AUTO SACRAMENTAL
« Acte » ou « pièce » pour la fête du Saint-Sacrement, l’auto sacramental est une des originalités du théâtre espagnol à son âge d’or. Liée à la réforme interne du catholicisme plutôt qu’à sa lutte contre le protestantisme (la défense de l’orthodoxie contre les sacramentaires n’y a presque aucune place), la floraison du genre illustre bien l’insertion du théâtre dans une vie sociale tout imprégnée de religion. Elle s’épanouit puis s’étiole au même rythme que le drame dont s’inspirent Rotrou et Corneille. Son apogée est celui de la cour des « rois catholiques » d’Espagne dont les cérémonies ont un reflet dans celle des « très chrétiens » rois de France.
1. Origine du genre
La Fête-Dieu, solennité printanière propice aux représentations de plein air, était, bien avant 1580, l’occasion de spectacles populaires, comiques ou dévots, plus ou moins liés au culte du Saint-Sacrement. Les foules étaient attirées ce jour-là par une procession joyeuse que les corporations animaient de leurs « inventions » dans les villes populeuses. Certaines pièces montrent déjà un souci de célébrer la présence dans l’hostie du « corps du Christ » (Corpus Christi est le nom espagnol de la fête). Dans la Compilation des farces religieuses et morales du prêtre Diego Sánchez de Badajoz (1554), on voit une Farça del Sacramento. On évoque diversement le même mystère. Timoneda donne à Valence (1558) son fameux auto de La Brebis perdue où le Bon Pasteur de la parabole évangélique s’identifie à l’agneau mystique et au « Pain vivant ».
À partir des conciles provinciaux tenus en 1565 pour tirer les conclusions du concile de Trente s’accélère une réforme catholique des fêtes. Les autorités ecclésiastiques ramènent à une décence dévote les turbulences traditionnelles des processions coupées de danses. En même temps qu’elles mettent fin aux anciens jeux paraliturgiques de Nativité et de Résurrection représentés dans les cathédrales, elles contrôlent les sujets des pièces de Fête-Dieu, conçues désormais comme des illustrations de l’eucharistie et des sermons en action.
2. Symbiose avec la « comedia »
Un tel théâtre aurait pu être pris en main par des amateurs pieux ranimant chaque printemps des pièces traditionnelles, sans interférences avec la comedia profane qui conquiert alors sa place permanente dans les divertissements urbains. Or, on vit au contraire les comédiens professionnels s’emparer des autos sacramentales et en faire le pivot de leur activité annuelle. Les théâtres fixes (corrales ) qui s’installaient vers 1585, notamment à Madrid, étaient loués aux troupes par les hôpitaux; leurs recettes, acquittant cette sorte de « droit des pauvres », liaient le monde du spectacle à la bienfaisance: grande force dans la lutte contre les rigoristes, quand ceux-ci réclamaient l’interdiction des comedias qu’ils taxaient d’immoralité. Les autos sacramentales vinrent offrir aux compagnies théâtrales, en même temps qu’une justification religieuse, une base économique d’existence.
En effet, les municipalités des grandes villes, voulant rivaliser de splendeur dans la célébration de la Fête-Dieu, se disputent le concours des troupes d’acteurs les plus renommées en même temps qu’elles commandent aux meilleurs poètes des autos qu’on veut originaux autant que fervents. Ces pièces deviennent la raison d’être ou du moins le prétexte de contrats annuels qui assurent à un imprésario un financement de son entreprise, à une population urbaine des spectacles à la mesure de sa richesse et de ses goûts. Si la ville garantit à une troupe une somme de 200 ducats ou plus pour qu’elle joue les autos nouveaux plusieurs fois le jour de la fête (devant la Cour ou les autorités, devant le peuple des rues), si elle fait les frais des installations fixes ou mobiles (chars) nécessaires à ces représentations, l’imprésario s’engage à habiller sa troupe de beaux costumes neufs, et la relâche du carême lui permettra de faire répéter les comédies, également nouvelles, qui, de Pâques à la Fête-Dieu, jalonneront pour les amateurs une brillante saison de théâtre profane. Les comédiens peuvent ensuite, pour accroître leurs gains, faire des tournées dans des villes de second ordre. Les troupes se classent selon leur importance économique et artistique; d’après Augustin de Rojas (Voyage amusant , ou dialogue des comédiens), un des critères de classement est le nombre d’autos sacramentales inégalement nouveaux qu’elles ont à leur répertoire. Les comédiens prospères qui sont à la pointe de leur art « font des fêtes du Corpus à 200 ducats »; les misérables dont la charrette va de village en village continuent à colporter La Brebis perdue, vieille de cinquante ans.
3. Règne de l’allégorie
Cette symbiose du théâtre sacré et du théâtre profane a valu au genre eucharistique un grand éclat littéraire et des moyens techniques inespérés pour des spectacles de plein air. À des dramaturges qui étaient presque tous des prêtres, la « quadruple interprétation » traditionnelle de l’Écriture offrait maintes « figures » toutes faites pour représenter le don divin de l’eucharistie: les « pains de proposition » de la loi de Moïse, la manne, nourriture céleste des Hébreux dans le désert, autant d’applications de l’histoire sainte à l’hostie que les sermons avaient rendues familières. Restait à leur donner vie dramatique et lyrique. Les moralités allégoriques, dont la tradition était déjà ancienne, pouvaient facilement devenir « sacramentelles » au dénouement. Lope de Vega, dans un de ses autos de jeunesse, Le Voyage de l’Âme, reprend un vieux thème avec son symbole connu, le navire. Quand, à la fin, l’Âme s’embarque sur la nef de pénitence avec le Christ, elle sait que celui-ci est non seulement « guide » mais « pain vivant » pour la traversée. Les poètes apprennent à manier un monde d’abstraction dont le catéchisme enseignait les noms et qu’ils vont pouvoir personnifier: les vertus, les vices, les ennemis de l’âme (diable, monde et chair), les puissances de l’âme ou facultés (raison, entendement, mémoire, volonté). Même les entités résumant le monde matériel (les quatre éléments: terre, eau, air et feu, les quatre saisons) pouvaient devenir personnages du drame.
Volonté, puissance capricieuse, était un rôle pour le gracioso ou bouffon de la troupe. L’Âme était une dama. De même que les comédies profanes étaient bâties pour donner des emplois aux acteurs et actrices dont l’imprésario disposait, l’art de l’auto tablait sur des assimilations obligées entre des emplois stéréotypés (barbons, dames et galants, valets comiques) et les figures sacrées ou allégoriques. Celles-ci formaient, comme ceux-là, des couples accordés ou des paires antagonistes. Les caractères s’apparentaient d’un domaine à l’autre, les costumes étaient les mêmes. Aussi la tentation fut-elle grande, pour des auteurs voués à renouveler un sujet imposé, de « convertir au sacré » une comédie à succès. Le courant millénaire de l’interprétation allégorique y portait, et l’habitude de composer des chansons dévotes sur des airs à la mode.
4. L’époque de Lope de Vega
L’étonnant foisonnement des comédies de Lope de Vega et de ses émules multiplia les sources d’inspiration des autos. Maître Joseph de Valdivielso, théologien poète, fut le premier à pouvoir publier un recueil de Douze Autos sacramentales et douze comédies divines (1622). Il exploite librement a lo divino la comédie lopesque de L’Hôpital des fous. Ce dernier devient aussi l’hôpital de la Faute. Les vices y déchaînent leurs chants et leurs danses: Luzbel conduit le bal. Mais Raison (noble vieillard) veille dans les hauteurs. L’Âme, d’abord folle et enchaînée, est réconfortée par la divine Inspiration. Le Christ en personne intervient lyriquement: un changement de décor à vue a fait apparaître le Sauveur dont le sang se métamorphose en sept « boîtes comme de pharmacie », les sept sacrements. Valdivielso s’empare pareillement du Vilain dans son coin de Lope, qui tournait autour du thème de la félicité paysanne troublée par l’irruption du roi égaré au cours d’une partie de chasse. Malgré lui, le vilain trop sûr de son indépendance devra accepter les faveurs du souverain. Dans l’auto, c’est du roi du ciel qu’il s’agit: il surgit en chasseur d’âmes.
Un fait divers tragique, celui de La Montagnarde de la Vera de Plasencia , la femme outragée et devenue brigand, après avoir inspiré Lope et Vélez de Guevara, fournit un autre drame surnaturel de l’Âme passant d’Illusion (Engaño ) à Désillusion (Desengaño ). Au dénouement, c’est l’Époux divin armé de flèches qui s’interpose entre la montagnarde et les arbalétriers de la gendarmerie ou Santa Hermandad. Le vrai criminel, Engaño, est mis à mort. Le pain et le vin distribués au populaire pour fêter la disparition d’un malfaiteur sont le don surnaturel du corps et du sang du Christ.
Le couple sacré de l’Époux et de l’Épouse a une place remarquable dans les autos de Lope de Vega lui-même, dont le théâtre profane se caractérise par l’exaltation de l’amour et par un goût très vif de la poésie rustique. Il fut naturellement tenté par L’Épouse du Cantique des cantiques qu’une tradition bien enracinée traitait en allégorie de l’Âme, objet de l’amour divin, et en héroïne d’une sorte d’églogue enflammée. Son chef-d’œuvre eucharistique, La Moisson , est un drame fondé sur la parabole du semeur (Mtt. XIII, 24-30 et 36-43). L’héroïne en est l’épouse fidèle, aimée comme peut l’être une Casilda épouse de Peribáñez, le paysan, triomphant des tentations de Superbe et d’Envie, ces gitanes, dont la première a la langue bien pendue. Le blé semé sera bien défendu de l’ivraie. Tout finira par le triomphe des sacrements.
5. Apogée. Calderón
Avec Pedro Calderón de la Barca, la dramaturgie espagnole, sans s’astreindre aux sacro-saintes « unités », atteint à une perfection qui est surtout maîtrise dans l’agencement des intrigues comiques ou tragiques. De plus en plus il émerveillera ses contemporains par cet art de « proposer, objecter et résoudre » que le père Castroverde assimile à un « parfait syllogisme » dans son approbation du recueil d’Autos sacramentales caldéroniens (1677). En son théâtre allégorique sacré, Calderón a pour lui, avec son sens de la grandeur, la sûreté de sa philosophie et de sa théologie thomistes. Cette rigueur nouvelle ne paralyse pas, au contraire, l’invention de ses autos, plus que jamais actions, spectacles. L. P. Thomas a su montrer comment la correspondance entre « les jeux de scène et l’architecture des concepts » y résulte d’un art subtil. Quant à l’invention même des actions, Calderón s’est plaint du rôle ingrat qui lui incombait depuis quarante ans d’illustrer chaque année par des autos nouveaux un thème religieux unique en se servant de personnifications théologico-morales préexistantes. Mais il a réussi ce tour de force. Il a enrichi la matière exploitée par ses devanciers: métaphores de la vie humaine, Bible allégorisée, intrigues profanes transposées a lo divino , en y annexant la mythologie gréco-latine.
Le Grand Théâtre du monde identifie la vie des hommes sur la terre – rois ou mendiants – à un rôle que leur confie, de la naissance à la mort, le Souverain Auteur (comparaison dont Sancho avait pu dire à Don Quichotte qu’elle servait dans les sermons; sa tradition remontait, à travers les Pères, à Épictète ou plus haut). Calderón lui donne une consistance dramatique, encore assez réaliste, soutenue par une conception thomiste de la société, mais aussi par une philosophie du temporel et de l’éternel qui se concentre dans l’image réversible du tombeau-berceau. À la table eucharistique se coudoient tous les acteurs. Si Le Festin de Balthasar est un beau sujet pour le « Corpus », ce n’est pas seulement à cause du coup de théâtre que fait éclater le « Mane, thecel, pharès », préparant le banquet chrétien du tableau final, c’est par tout un symbolisme. Balthasar (son nom veut dire « trésor caché ») devient une métaphore de l’âme humaine. C’est toujours la vie surnaturelle qui est en jeu. Que le poète prenne pour cadre de la lutte entre la perdition et le salut une image médicale (Le Poison et la thériaque ) ou une fable de L’Odyssée (les compagnons d’Ulysse changés en animaux par Circé dans Les Enchantements de la faute ), le drame métaphysique est le même. On sait que Calderón dans sa comédie La vie est un songe illustrait déjà avec des créatures de chair et d’os la théologie thomiste du libre arbitre. Les astres influent, « inclinent », mais ne déterminent pas. Le prince Sigismond, que son père a fait élever dans une caverne, persuadé par son horoscope qu’il ne doit régner à aucun prix, pourra retrouver sa condition princière, puis retomber du palais au cachot en châtiment de sa superbe et de sa violence, avant de se découvrir responsable de son destin et de l’assumer. Calderón, de la plus fameuse de ses comedias , a tiré successivement deux autos. Le second est le plus grandiose du genre. Sigismond y devient l’« homme » selon l’anthropologie chrétienne, passant de l’état paradisiaque à la chute puis à la rédemption. Le va-et-vient de l’action profane entre obscurité et lumière est ici passage de la prison du non-être à la brillante création dont l’homme est roi, de l’ombre du péché originel à l’illumination de l’amour sauveur, au flambeau de la grâce.
Calderón, pourvoyeur des spectacles du palais royal du Buen Retiro, où la cour goûte des féeries agrémentées de chorégraphie et de musique, a développé grandement l’ampleur et la pompe de l’auto sacramental. Il en double la longueur, qui au début du siècle ne dépassait pas 600 vers. Il fait alterner, avec les nobles tirades compassées, les prestiges de la déclamation à deux, trois ou quatre voix, des couplets chantés, des mouvements expressifs, des figures allégoriques. Dans le grand auto La vie est un songe , l’entrée en scène de l’homme est précédée d’un vrai ballet de la création des quatre éléments, où l’Eau, la Terre, l’Air et le Feu « luttent en cercle », « unis en contrariété, et en unité contraires » jusqu’à ce que des voix célestes leur chantent l’ordre de se séparer. Ces évolutions sont possibles, au moins dans les représentations principales des autos devant la cour ou les autorités, car au pied de l’estrade officielle a été établi un assez vaste plateau auquel viennent s’adosser les chars de parade qui promènent dans la ville les acteurs costumés. L’ensemble permet le déploiement d’autos participant de l’opéra a lo divino. Les chars, derrière leurs parois de toiles peintes en trompe l’œil, cachent dans leurs bâtis des machines plus rudimentaires que celles du Retiro, mais qui rendent possibles des apparitions (apariencias ) ou des disparitions spectaculaires. J. E. Varey peut analyser, d’après les instructions du poète lui-même, ces artifices de mise en scène qui, comme les images de Calderón, contribuent à manifester les idées en matérialisant l’abstraction. Car de Lope à Calderón l’art des autos, même de sujet « historial », s’est de plus en plus écarté du réalisme familier pour raffiner l’allégorie.
6. Déclin. Mort. Survivances
Calderón, bien avant sa mort (1681), était devenu l’unique auteur d’autos joués pour le « Corpus » dans la capitale. Au temps de Charles II et pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le théâtre espagnol, incapable de se renouveler, vit surtout de reprises et de « refontes » de pièces du Grand Siècle. Les autos caldéroniens sont repris ou pastichés faiblement jusqu’au moment (1765) où un acte d’autorité du despotisme éclairé met fin à ces dispendieuses représentations municipales. Les conseillers réformateurs de Charles III les jugent vides de tout message religieux accessible au peuple. La suppression des autos procède en partie du rigorisme religieux qui, au XVIe siècle, en France, avait condamné les mystères , et qui, au XVIIIe siècle, faisait dire à Boileau:
DIR
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De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont pas succeptibles./DIR
Et puis le puritanisme moral s’effarouche de ce que des rôles sacrés puissent être tenus par des actrices dont on connaît les adorateurs. Enfin l’esthétique baroque cède la place au néo-classicisme. Si le romantisme, en Allemagne d’abord, remet bientôt Calderón en honneur, c’est la comedia , goûtée pour son « réalisme » qui en a eu longtemps tout le bénéfice. Quand un volume entier d’Autos sacramentales fut édité par E. González Pedroso dans la grande Biblioteca de autores españoles (t. LVIII, Madrid, 1865), ce fut un effort d’histoire littéraire pour expliquer les origines et la floraison d’un genre disparu.
Il a fallu, au XXe siècle, la réhabilitation du baroque, le dépassement du réalisme, la volonté de susciter un art catholique sans fadeur, pour que l’auto sacramental affrontât quelques auditoires modernes. L’Autrichien Hugo von Hofmannsthal ouvrit cette voie quand, après avoir ressuscité Jedermann , il monta son Grand Théâtre du monde devant la cathédrale de Salzbourg (1921). En octobre 1932, F. García Lorca, fondateur de la Barraca, présente à l’université de Madrid le grand auto de La vida es sueño. Á la même époque, Miguel Hernández, le poète populaire qui devait mourir prématurément en prison (1941), écrivait un auto sacramental d’inspiration à la fois religieuse et naturaliste.
Encyclopédie Universelle. 2012.