera, s’efforcent d’acclimater dans leur Église. Ces excès ont d’abord paru de nature culturelle, dictés par le souci d’un catholicisme plus éclairé que celui de l’enseignement scolastique; puis ils ont semblé se produire dans tous les domaines, comme la contestation multiforme et généralisée, franche ou larvée, d’un système total, de ses bases théoriques et de ses formes concrètes. Aux yeux de la tradition stricte, modernisme savant et, par exemple, modernisme social sont ainsi apparus comme des expressions diverses d’un même phénomène, quels que soient les liens réels qu’on puisse établir, ou imaginer, entre elles.

On a cru, sans doute un peu vite, que la condamnation romaine avait signé la fin du modernisme. Comme s’il avait soudainement resurgi, on parle à nouveau de son actualité, liée à la «crise» qui secoue brutalement le catholicisme après l’euphorie qu’avait engendrée le IIe concile du Vatican. Le moment historiquement daté du début de ce siècle se trouve ainsi revêtir une signification nouvelle, liée à la tournure imprévue des événements.

Une étude du modernisme devrait donc se situer à trois niveaux: une chronique des faits et des personnages; une analyse des controverses doctrinales et idéologiques; une interprétation du phénomène socioculturel. C’est beaucoup en si peu d’espace, d’autant que, longtemps réduite à quelques titres, la bibliographie du sujet s’enrichit à un rythme rapide dans tous les pays: le modernisme, longtemps présenté comme l’aberration étroitement localisée de quelques clercs, est en train d’occuper dans notre historiographie religieuse une place analogue à celle qu’y tient aujourd’hui, par exemple, le jansénisme.

1. Le cadre

Le modernisme savant, sous les différentes formes où on l’identifie habituellement (exégétique, historique, philosophique, dogmatique, etc.), se laisse mal isoler du mouvement intellectuel qui a marqué le catholicisme à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci et qui visait à combler une infériorité. Car il est alors un fait qu’aucun historien ne songe à nier, au moins dans ses grandes lignes: le retard de la «science ecclésiastique», comme on disait, par rapport à la culture laïque et aux découvertes scientifiques, au point qu’on a pu parler d’un véritable sous-développement culturel (H. I. Marrou). Quelles qu’en soient les causes et les conséquences, la crise moderniste est partie de là, le jour où, au sein du clergé, on a refusé d’ignorer plus longtemps la pensée, les méthodes et les acquisitions d’hommes dont le patient labeur était extérieur à l’Église, pour se porter à leur niveau.

Ce «décollage» n’a pas été le fruit d’une consigne générale, partie d’en haut, mais d’initiatives dispersées et spontanées, qui, longtemps, n’ont cessé de se heurter à la résistance, à la méfiance et à l’incompréhension. Son histoire se laisserait assez bien repérer à deux niveaux: un catalogue de publications (ouvrages, collections, périodiques, dictionnaires), une suite de sanctions atteignant les auteurs de ces publications et prenant figure de martyrologe. La réalité est encore plus sombre, car la répression atteignit dans le silence bien des hommes qui n’écrivaient pas, dont le métier était seulement de transmettre par l’enseignement ce que de plus savants avaient écrit, ou, plus simplement, qui étaient connus dans leur entourage pour leur ouverture d’esprit; et beaucoup, qui évitèrent les difficultés, jugèrent plus prudent de ne rien publier, voire d’éviter toute recherche pour se tourner vers l’action sociale ou religieuse.

L’une des données permanentes de l’histoire du catholicisme contemporain apparaît ainsi consister dans le hiatus qui s’instaura entre une vie intellectuelle, obligée à beaucoup de circonspection et entretenue dans le conformisme, et un élan apostolique, qui frappe par la vitalité de ses initiatives. Cette véritable claudication n’est sans doute pas étrangère à la situation actuelle où la «surprise» que fut l’orientation du IIe concile du Vatican, avec son aggiornamento , a été relayée par une seconde surprise, celle d’une explosion dont le contrôle s’avère difficile. Cette situation, à vrai dire, est beaucoup moins imprévue pour l’historien averti à la fois du dynamisme et de l’impréparation dont témoignent continûment plusieurs décennies. Elle explique la vigoureuse reprise en main de Jean-Paul II, parfois qualifiée, à tort, de «restauration».

On a parfois cru pouvoir discerner deux phases dans le conflit de la science et de la foi, selon une expression qui a été à l’origine de toute une littérature: après les difficultés suscitées par les sciences de la nature seraient venues les difficultés apportées par les disciplines historiques et la méthode critique. C’est, d’une part, oublier qu’au XVIIe siècle déjà l’Église avait eu des historiens dont le sens critique était fort éveillé (Jean Mabillon, Louis Le Nain de Tillemont, Richard Simon, etc.) et, d’autre part, méconnaître que l’exégèse biblique ne peut échapper à une perpétuelle interférence de ces deux ordres de science, que symbolise bien le terme «démythisation» imposé par R. Bultmann: toute la Bible s’exprime à travers une cosmologie et une anthropologie qui ne sont plus les nôtres; loin de pouvoir s’enfermer dans son érudition philologique, l’exégète doit participer à toute la culture de son temps pour pénétrer ces vieux textes.

D’ailleurs, jamais le renouveau intellectuel dans le catholicisme n’a observé ces deux phases. Il s’est d’abord présenté, à l’instigation du pape Léon XIII et sous l’influence de quelques jésuites, comme une restauration philosophique, fondée sur le thomisme. Il se veut un rappel à la raison et à ses vérités nécessaires, par opposition aux déraisonnements et aux égarements de la société moderne; il entend proposer un système du monde, dont la foi est le couronnement, mais dont l’évidence doit permettre le rassemblement de tous les hommes de bon sens, de tous les honnêtes gens. Face à la culture laïque, il se place en concurrence, avec le sentiment de sa supériorité intrinsèque; son tort n’est pas un retard sur elle, mais un oubli de sa propre tradition, qui lui a fait négliger son héritage séculaire.

Dans cette foulée, l’université catholique de Fribourg (Suisse) sera un lieu sensible. Celle de Louvain ouvrira une voie originale (Mgr Mercier, futur cardinal et archevêque de Malines; Mgr Deploige) en cherchant à élaborer une «néo-scolastique» nourrie des progrès des sciences physiques, psychologiques et sociales. À la concurrence se substitue ainsi l’utilisation. Il apparut pourtant qu’un pas de plus était nécessaire, sinon deux: il ne suffisait pas d’assimiler des techniques et des résultats, il fallait en outre que le savant s’assimilât lui-même à un nouvel état d’esprit. Tout le débat portera sur les exigences de cette véritable conversion intellectuelle.

2. Les données

En France

En France, de façon schématique, on peut distinguer trois tendances majeures: les progressistes se persuadent qu’une telle conversion se limite à la maîtrise d’une discipline, sans mettre en cause l’édifice théologique (Mgr Batiffol, le père Lagrange, le père de Grandmaison); les modernistes pensent qu’elle impose une révision profonde des idées reçues et, corrélativement, du «régime intellectuel dans l’Église» (Alfred Loisy, Édouard Le Roy ; les rationalistes , refusant ce qu’ils estiment un illusoire compromis, jugent qu’elle signifie la fin des croyances catholiques (Joseph Turmel, Albert Houtin). La difficulté à placer dans ce schéma des philosophes comme Maurice Blondel et le père Lucien Laberthonnière, ou des philologues comme l’abbé Paul Lejay, des historiens comme Mgr Duchesne, en montre bien la relativité. Tout aussi importante est la détermination des réseaux d’affinités tels qu’on peut les observer: on voit alors s’imposer des noms d’hommes qui n’étaient ni tous catholiques ni tous savants (Paul Sabatier, Paul Desjardins, Émile Nourry-Saintyves; Mgr Lacroix, l’abbé Henri Bremond, etc.), mais tous préoccupés de culture religieuse.

Ces trois tendances eurent une trentaine d’années pour se déployer. Le point de départ en fut la loi de 1875, établissant la liberté de l’enseignement supérieur. Furent alors créés cinq instituts catholiques, dont il fallut fournir les chaires tant bien que mal, en attendant le fruit des investissements. À Paris, par exemple, Mgr Louis Duchesne (1843-1922) s’imposa comme un maître exceptionnel, historien du christianisme ancien et futur directeur de l’École française de Rome. Il eut comme élèves Alfred Loisy (1857-1940), dont le nom symbolisa longtemps tout le modernisme, et qui, professeur d’exégèse biblique dans le même établissement, fut destitué de sa chaire en 1893 pour des idées jugées alors trop audacieuses, et Mgr Pierre Batiffol (1861-1929), recteur de l’Institut catholique de Toulouse, qu’il rénova, mais dont il fut éloigné en 1908 dans d’obscures conditions.

L’orage éclata au début de ce siècle. En 1900, Adolf Harnack, historien allemand des origines chrétiennes, de réputation internationale, avait publié un recueil de conférences à ses étudiants de Berlin, Das Wesen des Christentums (L’Essence du christianisme ), qui était une apologie historique du protestantisme libéral et fut traduit en français en 1902. Aussitôt, Loisy relevait le gant et sortait un petit livre, L’Évangile et l’Église , qui était une apologie historique, à dire vrai, non du système romain, mais d’un catholicisme éclairé. L’ouvrage fut jugé dangereux pour la foi, et plus encore les explications de son auteur qui le suivirent. Ce fut la condamnation, par l’archevêque de Paris d’abord, puis par le Saint-Office. Loisy se soumit, la mort dans l’âme, mais le processus était enclenché. Le 17 juillet 1907 paraissait un document du Saint-Office (décret Lamentabili ), suite de soixante-cinq propositions solennellement réprouvées: presque toutes étaient tirées d’auteurs français, et plus des quatre cinquièmes de Loisy. Le 8 septembre suivant, le pape Pie X promulguait l’encyclique Pascendi , «sur les doctrines des modernistes», où la partie doctrinale était suivie d’une partie disciplinaire. Le 7 mars 1908, enfin, Loisy était frappé d’excommunication majeure et déclaré vitandus («à éviter»).

Aucune révolte, aucun schisme ne se dessinèrent. Les uns interprétèrent ce fait comme la preuve que le danger avait été exagérément grossi, d’autres comme un effet de la tactique adoptée par les novateurs qui entendaient rester dans l’Église pour y travailler au succès de leurs idées. Plus probablement n’y avait-il pas matière à dissidence: si le modernisme était perçu par l’orthodoxie comme «le carrefour de toutes les hérésies», il ne se présentait pas lui-même comme le principe d’une nouvelle hérésie, mais comme l’exigence d’une culture renouvelée. Beaucoup plus qu’un mouvement religieux, avec son effervescence, le modernisme constituait un processus historique, avec sa lenteur.

À l’étranger

Ce processus ne pouvait se limiter à la France. En Allemagne, il s’était développé beaucoup plus tôt mais moins radicalement, dans un climat de libéralisme universitaire et de réformisme catholique qui a marqué au XIXe siècle toute l’histoire de ce pays, très en marge du mouvement qui s’est fait jour chez ses voisins. Ses problèmes sont différents, et on constate peu d’échanges intellectuels, peu de relations personnelles entre savants catholiques allemands et français, que sépare en outre la défaite de 1870; moins encore en existe-t-il avec l’Angleterre et l’Italie. Quant aux États-Unis, les inquiétudes et aspirations qui s’y manifestèrent furent alors sans effets sur le cours du catholicisme américain. De même, peut-on dire, en Pologne.

En Grande-Bretagne, le catholicisme est minoritaire, sauf en Irlande où il est très rural et traditionnel. Trois noms y résument le modernisme: le père George Tyrrell (1861-1909), exclu de la Compagnie de Jésus en 1906 et mort prématurément peu après; le baron Friedrich von Hügel (1852-1925), originaire d’une famille de diplomates autrichiens, homme de grande foi, de grande culture et de grand cœur, aux relations les plus diverses, qui firent de lui, en quelque sorte, l’ambassadeur et le protecteur du mouvement; enfin, Maude Petre (1863-1942), biographe de Tyrrell qu’elle accueillit après sa sécularisation. Mais, au sein du catholicisme insulaire, ils font figure, comme déjà Newman, de corps étranger, et leur influence ne s’exerça guère, assez largement d’ailleurs, que sur les milieux anglicans, où Loisy lui-même trouva de fidèles disciples.

En Italie, la situation est beaucoup plus complexe, et les aspirations multiples. Au point de vue de la culture catholique et de son niveau scientifique, si la France est en retard sur l’Allemagne, l’Italie est en retard sur la France et lui empruntera beaucoup: il ne s’ensuit pas que le mouvement n’y soit qu’un sous-produit dépourvu d’originalité; il frappe, au contraire, par sa diversité et son intensité. Alors qu’en France le modernisme naquit du besoin de combler rapidement, dans le silence des bibliothèques et des cabinets de travail, un écart scientifique, en Italie il est inséparable d’une action de masse et de propagande, d’un désir d’émancipation à l’égard d’une tutelle ecclésiastique plus lourde qu’ailleurs. Dans le premier cas, il se voulait médiation entre deux cultures antagonistes et, dans le second, réforme d’une société religieuse. On le voit ainsi se produire en trois milieux nettement distincts. Tout d’abord, il s’enracine dans la puissante tradition du Risorgimento dont s’inspirent les catholiques libéraux ralliés à la monarchie unitaire et à laquelle Antonio Fogazzaro (1842-1911) apportait son prestige de romancier au large spiritualisme. Parmi les catholiques intransigeants fidèles aux directives pontificales, il trouve un terrain propice dans l’action sociale et la culture religieuse. Enfin, il attire quelques savants et de jeunes prêtres éveillés aux problèmes critiques. Trois prêtres, dont le premier devait être exilé et les deux autres excommuniés, symbolisent, chacun, un de ces milieux: le P. Giovanni Semeria (1867-1931), barnabite de haute culture; Romolo Murri (1870-1944), fondateur de la démocratie chrétienne et député; Ernesto Buonaiuti (1881-1946), professeur d’histoire du christianisme à l’université de Rome.

Très vite, sous le pontificat de Pie X (1903-1914), en France et en Italie, la controverse était devenue générale. Livres, brochures, articles de revues et de journaux, voire d’un simple bulletin paroissial, tout était bon pour que chacun s’efforçât de faire prévaloir son point de vue. La suspicion atteignait tous ceux qui s’écartaient en quelque façon des opinions reçues et n’épargnait même pas toujours ceux qui la semaient. Avec l’accord même du pape, «modernisme» en était venu à recevoir un sens de plus en plus large. Il n’était aucun champ de la vie intellectuelle ou de l’activité publique qui en parût exempt: on parlait de modernisme littéraire, ascétique, social, voire même militaire (car l’autorité est un problème théologique), de semi-modernisme et de «modernisantisme». Le grand public n’était en rien préparé à comprendre ces questions dont on le saisissait de tous côtés. Prêtres, séminaristes, intellectuels qu’elles atteignaient allaient de confiance aux solutions nouvelles ou, à l’inverse, sentaient le désarroi les envahir, se demandant si la foi résisterait aux assauts de la science et de la critique. À ses adversaires, Loisy paraissait un autre Renan, pire que le premier, tandis que ses défenseurs évoquaient à son propos l’affaire Galilée ou, plus proche et plus passionnée, l’affaire Dreyfus.

3. L’enjeu

Alors qu’on ne parlait pas encore d’aggiornamento , le «modernisme» a été, au début du siècle, l’une de ces crises dont le souvenir est demeuré profond, si subjective ou incertaine qu’en soit généralement l’image proposée.

L’occasion en a été la rencontre brutale de l’enseignement ecclésiastique traditionnel avec les jeunes sciences religieuses qui s’étaient constituées, loin du contrôle des orthodoxies et le plus souvent contre elles, à partir d’un principe révolutionnaire: l’application des méthodes positives à un domaine, à des textes jusqu’ici considérés comme hors de leurs prises. L’initiation à ces méthodes posait au savant catholique un dilemme troublant: voir dans cette laïcisation scientifique de l’univers religieux une contradiction intrinsèque, une profanation coupable, c’était se refuser à tout travail réel et se placer en position d’infériorité; en accepter les règles semblait introduire le libre examen dans une religion qui l’excluait et, plus précisément, multiplier à l’infini des difficultés rebelles à tout traitement apologétique ou autoritaire.

Il y a plus important encore. Ce conflit ecclésiastique s’inscrit dans un vaste conflit et s’explique par lui. Il renvoie à un fait de civilisation global – les transformations dont la société actuelle est le siège –, sur l’appréciation duquel les catholiques se divisaient profondément, mais dont les incidences religieuses frappaient les moins avertis par leur négativité: tandis que le peuple des villes et des campagnes se détache de la religion ancestrale, la culture se soustrait au contrôle traditionnel de l’Église et la concurrence même sur son propre domaine en opposant les «sciences religieuses» aux «sciences sacrées».

N’était-il donc pas possible de réconcilier ce qui s’opposait? Et, pour que le peuple et la science s’ouvrent à l’Église, ne fallait-il pas que celle-ci, d’abord, s’ouvre à eux? Le modernisme savant, laissant à d’autres le soin des foules, apparaît ainsi, en première analyse, comme le fruit d’une division du travail. L’austère solitude dans laquelle il s’enferme est la condition de son efficacité.

Toutefois, empruntée à la pratique politique, l’idée d’un accord, d’une conciliazione , se révèle vite inconsistante et trompeuse dans l’ordre de l’esprit. Elle évoque un compromis et, ici, pour commencer, les concessions de la foi à la science. Mais la foi peut-elle rien concéder d’elle-même sans se trahir et sans se laisser entraîner sur une pente dangereuse? Entre Loisy et ses amis, d’une part, ses adversaires des deux bords, de l’autre, il semble que ce soit là le fond du débat. Houtin s’était donné à l’idéal d’une réconciliation, où les conservateurs voyaient une idée commune – et condamnable – des modernistes. Les loisystes, au contraire, s’appuyaient sur la nécessité d’une transition : contre ceux qui pensent que l’Église ne doit pas changer (les traditionalistes) ou qu’elle ne peut pas changer (les anticléricaux), ou qu’elle devrait mais ne peut pas (Duchesne), ils affirment qu’elle changera puisqu’elle a toujours changé. Le grand problème pour eux devient ainsi, à la lumière de l’histoire et de la critique, celui des rapports de la foi et de ses représentations.

Le progressisme, comme on disait alors, et que représentaient des hommes comme Mgr Batiffol et le père Lagrange, s’était fixé pour tâche de faire profiter la foi traditionnelle des acquisitions récentes des sciences religieuses. Le modernisme allait plus loin: il voulait trouver à cette foi une expression qui tînt compte des transformations de l’esprit humain dont le développement de ces sciences était un symptôme et un agent. Il n’était pas, il ne pouvait pas être une aspiration issue des profondeurs du corps chrétien, mais la conscience naissante que, dehors, un changement capital était en train de s’opérer, qui concernait directement la foi. Il n’était pas une réforme ou une rénovation de la vie religieuse d’où aurait pu sortir, après tant d’autres, un nouveau rameau de l’arbre chrétien. Le modernisme est le fruit d’une expérience intellectuelle: alors que, sans même s’en rendre compte, les croyants accèdent à de nouvelles formes de pensée, à un nouveau type de culture, leur foi ne peut rester captive d’un langage mort et d’une imagerie périmée; et que sert d’aller au peuple, si l’on n’a à lui servir que le vieux catéchisme dont il s’est détourné?

À entendre parler aujourd’hui du renouvellement de l’exégèse, de la théologie et de la catéchèse, ou de l’aggiornamento de l’Église, et à lire les interventions qui se produisent dans l’aula conciliaire, il ne nous semble plus que ce constat fût a priori illusoire et inacceptable. Que dire aujourd’hui, où l’on ne s’étonne plus que des théologiens «démythisent» et «sécularisent», récupèrent la «mort de Dieu», ou annoncent «la décomposition du catholicisme» et «la fin du christianisme conventionnel»? En ces années, au contraire, le modernisme apparut non comme l’aube d’un âge nouveau, mais comme la veille menaçante d’un désastre. On ne peut donc s’étonner que cette recherche, principe d’une mutation (le terme se retrouve souvent et il est devenu banal) qui s’opère actuellement parmi nous avec une ampleur et une profondeur alors inimaginables, se soit traduite par un conflit violent et douloureux. «Si jamais vous traitez de la crise moderniste, n’oubliez pas de dire combien nous avons souffert», confiait un jour Mgr Jean Calvet (1874-1965), qui, avant de se retrouver à la tête de l’Institut catholique de Paris, avait connu les rigueurs de l’époque.

Il est donc insuffisant de voir dans cette souffrance le prix payé au retard des études ecclésiastiques et comme l’envers de l’intense effort qui a permis sinon de le combler (ce serait peut-être beaucoup d’optimisme), du moins de le mesurer. Ce serait négliger l’essentiel, la transformation mentale collective produite par ce labeur sous la pression du nouvel esprit scientifique et de la rationalité contemporaine qui finit, tôt ou tard, par s’imposer à tout croyant. En un demi-siècle, la frontière du croyable s’est déplacée à mesure que se modifiait, en milieu catholique, la conception du connaissable dans les diverses branches du savoir et, en particulier, dans le domaine de l’histoire biblique.

Au-delà des problèmes particuliers, des recherches tâtonnantes, des solutions provisoires, c’est l’aventure séculaire du christianisme qui continue, en symbiose avec une société qu’il ne domine plus et qui l’assaille de sa culture. «Lorsqu’une société transforme ainsi sa religion, elle s’avance un peu dans l’inconnu», observait en 1925 un sociologue de la génération disparue, Maurice Halbwachs. Il le disait du christianisme naissant: en va-t-il autrement du catholicisme contemporain?

L’historiographie du modernisme a longtemps été marquée par son étroitesse problématique et son inspiration polémique. Les premiers historiens sont tous, plus ou moins, des acteurs du drame: ils le racontent comme ils l’ont vécu et perçu au milieu d’hommes qu’ils ont connus et avec lesquels les vicissitudes de leurs relations comptent pour beaucoup. De ces écrits émergent les Mémoires de Loisy, par leur richesse documentaire, leur souci de précision et de méthode, qui en font une source capitale. La première histoire en date (1929), celle de J. Rivière, reste indispensable, car elle est encore à ce jour le seul exposé d’ensemble de la crise, mais elle est tout autant une pièce du procès par l’intention même de son auteur, à la fois progressiste et antimoderniste.

Dès cette époque, pourtant, un historien protestant très au fait de la vie catholique, Paul Sabatier, auteur d’un Saint François d’Assise (1893), avait annoncé l’évolution religieuse dont le modernisme lui paraissait une manifestation autant qu’une cause. Le père M. D. Chenu, réfléchissant plus tard sur ce phénomène, l’avait intégré à l’hypothèse de «grands cycles de culture», au sein desquels la croyance rencontre toujours les mêmes points critiques (1931). Mais c’est seulement à partir de 1960 que se renouvelleront les études modernistes dans une pleine acceptation des méthodes universitaires: É. Poulat en France, P. Scoppola, puis L. Bedeschi en Italie. Les travaux se sont depuis lors multipliés, jusqu’aux États-Unis où s’est constitué un «groupe de travail». Ils permettent aujourd’hui une évaluation beaucoup plus sereine des personnages engagés dans l’affaire et de leurs intentions, une saisie beaucoup plus précise des problèmes en jeu, principalement d’ordre doctrinal, enfin un cadrage plus exact de ce moment de l’histoire de l’Église dans l’histoire d’un processus socioculturel beaucoup plus général.

La question reste ouverte de la portée à donner aux mots «modernisme» et «modernistes». Les documents pontificaux leur ont donné un sens précis qu’ils ont eux-mêmes peu à peu élargi, mais qui implique toujours déviation doctrinale, hétérodoxie; ils en ont ainsi fait une étiquette infamante. La tendance est aujourd’hui à ne pas négliger cet usage, en raison de son fondement historique, mais à ne pas s’y enfermer: d’une part, en procédant à un relevé exhaustif et à une étude différentielle de ses emplois selon les groupes; d’autre part, en analysant la position exacte des diverses écoles sur chacun des problèmes en jeu et les rapports réels qui s’ensuivaient entre écoles. Du modernisme savant, seul traité ici, l’examen doit d’ailleurs être élargi au modernisme social [cf. INTÉGRISME].

Cette attitude d’historien aboutit ainsi à distinguer la question de l’orthodoxie, en général, et celle de ses multiples tendances, à mettre la première entre parenthèses et, au lieu de se régler sur elle, à la subordonner, d’une part, à une description juste de ces tendances, d’autre part, à une définition de l’orthodoxie qu’il s’avère impossible de soustraire à l’histoire. Même théologiquement, le modernisme n’est plus aujourd’hui une norme évidente et immuable. Un des signes en est sans doute la question débattue de son actualité. Pour certains, le catholicisme est aujourd’hui en plein modernisme ou «néo-modernisme»; pour d’autres, les problèmes religieux et exégétiques se posent dans une perspective bien différente. Où les uns voient la continuité d’un même mouvement, d’autres ne retiennent que l’analogie de deux périodes. Il reste que la crise moderniste a rendu possibles nombre de questions nouvelles, qui n’ont reçu que des réponses partielles, et que les débats ont à leur tour engendré de nouvelles questions.

modernisme [ mɔdɛrnism ] n. m.
• 1879; h. 1845; de moderniste
1Goût de ce qui est moderne; recherche du moderne à tout prix. Réaction au modernisme en peinture ( postmoderne) .
2Relig. Mouvement chrétien préconisant une nouvelle interprétation des croyances et des doctrines traditionnelles, en accord avec l'exégèse moderne.
⊗ CONTR. Archaïsme, classicisme, traditionalisme.

modernisme nom masculin Caractère de ce qui est très moderne : Ville d'un modernisme accentué. Goût, recherche de ce qui est moderne, actuel, contemporain, par opposition au traditionalisme. Littérature Mouvement littéraire hispano-américain de la fin du XIXe s., qui a subi l'influence du Parnasse et du symbolisme français. (Il a donné à la poésie et à la prose une orientation nouvelle sous la conduite de Rubén Darío [Azul, 1888].) Mouvement littéraire brésilien né à S�o Paulo, lors de la semaine d'Art moderne (février 1922), et qui cherche ses thèmes dans la nature et la culture nationales, rejetant l'académisme européen. (Mário de Andrade, Oswald de Andrade et Gilberto Freyre signèrent les principaux manifestes.) Religion Ensemble des doctrines et des tendances ayant pour objet commun de renouveler la théologie, l'exégèse, la doctrine sociale et le gouvernement de l'Église, pour les mettre en accord avec ce qu'on croit être les nécessités de l'époque où l'on vit. Crise religieuse qui a marqué la fin du XIXe s. et le début du XX, et plus particulièrement le pontificat de Pie X. ● modernisme (synonymes) nom masculin Caractère de ce qui est très moderne
Synonymes :
- modernité
Contraires :
- archaïsme
- classicisme
GoÛt, recherche de ce qui est moderne, actuel, contemporain, par opposition...
Synonymes :
- modernité
Contraires :
- traditionalisme

modernisme
n. m. Tendance à préférer ce qui est moderne.

⇒MODERNISME, subst. masc.
I. A. — Préférence (d'une personne) pour ce qui est moderne; tendance à n'apprécier que ce qui est moderne. Anton. traditionalisme. C'est tout à fait Pelléas, lui dis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur de roses montant jusqu'aux terrasses (PROUST, Sodome, 1922, p.813). Rien ne choque davantage notre modernisme que ces pancartes de taverniers oscillant sur un axe de ferronnerie (FULCANELLI, Demeures philosophales, t.2, 1929, p.103):
1. Il est étrange qu'à propos de Philippe le Bel et de François Ier les historiens saluent comme une preuve d'esprit politique, d'«affranchissement intellectuel» et de modernisme, le sacrifice délibéré des intérêts de la chrétienté.
GROUSSET, Croisades, 1939, p.189.
B. — Caractère moderne (d'une réalisation humaine); recherche de ce qui est moderne. Anton. archaïsme. Modernisme à tout prix. Sur la rive droite, on trouve de même des îlots échappant au modernisme d'alentour (ESTAUNIÉ, Ascension M. Baslèvre, 1919, p.2). Il règne dans la pièce une atmosphère d'élégance, de modernisme; pourtant, la pièce elle-même semble appartenir à une autre époque (CAMUS, Requiem, 1956, 1re part., 2e tabl., p.827).
En partic. [En parlant d'une oeuvre littér., mus., picturale, etc.] Tous les Turner de la première époque, d'un modernisme si frappant (MORAND, Londres, 1933, p.159). Il y a une littérature qui s'inspire seulement de l'actuel et du vivant dans l'espace, et elle porte un nom depuis les Goncourt: c'est le modernisme (THIBAUDET, Réflex. litt., 1936, p.251).
II.RELIG. Ensemble des doctrines et des mouvements de pensée (notamment de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle) tendant à renouveler et à adapter la théologie et la foi catholiques, grâce aux découvertes scientifiques modernes et à l'évolution générale du monde. Condamnation du modernisme par le pape Pie X. L'encyclique, démasquant le modernisme, démasquait du même coup le protestantisme libéral; de là, chez certains protestants libéraux, la préoccupation de séparer leur cause de celle du modernisme (Théol. cath. t. 4, 1 1920, p.763, 764). En Italie, la crise du modernisme catholique a fait long feu; je suis sûr autant qu'on peut l'être que c'est en France qu'elle éclatera à nouveau (ABELLIO, Pacifiques, 1946, p.262):
2. ... la diffusion de notre pseudo-culture athéistique, et de ce modernisme soi-disant scientifique qui est un évangile de damnation, n'a su que vider le monde de ses forces vives et de ses réserves spirituelles.
MARITAIN, Primauté spirit., 1927, p.144.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1. 1879 «goût, manie de ce qui est moderne» (HUYSMANS, L'Art moderne, Salon de 1879, 38 ds QUEM. DDL t. 12); 2. 1908 «tendance à se détacher de la tradition, en religion» (E. BARBIER, Les Démocraties chrétiennes et le modernisme); 3. 1931 «caractère de ce qui est moderne» (Lar. 20e). Dér. de moderne; suff. -isme. Fréq. abs. littér.:72.

modernisme [mɔdɛʀnism] n. m.
ÉTYM. V. 1879, Huysmans; attestation isolée, 1845; de moderne, et -isme.
1 Goût de ce qui est moderne, actuel. || Modernisme en peinture (→ Main, cit. 72).Quelquefois avec une nuance péj. Goût excessif de ce qui est moderne, recherche du moderne à tout prix.
1 Il y a de cela quelques années, un artiste étranger, se promenant avec M. de Neuville dans les salles d'une exposition officielle de peinture, rencontra Fromentin. M. de Neuville partit et la conversation s'engagea entre les deux amis sur « le modernisme ». L'auditeur a sténographié les très curieuses paroles qui vont suivre. « Vous m'embêtez avec votre modernité, s'écria Fromentin. »
Huysmans, l'Art moderne, Salon de 1879, p. 40.
2 (…) ces trois petites créatures, dont il avait senti déjà le modernisme extrême, qui lisaient Mme de Noailles et pouvaient à l'occasion parler comme les jeunes Parisiennes (…)
Loti, les Désenchantées, III, XI.
2 Relig. Mouvement chrétien préconisant une nouvelle interprétation des croyances et des doctrines traditionnelles, en accord avec les découvertes de l'exégèse moderne. || Condamnation du modernisme par l'Église (Encyclique Pascendi, 1907). → Fond, cit. 6, Péguy.
CONTR. Archaïsme, classicisme, traditionalisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.