STRUCTURALISME
Ce n’est pas simplement contre une conception atomiste des choses que s’est élaboré le structuralisme, notion vaine et superflue s’il s’était seulement agi de prouver que l’objet, pour être connaissable, devait être appréhendé dans un tout. Que l’événement social ou l’événement psychique n’aient pas en eux-mêmes leur signification, mais qu’ils renvoient nécessairement à une globalité, voilà des vérités premières qui, si elles étaient érigées en doctrines, permettraient de rassembler sous un flatus vocis assorti d’un suffixe prétentieux tous les tenants, de Platon à Freud, de la solidarité des parties. C’est, du reste, bien souvent s’exposer au problème insidieux qui surgit immédiatement: quel critère de totalisation adopter? en moi? dans l’objet? Nous voilà aussitôt, si l’on échappe à la naïve illusion d’avoir à portée de main l’objet tout construit, en proie à l’antique querelle des universaux. On pourra même dire que la taxinomie cède le pas devant l’organisation le jour où la pensée occidentale découvre le mythe de la totalité englobante; on n’aura pour autant pas dressé l’acte de naissance du structuralisme.
Deux couples d’opposition paraissent essentiels dans l’abord structuraliste des phénomènes, s’agissant au moins des sciences humaines. On ne peut éviter d’y rencontrer une réflexion tiraillée entre l’histoire et l’anhistoricité, d’une part, entre l’arbitraire et le contingent, de l’autre. Ces rapports, il faudrait les aménager, si l’on décrivait le structuralisme dans les sciences exactes, par une sorte de translation qui aurait pour conséquence de situer l’homme, non pas comme un objet juxtaposable aux autres, mais comme le vide laissé par une réflexion se déployant dans l’ordre même des choses et rétablissant le primat, peut-être provisoire, du langage et de la représentation sur l’empiricité. La question, en dernière analyse, est celle-ci: comment peut-on fournir un modèle formalisant les données du réel dans sa diversité? qui, bien entendu, se pose pour toute démarche scientifique et se spécifie ici, à l’intérieur de la théorie structuraliste, dans le destin de la diachronie et du référent. La formalisation y est, en effet, une exigence essentielle: non contente de mettre à jour et d’appliquer des lois de composition, garantes de la structure dans ses insistances répétées, de faire surgir des isomorphismes, ou représentations diverses d’une même axiomatique, la structure vit de cette différence fondamentale qu’elle articule tout en se dérobant au moment de la penser: la forme et le contenu, l’une définissant la syntaxe, l’autre la sémantique des phénomènes; quelle que soit leur efflorescence, s’il y a combinatoire et réseau d’opérations, ce n’est qu’alors qu’on peut parler de structure, c’est-à-dire finalement d’un potentiel de transformations. Rien d’étonnant alors que le statut de l’histoire comme celui de la chose soit celui de la clôture. Toutes deux se trouvent comme niées par la formalisation, métaphore au sens premier du terme, ou transport dans l’ordre symbolique de ce qui se trouve présupposé mais aboli. De la sorte, ce n’est pas à un appauvrissement du réel, mais à le tenir en lisière que vise le structuralisme en fondant la suprématie de l’ordre signifiant; c’est ce filtre, dont témoignent abondamment graphes et matrices, qui répond à la gageure: comment instaurer une démarche scientifique en face de ce qui, hors énoncé, n’a pas de sens?
Et même les énoncés sont soumis à une rhétorique, produit de la réduplication de cette coupure originelle. Il suffit pour s’en persuader de rapprocher ces deux formules où se proclame la pensée structuraliste: « L’inconscient est structuré comme un langage » (Jacques Lacan); « On dira qu’il y a science humaine, non pas partout où il est question de l’homme, mais partout où on analyse, dans la dimension propre à l’inconscient, des normes, des règles, des ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de ses contenus » (Michel Foucault). Ce qui, déjà chez Saussure, se borde de la chose, extralinguistique, et s’articule d’une double réfringence de cette chose, le signifiant et le signifié, se double chez les auteurs cités d’une autre distance, formulée à travers la notion explicite ou implicite de production dont les manifestations concrètes ne peuvent jamais être exactement isomorphes des forces qui la réalisent, mais s’écartent de cette adéquation dans une certaine mesure, celle où se loge le non-dit: ce peut être mon corps ou mon histoire.
C’est pour cette raison que la question du sujet est centrale quand on interroge la structure: si on lui donne les caractéristiques les plus classiques de la substance, et si, par là, on réintroduit, pour lutter contre un certain humanisme, la primauté de l’ordre des raisons, si la structure doit nous servir à hypostasier le logos , elle est superfétatoire au mieux, mais, à tout prendre, rétrograde. C’est pour ne pas manquer son but que la pensée moderne s’affirme toutefois désireuse d’accrocher sa réflexion à une théorie du sujet: on ne doit à aucun moment s’attendre à la voir reprendre à son compte le problème de l’Homme. Néanmoins, qui parle et qui est agi, voilà une double angoisse que la métaphysique traditionnelle a censurée: reste à savoir si la structure peut la surmonter ou se contentera toujours de renvoyer, impuissante, de l’insu à l’impensé.
1. Le structuralisme linguistique
Le structuralisme ne constitue pas à proprement parler une communauté de doctrine. Il se caractérise plutôt par le partage d’un ensemble de principes très généraux qui peuvent orienter ou infléchir les recherches dans des directions différentes: attention portée au signifiant phonique, tentative pour rendre compte de la langue en termes de pure combinatoire, réflexion sur la forme dans les phénomènes linguistiques, prise en compte de la diversité des codes et des normes qui règlent la langue (écrit et oral), etc. Seule, d’ailleurs, cette orientation méthodologique et épistémologique du structuralisme linguistique assure la continuité réelle à partir de Ferdinand de Saussure: le Cours de linguistique générale (publié en 1916) propose une réflexion sur les conditions de possibilité les plus générales d’une connaissance des langues plutôt qu’une doctrine linguistique développée.
Principes généraux
Les écoles structuralistes en linguistique se développent à partir des années 1920 essentiellement à Prague, Copenhague et aux États-Unis. Genève et Paris (les deux villes où Saussure enseigna) donnèrent plutôt naissance à des personnalités originales, informées, mais relativement isolées. Le point de vue structural, dans ses différentes versions, dominera l’avant-garde des recherches linguistiques jusqu’au début des années 1960 et l’apparition du générativisme de Noam Chomsky. On pourrait schématiser ainsi les caractéristiques communes à ces écoles:
– Le fonctionnement de toute langue obéit à des règles que les sujets parlants adultes mettent en œuvre individuellement, sans connaître explicitement le système dont elles relèvent. La description de ce système, ainsi que la détermination des différents niveaux de l’analyse linguistique (phonème, morphème ou monème, syntagme, phrase, etc.) incombent au linguiste dans une perspective délibérément non normative et constructiviste: la langue est l’objet d’une reconstruction à partir des données individuelles de la parole des sujets. Dans le structuralisme américain, par exemple, le travail sur corpus (échantillon de langue constitué d’énoncés oraux ou écrits) va devenir un enjeu de la théorie du langage et de ses méthodes. L’orientation synchronique du structuralisme (on étudie un état de langue et non le devenir d’une langue, son évolution diachronique ) découle de ce premier principe: les sujets parlants ignorent les lois d’évolution de la langue qu’ils parlent; ils obéissent à des contraintes de structure « actuelles ». Ce principe méthodologique implique à son tour un choix fondamental: ce sont des énoncés dont il s’agit de rendre compte, et non de la situation de communication ou de l’intention de l’émetteur. L’idée de structure implique bien, de ce point de vue, qu’on travaille sur un ensemble clos de données: certains linguistes parlent à ce sujet de texte , dont le modèle explicatif devrait pouvoir rendre compte de manière exhaustive, en ce qui concerne tant la structuration du signifiant que celle du signifié. Par rapport à ce texte, les intentions du sujet parlant et les conditions concrètes de l’énonciation échappent à l’analyse structurale qui, sans en dénier l’existence, en laisse la charge aux disciplines connexes: sociologie, psychosociologie, psychanalyse, anthropologie, etc. Si toutefois Roman Jakobson, Émile Benveniste, Charles Bally étudient certains aspects du procès de l’énonciation, c’est uniquement dans la mesure où le code linguistique (dans le système des pronoms, des embrayeurs, du système verbal, des modalisateurs, etc.) porte la trace systématique et manifeste, objectivée, de la subjectivité des locuteurs. Là encore, ce n’est donc pas la subjectivité toute-puissante, infiniment variable dans ses manifestations discursives, qui les intéresse, mais plutôt la subjectivation contrainte par le jeu des règles systématiques de la langue.
– La définition du signe arbitraire comme unité indissociable du signifiant et du signifié implique non seulement la forclusion du référent (le linguiste n’a pas affaire à une réalité extérieure à la langue, ou aux états mentaux des locuteurs), mais une conception du sens comme pur effet de structure, et une conception de la forme comme antérieure à tout contenu. Si le structuralisme place le signe au cœur de ses constructions théoriques, c’est donc dans une perspective explicitement non substantialiste, qui suppose une réflexion renouvelée sur l’identité d’unités linguistiques purement différentielle et oppositive. Le signe n’est signe que pour un autre signe, dans un faisceau de relations qui lui confèrent sa valeur. C’est là un thème fondamental de Saussure: la langue est une forme et non une substance . Il résulte de cet axiome une certaine incommensurabilité entre les langues, et le structuralisme est en ce sens un relativisme linguistique qui ne reconnaît pas d’universaux linguistiques.
L’incommensurabilité des codes est l’affirmation – dont le statut épistémologique varie d’une théorie à l’autre (fait empirique, décision théorique, culturalisme, postulation de type logique, etc.) – qu’il n’existe pas de langue neutre, de langue-étalon, susceptible de rendre possible une transposition sans reste d’une langue à l’autre. Dans le structuralisme américain, cette thèse est discutée à partir de l’affirmation par Benjamin Lee Whorf et Edward Sapir selon laquelle la langue est une conception du monde, et elle nourrit de nombreux débats sur les limites de la traductibilité.
– La langue est un fait social, et non un organisme vivant. Elle est une émanation de la communauté sociale, de son histoire, et elle contribue à la fonder en retour en tant que communauté parlante: elle constitue comme l’« infrastructure » de la culture. Dans des styles épistémologiques différents, Benveniste et Jakobson insistent particulièrement sur ce point, et contribuent de cette manière aux extrapolations extralinguistiques du « structuralisme généralisé » (non linguistique) qui se manifestent en anthropologie et en sociologie, dans la sémiologie et les théories du texte littéraire.
S’il n’existe pas d’accord unanime en ce qui concerne la définition de la structure, c’est peut-être d’abord parce que son émergence, à partir de la notion saussurienne de système, n’a été ni linéaire ni directe et reste même discutable du point de vue épistémologique.
Prague et le signifiant
C’est sans doute à Prague que la filiation à la problématique saussurienne s’affirme le plus explicitement. Créé en 1926 à l’université Charles de Prague à l’initiative de Vilèm Mathésius (1882-1945), le cercle de Prague ne se fait connaître en tant que tel qu’en 1929, au premier congrès international des slavistes par un manifeste rédigé en français et publié dans la première livraison des Travaux du cercle linguistique de Prague . Cette manifestation publique suit d’une année le premier congrès international des linguistes à La Haye. Ce qu’on reconnaît comme le premier manifeste du structuralisme coïncide donc à un an près avec l’institutionnalisation internationale de la profession sous une dénomination (« linguiste ») qui a émergé lentement au cours du XIXe siècle avec cette acception (spécialiste de linguistique), et non avec l’ancienne (« polyglotte »). Constitué de personnalités fortes et bénéficiant d’apports de l’Europe entière, les activités du cercle permettent l’émergence de trois membres éminents, tous russes. Sergueï Karcevski (1884-1955), résident à Genève de 1906 à 1916, a bénéficié de l’enseignement direct de Saussure. Il le diffuse largement à Moscou après la révolution de 1917. Roman Jakobson (1896-1982) animait à Moscou un cercle très actif qui, indépendamment de l’enseignement de Saussure, affirmait l’autonomie de la forme par rapport au sens, focalisait l’attention scientifique sur les formes littéraires et les traditions populaires, en liaison étroite avec une avant-garde artistique féconde. Mais ce sont sans doute les travaux de Nikolaï Sergueïevitch Troubetzkoy (1890-1938) qui fixent certains des traits les plus marquants du structuralisme, en particulier l’identification (abusive, mais tendanciellement inévitable) de ce courant de la linguistique à la phonologie.
La diversité des centres d’intérêt du structuralisme pragois et de ses membres oblige à chercher son unité au niveau des principes généraux qui l’animent. Schématiquement, on peut soutenir que c’est l’exploration et la mise en œuvre de la notion de fonction du langage – parallèlement à celle de forme – qui oriente et fédère ses différents aspects, interprétant de manière originale la notion de système. La troisième thèse du manifeste définit la langue comme « un système fonctionnel ». La « fonction » émerge dans le courant pragois à partir de plusieurs sources: la psychologie gestaltiste inspirerait en partie les Principes de phonologie historique (1931) de Jakobson, qui retient que la forme linguistique est une fonction de plusieurs variables, donnant ainsi sans doute l’un de ses sens à la notion de structure. Husserl – dont certains membres du cercle ont été les élèves – est souvent cité avec la phénoménologie, sans qu’il soit possible de mesurer une influence directe. Mais la notion de fonction est chez les Pragois le lieu d’une polysémie complexe. La fonction est d’une part le but de la communication, car la langue est un moyen en vue d’une fin. Jakobson, avec son schéma de la communication en six composants (émetteur, destinataire, code, canal, référent, message), reprend et modifie une typologie de Karl Bühler (Théorie du langage , 1934) qui distinguait principalement trois fonctions du langage: la représentation, l’expression et l’appel (action sur l’interlocuteur). Ces typologies aboutiront, entre autres, à un renouvellement de la réflexion sur les différences entre messages à fonction esthétique et non esthétique, et sur la poétique (notamment chez Hávránek, Muka face="EU Caron" シovský, Jakobson...). Mais la fonction est aussi ce qui permet de distinguer les signes ou les composants du signe dans le système de la langue: c’est le principe de pertinence. Cette définition donnera lieu à de nombreuses discussions, en particulier dans le débat sur le phonème et dans la confrontation avec les thèses du structuralisme américain. La fonction désigne enfin l’adaptation évolutive du système global de la langue aux besoins des locuteurs de la communauté linguistique (conception téléologique des changements). Le structuralisme pragois restaure par là les éléments d’un débat qui se développa à la fin du XIXe siècle autour de la caractérisation des lois phonétiques (sont-elles naturelles? historiques? tendancielles?).
Le structuralisme pragois se signale donc par l’insistance à intégrer le point de vue de la communication dans l’appareil explicatif d’une linguistique de la structure. Encore faut-il préciser la spécificité de ce point de vue: l’idée que la langue est un instrument de communication est un lieu commun de la grammaire depuis les origines. Celle qui fait de la communication une fonction inhérente au système de la langue lui-même prend sans doute naissance à la fin du XIXe siècle, mais aux confins de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie naissantes, en réaction aux métaphores organicistes de l’époque. Elle n’est cependant exploitée en corrélation étroite avec l’idée de système, et d’un point de vue strictement liguistique, que par le cercle de Prague. Enfin, tant la conception téléologique de l’évolution des systèmes linguistiques (la diachronie) que l’assujettissement de la structure à une intention de communication ou d’expression dépassent manifestement l’enseignement de Saussure qui, dans le Cours , assume les positions antitéléologiques de ses maîtres néo-grammairiens et ne réserve qu’une place marginale au schéma de la communication.
C’est dans l’analyse du signifiant phonique que l’héritage saussurien est à la fois le plus clairement assumé et dépassé. Le point de départ des positions pragoises illustrées principalement par Troubetzkoy (La Phonologie actuelle en 1933) et Jakobson est la distinction établie entre phonétique et phonologie. La phonétique a pris son essor dans différents pays à la charnière des deux siècles, inaugurant un débat fondamental qui concerne la définition même du phonème et sa nature: psychologique pour Baudouin de Courtenay ou Sapir, « incorporelle » pour Saussure, physique pour Daniel Jones, etc. Prague clarifie et systématise ce débat: on doit faire la part, dans le matériau de la langue, entre les sons qui autorisent des différenciations sémantiques (phonologie) et ceux dont les variations ne sont associées à aucune différenciation sémantique (phonétique), et qu’on peut renvoyer de la sorte à une variation stylistique ou dialectale, justiciable d’un point de vue physiologique/acoustique. L’effort tend ici vers une définition fonctionnelle strictement linguistique. L’opposition saussurienne de la langue (système abstrait, collectif) et de la parole (réalisation concrète, individuelle) justifie cette partition. L’objet propre de la phonologie sera donc l’ensemble des oppositions phonologiques (par exemple, pré/près) qui caractérisent chaque langue en propre, ainsi que l’étude des traits distinctifs qui permettent de distinguer plusieurs paires de phonèmes dans une langue donnée. C’est dans la notion de « pertinence » que l’idée de structure s’actualise ici: les relations entre les unités phonologiques sont comprises en rapport avec l’absence ou la présence de traits distinctifs ou corrélations (palatalisation/ non-palatalisation, nasalisation/non-nasalisation, etc.) qui constituent le système phonique de la langue considérée. Les Principes de phonologie de Troubetzkoy (1939) fondent dans une large mesure les travaux contemporains dans le domaine. Cette logique binaire des « traits » (marqué/non-marqué) rencontre sans doute les théories de l’information qui se développeront dans les années 1945-1950. Elle est l’objet dans les années 1930 de l’attention de Jakobson, qui remet en cause en son nom la consistance même du concept de phonème: le plus petit élément de la langue que l’on ne peut décomposer serait lui-même constitué d’un faisceau de traits. Du même coup est contesté le principe saussurien de la linéarité du signifiant, qui veut que dans l’énoncé (ou le signifiant) les éléments discrets se succèdent et ne puissent apparaître ensemble. Mais la contrepartie de cet écart est une tentative qui évoque le tableau de Mendéleev dans les sciences de la matière, et fournit à la phonologie contemporaine un champ de recherches et de débats fécond. En réduisant les traits distinctifs à douze oppositions binaires (neuf sont des traits de sonorités, trois des traits de tonalité), la charpente phonique de toute langue doit pouvoir entrer dans un tableau constitué de douze cases à valeur universelle, chacune étant affectée d’un signe + ou 漣selon le matériau linguistique considéré, facilitant d’autant la typologie et la comparaison des langues. La discussion scientifique sur les universaux, récurrente dans l’histoire des théories du langage, s’en trouve également réactivée à partir de nouveaux principes et sur une base proprement linguistique.
Le structuralisme américain
Le développement du structuralisme américain est d’abord lié aux deux figures tutélaires majeures de Leonard Bloomfield (1887-1949) et Edward Sapir (1884-1949), puis à leurs disciples (parmi lesquels Zellig Harris et Charles F. Hockett). La confrontation sur le continent américain à la diversité de langues indigènes inconnues plus grande que dans l’Europe occidentale explique en partie les positions radicales du structuralisme américain vis-à-vis du sens, surtout après la Seconde Guerre mondiale (toute intuition sémantique est alors méthodologiquement bannie des procédures d’analyse), ainsi que le balancement de la linguistique structurale américaine entre formalisme et anthropologie (sous l’influence de Franz Boas, 1858-1942). Le structuralisme développé par la postérité bloomfieldienne retient d’abord l’idée que la structure linguistique d’une langue est constituée de strates qui déterminent plusieurs niveaux dans l’analyse. De ce point de vue, l’analyse en constituants immédiats (ou A.C.I.) est aussi caractéristique de la linguistique issue de Bloomfield que le concept de fonction l’est pour le cercle de Prague. L’influence de la psychologie behavioriste se fait sentir à partir de 1921 et continuera, par la suite, à s’exercer dans la linguistique distributionnelle: on doit pouvoir rendre compte des comportements linguistiques, ainsi que de la structure hiérarchisée des messages émis, sans aucune postulation concernant les intentions des locuteurs et leurs états mentaux. Language de Bloomfield (1933) présente un modèle de l’analyse linguistique (grammaire et syntaxe) en niveaux hiérarchisés et dépendants: les phonèmes se combinent pour constituer des morphèmes qui se combinent en mots et enfin en phrases (unités maximales d’ordonnancement des unités de rang inférieur). Chaque niveau représente à la fois une structuration de la forme et du sens, et la fonction d’un élément de niveau quelconque se révèle dans l’intégration au niveau supérieur: l’analyse procédera donc des constructions maximales aux constituants ultimes. Dans la perspective de Bloomfield – pour qui la phrase n’est pas la simple somme de ses constitutants –, les formes grammaticales s’organisent (modulation, modification phonétique, ordre syntagmatique linéaire, sélection verticale) pour produire le sens, dont l’analyse autonome est hors de portée directe du linguistique. Bloomfield nourrit à l’égard d’une possible sémantique scientifique autonome un scepticisme radical qui repose sur l’impossibilité de maîtriser jusqu’au bout les traits distinctifs qui structurent une situation de communication, et d’en fournir un inventaire exhaustif. Il s’agira donc pour lui de rendre compte de la structuration parallèle de la forme et du sens, et de mettre en lumière un niveau proprement grammatical d’organisation de l’énoncé qui possède ses contraintes propres.
Dans les travaux de Zellig Harris (né en 1909) ou Charles F. Hockett, le modèle distributionnel privilégiera nettement le niveau morphématique de structuration de la forme et du sens: la structure demeure une hiérarchie de dépendances que les distributionnalistes objectivent par différents artifices. L’identification des unités (la segmentation du flux continu de la parole) repose sur le critère strictement formel de distribution. La distribution d’un élément se définit par la somme des environnements (des contextes) dans lesquels il trouve place. Dans ces conditions, on pourra étudier au moyen du seul critère de commutation (substitutions d’éléments dans un contexte) les propriétés distributionelles des éléments de la langue que l’on pourra alors ranger dans des classes aux propriétés nettement distinguées. La phrase n’est plus alors qu’une combinaison de classes distributionnelles différentes, agencées selon des formules, des schémas dont on peut entreprendre l’inventaire et étudier les variations à tous les niveaux de contrainte.
La tentative distributionnaliste, en réduisant le plus possible le recours aux hypothèses mentalistes (comment procèdent les locuteurs pour émettre ou comprendre un message?), propose non seulement une méthode d’analyse fondée sur les notions opératoires de contexte, occurrence et cooccurrence, sélection, ordre, mais aussi un idéal de la représentation scientifique (inductif), et une théorie du langage, pièce d’une science générale des comportements.
Un structuralisme algébrisé: la glossématique
On retrouve ce souci de problématisation, propre au structuralisme dans son ensemble, dans les travaux du cercle de Copenhague fondé par le linguiste danois Louis Hjelmslev (1899-1965), avec H. J. Uldall et Vigo Brøndal (1887-1942). Hjelmslev participa d’abord aux travaux du cercle de Prague pour nourrir ensuite une critique de son phonologisme et de sa conception trop peu rigoureuse de la forme. Le structuralisme « glossématique » resserre le lien entre réflexion épistémologique rigoureuse (il reprend à son compte la critique positiviste-logique des assertions métaphysiques) et la construction d’une conception algébriste de la langue (il développe sur ce point et comme à la lettre une métaphore saussurienne).
La priorité de la forme sur la substance est ici radicalisée par duplication de la distinction forme/sens. Si l’on admet que l’énoncé est constitué d’une expression et d’un contenu, on devra distinguer pour chacun ce qui relève de la forme et de la substance, étant admis qu’il n’y a de contenu que structuré dans une forme. La priorité logique accordée à la forme implique à titre de conséquence qu’on puisse considérer que la phonétique n’est pas la science de l’expression (et c’est là une critique du « phonologisme » praguois), puisque la forme peut se « substantialiser » non seulement dans le son, mais aussi dans le geste, l’écriture, à travers un code quelconque. Le projet sémiologique est ainsi comme intégré à la linguistique: dans cette perspective se situent les travaux d’Algirdas-Julien Greimas (1917-1992) qui se réfèrent de manière privilégiée à la glossématique. Parallèlement, en ce qui concerne le contenu, on doit distinguer rigoureusement entre forme et substance: la sémantique n’est donc pas la science du contenu. Qu’il s’agisse en effet de l’expression ou du contenu, la glossématique radicalise la conception saussurienne selon laquelle le signifiant et le signifié viendraient structurer une masse amorphe sonore d’une part, et une masse amorphe psychique de l’autre. Dans l’un et l’autre cas, pour la glossématique, le matériau phonique et le flux psychique sont « toujours déjà » informés par une structure que l’on doit décrire. Plus généralement, décrire une langue ne doit pouvoir se faire qu’à partir des principes immanents qui la régissent.
Ce principe d’immanence, joint à la priorité accordée à la forme, conduit à une méthodologie en deux temps qu’on peut schématiser ainsi: l’observation des unités de la langue (test de commutation) dégage les unités de forme et de contenu et leurs relations indépendamment de la substance. L’opération est menée autant de fois que nécessaire, pour plusieurs langues. On est alors en mesure de formuler toutes les relations théoriquement possibles, non pas dans une langue ni dans plusieurs, mais dans toute langue, pour un système universel de relations. On peut alors décrire le système d’une langue particulière comme un sous-ensemble réalisé de l’ensemble des relations possibles. La description linguistique de la diversité des langues devient donc le résultat déductif d’une axiomatique à prétention universelle dans une version « algébrisée » de la structure.
Genève, Paris et l’héritage saussurien
L’existence même d’une école genevoise, dont Saussure aurait été le fondateur, est loin d’être assurée, et sa position vis-à-vis de la linguistique structurale qui se réclame de Saussure est nuancée. Les disciples directs, rédacteurs du Cours de Saussure, Charles Bally, 1865-1947 (Linguistique générale et linguistique française , 1932), et Albert Sechehaye, 1870-1946 (Programme et méthodes de la linguistique théorique , 1908), construisent des œuvres qui possèdent leurs orientations propres. Bally développe une linguistique de l’expression qui préfigure pour certains les pragmatiques actuelles, tandis que Sechehaye, dans une perspective nettement psychologique, s’intéresse aux actes de paroles et à ce qu’il nomme une science du « pré-grammatical ». Paradoxalement, ce serait donc une filiation postsaussurienne et poststructuraliste qu’annonceraient les deux rédacteurs du Cours de linguistique générale . Dans les générations suivantes, L. J. Prieto (né en 1926) développe une théorie du sens fondée sur le principe de pertinence (Messages et signaux , 1966). La Grammaire des fautes de H. Frei (titulaire de la chaire de linguistique générale de Genève à partir de 1945) apparaît enfin aujourd’hui comme une illustration parlante du fonctionnement de la langue selon les deux axes proposés par Saussure: l’axe des syntagmes et l’axe des paradigmes.
Mais l’existence d’un structuralisme français est non moins problématique. Si l’œuvre capitale d’André Martinet (né en 1908) incarne le prolongement incontestable de certains aspects de la linguistique du cercle de Prague dont Martinet a été l’un des correspondants, dans le domaine phonologique tout particulièrement, le qualificatif « structuraliste » est rejeté par son auteur qui ne retient que celui de « fonctionnaliste ». Les Éléments de linguistique générale (1960) constituent pourtant un relais important dans la diffusion des idées structuralistes. Les travaux de Martinet dans le domaine de la phonologie diachronique apportent aux conceptions structuralistes de la langue une contribution capitale en ce qui concerne l’interprétation de la distinction saussurienne entre synchronie et diachronie. Si, selon Martinet, les nécessités de la communication impliquent d’un côté un nombre maximal de différences phoniques, de l’autre la « tendance au moindre effort » (exigences d’un nombre minimal d’unités les moins différentes possibles) fait de la synchronie un équilibre instable qui tend toujours vers une amélioration du rendement fonctionnel des moyens mis à la disposition des locuteurs de la communauté. L’incidence diachronique de cette économie réside dans le fait qu’une opposition relativement peu fréquente disparaîtra plus facilement qu’une opposition plus massivement exploitée. Les perspectives diachronique et synchronique ne s’opposent donc plus ici, mais se complètent. Il existe dans une langue, à un moment donné, des points de fragilité dans l’équilibre, qui peuvent s’analyser en tendances au changement.
Quant à Émile Benveniste (1902-1976), élève d’Antoine Meillet, il développe son œuvre considérable, d’un côté dans la tradition, renouvelée par lui, du comparatisme, où il occupe une position de tout premier plan, de l’autre dans des travaux de linguistique générale, où la méditation des propositions saussuriennes, sur l’arbitraire du signe, le sémiologique, par exemple, s’approfondit. Par certains aspects, l’attention qu’il porte à la place de « l’homme dans la langue » annonce en linguistique générale le dépassement du structuralisme dans les théories de l’énonciation et la pragmatique. Nulle part mieux qu’en France, d’ailleurs, on n’est à même de mesurer la somme de malentendus qui préside aux relations entre enseignement saussurien et constitution du structuralisme: la réception du Cours par A. Meillet est d’emblée ambivalente. Les travaux d’un Georges Gougenheim (1900-1972) manifestent un structuralisme diffus (Le Système grammatical de la langue française , 1938), tandis que le travail original de Lucien Tesnière (1893-1954) dans ses Éléments de syntaxe structurale (1959) est surtout salué pour la préfiguration de la notion chomskienne de transformation. Quant à Gustave Guillaume (1883-1960), lecteur opiniâtre de Saussure, il élabore une théorie du langage – la psychosystématique ou psychomécanique –, moins en référence à la définition saussurienne du système qu’en rapport à un dynamisme de la langue-pensée. Il jette ainsi les bases d’une école guillaumienne de linguistique très vivante, qui hésite à se reconnaître structuraliste et tend à se développer à partir de ses propres principes.
L’historiographie du structuralisme linguistique superpose et confond souvent deux problèmes distincts: d’une part ce qui relève de la genèse et de l’influence réelle du Cours de linguistique générale et, d’autre part, ce qui relève de la valorisation rétrospective (c’est-à-dire de légitimation par les « précurseurs ») dans les différentes versions du structuralisme. De ce point de vue, il n’est pas assuré que le champ de la postérité saussurienne en linguistique au XXe siècle recouvre exactement le terrain proprement structuraliste. Pourtant, la sortie du structuralisme sera présentée souvent (selon un point de vue volontiers extérieur à la linguistique elle-même) sous la forme d’une minoration axiologique (le structuralisme n’aurait été qu’une idéologie dont la linguistique ne fut que le prétexte), plutôt que sous la forme d’une relativisation historique. Dans le champ linguistique proprement dit, la contestation du structuralisme s’exercera dans les années 1960-1970 de manière ambiguë; les reproches qu’on lui adresse concernent souvent davantage les principes que les œuvres: le champ immense de la description des langues dans lequel ses promoteurs se sont investis. Saussure ferait ainsi obstacle à l’invention d’une linguistique de la phrase, réalisée au contraire dans le modèle syntaxique proposé par Chomsky, à une sociolinguistique de la covariance langue/société, à l’étude de la dimension subjective et pragmatique des discours, etc.
Au-delà des polémiques, on se fera sans doute une idée plus précise de la situation historique du structuralisme quand on disposera d’une genèse complète des concepts du Cours de linguistique générale et que le recul permettra d’évaluer plus précisement le degré de compacité de ce qu’on continue de nommer « structuralisme » par commodité et provision. L’entreprise de description des langues est une entreprise à long terme, le structuralisme une étape dans cette histoire, la linguistique générale la mise en forme d’un savoir des langues qui ne se réduit pas à l’hypostase de quelques principes généraux. On peut donc déjà avancer que le structuralisme linguistique constitue un relais ponctuel mais intense dans cette histoire longue qui reste à faire. Il a été formé de plusieurs courants qui se rassemblent et se distinguent en ce qui concerne la définition de l’objet « langue », obligeant à une réflexion sur les principes dont l’exigence n’est jamais véritablement dépassée, mais auquel on ne peut pas non plus le réduire.
2. Structuralisme et philosophie
La divergence
Il serait trivial et vain de noter combien divergent, dans leur démarche comme dans leur visée, les philosophes qu’avec ou sans leur aval il est convenu d’enrôler sous la bannière structuraliste si l’on n’y trouvait occasion de s’aviser de la portée non tant arbitraire que précisément leurrante de cette étiquette. Sans doute un commun recours à la notion de structure a-t-il suffi à la leur valoir et à suggérer, par-delà la disparité de leur pratique, l’unité d’une même problématique. Mais, outre qu’une pratique philosophique ne se peut autrement discerner que dans la problématique qui s’y éprouve, il n’est, pour faire saillir le leurre, que de relever le défaut de distinction qui ne laisse pas, malgré sa clarté, de grever cette notion, puisqu’elle ne se montre, en ces enquêtes, expédiente à l’instar d’un levier qu’à y demeurer un terme strictement opératoire, jamais expressément interrogé et qui, de l’aveu même de ses zélateurs, reste en attente de son élucidation critique; aussi cette référence indivise pourrait-elle bien n’apparaître comme un point de ralliement que pour mieux s’avérer une pomme de discorde entre des propos qui ne seraient assortis que sur la seule foi d’un mot indûment promu en concept et, – partant – investi d’une vertu emblématique.
Toute parée qu’elle soit des prestiges de l’évidence, cette remarque ne doit point en imposer, ni faire méconnaître qu’il est plus aisé de flairer le piège que de discerner qui s’y empêtre de l’un qui le détecte ou de l’autre qui est censé y succomber. Douteuse défiance, dès lors qu’en la matière il n’est pas de soupçon dont le cours ne puisse refluer et l’imputation se reporter sur sa source, dès lors que, à déceler le leurre sous le vocable de « structuralisme », on s’expose, en sa logique retorse, à ce qu’il se retourne contre qui le dénonce et se découvre tapi dans la dénonciation même. Car, si le grief peut sembler décisoire, qui excipe du seul constat de divergence pour convaincre d’inconsistance un accord scellé sur une clause imprécise et donc au lieu même de l’équivoque, il reste que l’argument n’est point lui-même exempt d’ambiguïté et qu’il commet sur cette imprécision une méprise rédhibitoire. C’est en effet se méprendre sur le flou inhérent aux notions philosophiques que n’y voir qu’un stigmate privatif, la flétrissure d’une tare invétérée, alors que, à en faire ressortir la stricte nécessité, cette inexactitude s’avère relever, telle la marque positive de leur spécificité, de la teneur même de ces catégories, de l’ordre dans lequel elles se profilent et prennent la mesure de leur pertinence. Loin donc que leur imprécision soit exclusive de la rigueur et les voue à se déployer dans un espace amorphe, où toutes les rencontres se peuvent nouer d’être également arbitraires et cousues d’équivoque, elle entre dans les conditions prescrites de leur maniement rigoureux et définit la tonalité de leur pratique. Exercer à cet égard les rigueurs d’une censure inflexible, c’est, comme la philosophie le proclame d’Aristote à Husserl, faire preuve d’un scrupule qui trahit l’ignorance et méconnaît, dans sa rigidité, le style propre de la rigueur philosophique. Or, à situer le débat sur ce terrain, la querelle est d’autant plus malvenue qui argue du vague de la structure pour exclure qu’elle puisse servir d’enseigne que, s’il y a une philosophie structuraliste, elle se recommande d’abord du souci inconditionné de rigueur qui anime ses tenants, au point d’y sacrifier toute autre exigence et d’y reconnaître le seul critère qui concerne leur travail dans le vif de son effort.
Cependant, parce que précisément « déplacée », cette controverse témoigne de l’écart que soutient avec la tradition la pensée structuraliste et vaut comme une mise en garde de ne point en chercher l’enjeu dans un ensemble de thèses ou une intuition partagée, dans un corps de doctrine ou une axiomatique convenue, non plus d’ailleurs que dans une méthode d’analyse, si tant est qu’elle implique l’injonction d’emprunter une voie prétendue royale et supposée mener au but – par là même assigné – comme toute clé l’est d’ouvrir une serrure. L’allure structuraliste est davantage buissonnière et se révèle d’emblée à ce qu’elle se montre accueillante aux multiplicités et répugnant, malgré l’apparence, à toute procédure réductrice. Vouée à la prolifération et férue d’arborescence, l’analyse n’opère qu’en amorçant une réaction en chaîne, en entamant une série irrésorbable de ressauts, bref en « divergeant »; elle n’aborde un thème que pour en filer les variations et se rendre en elles électivement attentive aux transports, rebondissements et vicissitudes qui s’y font jour. Entreprise déroutante, à coup sûr, que cet ouvrage sans cesse relancé et en passe de se reconduire décalé, que ce parcours en enfilade, qui conjugue la patience et la désinvolture, aussi distrait sur le contenu glané qu’empressé à varier ses angles et à dégager les facteurs de dispersion, sans jamais sombrer dans l’éparpillement ni se départir de la plus exigeante rigueur. Cette démarche n’est pas d’une pensée débridée et soustraite à toute discipline, mais d’une en qui la teneur de la pensée se trouve déportée, tout comme son intérêt et le régime de sa cohérence; déviation décelable au plus près dans la recherche des unités pertinentes, qui ne procède plus, sous la loi rigide de l’exclusive et de la distinction, au triage dans un matériau réputé confus d’éléments purs et stables, mais s’efforce de retracer les modulations selon lesquelles se distribuent diverses occurrences, posant qu’il n’est d’unité que différant de soi et reprise en des registres variés. Ainsi l’unité elle-même n’est plus tenue pour le noyau autarcique d’un sens imprescriptible, mais consiste dans le diagramme de sa répétition, se dispense dans une série de gradations, où l’accent se déplace des contenus invoqués aux rapports mis en œuvre par leur inscription même. Pensée sans exclusive, mais dont le style pourtant récuse l’exhaustion, qui ne se laisse pas enclore dans un domaine, mais ne s’y établit que pour y repérer des déhiscences et y ménager des traverses, dont la matière n’est point alliage à épurer, mais espace de jeu où se faufiler, c’est assez dire qu’elle comporte la divergence dans sa facture même, et que tant s’en faut que sa mention autorise à regarder sa cohésion comme problématique que son propre s’attache précisément à élaborer, avec rigueur, une problématique de la divergence.
Que ce travail ait trouvé dans la « structure » son enseigne au moins provisoire, et de quoi ébaucher son dessein, ne doit pas surprendre, si l’on songe à ce qui confère à cette notion sa puissance, non sans instiller en son sein l’énigme jusqu’à en brouiller les arêtes sévères. Rien moins qu’obscur, le terme pourtant ne laisse, en ses emplois, d’intriguer, pour s’inscrire à la conjonction de deux optiques. Il s’entend d’abord sous le signe de l’organisation et dénote en toute chose l’agencement qui la constitue, le squelette qui du dedans lui ménage son assiette et répond de sa solidité. En ce sens, l’analyse est tenue d’en dépouiller l’épaisseur pulpeuse, les apprêts qui, épars, recouvrent sa surface, pour atteindre à l’armature interne en quoi elle con-siste, qui lui assure réelle cohésion et unité, et de ne point s’épuiser en une informe collection de traits singuliers. Mais système n’est pas structure: sans rien renier de son austère contrainte, il y faut joindre – ajout où s’expose à chavirer la prime perspective – la facilité d’accommodation, l’aisance à se prêter aux transpositions, la latitude de se couler en des gangues diverses, bref la disposition aux transferts. Il n’est de structure qui ne se montre experte à glisser au fil de pentes insoupçonnées, à coulisser sur des plans éloignés, à franchir des nervures avérées, pour déceler, sur leurs versants adverses, d’étranges isomorphismes, découvrir d’insolites homothéties; cette propension à la diagonale est inséparable de la structure, qui n’est assignée que dans ces évolutions transverses d’en être l’instrument même. Loin donc de s’enraciner dans le champ homogène dont elle découvre la membrure, elle ne cesse de déplacer son épure, de migrer en des espaces hétérogènes, de mesurer leur écart comme de démontrer leur similitude, souverainement indifférente aux distinctions convenues et se tenant, par cette voltige, dans le suspens de leur brisure. Posons par suite qu’en cette dérive agile, fertile en incongruités d’autant plus curieuses que toujours strictement induites, se profile non un système, mais une foisonnante arborescence de systèmes différenciés par leur interférence même. La question est alors de savoir si cet exercice se déploie dans l’horizon d’une systématique généralisée, assujettisant tout contenu de pensée à sa juridiction, si la « structure » n’est autre, dans son amplitude ultime, que le système des systèmes, réalisé partout et toujours en de multiples paradigmes, qui le monnayent indéfiniment; ou si, à rebours, l’adresse aux parcours obliques et aux inférences inopinées requiert une logique et relève de contraintes d’un autre ordre que celui, confiné, du système. Interrogation qui, sans conteste, transit la pensée structuraliste et en surplombe la tâche.
Quoi qu’il en soit de la réponse, il suit que la « structure » ne peut manquer, dans son usage, d’être le lieu d’une oscillation, où se dessine l’enjeu de la question. Oscillation d’abord entre la surface et la profondeur, entre le patient labeur qui pénètre les choses et exhume, précautionneusement, la contexture enfouie au tréfonds de leur intimité et le train désinvolte qui s’établit sur leur bord et s’emploie à capter le jeu des figures qui s’y inscrivent, distribuées selon l’incidence. Oscillation surtout qui concerne, en l’occurrence, le mode d’assignation des objets et où il y va du statut même de l’identité, puisque la structure balance à circonscrire la trame serrée qui appartient en propre à une chose et définit ce que la tradition entend par son essence ou sa quiddité, ou à l’inverse à constituer le dispositif de distension selon lequel une formation essaime dans des registres hétérogènes et ne se laisse pas autrement cerner que par la découpe de cette diffusion. De cette hésitation témoigne exemplairement le maintien de l’analyse structurale dans la mouvance du formel, lors même qu’elle ne cesse de contester cette obédience et ses différentes versions, adonnée qu’elle demeure pourtant à repérer et stratifier des formes; égide litigieuse, s’il en est, et sous laquelle se rangent aussi bien le principe qui, d’ordonner une chose, la spécifie et l’installe dans son aspect distinctif, qu’une pure opération, déclinant tout ancrage et toutes identités, dont la rigueur et la puissance d’application sont à la mesure exacte de l’indétermination.
À en découdre avec le formel, la structure ne laisse, sans s’y soustraire, d’en éprouver l’ébranlement intérieur et de se loger en sa déchirure. C’est que les termes de ce litige ne sont pas symétriques, ni donc simplement exclusifs; que la fission opère moins entre qu’en chacun d’eux – et dessine un chiasme, où évolue, de son allure alterne, la pratique structurale, également prévenue contre la nature spécifique censée tapie sous la buée des détails et en soutenir la parade –, qu’envers la claire minceur dont se prévaut la forme pure, libre de toute amarre. Encore que ce débat ne soit pas à trancher, ce serait se jouer que le décréter caduc, et en la matière les plus péremptoires ne sont pas les moins abusés. Mais il s’en faut que l’entreprise structuraliste le laisse périmer, puisqu’elle s’en nourrit, en développe les épisodes et en reçoit son relief. À qui échappe, en effet, que de sa conclusion ne dépend rien de moins que la tournure de la pensée – qu’elle se produise sous un régime homogène de propriété et d’appropriation, soucieuse de décerner à chacun la part qui lui revient, ou qu’elle se hasarde à avérer l’impropre et l’hétérogène comme sa dimension radicale et se résolve à déplier des multiplicités rétives à toute sommation? Sans doute l’investiture s’y décide-t-elle, soit d’une pensée totalitaire, que sa plasticité rend à même d’arraisonner la totalité du pensable ou plutôt de le constituer en totalité que puisse napper son quadrillage, soit d’une pratique ouverte aux engendrements et aux écarts prolifiques.
En suivant cette piste, il est aisé de convenir que, si la notion de structure comporte quelque flottement et n’est pas maniée de façon uniforme, ce n’est pas faute de définitition, puisqu’il en est une, peu douteuse, à laquelle tous les suffrages se pourraient rallier. Qu’est-ce donc qu’une structure, sinon un ensemble opérationnel, réalisable dans de nombreux paradigmes, dont certains, effectifs, se trouvent par cette voie reconstitués? Dès lors que l’analyse structurale ne s’exerce qu’à souscrire à ses variations, il n’est nulle peine à se convaincre que les divergences, qui couvent sous le signe du « structuralisme », relèvent d’un degré second de la divergence, dans lequel se module sa pratique première: diversité qui affecte la manière même de faire droit à la diversité. Enfin il est loisible d’assigner à cette observance plurielle du multiple le lieu de son induction nécessaire et le point sur lequel s’en partagent les options. Tout tient, en effet, dans les vicissitudes du formel, pour autant que s’y réserve la latitude de ménager diversement la distance entre la structure et ses réalisations et de varier le mode selon lequel elle est supposée opérer (dans) ses « modèles »; marge de manœuvre dont le structuralisme déplie l’éventail. Soit donc à en répertorier les différentes versions à raison de la place et de l’efficace qui s’y trouvent déférées à la structure. À cette revue un horizon problématique paraît s’imposer, celui de s’enquérir si les variantes du structuralisme sont elles-mêmes passibles d’une distribution structurale, s’il est une structure des analyses menées à ce titre, qui rende raison de leur discord. À moins que la question déjà ne soit fallacieuse et n’appelle de réponse que positive, mais aussi peu concluante et qui se borne à déplacer sur cette ultime structure l’indécision inhérente à la notion même.
Il reste à préciser le lieu où la structure se révèle requise et impliquée, le champ d’application où elle se façonne et mesure sa valeur opératoire. À en repérer l’incidence dans le domaine usuel de « l’histoire des idées », il appert que cette requête est le fait d’une pensée qui situe son propos sous le signe majeur de la lecture, convaincue que la rigueur ne lui peut échoir qu’à proportion du souci dont elle fait preuve de son histoire; à charge pour elle d’instruire de cette histoire et de cette lecture l’usage et le concept rigoureux. C’est dire que l’impact de la structure est d’abord de démarcation et qu’il lui revient, au premier chef, de tenir le sens pour un effet de texture, de le plier désormais à son calcul, pour le supputer dans le fil de son effectuation et non plus se soumettre à son surplomb symbolique; qu’il lui incombe d’en dresser le compte, soit d’engendrer tel texte à l’instar d’un « modèle »; qu’enfin il y va dans cette tâche de rien de moins que d’initier une entente rigoureuse du sens et de l’histoire.
L’« ordre des raisons »
En sa première mouture et sa prime éclosion philosophique, le structuralisme se porte à investir le terrain de l’« histoire de la philosophie », pour en soumettre le dess(e)in à une conversion si radicale qu’elle conduit à renier cet intitulé et à se placer sous d’autres auspices, tel M. Gueroult, précurseur en cette voie, qui n’entend se livrer qu’à une « technologie des systèmes philosophiques ». L’expression est révélatrice, qui revient à évacuer de l’accoutumée le terme recteur et à n’en proroger le régime que doté de l’estampille du système et de la machine. Triple sentence qui atteste assez bien le parti arrêté.
Il s’agit d’abord de donner congé – non sans en recueillir les fruits – à une tradition qui traite les œuvres philosophiques par le biais de la critique historique; tradition érudite, qui s’emploie à rechercher les sources et à tracer des lignes d’évolution, à dépister les influences et à en évaluer la pesanteur en tel point de leur passé. À l’échelle, déterminante, de l’histoire, une œuvre, dans ce cadre, n’a d’autre statut que celui d’une intersection: commun sommet de deux fuseaux inverses, elle figure le point où l’un, d’y confluer, la constitue et où l’autre amorce l’essor d’une nouvelle divergence. Point d’inflexion donc, où viennent à se réfracter les fils du passé, à s’en redresser le courant. Il n’est que de détailler cette carte pour, à son échelle propre, élucider le phénomène et vérifier que la déviation que produit l’œuvre se confond avec la conjonction qui la produit, les lignes s’infléchissant de leur rencontre même. Il suit qu’un texte se doit démêler aussi bien en développant les causes, dont il se déduit, qu’en remontant les effets, qu’il induit, et que les deux abords atteignent en lui leur lieu commun, s’y recouvrent et confirment, leur congruence répondant de son homogénéité et de sa pertinence historique. Car, s’il n’a de pertinence que de désigner un des points par où passe le flux de l’histoire, tels les nœuds qui ponctuent la vibration d’un fil, et où se dessine la sourde émergence d’une figure de la raison, il n’a d’homogénéité que celle d’un assortiment de nuances, d’un alliage où des ingrédients hétéroclites, de provenance disparate, se trouvent agglomérés en doses singulières.
De cette attitude le structuralisme s’entame d’instruire implacablement le procès, moins d’ailleurs pour en dénoncer le canevas que pour en avérer la procédure impraticable et souligner qu’excepté le parti pris de l’interprète elle manque de tout critère qui puisse valider ses inférences; céder ainsi au jeu d’analogie qui avalise tous les rapprochements sur la seule base de références disjointes et de formules hâtivement appariées, et s’en prévaloir pour consigner telle œuvre à la croisée de tendances supposées, n’aboutit qu’à la conjecturer au point de rencontre fictif de lignes imaginaires et à s’enfermer dans une indécidable et ondoyante polémique. À procéder de la sorte, la rage de comprendre l’emporte sur le souci d’expliquer, pousse à investir dans les textes de quoi nourrir sa propre vision de l’histoire et livre sans retenue au leurre de la rétrospection. Non certes que tout rapprochement soit indu, mais la pratique comparative requiert une autre rigueur, comme l’atteste G. Dumézil, orfèvre en la matière, qui s’entend à relever, tout au long de l’aire indo-européenne, des similitudes inattendues, parce que, loin de se fonder sur des éléments présumés analogues, il s’attache à construire des ensembles fonctionnels, des machines culturelles, dont il démontre la prégnance dans les milieux les plus divers. Il est clair que le structuralisme n’a cessé de faire sienne cette leçon et d’en appeler précisément à la vérité historique contre les travestissements de la critique historisante.
Or le paradoxe a voulu qu’on excipe de ce départ pour, non sans quelque raison, lui imputer de ruiner toute réflexion historique, d’en récuser l’instance et d’en révoquer jusqu’au concept. Rien de tel, pourtant, n’entre dans son propos, ni n’en découle, bien au contraire. Mais c’est qu’il se noue autour d’un motif qui bouscule et sollicite expressément la manière consacrée d’envisager de l’histoire tant le cours que l’accès. Alors, en effet, que la conscience commune, dont s’autorise la critique érudite, ne la conçoit que sous l’espèce d’une trame où se tisse un dessein, qui se découvre continûment, d’un milieu homogène et isotrope, où il soit, à tout instant, loisible de déterminer univoquement la position et la valence de chaque élément, pour les combiner à l’avenant, le structuralisme ne semble travailler qu’à prendre acte des ruptures, qui en désarticulent l’enchaînement prétendu, et se distingue par le soin qu’il apporte à y marquer des césures et à en souligner l’ampleur. Plutôt qu’à retracer cette trajectoire ininterrompue, qui ratifierait comme son résultat notre monde familier, l’histoire, en cette approche, nous convoque à l’étrange, à l’insolite et au déconcertant, nous contraint, à l’instar de l’ethnologie, de dépouiller nos repères usuels et d’affronter le regard de l’autre: non une ressource pour nous approprier plus étroitement notre lot, mais, à l’inverse, un principe d’éloignement et de discontinuité, qui ne peut manquer de porter ombrage à notre aplomb et à nos prétentions à l’universel; non seulement la longue mémoire d’une tradition ménagère, mais aussi une œuvre d’oubli, vouant aux ténèbres les configurations entrées en déshérence. Qui alors se soucie de la vérité historique plus que de son patrimoine, et d’en justifier l’héritage, doit d’abord consentir à éprouver cette opacité et à connaître ce dépaysement, trop aisément éludés sous la claire complaisance de sutures illusoires. À rebours donc de composer les formations historiques de la rencontre hasardeuse d’évolutions présumées, ce n’est que de leur patiente exploration que pourrait s’induire le cheminement heurté mais authentique de l’histoire. Ainsi l’histoire n’est pas, en tant que telle, congédiée, parce qu’elle s’impose comme un indice d’altérité, mais s’en trouve requise une pratique nouvelle, qui ne se borne plus à confirmer impudemment notre présent. Si l’enquête synchronique prime la diachronique, ce n’est pas pour interdire toute réflexion historique, mais au contraire pour lui ménager des données rigoureuses. Nul doute que le structuralisme ne contracte ainsi une dette qu’il aura fort à faire à honorer, mais qui demeure intimement impliquée dans son propos.
Maintenant, si le parti de briser la belle continuité de l’histoire peut bien alléguer les travers de l’entreprise qui la cautionne, il ne se justifie en rigueur et au fond qu’à établir qu’il procède de la nature même des ensembles historiques, pour autant qu’ils répugnent à entrer dans un pareil canevas. Or, dès qu’on s’efforce de les prospecter en observant la mise en garde précédente, soit en les décapant des alluvions qu’y a déposées l’exégèse, de toutes les distorsions induites de les avoir pliés à des fins extrinsèques et en les serrant au plus près de leur libre déploiement, se découvre enfin le motif positif qui anime ce parti, lui confère son sens et lui enjoint sa procédure. C’est que, restituées dans leur stature singulière, les œuvres du passé s’avèrent détenir en elles-mêmes le principe de leur cohérence et, loin de se réduire à une vague addition de fragments disjoints, témoignent, dans la totalité de leur extension, de la stricte vigueur d’une architecture concertée. À l’inverse d’une versatilité de girouette, sensible aux moindres influences, ou de la mouvante plasticité de synthèses qui se pourraient infléchir à volonté, force est de leur reconnaître la robuste assiette d’édifices, qui opposent leur propre consistance aux manipulations de la critique et qu’on ne peut façonner à sa convenance qu’à négliger la sévère ordonnance en quoi ils consistent. On comprend, sous ce rapport, que de telles constructions ne soient point ployables au gré des interprètes, mais aussi et surtout qu’elles ne se laissent pas diluer dans la fluente procession d’un écoulement continu. Aussi n’est-ce pas seulement dans son exécution que le schème consacré de l’histoire se montre défaillant et trop soumis à la discrétion de l’exégète, mais encore dans son principe même et dans le motif qui le soutient, puisqu’il méconnaît l’inflexible robustesse des objets auxquels il est censé s’appliquer. Dès lors, les réserves émises peuvent se tourner en condamnation sur le fond, et le parti de démembrer cet arrangement factice se trouver justifié, parce que requis pour restituer à ces œuvres leur membrure propre et l’assise que leur dénie le traitement coutumier. C’est pourquoi, avéré ou non dans son registre, qui est celui de la chronique, tout décret de filiation est tenu pour hors de propos, dépourvu de pertinence et borné à définir la provenance de matériaux sans se soucier de ce qu’il en est fait, sans donc en rien concerner la réalité proprement historique, les monuments campés dans leurs carrures respectives. Non certes que ces blocs ne se succèdent, ni ne s’articulent, mais d’abord dans un contraste propre à faire ressortir leur singularité, et non dans une osmose prompte à en effacer le relief; non pas qu’il n’y ait point d’histoire, mais elle opère sur un tout autre mode que celui d’un procès continu, entre des configurations fermement charpentées, dont il convient, en premier lieu, de reconstruire l’épure.
Tâche de longue patience, assurément, mais non insurmontable, s’il est vrai que ces ensembles ne sont pas ramassés dans une compacité monolithique, qui rendrait leur singularité impensable, les enfermerait de toutes parts dans l’énigme et porterait l’histoire à prendre le relais de la théologie négative. À cet égard, outre qu’il n’est sans doute point de matière historique qui ne soit articulée, à raison même de sa découpe objective, la présomption est à son comble, envers les œuvres philosophiques qui se proposent ouvertement comme des ensembles doués d’une logique interne et, au surplus, contraignante, qu’il ne s’agit pas de pièces massives et insondables, mais bien de systèmes déliés, visant à une cohérence discursive et ne tenant leur densité que du réseau serré de leur texture. De plus, puisque ces œuvres prétendent à une dimension démonstrative et rationnelle, rien, pour le moins, ne s’oppose à en présumer la trame concevable. Il n’est plus alors question de relever dans un texte des indices fragmentaires, qui amènent à lui référer des intentions hasardeuses et à conjecturer un vouloir-dire dont les vicissitudes surplombent et commandent la mouvance des énoncés, mais il importe de dégager l’articulation propre du texte, la logique vérifiable et opérante dans son économie même, d’échapper à l’emprise du commentaire pour s’en tenir, scrupuleusement, à ce qui est dit.
Le premier effet de ce scrupule, en nous astreignant au tissu réglé des énoncés, est de nous convaincre qu’un texte ne répond qu’aux questions qu’il pose et que ce n’est qu’à le solliciter à sa guise, et non à la nôtre, que s’en peut déceler l’armature. Tel s’avère l’ordre du discours philosophique qu’il comporte en soi la clé de son approche et prescrit jusqu’à la manière de l’interroger. De façon générale, l’analyse dispose dans l’œuvre même du gage de sa pertinence, pour autant que s’y énonce le protocole qui préside à sa construction. D’où l’attention prêtée, par privilège, aux textes où s’expose la « méthode » et le dessein formé de s’enquérir du mode sur lequel les canons prônés se trouvent mis en œuvre. L’œuvre se présente alors comme une machine munie d’une notice plus ou moins explicite, qui en esquisse la disposition et en éclaire le fonctionnement, de sorte qu’il n’est que d’exploiter ce mode d’emploi pour se mettre en état d’en explorer les rouages et d’en reconnaître l’agencement. Ainsi outillée, la lecture s’emploie à discerner, par-delà les divers angles variés qu’elle ménage à son abord, les invariances topologiques qui lui assurent l’unité et la solidité d’un monument. Lecture structurale, en ce qu’elle se propose de dégager le montage suivant lequel s’élabore son objet et de démontrer que les développements doctrinaux ne prennent leur sens qu’à les construire comme autant d’exemplaires de cette matrice. Tenant que seul ce dispositif, où se scelle la solidarité de la méthode et de la doctrine, confère à l’œuvre sa consistance intrinsèque, ce programme, sans briguer l’exhaustivité d’une « somme », peut prétendre à rien de moins qu’à exposer enfin la chose même, l’œuvre telle qu’en elle-même sa structure l’érige et, fondant dans l’ordre les aspects entrevus par les commentateurs les plus avisés, à se donner pour le « commentaire des commentaires ». D’ailleurs, les intitulés qui sanctionnent ces tentatives attestent assez, dans leur laconisme péremptoire, qu’il ne s’agit pas de moduler tel thème à travers tel auteur, mais de convoquer Platon, ou Descartes ou Leibniz en et quasi par lui-même; titres qui, loin de trahir une ambition présomptueuse et outrecuidante, manifestent la facture d’un dessein, dont la rigueur ne s’accommode point de prendre place dans le « conflit des interprétations ».
À tenter un bilan de ce moment fondateur d’un structuralisme philosophique, le motif s’y affirme de déployer, sous le signe de la structure, l’« ordre des raisons » qui garantisse à l’œuvre son unité, en établissant qu’elle procède, dans son ensemble, d’une logique déclarée et réalise le dessein avéré de l’auteur, qui n’est donc plus à supputer ailleurs que là où s’en expose le monument accompli. Il s’ensuit que ce propos ne laisse de façonner à sa mesure la pratique structurale et de requérir, en particulier, de son outil qu’il se conforme à une exigence de fermeture. Car, si l’unité de l’œuvre tient à la mise en jeu de la structure, il convient de s’assurer que cette procédure n’ouvre pas, derechef, sur un échappement incoercible, où son objet se trouverait tout autant dilué que par l’exégèse traditionnelle. Aussi la suite des raisons (series ) se doit-elle nouer en boucle (nexus ) et à la formule classique de la chaîne discursive est substituée celle d’un réseau, pour ce que tout parcours est tenu de s’y achever.
Lors donc découle de cette clause une triple conséquence. C’est d’abord qu’à concevoir l’œuvre comme une machine et à ne se soucier que de son fonctionnement, la question est laissée pendante de sa fonction et de la nature des produits qu’elle dispense; ou, plutôt, le soin apporté au montage exclut que cette question soit même prise en compte. Machine démonstrative, produisant des effets de validation, soit exclusivement commise à se démontrer, à se valider elle-même dans le ressassement de son mécanisme consommé. Il vient ensuite que cet usage de la structure ne peut manquer d’ouvrir la voie à une systématique généralisée; non qu’elle se réduise aux linéaments d’un système, mais il résulte de son maniement que ses « modèles » s’ordonnent en un système et que leur distribution reproduit l’ossature sur laquelle est agencé chacun d’eux. Ainsi se recouvrent, sous l’égide de la structure, la forme achevée de l’œuvre et son mode de production, de sorte que sa « constitution » ne prête plus à aucune équivoque. Sauf peut-être que cette technique réalise au plus près la vieille formule d’une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part, et que l’Hermès de Michel Serres en a des relents du Trismégiste... Enfin il est clair qu’au lieu d’une histoire un tableau est ébauché, dont il suffit de faire varier les paramètres pour que se trouvent assignées, à leur place, les occurrences historiquement avérées. C’est bien en termes de traduction et dans le cadre d’une vaste encyclopédie, rompue à la loi de l’interférence absolue, qu’il sied de régler la manière dont s’articulent les ensembles structuralement définis.
Triple restriction, sans doute, au jeu structural et qu’il est loisible de dénoncer sans se soustraire, du fait même, à la mouvance du structuralisme, comme il appert de ses « variantes » insignes chez Michel Foucault et Louis Althusser.
L’« ordre du discours «: le non-pensé
À feuilleter l’Histoire de la folie , un double indice nous force d’emblée à convenir que le dessein de Foucault apporte au structuralisme des retouches radicales; d’abord parce qu’à s’inscrire sous le signe de l’histoire il affronte résolument ce qu’en son premier avatar celui-ci élude, et entame un propos qui ne se démentira plus, qu’il décrive cette Histoire , retrace la Naissance de la clinique ou entreprenne Une archéologie des sciences humaines ; ensuite parce que l’exigence s’y fait jour de ne point s’en tenir à ratifier la teneur rationnelle que revendique telle œuvre, mais de s’inquiéter du « tour » par lequel raison et déraison tout à la fois s’impliquent et se partagent, dans une solidarité contentieuse qui ne se livre qu’en un discours maintenu dans l’intervalle entre le silence de la folie et le langage rationnel, voué à l’y réduire.
Cette distance prise l’est, au premier chef, avec l’« ordre des raisons » et souligne, sans doute, que la logique dont l’œuvre se réclame n’est point celle qui y est opérante et qu’il est illusoire de trouver dans ses indications de méthode de quoi cautionner la lecture. Ce n’est pas, pourtant, que sa logique interne diffère de celle qu’elle affiche, mais, plus radicalement, qu’il ne lui échoit de logique propre qu’ourdie dans l’illusion, celle même de l’intériorité, dont l’œuvre est abusivement créditée et qui l’installe dans son unité factice; illusion de l’œuvre, qu’elle entretient pour être ce qui la façonne en mirage et à laquelle cède toute approche, qui présume en elle un cadre de rigueur. Il n’est d’interne à l’œuvre que le leurre qui l’accrédite, à quoi, également spécieuse, toute épure se peut montrer expédiente. Ainsi l’œuvre ne constitue pas une unité discursive pertinente, parce que ce n’est pas dans son volume que s’effectue la régulation du discours, dans ses limites fuyantes que s’élaborent les normes qui en décident et que, s’il est bien un « ordre du discours », il n’est pas arrêté en son sein mais l’excède infiniment. Unité fallacieuse à tous égards et dont il faut se déprendre pour accéder aux éléments opératoires de la lecture, les énoncés dans leur libre irruption d’événements discursifs, que systématisent, non le dessein d’un auteur, mais la contrainte anonyme d’un impensé ordinateur. Car lever l’hypothèque de l’œuvre, ce n’est pas délivrer une poussière d’énoncés éparpillés, ni laisser au caprice le soin de les agencer; c’est, au contraire, se mettre à même de découvrir le réseau de leur distribution d’autant plus rigoureuse qu’elle n’est point délibérée. Une fois desserré le carcan des œuvres et les disciplines auxquelles elles se rattachent, il devient, en effet, loisible de se convaincre qu’il n’est pas d’énoncé, rendu à son émergence propre, qui ne s’insère dans des séries strictement enchevêtrées et de suivre les traces de cette dispersion et de ces recoupements, jusqu’à en dessiner le tableau complet, l’« archive » où s’imprime le discours d’une époque, la « syntaxe » effective qui en fait « tenir ensemble » les énoncés. Dans cet horizon, la tâche de l’archiviste est constamment régie par deux objectifs. Le premier est de reconnaître des « formations discursives », soit des plages de l’« archive », où la distribution des énoncés s’avère particulièrement dense et les relations spécialement intriquées, et qui n’aient d’autre critère de validité que de constituer des espaces de dispersion relativement autonomes. Le second est d’établir rigoureusement des points de césure dans l’« histoire des systèmes de pensée », des mutations soudaines de la « syntaxe », où, de part et d’autre de la brisure, les « mêmes » formules sont en fait totalement différentes, d’être autrement mobilisées dans leurs archives respectives.
La pratique « archéologique » peut alors se spécifier: négativement, comme une qui ignore superbement les œuvres et récuse tout appel à l’intériorité en général, tout recours à quelque épaisseur ou hiérarchie textuelle, et positivement comme « une mise en œuvre systématique du discontinu ». Insoucieuse des œuvres et des clivages accoutumés, la lecture s’exerce en diagonale, ne cesse de chevaucher les clôtures et dresse un inventaire, où voisinent des données tenues pour hétéroclites. Mais, inversement, dans cette aire rigoureusement plane qui écrase la prétendue profondeur où l’œuvre se flatte d’étager ses niveaux, l’analyse s’emploie à déceler des interstices, à inciser des décalages, à relever des déportements, bref à spécifier toutes les discontinuités qui peuvent advenir à la surface du discours; encore faut-il préciser qu’il n’y a rien d’autre à penser que cette surface et qu’à ce compte tous les écarts ne peuvent être que transversaux et obliger à l’obliquité. Tout se passe donc comme si le recul de la structure sur ses « modèles » s’annulait au profit d’un foisonnement réglé d’occurrences discursives, distribuées en un feuilletage sans épaisseur. Aussi l’« archive », le « non-pensé » ne doivent-ils pas évoquer une instance en retrait, ni suggérer que le discours produit est comme doublé d’une réserve de sens silencieuse, où il trouverait à puiser et qui en fournirait la clé. Rien d’autre qu’un espace d’enregistrement, donc de plain-pied avec les objets qui s’y ordonnent, qu’une page qui, de sa tablature, contient les aléas de l’écriture, non sans leur ménager une marge. Quadrillage qui ne ressortit lui-même à aucun secret, mais s’expose comme un « a priori historique » et dans le décrochement, encore longitudinal, où se tracent les signes de sa naissance et de sa déshérence. De cette rupture, d’ailleurs, il n’est pas rendu raison, car, tout pénétré qu’il soit du souci historique, l’archiviste ne laisse d’accuser les limites de son dispositif à se borner de constater ces mutations dans les effets qui s’en propagent, sans être en mesure de les expliquer; et, s’il ajoute avec malice que « seule la pensée se ressaisissant elle-même à la racine de son histoire » en pourrait rendre compte, c’est qu’il nous a par avant convaincus qu’il n’est à la pensée et à l’histoire ni racine ni profondeur.
Reste à savoir si cette pensée procède encore de la « structure », si les séries discontinues, dont elle dessine le jeu, se peuvent subsumer sous cette catégorie. Le débat n’est sans doute que verbal; pourvu qu’on consente à extraire cette notion d’une acception par trop « formaliste », il se dénoue aisément. En fait, cette « archéologie » illustre au mieux la conjugaison de rigueur et de désinvolture, à laquelle incline la pratique structurale, puisque, sans être rebelle à la systématicité, elle tient que la pluralité discontinue des systèmes n’est pas elle-même intégrale en cet ordre et que l’« archive » ne se clôt point en un système des systèmes: rien là qui contredise à la problématique structurale ou en bafoue le motif mais, bien plutôt, une contribution d’importance à sa mise en œuvre. Pensée ouverte et, comme telle, prompte à décliner toute étiquette; mais n’est-ce pas là un trait d’appartenance à cette école du paradoxe?
L’ordre des instances: le « symptomal »
La position d’Althusser dans la mouvance de la « structure » se dessine de ce qu’il tient pour advenu cela même qui fait défaut aux autres affiliés: une théorie de l’histoire qui ne se borne pas à décrire des ruptures, mais soit en mesure de les penser, et la théorie des systématicités discontinues, dont Foucault déplore précisément l’absence en se contentant d’esquisser négativement les conditions auxquelles elle devrait satisfaire. Cette ressource méconnue n’est autre que la théorie marxiste, pour autant qu’elle institue, en un geste unique, la science de l’histoire et celle du « tout social ». La reconnaître nous force à convenir que la raison du discursif n’est pas contenue dans son ordre; qu’à rebours du statut conféré à l’œuvre par la lecture « technologique », un ensemble discursif, quoi qu’il en soit de son agencement propre, n’est pas une machine autogène et autonome; que le discours, loin de s’étendre dans un espace dont on puisse, fût-ce à titre provisoire et « archéologique », neutraliser tant les clivages coutumiers que le rapport qu’il entretient avec son « dehors », ne se peut assigner que comme une pratique sociale, spécifique mais combinée avec d’autres selon des modalités variables et produisant, en fonction même de cette articulation, des effets différenciés. Car, s’il y a bien des machines discursives, travaillant d’après un régime propre, elles ne se peuvent distraire du reste de la production sociale, mais s’y trouvent connectées à d’autre machines, selon des modes d’embrayage inégaux qui déterminent leur efficience. De la sorte, la description de leur fonctionnement est tenue de s’intégrer au sein d’une analyse de la fonction qu’elles exercent dans le tout.
En particulier, s’il est légitime de repérer, à la suite de Bachelard, une fracture décisive, qui brise l’espace discursif et le partage entre un versant, scientifique, qui est agent de connaissance, et un autre, idéologique, qui est facteur de méconnaissance, s’il est nécessaire d’élaborer la théorie de cette « rupture épistémologique » et d’établir qu’elle opère en réordonnant la « problématique » d’une question, soit l’outillage conceptuel qui préside à sa position, il ne l’est pas moins d’assigner ce partage dans le tout complexe auquel il ressortit, et de démontrer que chacun de ses tenants y assume un rôle spécifié, qui n’est ni résiliable ni commutable. Outre que cette précaution préserve de ravaler l’idéologie à n’être que le simple envers de la science, son négatif stérile, pour lui reconnaître une fonction sociale imprescriptible et dégager les conditions dans lesquelles elle s’en acquitte, ce n’est qu’à y souscrire et à insérer tout ensemble discursif dans la trame de son effectuation qu’il devient loisible de rendre compte des mutations du discours et d’en construire l’histoire. Ainsi, dans le sillage de Marx, les diverses pratiques cessent de se donner pour des espaces autarciques, réduits en leur statut à se réclamer de l’arbitraire et voués à leur propre ressassement: elles s’avèrent enfin ne pas pouvoir être conçues que ne soit précisée la dimension de leur causalité structurale.
Si donc le structuralisme peut trouver dans la théorie marxiste de quoi lester ses figures de la détermination qui leur fait défaut, la négligence est d’autant plus étrange qui est celle de ces chercheurs si scrupuleux et si complètement aveugles à ce qu’ils prétendent chercher qu’ils en viennent, par une sourde nécessité, à tourner leur recherche en obstacle à la reconnaissance de son objet. Étrange « bévue », qui voue tous leurs efforts à les fourvoyer, rien moins que fortuite, non plus que délibérée, elle invite à interroger ce qu’il en est de l’avènement d’une théorie et des formes dans lesquelles elle se tient dès lors disponible, du mode de son efficace et des effets qu’elle induit, puisque, tout advenue qu’elle soit, elle reste encore susceptible d’être étrangement ignorée et que son émergence ne laisse de se dérober; à moins qu’elle ne régisse précisément jusqu’à la facture somnambule de son élusion, et n’en rende rigoureusement raison.
Or le propos d’Althusser, en restituant aux configurations structurées le « volume social » où elles se déploient et se déterminent, s’attache à récuser toute allégation à une quelconque profondeur, que postule le modèle usuel de la causalité mécanique, puisque la cause y procède par délégation, pour, sans se départir de sa réserve, passer dans ses effets et les transir; à quoi il oppose une conception de la causalité comme action structurante. Le « renversement » marxiste de la dialectique hégélienne se montre justement décisif en ce qu’il trace une stricte démarcation entre la complexion du « tout social » et celle d’une totalité, où se trouverait tapi un principe invariable et souverain, autour duquel gravitent les figures échues en autant d’expressions de cet unique référent. Seul ce partage, sur lequel il ne cesse de revenir, autorise à distinguer la théorie marxiste d’un économisme vulgaire et mécaniste, inférant toutes les formes de pratique sociale comme des reflets immédiats de la « base » économique. À l’inverse, la thèse d’Althusser pose que le tout social n’est pas synchrone, mais consiste dans une articulation d’instances, qui ont chacune leur rythme et leur ponctuation propres et qui se déterminent mutuellement sous l’effet même de leur décalage. C’est dire d’abord que tout rapport entre deux instances comporte une dominante, soit que l’une détermine l’autre, non pas de la transir ou d’y être de quelque façon immanente, de s’y exprimer ou de s’y figurer, mais, au contraire, de n’y point être et pour autant que son absence y opère d’une manière variable, suivant les variations mêmes de leur écartement. Qu’est donc la causalité structurale sinon le type de combinaison induite sur une pratique sociale par le mode de décalage qu’elle entretient avec une autre? En outre, de même que chaque rapport, pourtant réciproque, est accentué en son terme dominant, de même le jeu global de ces relations ne se ferme point sur un système équilibré et circulaire, mais se trouve affecté d’une « détermination en dernière instance par l’économie ». Non pas que l’instance économique puisse s’entendre comme fondamentale ou constamment dominante, mais il s’avère qu’à sa position est suspendue l’assignation des dominances.
Deux conséquences se dégagent de cette esquisse. La première, c’est que, si le « tout social » se constitue, dans son opération, par un jeu réglé d’absences spécifiées, la structure de chacune des instances qui la composent se trouve elle-même déterminée moins par les termes qu’elle mobilise et ordonne que par la scansion de cette ordonnance et les traces lacunaires qui attestent en son sein l’absence efficiente par là même; en quoi le structuralisme parvient à donner pleinement congé à toute systématique. La seconde, c’est que cette articulation structurale confère à ses objets une historicité irréductible, dans la mesure même où elle s’abstient de les envelopper par une présence souveraine, qui en recueillerait les effets. Elle se présente de fait comme un dispositif de production, fonctionnant sur un régime d’inégalité, où les déséquilibres induisent des mutations, non sans se perpétuer sous d’autres formes; en quoi le structuralisme parvient à s’ouvrir à une compréhension de l’histoire.
Il s’ensuit enfin qu’un ensemble discursif ne s’expose jamais à ciel ouvert, mais que, d’être l’effet d’une absence, il comporte lacunes et « bévues » comme constitutives de sa texture et se construit dans un dispositif d’élusion bien plus que d’expression. C’est de s’en aviser que procède la « lecture symptomale », relevant dans le texte autant que ce qu’il énonce les traces de ce qu’il tait: celle même que Marx pratique à l’égard des économistes, inscrivant ainsi en son texte le protocole d’une lecture rigoureuse. C’est d’avoir à travailler de la sorte (dans) le texte de Marx qu’Althusser nous enjoint. Mais faut-il encore s’étonner de l’ignorance dans laquelle est tenue la théorie marxiste, ou plutôt n’y déceler que le mode d’incidence qui lui échoit sous des conditions historiques déterminées?
S’il fallait conclure sur une pensée qui, d’être toujours en cours, se conforme à sa répugnance pour toute clôture, on ferait d’abord remarquer qu’il n’est point de lecture structurale du structuralisme, parce qu’elle supposerait de la structure une acception convenue, applicable à la distribution même de ceux qui s’en réclament, alors qu’en chacune de ses « variantes » il s’emploie à pluraliser cette notion et se montre, au bout du compte, peu empressé à en fixer les arêtes conceptuelles, pour ce que, sans doute, s’y trouve sollicitée jusqu’à la conceptualité en général. On mentionnerait ensuite que, de Gueroult à Althusser, ne cesse de s’accentuer le départ entre structure et système, qui donne son branle au structuralisme. Aussi est-il un peu tôt pour le déclarer caduc et est-ce le plus souvent s’abuser sur ces étranges penseurs, tout de patience et de primesaut, sur ces rhétoriqueurs malicieux, chez qui la chute narquoise vient interrompre et cerner de sa grâce la gravité serrée de l’analyse, sur ces « historiens » épris de rigueur, qui s’évertuent à dessiner, dans leur stricte passion, de froides géométries où se trouvent convoqués jusqu’à la folie, la mort et tout ce qui enserre la vie et la pensée.
structuralisme [ stryktyralism ] n. m.
• v. 1945; de structural
♦ Didact. Théorie selon laquelle l'étude d'une catégorie de faits doit envisager principalement les structures (4o). ⇒ structural (3o). Le structuralisme de la psychologie de la forme (cf. Gestalt), de la linguistique moderne (incluant la linguistique générative), des sciences humaines. « Fonctionnalisme et structuralisme ne sont pas des points contradictoires, ni même divergents » (Martinet). — Spécialt, ling. Théorie descriptive de la langue en tant que système dans lequel les éléments entretiennent des relations mutuelles de solidarité (opposé à linguistique générative).
● structuralisme nom masculin (de structural) Courant de pensée des années 1960, visant à privilégier d'une part la totalité par rapport à l'individu, d'autre part la synchronicité des faits plutôt que leur évolution, et enfin les relations qui unissent ces faits plutôt que les faits eux-mêmes dans leur caractère hétérogène et anecdotique. (Le structuralisme a connu sa forme la plus complète dans l'anthropologie sociale pratiquée par Lévi-Strauss.) En linguistique, démarche théorique qui consiste à envisager la langue comme une structure, c'est-à-dire un ensemble d'éléments entretenant des relations formelles. ● structuralisme (synonymes) nom masculin (de structural) En linguistique, démarche théorique qui consiste à envisager la langue...
Synonymes :
- linguistique structurale
structuralisme
n. m. Didac. Théorie et méthode d'analyse qui conduisent à considérer un ensemble de faits comme une structure (sens 4).
Encycl. Le terme structuralisme désigne à l'origine la méthode linguistique élaborée par le cercle de Prague (1926-1939), qui considère la langue comme un ensemble structuré (V. linguistique). Les méthodes structuralistes ont été appliquées à l'ethnologie (notam. par Lévi-Strauss), à la sociologie (anthropologie structurale), à la critique littéraire et artistique.
⇒STRUCTURALISME, subst. masc.
SC. HUM. Option scientifique visant à fonder l'étude, et spécialement la description, de faits humains, essentiellement sur une analyse de leur structure, de la relation entre leurs composants. Cette critique porte contre le culturalisme, le structuralisme, le formalisme abstraits, puisqu'ils superposent aux consciences individuelles données comme telles, des éléments dits collectifs, rôles, valeurs, modèles, structures, types, cultures (Traité sociol., 1968, p. 369). On comprend (...) pourquoi le « structuralisme génétique » de Piaget connut un tel retentissement dans les milieux scientifiques des années soixante (Le Nouvel Observateur, 20 sept. 1980, p. 86, col. 1).
— LING. Courant de recherches linguistiques descriptives qui partent du postulat selon lequel la langue est un système de relations entre des unités. Aujourd'hui le développement même des études linguistiques tend à scinder le « structuralisme » en interprétations si diverses qu'un de ceux qui se réclament de cette doctrine ne craint pas d'écrire que « sous l'étiquette commune et trompeuse de « structuralisme » se retrouvent des écoles d'inspiration et de tendances fort divergentes (...)» (É. BENVENISTE, Probl. de ling. gén., t. 1, 1966, p. 97). Dans l'élément présupposer le système, cela constitue, selon nous, l'apport propre de Saussure au structuralisme linguistique (O. DUCROT, Le Structuralisme en ling., 1968, p. 44).
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. 1. 1932, juill. (N. TRUBETZKOY, La Phonologie actuelle ds J. de psychol., t. 30, 1933, pp. 245-246: La phonologie actuelle est caractérisée surtout par son structuralisme et son universalisme systématique [...] L'époque où nous vivons est caractérisée par la tendance de toutes les disciplines scientifiques à remplacer l'atomisme par le structuralisme et l'individualisme par l'universalisme [au sens philosophique de ces termes, bien entendu]); 2. 1945 « théorie descriptive et structurale des faits de langue » (A. MARTINET ds B. Soc. Ling. t. 42, fasc. 1, n° 124, p. 19). Dér. de structural; suff. -isme.
DÉR. Structuraliste, adj. et subst. Qui relève du structuralisme; (personne) qui se réclame du structuralisme. N. Kostyleff, qui, en 1947, proposa une interprétation structuraliste de la psychologie objective, en insistant sur la notion de « dominante » (Hist. sc., 1957, p. 1676). La doctrine structuraliste enseigne la prédominance du système sur les éléments (É. BENVENISTE, Probl. de ling. gén., op. cit., p. 98). Pour un « structuraliste », au sens de Chomsky, l'objet du linguiste, lorsqu'il cherche à rendre compte d'un état de langue, c'est de décrire un corpus (O. DUCROT, Le Structuralisme en ling., 1968, p. 115). — []. — 1res attest. 1932, juill. idées structuralistes (N. TRUBETZKOY, op. cit., p. 246), 1951, 15 oct. subst. (Lettre de M. Hasselrot à M. Haudricourt, publ. par ce dernier ds L'Année sociol., 3e série, 1959, p. 36: Les structuralistes de l'école Hjemslev); de structuralisme, suff. -iste.
BBG. — BAUMAN (H.-H.). Über französischen Strukturalismus... Spr. techn. Zeitalter. 1969, n° 30, pp. 157-183. — BURKART (A.). Stichwort: Strukturalismus. Beitr. rom. Philol. 1982, t. 21, pp. 317-323. — COLLINDER (B.). Les Orig. du structuralisme. Upsal, 1961, 15 p. — DUCROT (O.). Le Structuralisme en ling. Paris, 1973, 123 p. — GRITTI (J.), TOINET (P.). Le Structuralisme... Paris, 1968, 96 p. — MILLET (L.), VARIN D'AINVELLE (M.). Le Structuralisme. Paris, 1970, 135 p. — PIAGET (J.). Le Structuralisme. Paris, 1968, pp. 5-8. — QUEM. DDL t. 25. — RUZICKA (R.). Bemerkung zum Strukturalismus, Structuralisme. Aletheia. 1966, n° 4.
structuralisme [stʀyktyʀalism] n. m.
ÉTYM. V. 1945; de structural.
❖
♦ Didactique.
1 Théorie selon laquelle l'étude d'une catégorie de faits doit envisager principalement les structures (4.). ⇒ Structural (3.). || Le structuralisme de la psychologie de la forme, de la linguistique moderne, des sciences humaines (anthropologie structurale, etc.). || « Fonctionnalisme et structuralisme ne sont pas des points contradictoires, ni même divergents » (A. Martinet).
2 Spécialt. En linguistique, Théorie descriptive et structurale des faits de langue. || Selon les tenants de la linguistique générative, qui s'y opposent, le structuralisme ne tient pas compte de la créativité, du dynamisme du langage.
3 Cour. et abusif. Emploi de concepts et de raisonnements rigoureux; refus de l'intuition dans les sciences humaines, en théorie littéraire. || Certains universitaires traditionnalistes ont violemment critiqué le structuralisme.
❖
DÉR. Structuraliste.
Encyclopédie Universelle. 2012.