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PANTHÉISME
PANTHÉISME

Ce n’est pas par une facile association d’idées que le concept de panthéisme évoque le nom de Giordano Bruno. Celui-ci est effectivement l’un des plus marquants parmi les philosophes de la totalité, et la chaîne qui relie Plotin à Spinoza passe nécessairement par lui. Mais cette association d’idées comporte une justification plus profonde encore, bien qu’elle n’apparaisse pas immédiatement: Giordano Bruno, condamné par un tribunal d’inquisition, fut brûlé en 1600 à Rome. Si l’on se souvient que, non plus au début, mais au milieu du XVIIe siècle, Spinoza fut excommunié, lui aussi pour délit d’opinion, on ne peut manquer de saisir le vrai sens d’une telle affirmation: le panthéisme est une philosophie subversive, et les philosophes dits panthéistes mettent en cause tout le système dogmatique élaboré par la métaphysique d’origine aristotélicienne. Ce n’est en effet rien de moins que la religion traditionnelle qui est mis en danger par le panthéisme, et c’est en somme à bon droit que l’opinion voit dans celui-ci un crime d’hérésie, l’accusation de panthéisme étant socialement et politiquement très grave. Elle peut, comme celle d’athéisme, conduire le «coupable» à l’exil spirituel ou à la mort. En fait, ces deux accusations sont liées. Les uns tiennent par exemple le mystique Angelus Silesius pour un athée, en raison de la parfaite identité qu’il établissait entre l’âme individuelle et la divinité, mais les autres le tiennent pour un panthéiste en raison de l’immanence de Dieu au tout de l’être, immanence établie en ce poème passionné qu’est le Pèlerin chérubinique. Mais, athée ou panthéiste, le crime est le même aux yeux de l’orthodoxie puisque ce qui est totalement renversé, c’est la transcendance de Dieu et le dualisme de l’être: les fondements mêmes de la religion.

Cette forme subversive du panthéisme n’en épuise cependant pas le sens. Songeons, en effet, que Plotin ou Spinoza évoquent aussi, chacun à sa manière il est vrai, l’image parfaite de la sagesse philosophique. Le sentiment à la fois lucide et vif de l’unité fondamentale de toutes choses, l’espèce de perception fine de l’identité fondamentale de l’être à travers la multiplicité des apparences et la variabilité des formes semblent à bon droit définir quelque chose d’essentiel dans l’attitude philosophique.

Ce n’est donc pas non plus un hasard ou une formule verbale si l’on trouve chez Giordano Bruno (Cause, principe et unité ) l’affirmation réitérée selon laquelle «la connaissance de l’unité de l’Être et de la Nature est le but et le terme de toutes les philosophies et de toutes les contemplations naturelles», ou l’affirmation selon laquelle «ces philosophes ont trouvé leur amie, la Sagesse, qui ont découvert cette unité». C’est l’attitude même de Plotin ou de Spinoza qui est définie ainsi par Giordano Bruno: si la philosophie est de toute façon la recherche d’un principe synthétique d’intelligibilité, on conçoit que les «panthéismes» ou plutôt les monismes puissent apparaître comme une image particulièrement heureuse et privilégiée de l’idée de philosophie, sinon comme la philosophie elle-même. Ce n’est donc pas non plus un hasard si, à la fin de l’Éthique , ce système achevé de l’unité, Spinoza conclut sa recherche gnoséologique et sa démarche existentielle par l’opposition radicale entre l’ignorant et le philosophe, celui-ci étant certes «l’homme libre», mais surtout celui qui est conscient de l’unité fondamentale et de la parenté ontologique qui le relie à lui-même, à la Nature et à Dieu.

Si la philosophie n’est rien d’autre, aux yeux des panthéistes, que la connaissance de l’unité, ce n’est pas seulement en raison de l’exigence d’intelligibilité rationnelle que comporte l’idée de philosophie; c’est aussi parce que la philosophie est en réalité la recherche d’un accord profond avec soi-même et avec le monde ; or, seuls les systèmes monistes peuvent accéder au sentiment d’un tel accord et à l’expérience d’une certaine joie d’être. Plotin exalte constamment, dans sa critique des chrétiens et des gnostiques, la beauté d’un monde sensible qui est une manifestation de l’Un; Bruno conclut son principal ouvrage par l’idée «qu’il n’est plus rien qui doive nous épouvanter» et Spinoza organise toute sa réflexion autour de la critique de la «tristesse» et de l’angoisse, et en fonction d’une exaltation de la liberté et de la joie.

Si donc c’est à bon droit qu’on a pu parler à propos de Plotin d’une métaphysique de la lumière et du bonheur, ou à propos de Spinoza d’une philosophie de la joie (expression qui serait vraie également du monisme de Bergson), si c’est à bon droit aussi que l’on met en évidence la lutte de Bruno contre le sentiment d’épouvante et l’aspiration de Boehme vers la «libre joie» dans Mysterium magnum , on sera fondé à voir dans le monisme panthéiste l’une des expressions les plus hautes et les plus totales de l’entreprise philosophique elle-même, en tant qu’elle tente de délivrer l’homme et des arrière-mondes et de l’angoisse qu’ils entraînent.

1. Les stoïciens

En toute rigueur, on devrait réserver le terme de panthéisme (apparu pendant la Renaissance) à un petit nombre de philosophes chez lesquels apparaît explicitement l’affirmation de l’identité de Dieu avec le tout de l’être, celui-ci englobant la nature ou se réduisant à elle.

C’est pourquoi on fera commencer l’histoire du panthéisme avec les stoïciens et non pas avec les présocratiques; on ne trouve en effet chez ceux-ci que l’affirmation de l’unité de l’être, qu’il soit la Sphère immobile parménidienne ou le feu en perpétuel mouvement d’Héraclite. Mais, ces doctrines n’étant pas encore parvenues à la claire conscience de ce que pourrait être un Dieu spirituel transcendant, le terme de panthéisme ne saurait les désigner en toute rigueur. C’est à partir seulement de l’épreuve platonicienne pour l’Occident, et de l’épreuve védique pour l’Orient, que la question d’un panthéisme prend un sens, forcément dialectique et polémique, fin de non-recevoir opposée par le monisme à toutes les difficultés insurmontables créées par le dualisme et les philosophies de la transcendance.

Le stoïcisme antique, notamment avec Zénon de Citium, est la première doctrine qui affirme clairement que le monde est Dieu. Le monde comme totalité est un être raisonnable et sage, et c’est en cela qu’il est divin. Derrière cette métaphysique se trouve certes une physique, puisque l’être du monde et le fondement de la nature sont constitués par un feu; mais la métaphysique redevient le vrai sens de la philosophie de la nature lorsque ce feu est conçu comme un «feu artiste» qui informe rationnellement la nature par méthode et réflexion.

Cette métaphysique stoïcienne de l’unité de la nature opérée par le principe igné se donne en même temps comme une esthétique, si l’on prête bien attention aux descriptions de Cicéron (De la nature des dieux ) et de Diogène Laërce (Vies et opinions des philosophes ), par lesquelles est connu l’ancien stoïcisme de Cléanthe et de Zénon.

C’est l’admiration envers le monde, sa beauté et son harmonie, qui est l’attitude philosophique la plus révélatrice de l’essence divine des choses. C’est cette admiration devant l’ordre qui sert, en outre, de propédeutique à une philosophie du destin, puisque celui-ci n’est que l’unité et la rationalité suprême de tous les événements qui se produisent dans la belle nature. La pensée du destin et de la nécessité ultime des causes et de leur enchaînement n’est à la limite qu’une adhésion entière à l’ordre du monde, et peut-être une espèce d’amour envers ce «vivant raisonnable» que constitue le monde et qui vaut comme Dieu.

Il y a dans cette adhésion à l’être, issue du sentiment admiratif de l’unité et de la rationalité de la nature, des éléments pour une éthique non tragique, qu’on trouve développée chez les moralistes du stoïcisme romain sous la forme d’une philosophie de la liberté et, notamment chez Épictète, sous la forme d’une doctrine de l’identité fondamentale du sage, libre absolument, et de Dieu, maître et raison de toutes choses.

Le mouvement essentiel qui va de l’affirmation de l’unité du monde à l’affirmation de l’identité entre le sage et l’essence de l’être est ainsi amorcé chez les stoïciens. Mais c’est avec Plotin, le philosophe d’Alexandrie qui écrit au IIIe siècle après Jésus-Christ, que l’on accède à la plus haute conscience de ce lien ontologique qui existe entre l’âme humaine portée à l’extrême d’elle-même et la substance une et ultime du tout de l’être.

2. Plotin

Cette affirmation est évidemment le point d’arrivée et non pas le point de départ du plotinisme; conclusion éthique et existentielle et non pas commencement philosophique. Le commencement, chez Plotin, est une réflexion sur l’être qui est avant toute chose, c’est-à-dire, à la lettre, sur le Premier ( 精礼 刺福諸精礼益).

On sait l’importance du néo-platonisme de Plotin dans la formation des grands courants de pensée mystique et moniste du Moyen Âge juif et arabe et de la Renaissance, et, par conséquent, dans la constitution des métaphysiques de la Nature, de Boehme et Spinoza jusqu’à Schelling. Cela conduit à reconnaître la place privilégiée de l’inspiration «panthéiste» dans la formation de la conscience philosophique moderne, et c’est à ce titre qu’il convient de considérer le néo-platonisme.

Le système plotinien, issu d’une méditation sur le platonisme et de son dépassement en intériorité, est un système émanationniste. L’idée centrale, développée sous tous ses aspects dans les cinquante-quatre traités qui constituent, par groupes de neuf, les six Ennéades (dans le découpage à la fois artificiel et signifiant qu’en a fait Porphyre), consiste essentiellement dans la description de l’univers selon deux registres. D’une part, et d’une façon traditionnelle, Plotin maintient la hiérarchie verticale dans l’opposition d’un univers intelligible, seul monde réel, et d’un univers sensible, simple copie du premier, ombre et reflet des choses de «là-bas». Mais, d’autre part, et cette fois d’une manière parfaitement neuve, Plotin construit un système des «hypostases», niveaux de la réalité intelligible universelle et une, réalité qui intègre le monde sensible comme un reflet d’elle-même à l’intérieur d’elle-même. Cette réalité véritable est constituée par trois hypostases, c’est-à-dire par trois aspects ou manifestations du même être unique et global, par trois «différenciations immanentes », pourrait-on dire, du même être total et actif.

La première hypostase, «le Premier» précisément, est l’Un. (Comme les autres textes grecs, celui des Ennéades ne différencie pas les majuscules des minuscules: 精礼 礼益; c’est par une simple coutume établie par les traducteurs que l’on écrit: l’Un.) L’Un est l’être même, non pas chronologiquement antérieur à toute réalité, mais éternellement et logiquement antérieur à toute détermination. L’Un est l’être même, dans son universalité et son omniprésence actuelle, avant que notre pensée n’ait établi en lui la différence et la division, c’est-à-dire la détermination: «Quand il s’agit de l’être, nous réunissons en un tout un être, et nous disons l’un qui est , voulant indiquer par un l’intime liaison de l’être avec le bien » (Enn. , VI, II, 11). L’Un est donc l’être même, dans la perfection de son indétermination; c’est pourquoi il est aussi le Bien: «Bien désigne le Premier, à savoir cette nature dont rien n’est affirmé et que nous appelons bien parce que nous ne pouvons pas la désigner autrement» (VI, II, 17).

On conçoit dès lors que l’Un qui est l’être, et qui est le Bien en tant précisément qu’il est sans détermination et qu’il «demeure auprès de lui-même» sans manquer de rien, on conçoit donc que cette première hypostase qui est «le Premier» et qui est «au-delà de l’essence» ait valeur à la fois de commencement absolu et de fin suprême: «On commence par l’un, et l’on tend vers l’un» (VI, II, 11).

Ce commencement éternel qui est hors de tout lien et de toute temporalité est comme un soleil, ou plutôt une lumière absolue, partout présente et partout attirante. Mais c’est qu’elle est activité pure, source et origine non temporelle de tout être et de toute réalité: «L’Un est comme la lumière qui émane du soleil; toute la nature intelligible est une lumière; debout, au sommet de l’intelligible et au-dessus de lui, règne l’Un, qui ne pousse pas hors de lui la lumière qui rayonne» (V, III, 12). Cette émanation de lumière est l’acte même de la première hypostase qui produit de soi, hors de soi et cependant à l’intérieur de soi-même , la deuxième hypostase qui est «l’Intelligence ». Il s’agit, bien entendu, de l’intelligence universelle et totale, c’est-à-dire de l’univers lui-même en tant qu’il est rationalité et porteur de rationalité, producteur des Idées et des Formes. Il s’agit, si l’on veut, de la raison cosmique, de l’Intelligence de l’Univers. Plus précisément, il s’agit de l’Intelligible, c’est-à-dire de la Pensée même, produite par émanation au sein même de l’Un, lorsqu’il se retourne sur lui-même. Se retournant sur lui-même, se réfléchissant, il se dédouble, se divise, et se pose dès lors comme l’être qui est Intelligence, et non plus comme l’être en tant que tel, c’est-à-dire Un. «L’Être qui vient de l’Un ne se sépare pas de lui et n’est pas identique à lui» (V, III, 12).

L’émanationnisme est bien le système de l’unité, mais non pas de l’unité indifférenciée, comme paraît être le Soi dans les philosophies orientales. Par immanence des productions de l’Être à l’Être qui les produit, l’unité est sauvegardée, mais non pas au détriment de la différence qui marque la productivité et la richesse d’un univers à la fois un et multiple. Et, de même que la seconde hypostase (l’Intelligence désignant la pensée, la Réflexion et la rationalité cosmiques) est au cœur de l’Un sans plus se confondre avec lui, de même la troisième et dernière hypostase, «l’Âme», est produite par l’Intelligence et ne se confond plus avec elle bien qu’elle n’en soit pas séparée. L’Âme est le principe de la vie; c’est l’Âme cosmique, la vie universelle et intelligible, qui implique le mouvement. Elle est présente partout, comme l’Un et l’Intelligence, mais rend plus directement compte de la multiplicité concrète des individus, c’est-à-dire des âmes singulières animant des corps individuels.

Ainsi, par les trois niveaux intelligibles de l’être, c’est-à-dire l’Un, l’Intelligence et l’Âme, on peut passer sans discontinuité de l’Un au multiple, de l’absolu au temporel, de l’universel au singulier, et cela grâce au double principe de l’émanation (qui rend compte de la procession des hypostases) et de la participation (qui rend compte de l’unité de l’univers).

Ainsi est conservée l’inspiration platonicienne, puisqu’on rend compte de l’aspiration de tous les êtres vers l’Un, qui est le suprême désirable et qui habite tous les êtres; ainsi se trouvent en même temps résolues les difficultés platoniciennes d’un dualisme qui ne pouvait pas rendre compte de la relation entre le monde concret et le monde de «là-bas», ou de l’ailleurs.

3. Giordano Bruno

C’est cette solution néo-platonicienne au problème de la transcendance de l’être qui sera adoptée (et adaptée) par certaines philosophies médiévales, arabes, juives, ou chrétiennes. Elles constituent la charnière qui relie Plotin à la Renaissance par Giordano Bruno. On ne les évoque ici que pour mémoire, préférant laisser parler le représentant même du panthéisme moderne, Giordano Bruno. Celui-ci se réfère fort souvent à Plotin, et il cite parfois un Arabe et un chrétien, Avicébron et David de Dinant. S. Munk a établi que le Maure Avicébron était en réalité le philosophe juif espagnol Ibn Gabirol (XIe s.), auteur du Fons vitae , traduit de l’arabe. David de Dinant, condamné par l’Église, est surtout connu par les comptes rendus et les extraits qu’on trouve de son œuvre chez Albert le Grand.

Ce que Bruno retient essentiellement chez David de Dinant et chez Ibn Gabirol, c’est l’affirmation de la divinité de la matière. À partir de ce point de départ, on comprend qu’on puisse retrouver l’inspiration essentielle du panthéisme jusqu’au cœur du Moyen Âge: Dieu est infini, et la nature matérielle qui est divine fait partie intégrante de cet infini. Le monde, dès lors, est réunifié et l’on peut affirmer valablement et que Dieu est l’infini et que Dieu est Un.

C’est cette inspiration qu’on retrouvera chez Giordano Bruno, le système des concepts venant de la lutte difficile qu’il dut mener contre l’emprise aristotélicienne, qui dressait tout un barrage entre Plotin et lui-même.

Reconnaissant, à la façon de Plotin, que «toute la philosophie est une recherche sur le premier principe», Bruno doit élaborer son système avec les concepts aristotéliciens de forme et de matière, de substance et d’accident, de cause et de principe, mais en se dressant contre ces concepts, et en leur attribuant un sens parfaitement neuf et subversif. C’est dans cette perspective que l’on peut mieux comprendre que l’ouvrage principal de Bruno, Cause, principe et unité (De causa, principio et uno , Venise, 1584), soit à la fois une œuvre moderne de la Renaissance d’inspiration néo-platonicienne et une critique effective de l’aristotélisme, exprimée en un langage d’apparence aristotélicienne.

La doctrine centrale de Bruno consiste dans l’affirmation d’un monisme infiniste absolu. Dieu n’est pas distinct de l’Univers, et cet être unique et infini constitue la Substance. Plus précisément, Dieu et Univers sont deux aspects, deux points de vue sur cette réalité véritable qu’est l’«originaire et universelle Substance, identique pour tout» (Cause, principe et unité , Ve dialogue). «Dans l’un infini et immobile qui est la Substance, qui est l’être», l’unité n’est pas affectée par la multiplicité des choses sensibles, qui ne sont que des modes multiformes de cet être unique, ou des apparences fugitives et la «face diverse» d’une même substance.

L’identification de Dieu et de la Nature suppose la présence totale de la Substance universelle en chacune des parties de l’univers. Marqué non seulement par Plotin, mais par Nicolas de Cues, Bruno peut affirmer que toute chose est toute chose, et que le minimum est identique au maximum. Les contraires coïncident, mais c’est en raison de la présence universelle totale en chaque partie de l’Être unique qui est Dieu ou Substance, et qui pénètre toute la matière. Sur la base de cette Unité absolue, immobile et infinie qui englobe et constitue le tout de l’être, il est possible de comprendre l’agencement des concepts de Cause et de Principe, de Matière et de Forme.

L’Être originaire et total est Dieu. Mais on peut le considérer du point de vue de la Matière et du point de vue de la Forme. La Matière, infinie et intelligible, n’est pas étrangère à Dieu, elle est Dieu même en tant qu’il est potentialité infinie, c’est-à-dire puissance: s’il est tout, et fait tout, Dieu doit également pouvoir tout. La matérialité est l’expression de ce pouvoir, «la Matière est le sujet de l’opération de la Nature» (IIIe dialogue). Ici, Bruno évoque Ibn Gabirol et David de Dinant, qui ne répugnaient pas à concevoir la divinité de la matière.

Bruno cependant ne sépare pas forme et matière, à la façon aristotélicienne. La Forme est l’opération de la Nature, qui agit dans la matière, et «du dedans» de la matière. Cette Forme, qui est l’autre aspect de Dieu, peut à son tour se distinguer en Intelligence et en Âme (en reprenant les termes platoniciens). Comme Intellect , la Forme est «l’œil du monde» (IIe dialogue), son moteur immanent et immobile, son principe constant, la source aussi de toutes les déterminations intelligibles du monde réel. C’est un «Intellect artiste», un «artiste interne», cause du monde à la fois intrinsèque et extrinsèque (IIe dialogue). L’Âme du monde, également immanente à tout le réel, est aussi Principe, en tant qu’elle est source constante de toute vie, source toujours présente à ses effets et active en eux.

Âme du monde et Intellect artiste sont donc la Forme qui opère au-dedans de la matière: ils sont à ce titre l’acte absolu, travaillant cette puissance absolue qu’est la matière. Mais ces distinctions sont logiques: dans l’opération effective de la Nature infinie, c’est-à-dire de Dieu, acte et puissance sont une seule et même réalité, un seul et même Principe, même si Bruno réserve le terme de «Premier» à la Forme qui est acte et fait constamment tout, en tout. C’est que, chez Bruno, l’immanence est totale, même si l’univers est parfois désigné comme «le grand simulacre, la grande image, l’ombre du premier acte et de la première puissance» (IIIe dialogue). Il n’y a pas contradiction car le Premier comporte en lui d’une façon «compliquée» ce qui, dans le sensible, existe d’une façon «expliquée»; passant de l’enveloppement au développement, on passe d’un mode d’être à un autre mode d’être, mais non pas à un autre être: l’Être, ou Dieu, ou la Nature sont un seul et même être, ou un Être un.

4. Spinoza

Ces idées semblent annoncer l’étape suivante du panthéisme, l’étape qui en est aussi le stade le plus haut et la plus haute expression: la philosophie de Spinoza. Mais Bruno n’est pas Spinoza et celui-ci apportera à l’ontologie moniste et immanentiste un développement parfaitement original et décisif, une inspiration qui sera plus présente encore chez Schelling ou Hegel que ne pouvait l’être l’inspiration brunienne.

C’est en effet le monisme radical de l’être qui est retenu par la philosophie française du XVIIIe siècle et la métaphysique allemande du XIXe comme le constituant essentiel du spinozisme. Il y aurait lieu, certes, d’élargir la compréhension du spinozisme, mais il est exact que son action et sa vertu, pourrait-on dire, sont principalement dues à cette doctrine de la Substance.

L’autosuffisance du monde

Une telle doctrine a plus de force que celle de Bruno, en raison d’une meilleure organisation logique des concepts et en raison d’une pureté rationnelle plus parfaite. Spinoza, par exemple, n’aurait jamais accordé, comme Bruno, que la magie pût avoir une vérité, ou qu’il soit possible de parler d’une surnature.

C’est en toute rigueur que le Dieu de Spinoza, comme Substance, doit être identifié à la Nature. En effet, le lien qui existe entre Dieu et le monde sensible n’est pas le moins du monde un lien d’émanation, comme chez Plotin, ou de réalisation d’une potentialité, l’acte et la puissance fussent-ils contemporains. Pour Spinoza, la puissance de Dieu, c’est-à-dire de la Substance, c’est-à-dire de la Nature (cf. par exemple Éthique , IV, préface), n’est rien d’autre que son existence même. L’infini est l’être en acte, et celui-ci ne découle d’aucune potentialité ni d’aucun acte de création.

En Dieu, il n’est donc pas possible de parler d’Âme ni d’Intellect, à la façon de Bruno ou de Plotin. La vie ou la raison concernent les modalités finies de la Pensée et non pas la substance infinie. Celle-ci n’est rien d’autre, en effet, que ce qui se conçoit par soi et en soi, c’est-à-dire sans aucun recours à aucun autre concept ni à aucun autre être. Cela signifie en clair que la Substance désigne l’autonomie absolue de la totalité du réel, cette totalité trouvant en soi seule, et d’une façon éternelle, l’origine immanente de son être et de son actualité.

Sans cause, la Substance, c’est-à-dire finalement ce qui est essentiel dans la Nature, est également sans fin. La Substance ne saurait tendre à la perfection comme chez Bruno (où, cependant, il est vrai, l’univers ne se manque pas à lui-même) ni s’identifier au Beau, comme chez Plotin, et susciter dès lors l’admiration comme chez les stoïciens. La Substance infinie désigne avec beaucoup plus de dépouillement rationnel chez Spinoza l’autosuffisance du monde, son caractère premier parce que éternel, son autonomie logique et existentielle, son homogénéité ontologique enfin, puisque tout ce qui est et tout ce qui est pensable est et se pense par la même substance, infinie, universelle, une et identique.

Une hiérarchie logique des concepts

La Substance n’est pas produite et ne produit pas au sens strict. Certes, Dieu est cause immanente du monde et des êtres, mais non pas au sens où cette cause produirait quelque chose hors de soi, par émanation ou rayonnement, ou actualisation. Le rapport de la Substance aux «choses singulières», c’est-à-dire au monde sensible, n’est pas le rapport extrinsèque et transcendant d’un être qui produirait (fût-ce en son sein) des êtres distincts de lui, mais le rapport de l’être à lui-même, lorsqu’on change le point de vue de la connaissance et du langage qui détermine l’être et les êtres.

C’est seulement ainsi qu’on peut comprendre l’apparente hiérarchie constituée par la Substance, les Attributs et les Modes. Il y a là, dans le système de Spinoza, non pas une hiérarchie objective entre des êtres de différente valeur ontologique, mais une hiérarchie logique des concepts qui permettent d’unifier le réel et de penser le multiple dans sa diversité et dans son unité. La Substance, qui est l’être même, les Attributs, qui en nombre infini sont les manières dont l’intelligence humaine pense la Substance (elle ne peut en penser que deux: la Pensée et l’Étendue), les Modes infinis (l’Entendement infini et la Face de l’Univers total), les Modes finis (les idées et les corps), tous ces concepts ne constituent pas une échelle des êtres, mais un système logique des déterminations qui permettent de penser la Nature, c’est-à-dire la réalité. Tous ces concepts s’imbriquent les uns dans les autres par une chaîne logique d’immanence, la concatenatio , permettant ainsi de comprendre que, dans la Nature, certaines réalités sont enveloppantes et certaines autres enveloppées. La Substance enveloppe, c’est-à-dire comprend ou implique les Attributs, ceux-ci impliquent les Modes infinis, qui impliquent les Modes finis: on peut ainsi rejoindre chaque réalité singulière, la rendre parfaitement intelligible par le système hiérarchisé des concepts qui en définissent l’essence. Une chose suppose un corps singulier contingent, puis une quantité de mouvements et de repos, puis l’attribut nécessaire et infini dans son genre qu’est l’Étendue, puis la Substance totale et nécessaire, infiniment infinie. On pourrait refaire le chemin dans l’autre sens. Dans les deux cas, une chose est pensée par tous les concepts qui la précèdent logiquement et jamais par les concepts qu’elle commande. C’est pourquoi toute chose, c’est-à-dire tout système singulier de modes finis, exprime , dans son genre , l’infini qui le fonde et qui est l’être. Toute chose exprime Dieu, et connaître à fond une chose singulière c’est connaître Dieu.

Cette expressivité de l’être par les êtres vaut d’une façon spécifique en chaque attribut, et il y a lieu de comprendre chaque être par les modes et l’attribut qui l’enveloppent et non pas par les autres attributs. Un esprit singulier (Spinoza bannit radicalement le mot «âme», si chargé de confusions vitalistes et spiritualistes d’origine à la fois platonicienne et aristotélicienne) se comprend par l’Attribut de la Pensée; une idée se comprend par une idée, et en aucun cas par un mode de l’Étendue. C’est pourquoi l’on peut dire que, d’un point de vue méthodologique, les Attributs valent comme domaines ontiques distincts et incommunicables: les corps s’expliquent par les corps et les esprits par les esprits. Les chaînes causales sont rigoureuses et nécessaires, mais ne valent que pour leur propre domaine. C’est pourquoi il est aussi absurde de dire du spinozisme qu’il est un matérialisme que d’en faire un spiritualisme. L’Étendue n’explique pas la Pensée ni la Pensée l’Étendue.

Le Dieu Nature

Ce dualisme méthodologique et existentiel n’est pas moins rigoureux que le monisme ontologique, qui suppose l’homogénéité de l’être et l’absence de toute distance entre l’être et lui-même, c’est-à-dire au cœur de la Substance.

C’est pourquoi le Dieu Nature du livre Ier de l’Éthique est, malgré toutes les exégèses tendancieuses qu’on a voulu faire du spinozisme, rigoureusement le même que le Dieu du livre V, saisi par la connaissance du troisième genre, c’est-à-dire la Science Intuitive. On reparlera plus loin de cette Science et de la Béatitude, c’est-à-dire de la joie qu’elle entraîne. Insistons d’abord sur l’identité et la permanence de la Substance. De même qu’il n’y a aucune force émanatrice qui relierait Dieu et les choses singulières sur un plan vertical, de même aucune dialectique de la Nature, aucune pseudo-histoire du devenir de Dieu n’est concevable dans le spinozisme. Le Dieu du commencement n’est pas séparé du Dieu de la fin, car il n’y a ni commencement ni fin, Dieu est la perfection et il est Un, sans manquer ni de lui-même ni d’aucune valeur. C’est pourquoi il n’y a aucune finalité dans la nature et c’est pourquoi la métaphysique ne saurait être que causale et logiciste, sans jamais être créationniste ni axiologique. L’Être est. Il n’existe donc aucun «bien», c’est-à-dire aucune valeur objective.

Ce qui distingue le Dieu Substance du livre Ier et l’expérience intuitive du Dieu Totalité du livre V est donc de l’ordre éthique et non pas de l’ordre ontologique. Il n’y a pas de devenir de Dieu ni de dialectique de la Substance, c’est-à-dire du monde, mais il y a un progrès de la réflexion (Spinoza définit très explicitement une méthode réflexive ) et un mouvement de la connaissance qui conduit le sage, grâce à la connaissance par concepts du deuxième genre, de l’ignorance imaginative du premier genre à la sagesse intuitive du troisième genre, qui est à la fois Béatitude et Liberté, c’est-à-dire existence adéquate en acte et libre joie.

Mais l’existence joyeuse et libérée du sage n’est pas extérieure à la Nature ni par conséquent à Dieu. C’est donc à tort que la métaphysique allemande (Schelling, Hegel, Schopenhauer) reproche au Dieu de Spinoza d’être une substance morte, sans mouvement ni désir. C’est le contraire qui est vrai. Dieu, du Ier au Ve livre, est la puissance même de la Nature, c’est-à-dire à la fois son éternité et son effort actuel pour persévérer dans l’être, comme le révèle le conatus humain qui fait du désir l’essence de l’homme.

Non seulement le Dieu Nature est puissance active infinie (manifestée par la Nature et son déploiement), mais il est encore Pensée et Réflexion: l’«entendement» de Dieu n’est que la totalité des entendements finis et par eux l’Être se pense. C’est pourquoi l’Atour Intellectuel de Dieu comme composante ultime de la sagesse et de la plénitude en acte qu’on appelle perfection est simultanément amour de l’homme pour Dieu, amour de Dieu pour l’homme, et amour de Dieu pour lui-même. Au plus haut niveau de la réflexion philosophique, quand le sage accède à l’expérience de sa propre liberté et de sa propre éternité, tout se passe comme si Dieu, éternel pourtant, accédait lui aussi à la béatitude, à la contemplation de soi-même par la médiation de l’homme, c’est-à-dire à la liberté et à la joie. Ce n’est là, bien entendu, qu’une manière de parler en ce qui concerne la Substance Une, mais c’est une réalité effective en ce qui concerne la conscience que, par la philosophie, l’humanité prend d’elle-même.

5. Le panthéisme après Spinoza

Il reste paradoxal, cependant, de dire que Dieu se pense. La Substance une et infiniment infinie est sans détermination dans le système spinoziste de la Nature. Il semble donc bien que Dieu ne soit plus en réalité qu’un mot ou un système axiomatique de la Nature: en fait, le spinozisme est un athéisme. On pourrait l’établir. L’orthodoxie, finalement, n’a pas tort de voir dans le panthéisme l’un des masques de l’athéisme. C’est vrai en tout cas de Spinoza.

Toutefois, si l’athéisme est la conséquence extrême, nécessairement impliquée par un panthéisme rigoureusement immanent, on comprend que les successeurs de Spinoza, moins révolutionnaires que lui, mais subjugués par son intuition moniste, aient tenté ce qu’on pourrait appeler une révision du panthéisme. On peut songer notamment à dom Deschamps (bénédictin français du XVIIIe siècle, qui établit la continuité entre Spinoza et Hegel), à Schelling et enfin à Hegel lui-même.

Dom Deschamps, opposant «tout» et «le tout», croit pouvoir faire la critique du spinozisme en introduisant la relation du tout à ses parties, et par conséquent l’affirmation qui nie et la négation qui affirme. Il précède en cela Hegel, qui, par le mouvement du négatif au cœur de la Nature totale, fait surgir l’Esprit, et, au terme du devenir de cet Esprit, au terme de l’histoire de la conscience, instaure la Substance. Comme Concept, celle-ci réside en elle-même, ayant dépassé toute contradiction, et elle intériorise la totalité de l’être et de l’histoire. Cet Esprit final et total est l’Humanité même ayant achevé sa propre histoire et ayant réalisé sa propre permanence dans l’Esprit Objectif, c’est-à-dire l’État, avec famille et propriété. Le panlogisme de Hegel, forme ultime d’un panthéisme, n’en est qu’une forme dégénérée, puisque l’Esprit, par le peuple, la culture et l’État, rejoint les déterminations et les exigences traditionnelles de la divinité. C’est à grand-peine qu’on a voulu faire de l’hégélianisme un athéisme: on oubliait que Hegel faisait servir son monisme spiritualiste à la conservation de la société établie, tandis que Spinoza mettait son monisme radical au service d’une transformation révolutionnaire de la société et de la pensée.

Il reste Schelling. Chez lui aussi on doit constater que l’intuition panthéiste est en régression. La philosophie de la Nature est une histoire métaphysique des âges du monde et une histoire du rôle actif et créateur des Puissances. Du sein d’une Nature aveugle, et selon une tradition issue de Boehme (Mysterium magnum , 1620), un désir d’être surgit, qui, par l’œuvre d’une Puissance, établit une première scission au sein de la Nature. Les scissions et les créations immanentes se poursuivent par diverses Puissances, jusqu’à rendre compte du monde sensible.

S’il s’intéressa à l’unité de la Nature (en constituant une Naturphilosophie ), Schelling n’en aboutit cependant pas moins à une sorte de doctrine théosophique (cf. Philosophie und Religion , 1804), par laquelle, finalement, il restaure la religion (fût-elle ésotérique) dans ses prérogatives traditionnelles et s’en remet aux Saintes Écritures pour résoudre les plus difficiles problèmes de la métaphysique (origine du mal et de la matière). Finalement, et d’une façon fort explicite (Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit und die damit zusammenhängenden Gegenstände , 1809, [Recherches sur la nature de la liberté humaine ]), Schelling s’oppose au «panthéisme» de Spinoza, qu’il appelle un réalisme, et se réclame de l’idéalisme: pour lui, et c’est le dernier stade de sa philosophie, «c’est le vouloir qui est l’être originel», et il faut éclairer ce vouloir par «des éléments empruntés à la sphère de l’âme et de l’esprit».

On le voit, Schlegel n’a pas tort de dire que c’est chez Spinoza seulement qu’on trouve «le système le plus complet du panthéisme». Nous le pensons aussi, et pour l’établir il suffira de dégager maintenant les déterminations essentielles qui permettent de définir le panthéisme. C’est le spinozisme qui se rapproche le plus de cette définition.

6. L’essence du panthéisme

L’affirmation principielle du panthéisme porte sur l’Unité de l’Être, c’est-à-dire sur l’unité homogène et dynamique de la Totalité. Immanence et totalité se trouvent aussi bien chez Plotin et Bruno que chez Spinoza, Schelling ou Hegel.

Cette Unité-Totalité est Dieu. Mais, tandis que les stoïciens, Plotin ou Bruno voient en ce Dieu Nature un grand animal vivant, et Hegel un Esprit aux multiples figures, Spinoza n’affirme rien de cet être, qui est pure autonomie infinie de la Nature.

Cependant, chez Spinoza comme chez tous les «panthéistes» (ce mot n’est d’ailleurs utilisé par aucun des philosophes de la Totalité), le problème essentiel réside dans les rapports de l’Être à ses modalités finies. Bruno, Plotin ou Schelling n’hésitent pas à parler d’ombre et de simulacre à propos du monde sensible, ou même de chute (comme Schelling) ou d’aliénation (comme Hegel). Pour Spinoza, la partie n’est pas le tout, mais, éclairée par la connaissance rationnelle, elle peut s’intégrer au tout. Il bannit totalement les idées de chute, de mal, de finitude au sens religieux. Ni le monde comme nature ni l’homme comme idée du corps ne sont à expliquer par les vieux concepts de chute ou de péché, concepts qu’on retrouve encore, mais voilés, chez Plotin, chez Bruno ou chez Schelling. L’opposition de la totalité et des parties est simplement objective et rationnelle. Seule l’ignorance de la nécessaire intégration des parties dans leurs totalités respectives et dans le Tout est une servitude: mais elle est issue de l’imagination humaine, de la passion et de la superstition.

En fait, les choses singulières ne sont pas tombées hors de l’être, ni soumises à l’être. L’être, comme les choses qui l’expriment, se déploie selon une nécessité rigoureuse qui concerne tous les êtres.

Mais, tandis que, à propos de cette nécessité cosmique, les Grecs parlent de providence ou de destin, Bruno de secrets magiques de la Nature, et Schelling de religion ésotérique et de contact avec Dieu, Spinoza seul considère en tous les cas cette nécessité comme un principe objectif et rationnel.

Pourtant Schelling et Hegel n’ont pas tort de penser que la nécessité au sein de la totalité n’exclut pas le mouvement de l’être vers la liberté. Le panthéisme n’est pas un fatalisme. On le voit bien chez Spinoza, dont la doctrine, d’une façon apparemment paradoxale, inclut à la fois la nécessité cosmique et psychologique et la liberté humaine. Mais celle-ci n’est pas, comme chez les Allemands, issue de la négativité, elle exprime au contraire la positivité et la plénitude de l’individu qui, par la réflexion et l’adéquation, parvient à sa propre totalisation et s’intègre à la totalité Une.

Quoi qu’il en soit, le «panthéisme» est toujours une doctrine de la libération intérieure par l’adhésion à l’être et le refus de la transcendance. Cette implication éthique et existentielle (se prolongeant en cette conséquence politique: la démocratie) semble avoir été exprimée avec une force particulière par Spinoza. Si Schlegel avait raison de dire que la plus haute forme du panthéisme est le spinozisme, Hegel n’avait pas tort non plus de dire que tout philosophe authentique commence par être spinoziste.

C’est affirmer par là que le commencement et la fin de toute philosophie pourraient être l’unification de l’être et l’unification du soi, et il faut voir dès lors dans la démarche qu’on trouve chez Plotin, Spinoza et Hegel une étape nécessaire de la conscience philosophique.

Mais le panthéisme n’est pas seulement un système unitaire du monde en tant que celui-ci parvient à une sorte de conscience de soi; c’est aussi une sorte de voie philosophique devant conduire à une expérience. Il s’agit de la modalité vécue selon laquelle la conscience exaltée éprouve cette unité du monde, unité exaltante à la fois par la force des liaisons rationnelles qu’elle dévoile et par la splendeur du contenu cosmique avec lequel la conscience se trouve concrètement unifiée. Cette voie rationnelle menant à l’expérience quasi mystique, on la rencontre chez Plotin et, sur un tout autre registre qu’il y aurait lieu de définir, chez Spinoza. La joie n’est-elle pas, comme béatitude, la conscience de l’unité du moi, du monde et de Dieu, en même temps que la conscience que la Substance prend d’elle-même par l’homme?

Cette expérience exaltée de l’unité splendide du monde et de la fusion unificatrice avec lui, on la rencontre aussi dans la littérature. Ce n’est pas un hasard si le XVIIIe siècle, tout pénétré de philosophie spinoziste, découvre justement ce qu’il est convenu d’appeler le sentiment de la nature. Rousseau, qui se convertit au catholicisme ou au protestantisme suivant les circonstances sociales, reste théoriquement déiste; mais l’expérience qu’il fait sur le lac de Bienne de l’arrêt du temps, de la similitude de sa pure conscience d’exister avec l’être même de Dieu et enfin de la plénitude et de la perfection du bonheur qu’il éprouve est une expérience panthéiste dès lors qu’elle est éclairée par la forme particulière de l’exaltation de la nature qu’on trouve aussi bien dans les Rêveries que dans L’Émile.

Plus proche de nous, et selon d’autres perspectives, on pourrait évoquer l’œuvre de Henry Miller: le débordement sexuel y est explicitement présenté comme un hymne à la vie, cette vie étant à la fois cosmique et unifiée, vitale et lyrique, individuelle et totale. C’est le même hymne à la vie qui est chanté par D. H. Lawrence dans Le Serpent à plumes : Quetzalcoatl, le grand dieu solaire des Aztèques, le serpent-oiseau des temples de Teotihuacán, double comme l’opposition du Soleil et de la Terre sombre et mortelle, est pris par l’écrivain comme le symbole même d’une vie sexuellement et spirituellement exaltée, prenant à son compte le grand mouvement cosmique et unifié de la nature délivrée de Dieu.

Chez John Cowper Powys, on rencontre également, sous une forme plus épurée, une très haute conscience (mystique, il est vrai) de la beauté secrète de l’univers total et de chacun de ses éléments, notamment dans son Autobiographie. Les rares méditations explicitement religieuses sont catholiques, mais le halo général, sécrété par le rythme et le style, est plutôt celui d’une admiration sourde et passionnée pour le monde et la vie, l’essentiel n’étant pas toujours explicitement formulé, mais seulement transmis et offert au lecteur d’une façon pour ainsi dire ésotérique. C’est la profondeur et l’ampleur du voyage spirituel et objectif ici accompli qui permettent d’évoquer l’expérience essentielle du panthéisme.

Dans cette perspective, il faut enfin citer ce splendide poème de la joie qu’est l’ouvrage de Saint-John Perse, Amers .

panthéisme [ pɑ̃teism ] n. m.
• 1709; angl. pantheism, du gr. theos « dieu »
Doctrine métaphysique selon laquelle Dieu est l'unité du monde, tout est en Dieu. Panthéisme matérialiste, selon lequel Dieu est la somme de tout ce qui existe.
Cour. Attitude d'esprit qui tend à diviniser la nature.

panthéisme nom masculin (latin scientifique pantheismus, du grec pantheios, commun à tous les dieux) Philosophie d'après laquelle tout ce qui existe est identifié à Dieu. Forme de la sensibilité qui voit Dieu manifesté dans toute la nature.

panthéisme
n. m. PHILO Croyance métaphysique qui identifie Dieu et le monde, doctrine selon laquelle "tout ce qui est est en Dieu" (Spinoza).
|| Cour. Divinisation de la nature.

⇒PANTHÉISME, subst. masc.
MÉTAPHYS. Doctrine philosophique ou religieuse qui, rejetant ou minimisant l'idée d'un dieu créateur et transcendant, identifie Dieu et l'univers, soit que le monde apparaisse comme une émanation nécessaire de Dieu (panthéisme stoïcien, panthéisme émanatiste des néo-platoniciens, philosophies de l'Inde, doctrine de Spinoza, etc.), soit que Dieu ne soit considéré que comme la somme de ce qui est (panthéisme naturaliste ou matérialiste; synon. pancosmisme). Anton. théisme. L'idée mère de la philosophie leibnitzienne, c'est celle de l'activité, de la force; c'est par là que cette doctrine sauve la personnalité des êtres intelligents et l'empêche d'aller se confondre dans l'unité de substances ou le panthéisme de Spinoza (MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, p.225). Le panthéisme (...) en supprimant la personnalité divine, est aussi loin qu'il se peut du Dieu vivant des religions anciennes (RENAN, Vie Jésus, 1863, p.78):
1. ... l'union différencie. Les parties se perfectionnent et s'achèvent dans tout ensemble organisé. C'est pour avoir négligé cette règle universelle que tant de panthéismes nous ont égarés dans le culte d'un grand tout où les individus étaient censés se perdre comme une goutte d'eau, se dissoudre comme un grain de sel, dans la mer.
TEILHARD DE CH., Phénom. hum., 1955, p.291.
P. ext. Attitude d'esprit qui tend à représenter la nature comme un être divin auquel on rend un culte. V. divinisé ex.:
2. «Comprendre la nature», ou c'est ce que j'ai essayé de dire tout à l'heure, ou c'est bonnement savoir la botanique et l'histoire naturelle. Mais le panthéisme vague, pieux et contradictoire de Mélissandre est tout autre chose. Il y a là un besoin d'adoration, de communication avec une personne divine, le mysticisme accumulé de cinquante générations, qui, ne voulant plus se porter sur le dieu d'une religion positive, s'épanche sur l'univers...
LEMAITRE, Contemp., 1885, p.150.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1835. Étymol. et Hist. 1712 (E. BENOIST, Remarques Crit., p.257 ds BONN.). De panthéiste par substitution du suff. -isme au suff. -iste; l'Anglais Toland, créateur de pantheist, ne semble pas avoir empl. le terme pantheism qui n'est att. en angl. qu'à partir de 1732, v. NED. Fréq. abs. littér.:176. Bbg. BARB. Loan-words 1921, p.148.

panthéisme [pɑ̃teism] n. m.
ÉTYM. 1709; angl. pantheism, du grec pantheos, de pan « tout », theos « dieu », et suff. -ism (→ -isme).
1 Philos., cour. Doctrine métaphysique selon laquelle Dieu est l'unité du monde, tout est en Dieu. || Le panthéisme est d'abord apparu dans les religions de l'Inde, sous forme d'une fusion de l'individu dans la réalité divine. || Le panthéisme stoïcien ( Stoïcisme) considère Dieu comme l'âme du monde, immanent au monde. || Dans le panthéisme de Spinoza ( Spinozisme), Dieu est la substance unique dont le monde n'est que l'émanation.
1 Le Panthéisme est la doctrine qui (…) n'admet aucun Dieu qui soit « au-dessus de », « en dehors de » ou « au delà de » la nature. En d'autres termes, Dieu est immanent à la nature qui est une totalité infinie et qui par conséquent embrasse et contient toutes choses : tout objet fini, homme, animal ou chose, tout événement se produisant dans le temps, n'est qu'une modification de la nature, c'est-à-dire de Dieu.
S. Daval, Philosophie générale, p. 372.
Par ext. || Panthéisme matérialiste, naturaliste, selon lequel « Dieu n'est que la somme de tout ce qui existe » (Lalande, Voc. de la philosophie) et non un être personnel ( Athéisme).
2 Cour. Attitude d'esprit qui tend à diviniser la nature.
2 Le panthéisme (…) c'est-à-dire la nature divinisée, à force d'inspirer de la religion pour tout, la disperse sur l'univers, et ne la concentre point en nous-mêmes.
Mme de Staël, De l'Allemagne, III, VII.

Encyclopédie Universelle. 2012.