ANTHROPOLOGIE
La relative jeunesse d’une discipline qui ne se comprend qu’au travers des conditions de son avènement, de ses hésitations, de ses multiples cheminements rend malaisé de définir en quelques lignes l’anthropologie, son objet, ses méthodes et son histoire. Par ailleurs, le succès que connaît cette science – et que marque à l’évidence la dimension anthropologique dont sont affectées toute recherche actuelle dans les sciences humaines, toute réflexion sur les phénomènes sociaux, historiques, éducatifs, voire touristiques – entretient un rapport paradoxal avec le désarroi qu’elle éprouve devant la difficulté à définir son objet, à fixer ses limites. Il est d’usage d’opposer ses deux approches principales, l’anthropologie physique et l’ethnologie, l’une préoccupée de l’homme dans ses caractères physiques, l’autre de l’homme en société. Mais l’ambition de l’anthropologie, prise au sens le plus large, serait de rassembler dans une perspective globalisante toutes les disciplines étudiant l’homme. En attendant une telle réunification, on ne peut confondre, malgré leurs zones de recouvrement, cette anthropologie avec son actuel épicentre, l’anthropologie sociale.
L’objet de l’anthropologie sociale, née de l’étude des sociétés dites primitives, a grandi au point de s’étendre à l’ensemble des sociétés traditionnelles, qu’elles appartiennent au Tiers Monde ou au monde industriel; et l’étude de la vie contemporaine dans la ville ou dans l’entreprise constitue l’un de ses nouveaux axes de recherche. De ce point de vue, elle ne se distingue guère de sciences de la société telles que la sociologie ; certains veulent même la confondre avec elles en raison de l’identité de leur objet. Or, ce qui fonde la spécificité de l’anthropologie, c’est une façon particulière d’appréhender une même réalité. Son approche «holiste», qui cherche à saisir la totalité d’une société, est donc par définition monographique; elle contraint l’anthropologue à une analyse qualitative et exhaustive d’unités sociales nécessairement restreintes – village, tribu ou quartier –, accessibles au regard d’un seul et même observateur. Ce serait donc sa méthode qui la distinguerait de sa voisine, la sociologie. L’une procéderait plutôt par questionnaires et statistiques; dans l’autre, l’observateur, «immergé» dans la société qu’il étudie, travaillerait sur son propre vécu. Toutefois, l’une et l’autre s’empruntent de plus en plus souvent leurs méthodes. Le paradoxe de la démarche anthropologique réside donc, comme le souligne Claude Lévi-Strauss, dans le fait que l’on y «cherche à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration objective».
L’expérience ethnologique est unique, en ce qu’elle oblige l’observateur à mettre en question ses propres catégories, à s’ouvrir au raisonnement des autres, à les analyser et à les restituer à la compréhension de sa propre société. Par son approche monographique et par cette remise en question, à quoi elle tend et à laquelle elle contraint le spécialiste, l’anthropologie a élaboré de nouveaux concepts, qui ont défini ses divers domaines: religieux, politique, juridique, économique, etc. Mais la critique de l’ethnocentrisme dont sont marquées ces catégories issues de la culture occidentale a conduit à les élargir, à les remodeler. Parfois, il a été nécessaire de fonder de nouveaux domaines tels que l’anthropologie de la parenté, qui a constitué longtemps l’un des champs privilégiés de la discipline.
Il est douteux, toutefois, que l’on puisse définir une science uniquement par sa méthode; c’est le cas tout particulièrement de l’anthropologie, dans un moment où la sienne est exportée dans d’autres disciplines et où, donc, expulsée du lieu même où certains veulent fonder sa spécificité, elle risquerait d’être vouée à sa propre dissolution, ne pouvant prétendre par ailleurs à l’exclusivité de son objet empirique. Ce statut équivoque jette le trouble dans l’esprit de qui ne considère pas que, au-delà de l’objet empirique, se situe un objet intellectuel; que, au-delà de la méthode, s’affirme une volonté de découvrir – par la comparaison et la synthèse des normes, des discours et des pratiques – d’autres niveaux de réalité, la logique de leurs interrelations et de leurs transformations, à partir desquels l’homme peut modifier son rapport à lui-même et – qui sait? – élargir le champ de sa liberté. La méthode et l’histoire de l’anthropologie se confondent quant à leur rapport à l’objectivité. Ses objets, ses concepts et ses théories ne sont pas nés d’un seul mouvement. L’anthropologie a dû sans cesse les critiquer, les remanier face à sa propre histoire et à l’histoire, au sein d’une communauté scientifique internationale qui ne suivait pas nécessairement un chemin unilinéaire. Les débats qui se sont déroulés entre les chercheurs des deux côtés de l’Atlantique ou de la Manche furent nombreux, mais ils ont fait apparaître des idées nouvelles, qui, au fil du temps, ont conduit l’homme à se considérer lui-même, en tous lieux, en tous temps, comme l’objet de sa propre étude. La recherche de l’objectivité n’est pas une affaire de méthode, c’est aussi l’histoire même de l’anthropologie, de ce mouvement qui a fait passer l’ethnologue de la reconnaissance des autres au refus de soi, et qui lui permet maintenant d’étudier le monde le plus proche comme les mondes lointains. C’est une parabole précisément géométrique, définie comme «le lieu des points équidistants d’une droite et d’un point fixes»; selon laquelle les enseignements du discours sur les autres conduisent au discours sur soi, dans une disposition où le discours qu’on tient sur soi se situe dans une différence et à une distance égales à celles où se déploie le discours qu’on tient sur les autres. Montrer comment un tel discours sur soi a progressivement abandonné droite et point fixes pour se placer sur la courbe avec les «autres», c’est expliquer toute la construction de l’anthropologie jusqu’à nos jours.
1. Nommer, classer
Que veut-on différencier lorsqu’on parle d’anthropologie sociale, d’anthropologie culturelle, d’anthropologie physique, d’ethnologie ? Ces divers vocables engendrent la confusion, car ils reflètent une discrimination entre les domaines géographique, historique, problématique. Dans le monde anglo-saxon, l’anthropologie rassemble sous son titre à la fois l’anthropologie physique – l’étude comparée des variations anatomiques et physiologiques de l’espèce humaine –, l’anthropologie sociale et culturelle – l’étude des institutions, des productions culturelles et des relations que celles-là entretiennent les unes avec les autres –, mais aussi l’archéologie, la préhistoire, la technologie et une partie de la linguistique. L’ethnologie y est réservée au seul classement des populations et tend à disparaître comme discipline propre.
En Europe, le terme d’«anthropologie» désigna longtemps l’anthropologie physique, ce qui explique l’usage général du mot «ethnologie» pour les études s’appliquant à l’aspect social et culturel des populations, tandis que la préhistoire, l’archéologie et la linguistique constituaient des domaines séparés. À l’ethnologie pratiquée en Europe, on pouvait faire correspondre l’anthropologie sociale et culturelle anglo-saxonne. En outre, les développements théoriques portant sur les notions de culture et de société ont conduit l’anthropologie américaine à privilégier la culture et l’anthropologie britannique, la société. L’usage tend à adopter un seul qualificatif: l’anthropologie est sociale ou bien culturelle.
Un tel clivage n’eut pas lieu en France, du moins sous cet aspect, mais les choses s’y compliquèrent avec l’apparition de nouvelles dénominations: il fut proposé de remplacer «ethnologie» par «anthropologie sociale», cette expression ne s’opposant plus alors à «anthropologie culturelle» (les deux étant supposées réunies) mais à «anthropologie physique». Que devient, dans ces conditions, l’ethnologie? Elle ne subit pas le même sort qu’Outre-Manche et ne sera pas une sous-discipline: à l’instigation de Claude Lévi-Strauss, elle constituera un moment de la démarche anthropologique, laquelle comporterait trois étapes, sous le double rapport d’une méthodologie et d’une problématique, allant de l’étude de cas à la mise en évidence de lois générales. Le premier moment est celui de l’ethnographie, qui, liée à l’observation directe d’une unité sociale, s’emploie à décrire et à classer sous forme de monographie tous les aspects de la société étudiée: milieu, croyances, coutumes, institutions, outils, techniques, productions. Le deuxième temps intervient avec l’ethnologie, qui s’applique à faire la synthèse de ces descriptions, à dégager une compréhension générale de la société, géographique, historique, systématique. Passer au niveau des systèmes politique, religieux, de parenté et de production en s’interrogeant sur leurs interrelations, c’est essayer de comprendre comment la société est organisée et comment elle travaille à son devenir (cf. ETHNOLOGIE – Histoire de l’ethnologie). Le troisième moment est celui de l’anthropologie, qui, à travers la comparaison ou la mise en relation de divers domaines, de systèmes dégagés par l’ethnologie dans les différentes sociétés, cherche à manifester l’existence «de propriétés générales de la vie sociale».
Pour Lévi-Strauss, à travers ces trois démarches, on passe donc du particulier au général et «il semble y avoir aujourd’hui un accord presque unanime pour utiliser le terme anthropologie à la place d’ethnographie et d’ethnologie, comme le mieux apte à caractériser l’ensemble des trois moments de la recherche». Cette ultime démarche de synthèse, explique-t-il, était autrefois réservée en France à la sociologie, ce qui laissait le vocable «anthropologie» disponible pour être colonisé par la suite ou pour réintégrer un champ qu’il n’avait jamais abandonné dans le monde anglo-saxon. Toutefois, du fait de la pesanteur des habitudes terminologiques, les deux titres continuent de coexister, les uns parlant d’ethnologie, les autres d’anthropologie sociale.
Cette première évaluation des dénominations n’épuise pas le sujet. Si l’on peut déjà caractériser l’anthropologie sociale par son objet, son projet globalisant et sa méthode spécifique, cela ne dit rien sur sa pratique effective, sur les chemins divers qu’on y emprunte. Les hésitations terminologiques traduisent le regard critique qu’elle porte sur elle-même et sur ses rapports avec les sciences voisines. À la fin du XIXe siècle, l’ethnologie avait des liens étroits avec l’anthropologie physique, malgré leurs origines respectives et sans que, par ailleurs, ces rapports fussent nécessairement harmonieux. La méthode comparative de l’anthropologie physique se fondait sur l’étude descriptive des caractères morphologiques des populations humaines. Tournée à la fois vers les peuples actuels, les hommes fossiles et les primates, elle donnait la priorité au caractère physique. Longtemps concurrentes, les deux «anthropologies» furent tentées de subordonner, l’une, le social au physique, l’autre, le physique au social. Leurs voies divergèrent si largement au XIXe siècle qu’elles ne trouvèrent plus de lieux communs à leurs recherches. Il fallut attendre le renouvellement de l’anthropologie physique par l’anthropologie biologique, qui allait remettre en cause la notion de race et développer d’autres critères de comparaison (moléculaire, cellulaire, tissulaire), pour que les deux disciplines puissent à nouveau se rencontrer. L’attention portée aux facteurs génétiques et à l’environnement permit de dépasser le vieil antagonisme entre le social et le physique et d’accéder à la notion d’une étroite imbrication de l’un dans l’autre. Les deux disciplines se retrouvent notamment dans les études conjointes de génétique des populations et des systèmes de parenté, aidées en cela par la démographie. Elles poursuivent chacune ses buts spécifiques, mais ne s’interdisent pas une approche globale de problèmes particuliers. Un long cheminement aura donc été nécessaire pour qu’elles en viennent à se redéfinir ainsi. Au XIXe siècle, l’ethnologie se préoccupait de l’histoire des peuples et des cultures. Utilisée souvent comme réservoir d’informations par les autres sciences, elle s’intéressait surtout aux «primitifs», aux «sauvages», étudiés et classés à la façon dont procède le naturaliste, avec ses espèces botaniques ou animales. De nos jours, certains anthropologues définiraient volontiers leur science comme l’«étude des logiques sociales et symboliques». Que s’est-il passé depuis le XIXe siècle? Parlons-nous toujours de la même chose? Comment l’ethnologie est-elle devenue si proche d’une certaine idée de l’anthropologie? Ce sont sa propre histoire, sa réflexion critique, l’histoire de ses concepts et de ses grandes théories qui permettent de saisir le sens des recherches d’aujourd’hui.
2. La construction de l’ethnologie
Les introductions classiques assignent à la naissance de l’ethnologie des dates différentes; certaines la font remonter à Hérodote, d’autres à Rousseau ou à Morgan. La référence à Hérodote s’explique par l’intérêt qu’il porta à la description des autres peuples, considérés toutefois comme des barbares; la référence à Rousseau ne repose pas tant sur son mythe du bon sauvage que sur sa façon de traiter des relations entre nature et culture, de s’ouvrir aux autres, par l’effet d’une identification à autrui, ce qui est le propre de la tentative ethnologique. Au XIXe siècle, la réflexion occidentale commençait sa révolution en intégrant l’homme dans le champ des connaissances positives, en faisant de lui un objet de savoir. Elle s’appuyait sur les relations nombreuses et détaillées que rédigèrent les voyageurs et les missionnaires sur les peuples lointains du Nouveau Monde et des colonies. Personne ne renie cette naissance ambigüe liée au colonialisme, mais cette conjonction historico-philosophique allait rendre possible l’avènement de l’ethnologie. Pour Michel Foucault, celle-ci ne fut possible qu’à partir du moment où «la position de la ratio occidentale s’est constituée dans son histoire et [... fonda] le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue». De même, pour Lévi-Strauss, «si la société est dans l’anthropologie, l’anthropologie elle-même est dans la société [...]; les circonstances de son apparition [...] s’accompagnent d’une prise de conscience – presque un remords – de ce que l’humanité ait pu, pendant si longtemps, demeurer aliénée d’elle-même».
À cette époque, les théories darwiniennes de l’évolution, si elles incitaient à la connaissance des autres peuples, n’impliquaient pas que ceux-ci fussent mis sur le même plan que l’Occident civilisé. L’ethnocentrisme d’Hérodote se retrouve ainsi dans les premières classifications des peuples dits primitifs, considérés comme étant des sauvages ou des barbares selon leur degré de technicité et d’organisation sociale. Les auteurs d’alors (Morgan, McLennan, Maine) se préoccupaient de l’origine de la famille, du matriarcat et du patriarcat, de la propriété privée. Le savoir ethnologique servait à reconstituer l’évolution des sociétés humaines, dont l’aboutissement était la civilisation technicienne et monogame, celle, donc, de l’Occident. Comme les innovations technologiques s’accompagnent de transformations sociales, on estimait que leur évolution, du feu à la vapeur, expliquait les changements sociaux, le passage de la promiscuité primitive à la monogamie à travers une série d’étapes obligées, dont les sociétés primitives actuelles représentaient les vestiges et que notre société elle-même devait avoir parcourues. C’est pourquoi l’ethnologie pouvait être qualifiée d’étude sur l’histoire des peuples et des cultures et ne cherchait pas à donner un sens à une société particulière considérée en elle-même.
Seuls certains traits ou institutions étaient retenus à des fins comparatives pour reconstruire le sens de l’évolution. Histoire et ethnologie se trouvaient alors étroitement liées, cette association ne devant d’ailleurs jamais cesser d’être discutée. C’est pourtant à la lumière de cette théorie évolutionniste que la recherche ethnologique fit l’inventaire des connaissances et forgea ses premiers concepts, ainsi que sa méthode spécifique, qui lui évita de demeurer une simple philosophie sociale. L’Américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) est souvent considéré comme le fondateur de la discipline, car il fut le premier à «aller sur le terrain» (League of the Iroquois , 1851; Ancient Society , 1877). Il vécut parmi les Indiens iroquois et décrivit leur vie sociale et culturelle, faisant de sa propre expérience le matériau brut de sa réflexion. Il fut suivi, selon une méthode plus systématique, par des chercheurs tels que Franz Boas (1858-1942) et Williams Halse Rivers (1864-1922) pour lesquels le recueil direct des observations constituait la démarche préalable de toute approche ethnologique. Plus tard, Bronislaw Malinowski (1884-1942) imposa celle-ci comme méthode scientifique, une méthode impliquant la rupture avec la société de l’observateur et exigeant une collecte systématique de tous les aspects de la société étudiée. L’ethnologie était dès lors créée en tant que science constituée, sous le double rapport de son objet et de sa méthode. Et ainsi commençait à se vérifier le propos de Lévi-Strauss lorsque, bien plus tard, il dira que l’expérience ethnographique est unique comme mode de connaissance parce que l’observateur est son propre instrument de recherche et que «pour parvenir à s’accepter dans les autres, but que tout ethnologue assigne à la connaissance de l’homme, il faut d’abord se refuser en soi». Cette méthode spécifique fut imposée à l’ethnologie par son objet même, car, dans les débuts, celui-ci n’était constitué que par des sociétés sans écriture, c’est-à-dire sans histoire et ne pouvait être appréhendé que par l’observation directe; le recours à cet unique moyen de connaissance forgea ainsi l’originalité de la démarche anthropologique.
Mais une autre préoccupation allait intéresser l’ethnologie. Née dans la rencontre avec les sociétés sans histoire, en effet, celle-ci en vint à se préoccuper des cultures et traditions populaires de l’Europe même qu’avaient abandonnées les historiens mobilisés par la «grande histoire». De nombreuses sociétés locales d’ethnographie dressèrent des inventaires de contes, de superstitions, de légendes, de techniques, de miettes d’histoire. Ces données allaient être ensuite reprises et étudiées systématiquement par des chercheurs tels qu’Arnold Van Gennep (1873-1957) dans son œuvre imposante sur le folklore et les rituels. Une semblable ouverture anthropologique a été favorisée par les travaux de Georges Dumézil sur le monde indo-européen, qui, à propos de la mythologie et de la religion, comme ceux de Van Gennep pour les traditions populaires, assignent au chercheur un champ d’étude géographiquement et culturellement plus proche. Ainsi l’ethnologie deviendra plus tard celle des sociétés paysannes, une ethnologie qui, abstraction faite des critères exotiques, s’occupera aussi bien des communautés andines que de celles de la France rurale. Cette nouvelle perspective allait réunifier une anthropologie devenue moins impérialiste du fait qu’elle se tournait à la fois vers le lointain et vers le proche.
Les débuts de l’ethnologie ont été marqués par l’émergence de nouveaux concepts et de nouveaux domaines. Morgan révéla le domaine de la parenté, qui constitua pendant longtemps l’un des fondements de la discipline. Il fut le premier à montrer le caractère classificatoire et systématique des liens de consanguinité et d’alliance, qui occupent souvent une position centrale dans les sociétés étudiées, et compara, de ce point de vue, des peuples aussi éloignés géographiquement que les Iroquois et les Tamoul de l’Inde (Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family , 1871). De son côté, John Ferguson McLennan (1827-1881) débattait de l’exogamie, tandis que sir Henry J. S. Maine étudiait le droit dans l’Antiquité et dans les sociétés primitives, posant ainsi les fondements d’une future anthropologie juridique. La méthode comparative se développa et Edward B. Tylor (1832-1917) proposa un traitement statistique des données ethnographiques afin de rechercher les corrélations entre les institutions. Souscrivant à la thèse évolutionniste en honneur à l’époque, il y intégra ses analyses de la religion et des mythes, dès lors perçus comme des restes de l’état sauvage (Primitive Culture , 1874). Et à sa suite, sir James G. Frazer entreprenait une importante étude comparative des croyances et des rites relevés dans des champs culturels extrêmement divers. Dans son Rameau d’or , œuvre qui connut, de 1890 à 1915, plusieurs éditions de plus en plus abondantes et qui est, elle aussi, marquée par l’évolutionnisme, il distingue la magie de la religion, interprète le totem et le tabou, analyse le «passage de la pensée magique à la pensée scientifique»... Malgré les critiques qui lui furent adressées, Frazer peut être considéré comme le fondateur de l’anthropologie religieuse et, d’une certaine façon, de la mythologie comparée.
Dès le début du XXe siècle, la théorie évolutionniste allait être battue en brèche par des auteurs tels que F. Boas et B. Malinowski. Les catégories supposées universelles et relevant d’une économie politique ethnocentrique allaient être remises en question par les descriptions de Boas sur le potlatch des Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis (The Kwakiutl of Vancouver , 1909). Système de dons et de contre-dons de richesses accumulées – dons et contre-dons par lesquels le donateur gagne prestige et statut social tandis que le donataire, mis en position de concurrence, est contraint, pour son prestige et son statut, de rendre plus qu’il n’a reçu –, le potlatch atteint un point extrême chez les Kwakiutl, qui vont jusqu’à détruire les richesses accumulées. Une nouvelle réflexion s’ouvrait sur l’économie primitive, économie où les «sauvages» ne sont pas écrasés par la nature, mais où production, échange, consommation et compétition sociale sont réglés par la coutume. Quelques années plus tard, en décrivant le cycle de la kula (système particulier d’échange entre les îles Mélanésiennes), B. Malinowski (The Argonauts of the Western Pacific , 1922) rejoignait les données de Boas sur le potlatch et contestait l’existence de la monnaie, du fait que les objets échangés en l’occurrence ne sont pas des marchandises se prêtant à une commune mesure. Les deux ethnologues organisèrent ainsi le champ d’une future anthropologie économique. En France, la dimension anthropologique fut donnée à l’ethnologie naissante par des sociologues, notamment Émile Durkheim et Marcel Mauss. Avec le premier, celle-ci se libère quelque peu des préoccupations évolutionnistes et tend, comme la sociologie, à considérer «les faits sociaux comme des choses». Construisant la théorie du fait social et analysant les rapports entre les faits sociaux, Durkheim a établi, à partir de matériaux ethnographiques, des typologies qui constituèrent la matière de la réflexion anthropologique. Plus résolument tourné vers l’ethnographie, Mauss, malgré l’absence d’une pratique réelle, forma toute une génération de chercheurs au «travail de terrain». Surtout, il contribua à une nouvelle orientation des recherches: rejetant les inventaires disparates des coutumes et des croyances, il proposa la notion de phénomène social total, notion qui permet de saisir le sens et l’importance d’un phénomène en le resituant dans l’espace de la société et dans les dépendances qu’il entretient avec d’autres phénomènes au sein d’un ensemble conçu comme système. Mauss veut concevoir la vie sociale comme un système de relations où le tout l’emporte sur les parties. Dans l’Essai sur le don (1923), il réinterpréta les données sur le potlatch en faisant de celui-ci un système de dons échangés et en y voyant la manifestation d’un phénomène social total et multiforme: religieux, économique, politique, etc. Cette perspective globalisante inspira profondément l’ethnologie par la suite, qu’elle fût fonctionnaliste ou structuraliste. Elle orientait la recherche vers une anthropologie sociale, vers l’anthropologie tout court du fait que Mauss refusait de faire éclater l’homme dans ses diverses dimensions: physique, psychique, sociale, individuelle.
3. L’anthropologie sociale et culturelle
Libérée d’une certaine histoire de type spéculatif, et obligée de forger de nouveaux concepts, l’ethnologie porta sa réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu’une hiérarchie fût présupposée entre l’une et l’autre), l’ethnologie repensa son objet en fonction des rapports entre la nature et la culture, celle-ci étant comprise comme l’ensemble des productions matérielles et intellectuelles ou des comportements propres à chaque société, transmis par un processus social acquis. La notion de culture est toutefois trop vague pour faire l’unanimité. Dans une définition célèbre, Tylor y voit un «tout complexe, qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société». On peut donc parler, à propos du fait humain, et de la culture en général et de la culture propre à chaque population. Ainsi entre-t-on d’emblée dans le débat qui amena Lévi-Strauss à souligner la difficulté de conjuguer la culture au singulier et la culture au pluriel. Si la culture est universelle, comment caractériser ses traits constants et sa nature? Si l’on se tourne vers la diversité des cultures, comment les comparer et sur quels critères? L’acceptation de la coexistence du singulier et du pluriel de la culture sous-tend, en réalité, la plupart des démarches anthropologiques, bien que certains privilégient l’un des aspects. Lorsque E. Leach soutient que «la diversité de la culture n’implique pas la pluralité des cultures», il tourne résolument le dos aux tenants d’un hyper-relativisme culturel qui marqua l’anthropologie américaine.
Culture et société
Les travaux que F. Boas, maître de l’observation directe et fondateur de l’anthropologie américaine, consacra aux Eskimo et aux Indiens de la côte nord-ouest, inaugurèrent l’époque des grandes monographies qu’allaient plus tard entreprendre Malinowski aux îles Trobiands, Firth à Tikopia et tant d’autres chercheurs d’une tradition qui a fourni l’un de ses modèles à l’anthropologie et fit la richesse de son savoir. Chez Boas, chaque culture est considérée en elle-même comme un phénomène unique et spécifique; mais cette méthode morphologique a parfois le défaut de s’arrêter en quelque sorte au bord de la culture étudiée. La pluralité des cultures et la variété de leurs productions empêchent toute théorie générale qui pourrait dépasser une spécificité culturelle. À l’inverse de ce que professe l’évolutionnisme, la causalité repose ici sur la notion de diffusion culturelle, qui tend à expliquer la présence de traits ou d’institutions donnés par les contacts et les emprunts qui sont supposés s’effectuer au sein d’une aire géographique délimitée. Par la suite, Alfred Louis Kroeber (1876-1960) développa cette méthode au point d’en faire une théorie superorganistique dans laquelle la culture devient une abstraction, coupée des hommes et de la réalité. Le courant fonctionnaliste britannique réagira contre ces positions, encore que l’un de ses fondateurs, Malinowski, refusât de perdre de vue l’universalité de la culture tout en soulignant la spécificité de chaque culture; en effet, face aux propositions de Freud sur le complexe d’Œdipe, il rejoint celui-ci quant à l’universalité de la fonction de répression, mais se sépare de lui en montrant la diversité des formes culturelles que peut prendre cette fonction: le désir d’inceste ne se porte pas partout sur la mère, ni le respect et la haine sur le père; cela dépend des sociétés et de leur organisation de la parenté. À la lumière de cet exemple, Marc Augé explique la démarche de Malinowski par le «souci de manifester à la fois l’universalité du processus culturel et la spécificité de chaque ensemble culturel intégré».
Cette spécificité inspira d’autres anthropologues marqués par une orientation psychologique, notamment les culturalistes américains. De la particularité d’une culture, se dégage, selon eux, un certain style, un pattern qui imprègne les individus et leurs comportements. Leur école dite «Culture et personnalité» et représentée notamment par Ruth Benedict, Margaret Mead, Ralph Linton, Abram Kardiner, soulignait l’influence de la culture sur la formation de la personnalité. Quand R. Benedict parle de «pattern de culture», M. Mead de «caractère naturel», A. Kardiner de «personnalité de base», ce sont les relations entre les individus et la culture qui sont prises en compte, c’est-à-dire les comportements et le processus de socialisation de ces individus qui participent à une culture où la valeur des choses tient au sens que lui donne celle-ci. La configuration culturelle qu’on en dégage est alors mise en rapport avec les croyances, les institutions et les affectivités particulières, avec les diverses modalités du passage du normal à l’anormal, avec les différentes manières dont s’opère l’intégration à la culture concernée. L’anthropologie culturaliste rencontra un grand succès populaire, mais elle n’est qu’un des courants de l’anthropologie culturelle. D’autres approches culturalistes se sont développées, pour lesquelles culture et société ne sont plus opposées mais constituent deux perspectives complémentaires d’une même réalité. Que l’on passe de la culture à la société ou de la société à la culture, l’essentiel est que l’ensemble du champ anthropologique soit couvert.
Libérées du carcan hyper-relativiste, les tentatives de George Peter Murdock (The Social Structure , 1949) reposent sur le traitement statistique du plus grand nombre possible d’échantillons de culture, en vue d’établir un vaste système de comparaison et une sorte d’inventaire des sociétés humaines. Malgré les critiques formulées à l’égard des critères retenus, elles s’inscrivent dans une recherche des lois de développement des sociétés où la notion d’évolution culturelle n’est pas rejetée. La même orientation se retrouve dans les nouvelles écoles anthropologiques américaines, préoccupées par les problèmes de l’évolution, de l’adaptation, des systèmes de représentation de la nature. Les recherches américaines se tournèrent, par ailleurs, vers l’étude du changement socio-culturel dans les communautés rurales et urbaines. R. Redfield, qui voyait dans celles-ci le microcosme de la société globale, les étudia au Mexique (Tepotzlan , 1930). O. Lewis et J. Steward, corrigeant cette perspective trop mécaniste, ouvrirent la voie à l’observation des sociétés paysannes et des nations modernes et complexes, en cherchant à cerner des aires selon des critères écologiques, culturels et sociaux. L’étude des sociétés paysannes et urbaines, encore illustrée par les travaux de C. Arensberg et S. Kimball (Family and Community in Ireland , 1940), devenait ainsi un objet de réflexion anthropologique au même titre que les sociétés dites «primitives». La dualité des approches visant l’une la culture l’autre la société s’est donc réduite de façon sensible, jusqu’à faire place à une anthropologie sociale et culturelle.
De l’écologie culturelle à l’anthropologie française
Un autre courant américain se situe dans le cadre de cette anthropologie sociale et culturelle, qui, née d’une orientation matérialiste et néo-évolutionniste, rejetta l’intellectualisme et le psychologisme de l’anthropologie culturelle, provoquant aux États-Unis une véritable révolution et posant les principes d’une nouvelle recherche. Anthropologues et archéologues s’inspirèrent des travaux de J. H. Steward préconisant l’analyse méticuleuse des bases matérielles des sociétés humaines en relation avec leur adaptation au milieu. La société passe ainsi au rang d’un sous-système au sein d’un ensemble plus vaste qui inclut la nature animale et végétale, l’écosystème. Avant de comprendre, il est nécessaire d’identifier, de compter, de mesurer aussi bien l’environnement écologique que les techniques de production, les régimes alimentaires, la balance énergétique, l’organisation des flux énergétiques et les circuits d’autorégulation. Soumise à des conditions très précises, cette méthode d’observation conduisit à réviser certaines idées reçues sur l’homme «primitif», qu’on se représentait auparavant comme étant dominé par la nature et épuisé par la quête de sa subsistance. Les recherches sur les populations de chasseurs-collecteurs (R. Lee et I. Devore, Man the Hunter , 1968), notamment sur les bushmen du désert de Kalahari, révélèrent qu’ils consacraient peu de temps – quatre heures par jour – à assurer l’ensemble de leurs besoins et que leur temps de loisir était plus long que celui de l’Occidental libéré des contraintes de la subsistance. Les notions d’adaptation et de contrainte du milieu s’en trouvèrent renouvelées; Marshall Sahlins (Stone Age Economic , 1971) reconnut chez les chasseurs-collecteurs la première société d’abondance, une société pour laquelle la satisfaction des besoins, établis comme tels par la société, ne se heurtait pas à la rareté, et ne connaissait pas le surmenage. De nombreux chercheurs s’engagèrent dans cette voie, notamment R. Rappaport, A. P. Vayda, H. Conklin en Asie du Sud-Est et en Océanie; W. Suttles sur la côte nord-ouest des États-Unis. Dans le bassin méditerranéen et en Amérique centrale, les archéologues suivirent la même voie et en vinrent à modifier la notion de révolution néolithique à partir de l’étude minutieuse des conditions écologiques et des techniques des populations en question. La perspective ainsi ouverte à l’archéologie et à l’anthropologie autorisa à repenser la notion d’évolution, à la remettre à l’honneur, à condition qu’elle fût envisagée comme multilinéaire, ce à quoi s’employèrent en particulier M. Fried et M. Salhins. Le mouvement de l’écologie culturelle a permis aussi de fructueuses rencontres interdisciplinaires avec l’ethnobotanique, l’ethnozoologie, la technologie culturelle, l’anthropologie économique. En dépit de certains excès qui l’ont conduit à traiter toutes les manifestations de la vie sociale en termes d’adaptation et à majorer la relation entre écologie et économie aux dépens des autres rapports sociaux dont il néglige la complexité, il a constitué une véritable rénovation de l’anthropologie.
En France, l’évolution des théories fut assez différente, car les références à la culture et à la société y coexistèrent sans s’opposer. Tandis que Durkheim privilégiait la sociologie et cherchait dans la notion d’inconscient collectif une réponse aux formes élémentaires de la vie religieuse, L. Lévy-Bruhl étudiait La Mentalité primitive (1922). Il opposait à la rationalité occidentale une pensée pré-logique, mystique, analogique, qui s’appuie sur le mythe et le symbole, qui ne distingue pas le naturel du surnaturel, le sacré du profane, l’imaginaire du réel. Malgré ses a priori, qu’il devait atténuer par la suite, il eut le mérite considérable à la fois d’offrir une nouvelle méthode descriptive où l’observateur tient ses distances vis-à-vis de sa propre rationalité, de manifester la spécificité d’une pensée «archaïque», d’ouvrir la voie à une anthropologie religieuse. De même, après que Mauss eut réexaminé le phénomène de la magie, Maurice Leenhardt, grâce à sa profonde connaissance de la Nouvelle-Calédonie, décrivait cette pensée «archaïque» selon laquelle l’homme n’est ni coupé du monde ni objectivé, où nature et surnature se pensent ensemble.
L’école française forgea une génération de chercheurs qui, au sein d’une spécificité culturelle, approfondirent la réflexion sur la religion, le mythe, la cosmogonie comme systèmes de représentation du monde et de la personne: J. Guiart et P. Métais se tournaient vers le monde océanien; M. Griaule et son école (G. Dieterlien, D. Paulme, D. Zahan) découvraient les populations de la zone sahélienne et les célèbres Dogons, qui, par leurs mythes, rendent explicites toutes les formes du monde, de la vie et de la société. Griaule, dans son analyse de leurs rites et de leurs sacrifices, mit en évidence la notion de nyama que l’on retrouve dans l’ensemble de la zone sahélienne et qui désigne une sorte de force vitale, présente en toutes choses, végétales, animales ou humaines (Dieu d’eau , 1948; avec Germaine Dierterlein, Le Renard pâle , 1965). Il chercha à mettre en relation cette connaissance de l’univers avec le concret, avec les techniques et les institutions sociales de la société étudiée; de son point de vue, cette «philosophie» de la société, inscrite dans une logique cohérente, permet d’appréhender les faits sociaux qu’elle manifeste et explicite. Qualifiée parfois d’intellectualiste par les empiristes anglo-saxons, cette démarche fut riche d’enseignements et elle donna naissance à de nouvelles réflexions et à des remises en question sur la représentation du monde et sa construction, sur la notion de personne, sur les rapports entre mythes, rites et symboles, sur les thèmes récurrents dans le discours mythique (Alfred Adler, Marc Augé, Michel Cartry, Geneviève Calame-Griaule, Pierre Smith).
L’anthropologie française, par ailleurs, travailla à l’élaboration d’une anthropologie technologique et interdisciplinaire. Déjà, Mauss avait établi un programme de description des activités techniques, c’est-à-dire non seulement des œuvres produites par une société, mais aussi de l’ensemble des activités qui concourent à leur production: techniques de chasse, de culture, d’habitat, d’alimentation, ainsi que façons de marcher, de s’asseoir, etc. Les techniques sont des phénomènes sociaux et l’ethnologie s’en occupe tout autant que du reste de la vie sociale. De même que l’anthropologie isole arbitrairement un ensemble de phénomènes (économiques, politiques, religieux) pour les commodités de l’observation sans pour autant négliger leurs relations avec les autres phénomènes sociaux, les techniques peuvent être isolées provisoirement en tant que systèmes, selon une méthode dont l’œuvre d’André Leroi-Gourhan (depuis L’Homme et la nature , 1936, et L’Homme et la matière , 1943) fournit une illustration remarquable. Cette œuvre considère d’abord les activités techniques sous l’angle dynamique – le mouvement et son résultat – et les classe à cet effet (percussion, pression, frottement, puis transformation de mouvement et d’énergie, motricité, fabrication d’outils simples et complexes), une telle classification permettant d’entreprendre une histoire des techniques et de leurs relations mutuelles. On parle de systèmes techniques lorsque ceux-ci sont conçus du point de vue de l’articulation entre les objets, les processus et les connaissances nécessaires à leur production; l’histoire du geste technique devient une logique sociale et symbolique. Par là, l’œuvre de Leroi-Gourhan fut, dans le champ de l’anthropologie, une des premières à s’ouvrir à l’interdisciplinarité: elle intéresse la technologie, la linguistique, la préhistoire, tandis que ses apports concernant la pratique des fouilles, la reconstitution des habitats et des modes de vie préhistoriques, l’anthropologie physique (station debout, libération de la main et de la parole) répondent aux objectifs mêmes de l’ethnologie. Un semblable souci de pluridisciplinarité anime André G. Haudricourt, qui est à la fois ethnologue, botaniste, linguiste et technologue. De leur côté, Lucien Bernot au Pakistan et en France, Georges Condominas en Asie du Sud-Est, Robert Creswell en Irlande, témoignent du même souci: leurs monographies couvrent l’ensemble du champ social et la minutie de leurs descriptions conduit à des interprétations qui rattachent très étroitement cette technologie culturelle à l’anthropologie sociale. Notons enfin que l’effort inauguré par Leroi-Gourhan en vue de rapprocher l’archéologie et la préhistoire a engendré une anthropologie archéologique et préhistorique où l’homme des cultures passées retrouve sa place parmi ses productions matérielles.
4. L’anthropologie sociale
Il est nécessaire toutefois de revenir au débat entre culture et société si l’on veut comprendre la naissance de l’anthropologie sociale britannique. Celle-ci a subi l’influence de Durkheim, qui cherchait dans les faits ethnographiques autre chose que la simple description d’une société, et a d’emblée négligé les traits culturels pour s’intéresser aux relations, aux systèmes, aux fonctions. Ses fondateurs, B. Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown, ont à cet égard reconnu leur dette vis-à-vis de Durkheim: ce qui importe, ce sont moins les traits particuliers d’une culture que la fonction qu’ils remplissent dans la société. La culture renvoyant aux coutumes ou aux productions, et la société aux relations sociales, E. E. Evans-Pritchard illustre ainsi la fameuse distinction: dans nos églises, dit-il, les fidèles enlèvent leur chapeau et gardent leurs chaussures, tandis que, dans les mosquées, les musulmans gardent leur chapeau et enlèvent leurs chaussures. Ces deux attitudes répondent à deux coutumes différentes, mais remplissent une même fonction sociale: témoigner du respect. Dans une société, où culture et structure sociale lui sont données ensemble, l’observateur doit donc, pour comparer, distinguer la manifestation culturelle de la relation sociale. Rejetant toute histoire spéculative, les anthropologues britanniques situeront alors l’analyse dans la synchronie: puisque l’on étudie des sociétés sans écriture, donc sans histoire connue, il est inutile de faire des conjectures sur leur passé à jamais perdu; il est plus important de comprendre comment elles sont organisées dans le présent, comment elles fonctionnent de façon à se reproduire et à assurer leur devenir. On comparera la société à un organisme vivant, qui s’explique à partir des interrelations existant entre les organes et les fonctions. Chaque élément joue son rôle, dans cette totalité, par sa fonction vis-à-vis de celle-ci et par sa relation aux autres éléments. On s’attachera donc à rechercher cette logique interne qui est propre à assurer le maintien de la société. Il reste que le concept de fonction chez Malinowski diffère de celui de Radcliffe-Brown et s’inscrit à travers son œuvre d’océaniste dans une théorie des besoins, besoins qui, certains étant fondamentaux, d’autres secondaires, ont été élaborés par une culture particulière. Radcliffe-Brown radicalisa la notion de fonction dans un sens véritablement fonctionnaliste, au point de lui faire désigner le rôle joué par une institution en vue du maintien de l’équilibre social, ce dernier étant assuré par une structure sociale conçue comme une «disposition ordonnée de parties ou d’éléments composant un tout» (de cette théorie générale de la structure sociale et des systèmes, certains concepts annoncent déjà les principes structuralistes). Malinowski et Radcliffe-Brown, dont l’œuvre, plus restreinte que celle du premier, eut une portée immense (Structure and Function in Primitive Society , recueil d’articles écrits de 1924 à 1949), délimitèrent à eux deux les méthodes et le champ de l’anthropologie sociale britannique. Leurs continuateurs s’intéressèrent principalement à l’Afrique, à quelques exceptions près, tel R. Firth, qui étudia une île polynésienne pendant près de trente ans (We, the Tikopia , 1936). Le travail sur le terrain fut intensif, comme le préconisait Malinowski, et il donna lieu à de nombreuses et excellentes monographies. Le projet de Radcliffe-Brown était de comparer, afin d’établir des classifications, des systèmes de relations manifestés dans les diverses sociétés. Selon l’axe vertical, il a établi une logique des systèmes et sous-systèmes qui s’articule d’après les structures envisagées: la mise en relation mutuelle des sous-systèmes (sous-système de parenté, sous-systèmes politique, religieux, économique) constitue la structure sociale de la société. Selon l’axe horizontal, il a cherché à réduire la diversité des phénomènes en les rassemblant en quelques classes: ainsi, il ordonna les systèmes de parenté australiens en fonction de certaines caractéristiques communes et tenta d’expliquer les complexes systèmes de parenté dits «Crow-Omaha», qu’on rencontre en beaucoup d’endroits, par un principe unique d’unifiliation. Les études et débats relatifs aux systèmes de parenté furent si nombreux (tel l’ouvrage collectif African Systems of Kinship and Marriage , édité par Radcliffe-Brown et D. Forde en 1950) que l’école anglaise garda longtemps le quasi-monopole de l’anthropologie de la parenté et que son autorité en la matière fut immense (E. E. Evans-Pritchard, M. Fortes, J. Goody, R. Needham, A. R. Radcliffe-Brown). Elle développa aussi les recherches sur les systèmes politiques et classa selon ce principe les sociétés africaines. Dans l’ouvrage fondamental publié sous la direction de M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard, et intitulé African Political Systems (1940, avec des études de M. Gluckman, S. F. Nadel, A. Richard, I. Shapera), sociétés acéphales segmentaires, chefferies, royaumes à pouvoir étatique sont étudiés et classés selon une méthode qui détermina pour longtemps l’orientation des recherches et qui ouvrir le champ à l’anthropologie politique. L’école britannique s’intéressa aussi très soigneusement aux rapports entre la parenté et les systèmes politico-juridiques (J. Beattie, D. Forde, L. Mair) et déboucha sur une théorie des systèmes unilinéaires, particulièrement illustrée par Fortes chez les Tallensi du Ghana et par Evans-Pritchard chez les Nuers du Soudan. L’insistance avec laquelle les auteurs rapprochèrent la parenté d’une catégorie juridique fut entachée par certains a priori théoriques mais elle n’en amorça pas moins la possibilité d’une anthropologie juridique. La nature du pouvoir fut reconsidérée dans ses relations multiples avec la religion, avec la parenté, avec les classes d’âge. L’anthropologie sociale britannique étudia aussi les conduites religieuses, la magie et la sorcellerie (J. Middleton, R. F. Fortune, E. E. Evans-Pritchard, M. Douglas, S. F. Nadel). S’écartant des théories évolutionnistes de sir James Frazer, Evans-Pritchard essaya d’envisager ces réalités à partir des catégories indigènes des Azandé du Soudan et il montra comment les causalités (incompréhensibles pour l’Occidental) s’ordonnent selon une logique du malheur, de la maladie, du sacré.
Le refus de recourir à l’histoire ne fut pas une règle unanimement suivie par l’école britannique. Il conduisait en effet à se poser la question des transformations sociales, à laquelle de nombreux auteurs, tels M. Gluckman et R. Nadel se consacrèrent. C’est à partir de l’étude comparée de cas privilégiés et de l’analyse des rôles, des procédures et des conflits que Gluckman cherche à faire une théorie du contrôle social. Cette préoccupation devint fondamentale dans la suite, lorsque l’anthropologie se resitua par rapport à ce concept, qui pose les problèmes du rapport de la diachronie et de la synchronie, de la reproduction, de l’efficacité sociale et symbolique (V. Turner). À l’inverse, la notion d’un équilibre social privé de toute dimension diachronique paralysa la réflexion d’une partie de l’anthropologie anglaise, le fait de privilégier la fonction aux dépens de la relation aboutissant parfois à ce truisme selon lequel l’explication d’une institution trouverait sa justification dans ce qu’elle fonctionne. Il fallut attendre les critiques d’Edmund Leach et la présentation par celui-ci des Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie , systèmes qui relèvent d’une organisation profondément instable, pour contester cette notion souvent artificielle d’équilibre social. Bien qu’Evans-Pritchard eût revalorisé, dans les années quarante, la notion de relation au nom d’une sorte de fonctionnalisme structural, il n’avait pas été suivi dans cette voie. Privilégiant cette notion dans le sens d’une relation structurale, il montrait que la fonction d’un élément importe moins que sa position par rapport, non au système, mais aux autres éléments du même ordre. La notion de structure, modifiée, repose sur la relation d’opposition. Les mots et les choses doivent être compris dans leurs relations communes et constituer un domaine doué de sens. Par là, Evans-Pritchard, le premier, passe de la fonction à la signification, inaugurant une nouvelle anthropologie, structurale cette fois. Il montre comment les organisations lignagère et territoriale des Nuers sont coextensives l’une à l’autre, comment chacun de leurs éléments constitutifs, lignage ou section territoriale, n’existe que dans la mesure où il s’oppose à un autre de même niveau, et ne se manifeste qu’en temps de guerre, de razzia, de conflit localisé. En temps de paix, l’ensemble de cette organisation segmentaire n’apparaît pas de façon manifeste. De cette perspective structurale, seul Leach retiendra l’argument, ce qui a fait de lui le pionnier du structuralisme en Grande-Bretagne. Son originalité se mesure à la manière dont il se sépare des uns et des autres. L’influence qu’ont eue sur lui Malinowski et le structuralisme apparaît dans son effort pour conjuguer empirisme et rationalisme. Dans son ouvrage sur les Kachin de Birmanie, il n’isole pas le système politique mais l’intègre dans une série de relations avec l’écologie, l’histoire, l’économie et la parenté afin de comprendre les transformations et l’instabilité inhérentes à ces systèmes politiques. À un autre niveau, il se rapproche de l’analyse structurale dans son traitement des données (qui ne sont jamais signifiantes en elles-mêmes), de la structure et des modèles. Il considère que la réalité ne se confond ni avec le modèle indigène (l’ordre et le sens que l’autochtone y met) ni avec celui que construit l’ethnologue (selon ses propres catégories): c’est la relation dialectique entre ces deux modèles qui fait sens, qui permet de penser la réalité. Bien que les concepts de modèle et de structure n’aient pas toujours le même sens chez Leach et chez Lévi-Strauss, les réinterprétations de l’un concernant certaines structures de parenté et de mariage rejoignent bien souvent celles de l’autre.
5. Anthropologie structurale et anthropologie sociale
L’apport de Lévi-Strauss
Il n’y a pas d’antinomie entre l’anthropologie structurale et l’anthropologie sociale. La première fut d’abord une méthode qui en vint à développer de telles implications théoriques qu’elle visa à rassembler les sciences humaines dans une science globale de la communication, dans une sémiologie où l’analyse structurale de la parenté et des mythes s’intégrerait en un de ses lieux, l’anthropologie sociale. Les interrogations que s’adressent mutuellement la méthode et la théorie révèlent à la fois les obstacles à une telle ambition scientifique et ses espoirs. Lévi-Strauss, qui rejetta les interprétations en termes d’histoire, de spécificité culturelle et de fonction, ouvrit le champ à un autre possible, celui du sens. Dès lors qu’est posée la question du sens dans la diversité des cultures, se trouve affirmée de facto la position irréductible de l’identité de l’esprit humain. S’il existe des lois de portée générale qui font sens à travers l’apparente diversité culturelle, il existe alors une structure mentale universelle. La recherche de ces universaux, tant dans les mythes que dans la parenté, vise à faire la théorie de ces structures mentales, à mettre en évidence des invariants, peu nombreux, organisés en systèmes signifiants. Si la parenté et les mythes sont privilégiés, c’est que, plus que d’autres domaines, ils offrent le caractère de systèmes (la structure prenant ici un sens différent de celui qu’elle a chez Radcliffe-Brown). Le modèle qui servit à la construction du nouvel outil analytique est la linguistique structurale: Lévi-Strauss transpose à l’ordre de la parenté et à celui des mythes la méthode phonologique, qui, s’occupant à la fois des relations entre les termes et du système, met l’accent à travers une analyse synchronique sur le caractère inconscient de l’infrastructure des phénomènes linguistiques. Traitant la structure comme un ensemble de relations fondées sur une opposition distinctive, il recherche, dans tel système, ses lois de transformation, élaborées «par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente». La structure et l’organisation sociale sont distinguées, celle-ci étant la manifestation de celle-là. Le modèle construit de la structure est, selon Raymond Boudon, la «théorie d’un système d’apparence», un système de symboles. Lévi-Strauss forme le projet de penser les systèmes de parenté comme des systèmes de symboles; il rassemble une incroyable quantité de données afin de faire la théorie de la parenté, inspirée par les idées de Mauss sur la réciprocité. Dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), les rapports entre la nature et la culture, repensés en termes d’opposition et de complémentarité, sont envisagés sous l’angle de l’universalité des caractères de l’espèce et de la variabilité des règles sociales. Dans les faits de parenté, ce qui instaure le lien entre nature et culture, c’est le prohibition de l’inceste, présente dans toute l’espèce humaine, et dans une grande diversité allant de la restriction minimale – les parents directs – à la plus étendue (famille, clan, village). C’est l’aspect négatif d’une règle positive qui contraint à l’échange des femmes. Les parentes proches d’un homme lui sont interdites comme épouses pour pouvoir être promises à un autre, qui, à son tour, cédera ses propres parentes proches, qui lui sont interdites à lui. Dans le cas le plus élémentaire (au niveau du système et non à celui de l’évolution), on échange une sœur contre une épouse; c’est bien ce qu’on a pu observer chez certains aborigènes australiens où les «sœurs» (c’est-à-dire toutes les femmes nées dans un groupe) sont échangées contre celles d’un autre groupe. Les systèmes de parenté sont des systèmes de communication dans lesquels «les femmes comme les paroles» circulent entre les hommes. Les formes les plus évidentes de ces systèmes sont celles où il est prescrit que le conjoint se situe dans une certaine catégorie de parenté (cousine du premier ou du deuxième degré en ligne croisée masculine ou féminine); surtout, de tels systèmes donnent lieu à des formes régulières d’échanges, circulaires ou immédiats, dans lesquels se manifeste de la façon la plus apparente le principe de réciprocité.
Bien que cette théorie ait été contestée par les empiristes anglo-saxons, sa portée générale continue de s’affirmer dans les travaux contemporains, notamment ceux de Françoise Héritier-Augé: grâce aux moyens statistiques et au traitement informatique, on fait apparaître la persistance de ces structures élémentaires de parenté dans les sociétés qui ne prescrivent pas le choix du conjoint et dans celles où, comme en Occident, la prohibition de l’inceste est minimale et le choix du conjoint laissé à d’autres facteurs sociologiques. Ces recherches ouvrent la voie à des champs d’investigation totalement nouveaux et permettent de saisir, dans la synchronie et dans la diachronie, le fonctionnement matrimonial de nos propres sociétés, grâce à une collaboration entre historiens et anthropologues.
Le deuxième domaine auquel s’applique de manière privilégiée l’analyse structurale est celui des mythes. À l’inverse des symbolistes qui cherchaient dans ces derniers la «bonne» signification, le sens caché, Lévi-Strauss part à la découverte de leurs structures. Le postulat de l’universalité de l’esprit humain s’oppose à la dichotomie proposée par Lévy-Bruhl entre la pensée prélogique (celle des «sauvages») et la ratio occidentale: la pensée sauvage, en effet, est à l’œuvre partout, y compris dans la société occidentale, même si cette pensée se situe au niveau inconscient. Le lieu le plus manifeste où elle s’exerce est à l’évidence celui du mythe, dont la diversité des variantes offre paradoxalement le moyen d’en trouver la structure. L’analyse portera moins sur une classification des éléments, les mythèmes, que sur l’ensemble du mythe et de ses variantes, considéré comme un système de transformations tel que l’on a à travailler sur les relations entre structures, non sur le sens caché. Un thème mythique est étudié non en lui-même, mais pour la position qu’il tient dans le discours – en relation avec d’autres thèmes appartenant à divers registres, technique, sociologique, cosmologique – et en fonction de la société qui l’a produit. Il en va de même pour chaque mythe, qui se trouve situé au sein d’un ensemble plus vaste du fait que les mythes sont des transformations d’autres mythes et que, d’une certaine façon, ils «se pensent entre eux». À partir d’un corpus de plus de cinq cents mythes américains, Lévi-Strauss s’efforce, dans Les Mythologiques (1964-1971), de dégager les règles logiques qui président à leurs transformations. Dans le mythe de référence, les règles de transformation se fondent sur des oppositions binaires (haut-bas, feu-eau, cru-cuit, silence-bruit), qui s’inversent selon les variantes dévoilant un code (culinaire, astronomique, sensoriel) dont la découverte permet d’expliciter d’autres mythes qui, à leur tour, mèneront à un nouveau code, jusqu’à former une totalité signifiante, analogue à une partition musicale dont chaque société particulière jouerait un fragment sans le savoir. Mythe et musique sont comparables; «l’un et l’autre sont des machines à supprimer le temps», car ils surmontent «l’antinomie du temps historique et révolu et d’une structure permanente».
Cette méthode d’analyse offrit un terrain de réflexions nouvelles à l’anthropologie, en dépit des critiques qu’elle suscita. En fait, qu’on le veuille ou non, Lévi-Strauss a fait plus que proposer un mode d’interprétation; c’est une véritable révolution anthropologique qu’il provoqua. La volonté de découvrir un ordre dans le désordre, l’unicité des structures dans la diversité de leurs manifestations marqua un nouveau pas qui permit à la discipline de recentrer son objet. Trois objections furent opposées à cette méthode, qui portaient sur les limites du sens, sur le sens de l’histoire et sur le traitement du statut des systèmes symboliques. Certains lui reprochèrent d’expulser l’homme de ses propres représentations, d’objectiver la pensée mythique en tant que telle, finalement, de vider de son sens le lieu où on voulait en mettre. La deuxième critique s’est exprimée dans la polémique soulevée par Jean-Paul Sartre. Ce dernier conçoit l’histoire comme produisant le mythe, le présent comme l’aboutissement de l’histoire, tandis que Lévi-Strauss considère celle-ci comme manifestant les transformations structurales des sociétés passées ainsi que de celles du présent. Il subordonne l’ordre diachronique à l’ordre synchronique, car, de même que le mythe ou le temps proustien, l’histoire n’est jamais isolée du présent, qui rassemble les événements mémorisés dans une totalité synchronique et non dans une série diachronique: «Loin donc que la recherche de l’intelligibilité aboutisse à l’histoire comme à son point d’arrivée, c’est l’histoire qui sert de point de départ pour toute quête d’intelligibilité.» À la délicate question de savoir comment concilier l’histoire et la structure, Lévi-Strauss répond qu’il n’y a pas d’antinomie radicale entre l’une et l’autre, mais deux façons de traiter le fait social dans ses dimensions spatiale ou temporelle. Il distingue les sociétés sans écriture, donc sans histoire mémorisée, qu’il qualifie de «froides», et les autres sociétés où l’histoire est cumulative, parce que mémorisée, transcrite et interprétée, les sociétés «chaudes»; mais cela ne veut pas dire que les premières soient dépourvues d’historicité. Toutefois – et c’est en ce point que surgit la troisième objection –, la conception de l’histoire devient problématique chez Lévi-Strauss lorsqu’on se penche sur le statut des systèmes symboliques. La méthode structurale, si elle s’applique aux mythes et à la parenté, peut-elle s’appliquer aux autres systèmes? Les systèmes politiques, économiques nécessitent-ils un traitement différentiel où la recherche des causalités, des articulations entre les systèmes, la compréhension des conflits et des contradictions réintroduiraient l’histoire tant dans la société étudiée que dans les structures? Les deux réponses possibles, par l’affirmative ou par la négative, ne sont certes pas contradictoires, et les développements ultérieurs des recherches anthropologiques en témoignent, qui reconnaissent leurs dettes à l’égard de ce renouveau théorique, tels les travaux de Louis Dumont sur les castes de l’Inde ou ceux de Jean Pouillon et de Luc de Heusch en Afrique.
L’étude du changement social
La question des rapports du structuralisme avec l’histoire devint embarrassante lorsque la situation historique même des sociétés dites froides souleva le problème de leur développement dans une situation coloniale qui imposait un sens unidirectionnel à l’histoire. Contingences historiques et réflexions vivifiées par le structuralisme engendrèrent ainsi de nouveaux débats au cours desquels l’histoire fut réintégrée dans la réalité étudiée. Les travaux de Georges Balandier, notamment sa Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955) s’orientèrent vers une anthropologie dynamique qui, se distinguant de la démarche intellectualiste, posa les questions du changement social, de la transition et du développement. Les sociétés froides sont entrées depuis longtemps dans l’histoire cumulative et elles doivent être analysées en fonction de ce facteur qui se caractérise par la domination, les crises et la résistance. La démarche dynamique ne tourne pas le dos au structuralisme, mais veut le compléter en ce qu’«elle entend saisir la dynamique des structures tout autant que le système des relations qui les constitue: c’est-à-dire prendre en considération les incompatibilités, les contradictions, les tensions et le mouvement inhérent à toute société». Saisir la réalité de ces transformations, c’est expliquer aussi les mouvements nationalistes et messianiques: l’anthropologie religieuse (notamment avec Roger Bastide) et l’anthropologie politique tirèrent les leçons de cette perspective qui permet de dépasser les typologies de naguère. Cette démarche rejoint d’une certaine façon les problématiques déployées par l’anthropologie anglo-saxonne à propos du changement social. C’est ainsi que G. Balandier, M. Gluckman, L. de Heusch, A. Kuper, M. G. Smith, A. Southal contribuèrent également à l’élaboration d’une anthropologie politique dans laquelle l’histoire n’est pas révoquée, ni la structure oubliée. Luc de Heusch, par exemple, étudie les États du Rwanda selon une méthode à la fois structurale et historique, au sein de laquelle l’examen des configurations historique et culturelle côtoie les analyses du symbolisme de l’inceste royal et de la sacralité du pouvoir. Dans ses travaux sur l’Afrique centrale, G. Balandier, de son côté, se préoccupe des rapports du politique avec la parenté, avec les stratifications sociales et avec la religion, inscrits dans une dynamique de la tradition et de la modernité dont n’est pas exclu le souci de comprendre le passage à l’État, cette question étant inhérente à toute anthropologie politique. Le même souci a caractérisé l’anthropologie d’inspiration marxiste, qui ne rompt pas toujours les ponts avec le structuralisme.
L’anthropologie marxiste
Certes, la conception que se font les marxistes de l’histoire est différente de celle de Lévi-Strauss, mais, d’un côté comme de l’autre, les débats portent sur les mêmes problèmes fondamentaux, essentiellement celui de savoir quel statut et quelle priorité accorder aux systèmes symboliques. Même si, en définitive, les divergences restent profondes, Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage , déclare vouloir contribuer à la «théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx [...], sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures». La réflexion et la critique que le marxisme exerça par rapport à lui-même (notamment avec Louis Althusser) et hors de lui-même (face au structuralisme), ainsi que, plus généralement, les questions posées par l’économie à l’anthropologie, entraînèrent des analyses fécondes qui tentaient de réconcilier synchronie et diachronie, fonction et détermination. L’étude critique du mode de production féodal ou asiatique conduisit à s’interroger, de ce point de vue, sur les sociétés lignagères et sur celles de chasseurs-collecteurs: comment qualifier le mode de production de ces sociétés sans classes? comment manifester les inégalités et les contradictions qui s’y développent? comment saisir les conditions du passage à la chefferie, à l’État? et de quel État s’agit-il alors? Le courant marxiste engagé dans de telles interrogations (Maurice Godelier, Claude Meillassoux, P. P. Rey, Emmanuel Terray) n’est pourtant pas homogène. Les uns tentent de faire la théorie du mode de production domestique et de l’articuler avec l’ensemble des rapports sociaux qui s’en dégagent (hiérarchie lignagère, aîné-cadet); les autres cherchent à identifier plusieurs modes de production au sein d’une société ou encore à souligner l’exploitation des cadets par les aînés, qui rempliraient alors une «fonction de classe». La tentative originale de M. Godelier (Horizons, trajets marxistes en anthropologie , 1973) consiste à vouloir réconcilier marxisme et structuralisme. Sa description minutieuse des conditions matérielles de la production, appliquant les leçons de l’écologie culturelle, s’accompagne de l’analyse des rapports sociaux aussi bien que des modes de pensée. Pour lui, les systèmes de parenté et les systèmes symboliques ne sont pas seulement formels; ils sont également des pratiques sociales. Aussi cherche-t-il à découvrir «des liens internes entre la forme, les fonctions, le mode d’articulation et les conditions d’apparition et de transformation de ces rapports sociaux et de ces modes de pensée». Dans nombre de sociétés, la parenté joue un rôle central; elle remplit de multiples fonctions (religieuse, politique, économique); elle est à la fois infrastructure et superstructure, car, système symbolique, elle fonctionne aussi comme rapport de production et médiatise l’économie. Une telle tentative pour faire éclater les catégories habituelles constitue un pas important dans une voie permettant de comprendre que le rôle joué dans un domaine généralement clos et autonome, l’économie, est déterminé par d’autres domaines: par exemple, la parenté dans les sociétés lignagères, la religion chez les Incas, le politique chez les Grecs. Les systèmes symboliques ne sont pas disjoints de la production; et, en tant que pratiques sociales, ils constituent ce que Godelier appelle la «part idéelle du réel»; ils entrent dans le jeu de la reproduction sociale sous le quadruple rapport de leurs formes, de leurs fonctions, de leurs hiérarchies et de leurs articulations. L’anthropologie cherche, selon cette perspective, à passer «d’une morphologie sociale à une physiologie sociale».
C’est autour des débats ouverts entre le fonctionnalisme, le structuralisme et le marxisme que s’est organisée la recherche anthropologique contemporaine. Celle-ci, note Marc Augé dans Symbole, fonction, histoire (1979), cherche à briser le cercle qui enferme les théories depuis un siècle et «qui nous renvoie, inéluctablement, du symbole à la fonction ou de l’évolution à la culture». La rencontre de ces différentes théories pose plus clairement le problème des représentations et de la rationalité, et tente de rompre cet enfermement; toutes projettent de penser à la fois «l’efficacité des pratiques symboliques et de manifester la part nécessairement symbolique de tout réel social».
6. Problèmes de l’anthropologie contemporaine
Résultat des efforts critiques et des rencontres théoriques, l’anthropologie moderne représente une force de réflexion vers laquelle se tournent de nombreuses disciplines, car c’est bien là son nouveau paradoxe que d’avoir recentré son objet et affirmé sa perspective holiste en décloisonnant les do maines habituels et en optant pour l’interdisciplinarité. Les travaux actuels s’orientent tous vers ce dépassement des contradictions développées par le débat anthropologique. La distinction classique de plusieurs domaines – anthropologie politique, anthropologie religieuse, anthropologie économique – subsiste en raison d’une commodité qui permet de désigner d’avance l’orientation privilégiée du traitement des données. Il n’en reste pas moins que l’analyse du fait dépasse les catégories occidentales. La notion de fait social total est encore à l’œuvre, qui montre par exemple comment, de l’analyse de la parenté comme système de descendance et d’alliance, on passe au fait politique (système lignager), au fait économique (organisation de la production), au fait idéologique (représentation de la consanguinité et de l’alliance, de l’hérédité, du corps et du monde). De nouvelles catégories se dégagent, capables de rendre compte dans un ensemble signifiant des diversités culturelles. Les études sur la parenté ont fait de grands progrès depuis les débuts de l’ethnologie. Si l’extrême diversité des systèmes de parenté a pu être réduite à quatre grands types et si les logiques de fonctionnement des systèmes d’alliance ont été découvertes grâce notamment aux moyens informatiques, il reste que la signification de ces lois et de ces structures s’ordonne autour du fait massif de la prohibition de l’inceste. Ainsi, la symbolique de l’inceste et son efficacité sont étudiées par rapport à deux catégories supposées universelles, celles de l’identique et du différent. Mais elle rejoint d’autres manifestations symboliques, celle des mythes, celle des systèmes rituels et des systèmes de représentations. L’efficacité symbolique est aussi analysée dans d’autres champs, telles l’efficacité idéologique de la norme et de sa transgression dans les royaumes africains qui règle les rapports de domination, ou celle qui s’exprime dans les catégories de la violence et du consentement à l’intérieur des rapports de domination et de leur reproduction. De même, le travail et ses représentations sont repensés du point de vue anthropologique, ainsi la distinction des sexes, l’étude des relations entre hommes et femmes conduisant à expliquer les fondements de la domination masculine. Dans une perspective voisine se construit une anthropologie des femmes, qui ont été longtemps négligées dans les analyses classiques.
Les travaux sur l’efficacité symbolique portent aussi sur les pratiques et les représentations de la sorcellerie, sur les prophètes et les messianismes. L’analyse des représentations telles que celles de corps, de personne, d’hérédité, de naissance, de psychisme, de fécondité et de stérilité décode un ordre symbolique qui fait sens, mais qui s’articule aussi avec l’ordre social: les symbolismes, par le fait qu’ils se donnent comme universels dans une société, instaurent des différences au sein du social; en effet, comme le souligne M. Augé, «l’idéologie est déjà dans le symbolisme» et «toute théorie du pouvoir est inséparable d’une théorie de la personne et d’une réflexion sur la mort».
Parallèlement, d’autres catégories isolées dans notre rationalité occidentale sont réunies de façon indissociable par l’anthropologie moderne: dans de nombreuses sociétés, les catégories du malheur, de la maladie, de l’événement se pensent ensemble, selon une perspective qui ouvre des voies diverses: ainsi, l’ethnomédecine se préoccupe des classifications et des connaissances, des pharmacopées indigènes, des thérapeutiques, des corps de représentations, empirique et symbolique. Elle permet de repenser les notions de maladie et de santé, de comprendre, une fois admise la compénétration du social et du fait biomédical, les relations entre les modes d’existence et les pathologies, de travailler selon une méthode pluridisciplinaire qui prend en compte les recherches nutritionnelles, épidémiologiques, génétiques. Sous l’angle d’une anthropologie de la maladie, elle renvoie à des représentations telles que l’étiologie, les conceptions du monde, du corps, de l’infortune et à une efficacité où l’ordre symbolique et l’ordre social se conjuguent dans une articulation spécifique qui fait la logique de la société. Enfin, la même perspective conduit à une approche où coopèrent l’anthropologie et la psychiatrie ou la psychanalyse comme c’est le cas avec Geza Roheim, Roger Bastide, Georges Devereux. Les discussions sur le symbole, le normal et l’anormal, la répression et la transgression, l’œdipe et l’«anti-œdipe», si elles n’ont pas empêché l’ethnologue et le psychiatre de rester chacun sur ses positions, permettent de mieux saisir les frontières entre les deux disciplines. Parfois, celles-ci se rencontrent véritablement par le biais de la clinique, par exemple avec G. Devereux et l’École de Dakar. Par ailleurs, l’étude transculturelle des maladies mentales permet d’évaluer selon le contexte social le fonctionnement ou le sens de la culpabilité, des processus persécutifs, de la finitude de la dette.
Toutefois, l’étude des rapports entre représentation et rationalité n’est pas l’apanage de l’anthropologie française. Marshall Salhins défend, lui aussi, l’unicité des niveaux matériel et social dans toutes les sociétés. Il refuse d’opposer ce qu’il appelle la raison «utilitaire» à la raison «culturelle» ou symbolique (la ratio occidentale et la pensée sauvage), car elles coexistent dans chaque groupe; c’est leur articulation spécifique qui, dans une configuration culturelle, fait apparaître l’une comme dominante au détriment de l’autre.
L’interdisciplinarité, qui constitue une orientation dominante de l’anthropologie moderne, n’aboutit pas à confondre les visées théoriques mais tend à instaurer des lieux privilégiés de rencontre où la discipline se fait ethnopsychiatrie, ethnohistoire, ethnoscience, soulignant par là sa perspective globalisante. Cette orientation n’est pas vraiment nouvelle. Depuis longtemps, préhistoire, archéologie et linguistique (notamment structurale) collaborent avec l’anthropologie. Du reste, une branche de la linguistique s’intègre à l’enquête ethnologique: l’ethnolinguistique, en effet, définit un domaine de recherche spécialisé dans l’étude des relations entre la langue, la société et la culture, du langage d’un groupe comme code (la langue) et comme système de signification (la parole), de la phonologie, des systèmes de classification indigènes (plantes, animaux, techniques, termes de parenté). Cette approche, à laquelle déjà Boas et l’anthropologie américaine s’appliquaient et que Haudricourt et Lévi-Strauss ont encouragée comme mode de connaissance de la «pensée sauvage», se développe sous la forme d’une «ethnologie du langage» qui, préservant de l’oubli les œuvres des sociétés sans écriture, étudie la littérature orale dans une triple perspective, socio-culturelle, linguistique et stylistique. Mentionnons aussi la rencontre de l’anthropologie avec la botanique et la zoologie, qu’illustre notamment l’analyse d’Haudricourt, en Nouvelle-Calédonie: étudiant les modes de reproduction des tubercules par clones, il est conduit à rapporter ce système de culture à la représentation du clan, de l’étranger, de la nature et de la culture. Le souci de repenser les rapports de la nature et de la culture justifie cette interdisciplinarité dont tous les courants anthropologiques ont admis la nécessité à la lumière des apports de l’écologie culturelle américaine. En France, l’ethno-science se donne comme objectif, selon J. Barrau, de s’occuper «des modes humains de perception, de représentation et d’utilisation des environnements naturels et de leurs ressources», ainsi que des processus de coévolution des systèmes naturels et sociaux».
Sur un autre versant, la réconciliation de l’ehtnologie avec l’histoire a orienté les recherches vers l’étude des systèmes politiques précoloniaux, qu’ils soient lignagers ou étatiques, vers l’histoire coloniale des sociétés colonisées, avec le souci de préciser la notion politico-économique de transition, enfin, vers l’observation des sociétés paysannes, qu’elles soient révolues comme les empires précolombiens ou intégrées dans les États modernes. L’évolution conjointe de ces deux disciplines voisines, l’histoire et l’anthropologie, et leur rapprochement nous permettent d’avoir un nouveau regard sur notre passé et sur notre propre société. La «nouvelle histoire», s’intéressant à ce qu’elle avait autrefois abandonné aux folkloristes, donne un autre contenu aux domaines laissés pour compte, en adoptant une perspective anthropologique. Vie quotidienne, savoirs et traditions populaires du passé, mentalités sont analysés sous l’angle d’une conception éclatée du temps: temps discontinu, court, cyclique, longue durée. L’apport des travaux ethnologiques a été capital pour l’histoire, de même que sa réintégration dans le champ anthropologique lui a donné une nouvelle impulsion. Le regard que nous portons sur notre propre société ne constitue pas une innovation, mais il s’inscrit désormais dans la distance anthropologique, que nous adoptons aussi vis-à-vis de nous-mêmes et non plus uniquement vis-à-vis des «autres». Les outils conceptuels élaborés tout au long du développement de l’anthropologie ont permis d’élaborer un discours unifié sur des problématiques semblables. Les paysans du Mexique, ceux d’Irlande ou des Pyrénées se trouvent pareillement confrontés au problème d’une double insertion dans leur communauté paysanne et dans la société globale. Ne sont pas seulement étudiés les contes, superstitions et dialectes, mais aussi les modes de production, le rapport à la terre et à sa distribution, toutes les stratégies sociales qui font de la société paysanne un monde en soi. Il y a une seule anthropologie qui se pose partout les mêmes problèmes, que l’objet empirique soit proche ou lointain: modes de production, représentations et efficacité symbolique, rapports entre nature et culture, stratégies matrimoniales.
Signalons enfin une autre orientation de la discipline, l’anthropologie urbaine, qui se démarque de la sociologie par sa méthode spécifique et son horizon théorique et qui prend pour objet d’étude les grandes villes africaines ou américaines, les banlieues françaises, les entreprises ou les immeubles d’habitation. Selon cette perspective, illustrée en particulier par les travaux de Gérard Althabe, l’ethnologue n’est plus confiné dans l’étude de la marginalité au sein de la société industrielle, mais analyse, à partir d’une unité restreinte, les rapports sociaux internes tels qu’il les appréhende dans l’espace résidentiel et professionnel, ainsi que les relations de l’univers microsocial avec la société globale. Toutefois, un tel horizon théorique n’est justifié que dans la mesure où l’on utilise, à l’intérieur même du milieu étudié, la méthode particulière qui est celle de l’ethnologue classique séjournant longtemps dans sa tribu lointaine.
Ce rapprochement de l’exotique avec l’identique signe l’effort permanent de l’anthropologie pour recentrer son objet, critiquer ses concepts, repenser ses catégories. Celle-ci, du fait de l’ambiguïté de son statut, ne peut se priver de faire sa propre critique, d’élaborer sa propre épistémologie; c’est pourquoi elle apparaît toujours menacée du dedans, prête à se dissoudre dans sa propre histoire. le long détour qui a nécessité de «passer par les autres» et qui aboutit à se retrouver soi-même autrement montre qu’il n’y a pas de raccourci possible dans la construction de la parabole anthropologique. La finalité n’est pas un «nous» renouvelé par la connaissance des autres, mais le tracé même de cette parabole qui déplace ce «nous» ethnocentrique d’un point et d’une droites fixes vers une courbe où, avec les «autres», il se fond. Néanmoins, parvenir à son achèvement et instaurer son statut de science, cela, l’anthropologie n’a pu le faire seule: tel est le paradoxe d’une discipline qui, pour trouver son autonomie, a dû s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Si certains y voient le «signe de ses inquiétudes», on doit aussi y reconnaître la condition de son existence. Que dirait-on d’une science de l’homme qui se couperait par avance de ses éventuels développements, s’ils devaient être pluridisciplinaires? Les retrouvailles de l’anthropologie physique et de l’anthropologie sociale soulignent la nécessité de ne couper aucun pont entre les disciplines. Depuis que la première est devenue biologique, il est à nouveau possible de trouver des lieux communs de recherche. Il importe toutefois d’accepter avec prudence les conclusions parfois hâtives auxquelles peuvent entraîner de telles ententes, comme on l’a vu avec les déboires de la sociobiologie: c’est une chose que de collaborer sur des thèmes précis; c’en est une autre que de mélanger les genres, les objets et les finalités théoriques. Un autre risque que court l’anthropologie, c’est sa célébrité. Dans ses angoisses présentes, notre monde adresse une demande sans cesse accrue à cette discipline. La mode du retour au passé, celle du déterminisme écologique, le désir de croire à un égalitarisme naturel des sociétés «primitives», à la différence radicale et survalorisante des systèmes de pensée des «autres» sont autant d’a priori dont l’anthropologie eut précisément à se défaire. Si cette dernière s’occupe du sens des interrogations qui lui sont adressées par la société dont elle est issue, elle se refuse pourtant à y répondre abusivement. D’autre part, son ouverture à l’interdisciplinarité n’est pas à sens unique; et les sciences humaines ont puisé si largement dans ses concepts et ses méthodes qu’on pourrait craindre qu’elle ne se trouve dépossédée de son objet. Ce serait oublier que ce mouvement vers d’autres disciplines a sa contrepartie, la réintégration de ces connaissances nouvelles dans son propre champ scientifique, et qu’il ne saurait s’agir d’un démembrement de ses domaines ni de leur annexion par les autres sciences. L’anthropologie refuse d’être expropriée de ce qui a constitué, grâce à elle, la première réflexion sur l’homme, une réflexion qui cherche «à surmonter l’antinomie apparente entre l’unicité de la condition humaine et la pluralité apparemment inépuisable des formes sous lesquelles nous l’appréhendons» (C. Lévi-Strauss).
anthropologie [ ɑ̃trɔpɔlɔʒi ] n. f.
• 1832; empr. all., « science ou description de l'homme » 1516; de anthropo- et -logie
1 ♦ Branche de l'ethnologie qui étudie les caractères anatomiques et biologiques de l'homme considéré dans la série animale. Anthropologie physique (⇒ anthropométrie) .
2 ♦ (v. 1930) Ensemble des sciences qui étudient l'homme. Anthropologie sociale, culturelle : branches de l'anthropologie qui étudient les institutions et les techniques dans les diverses sociétés. « l'anthropologie cherche [...] à élaborer la science sociale de l'observé » (Lévi-Strauss). « Anthropologie structurale », de Lévi-Strauss.
● anthropologie nom féminin Étude de l'homme et des groupes humains. Théorie philosophique qui met l'homme au centre de ses préoccupations. ● anthropologie (expressions) nom féminin Anthropologie culturelle, étude des croyances et des institutions d'un groupe, conçues comme fondement des structures sociales, et envisagées dans leur rapports avec la personnalité. Anthropologie économique, analyse théorique comparée de différents systèmes économiques. Anthropologie linguistique, synonyme de ethnolinguistique. Anthropologie physique ou biologique, synonyme de anthropobiologie. Anthropologie politique, étude des institutions et du fonctionnement du pouvoir politique dans les sociétés. Anthropologie religieuse, étude d'un groupe social considéré en fonction de ses croyances collectives et de ses rites. ● anthropologie (synonymes) nom féminin Anthropologie linguistique
Synonymes :
Anthropologie physique ou biologique
Synonymes :
anthropologie
n. f.
d1./d Anthropologie physique: étude de l'espèce humaine des points de vue anatomique, physiologique, biologique, génétique et phylogénétique.
d2./d Anthropologie sociale, culturelle: étude des cultures des différentes collectivités humaines (institutions, structures familiales, croyances, technologies). Syn. ethnologie.
⇒ANTHROPOLOGIE, subst. fém.
SC. HUM.
I.— Étude de l'homme dans son ensemble.
A.— Étude des traits physiques de l'homme en tant qu'il appartient au règne animal et à la nature physique.
— En partic. :
1. Étude des types humains :
• 1. Quant aux ouvriers, qui travaillaient dans les usines, aux environs de la ville, leur déchéance physique et morale était profonde; ils réalisaient le type du pauvre établi par l'anthropologie. Bien que chez eux le développement de certains muscles, dû à la nature particulière de leur activité, pût tromper sur leurs forces, ils présentaient les signes certains d'une débilité morbide.
A. FRANCE, L'Île des pingouins, 1908, p. 403.
2. Plus récemment. Étude de l'évolution physique des races :
• 2. Une chaire qui, actuellement, aurait le titre de chaire d'anthropologie, un musée qui s'intitulerait Musée d'anthropologie, serait, pour l'immense majorité des Français, une chaire où l'on étudierait les caractères anatomiques ou biologiques, l'histoire naturelle de l'homme, un établissement où le visiteur s'attendrait à trouver uniquement des crânes ou des squelettes.
P. RIVET, Diogène, 13, 1916, 1, p. 141 (FOULQ.-ST-JEAN 1962).
SYNT. 1. Suiv. les domaines d'investigation de l'anthropologie : anthropologie anatomique, appliquée (médico-légale), biochimique, biologique, chimique, criminelle, culturelle, hématologique, morphologique, pathologique, physiologique, physique, psychologique, raciale, zoologique, etc. 2. Suiv. la méthode ou les techn. empl. par l'anthropologie : anthropologie compréhensive, différentielle, individuelle, philosophique, synthétique, théorique, comparée, descriptive, prospective, etc. 3. Cf. L'Anthropologie structurale ds LÉVI-STRAUSS, Paris, Plon, 1963 [1958].
B.— P. ext. Étude générale de l'homme sous le rapport de sa nature individuelle ou de son existence collective, sa relation physique ou spirituelle au monde, ses variations dans l'espace et dans le temps, etc. :
• 3. Une science dite cosmologique ne l'est jamais qu'à un certain point de vue, elle est toujours en même temps science théorique. Elle ne mériterait même pas le nom de science si elle se bornait à enregistrer la simple présence brutale des réalités, ce qui constitue pourtant l'essence même d'un cosmos. En fait, on peut prendre n'importe laquelle des sciences qui peuvent le plus facilement passer pour cosmologiques, que ce soit l'astronomie, la géologie, la géographie physique, l'anthropologie, l'histoire, on trouvera qu'elle est toujours, par certains côtés, théorique. La réalité qu'elle étudie a des caractères, des lois propres. Elle est toujours autre chose qu'une utilisation de lois empruntées à d'autres sciences considérées, elles, comme théoriques.
RUYER, Esquisse d'une philos. de la struct., 1930, p. 76.
• 4. Connaître le petit monde qu'est l'homme ne va pas sans connaissance du grand. De là les essais réitérés auxquels se sont livrés les hommes du Moyen Âge, et même de la Renaissance, pour construire des anthropologies complètes, où la description détaillée du corps conduisait à celle de l'âme, celle de l'âme à la connaissance de Dieu.
GILSON, L'Esprit de la philos. médiév., t. 2, 1932, p. 12.
Rem. 1. Dans l'emploi illustré par l'ex. 4, qui suppose un type universel d'homme, anthropologie est souvent concurrencé par humanisme. 2. De plus en plus, le terme désigne aussi une idée de l'homme en tant que cette idée engage une éthique.
II.— Vieilli, THÉOL. et lang. abstr. Système de représentations qui attribue à Dieu (ou à des entités, à des abstractions) des manières de penser, de sentir ou de parler humaines. Synon. plus usuel anthropomorphisme.
PRONONC. :[].
ÉTYMOL. ET HIST. — 1. 1516 entropologie « étude de l'homme » (J. Bouchet ds A. HAMON, thèse sur Bouchet, 215 d'apr. QUEM. : la naturelle et aussi la moralle Philosophie, et l'Entropologie, Géographie et la Philologie); 1534 anthropologie (GRACIAN DU PONT, Controverses ds R. Et. Rabelaisiennes, 4, p. 138), ext. de ce sens aux sc. hum. dep. la fin du XVIIIe s.; 2. 1680 théol. « langage humain prêté à Dieu » (Malebranche ds LITTRÉ : Comme l'Écriture est faite pour les simples comme pour les savants elle est pleine d'anthropologies).
Composé de l'élément préf. anthropo- et du suff. -logie; noter aussi le gr. (anthropologue).
STAT. — Fréq. abs. littér. :60.
BBG. — BACH.-DEZ. 1882. — BARB. Misc. 8 1928-38, pp. 414-422. — BIROU 1966. — BOUILLET 1859. — Foi t. 1 1968. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — FRANCK 1875. — GARNIER-DEL. 1961 [1958]. — GEORGE 1970. — GOBLOT 1920. — Gramm. t. 1 1789. — HETMAN 1969. — HUSSON 1970. — JULIA 1964. — LAFON 1969. — LAL. 1968. — Lar. méd. 1970. — LITTRÉ-ROBIN 1865. — Méd. Biol. t. 1 1970. — MUCCH. Sc. soc. 1969. — PAG. 1969. — PERRAUD 1963. — PIÉRON 1963. — PIGUET 1960. — PRÉV. 1755. — Psychol. 1969. — Sexol. 1970. — SILL. 1965. — Sociol. 1970. — SPR. 1967. — YAM.-KELL. 1970.
anthropologie [ɑ̃tʀɔpɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1507, entropologie; du lat. sav. anthropologia (1501), du grec anthrôpologos, de anthrôpos « homme » (→ Anthropo-), et logos (→ -logie).
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♦ Didactique.
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I Vx.
1 (XVIe-XVIIIe). Science générale de l'homme, de l'humanité, puis science de la nature humaine (englobant diverses disciplines).
2 (1680, Bossuet). Théol. Procédé par lequel on attribue à Dieu une personnalité humaine. ⇒ Anthropomorphisme, 1.
1 Comme l'Écriture est faite pour les simples comme pour les savants, elle est pleine d'anthropologies.
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II Mod.
1 (Déb. XIXe; 1795, en all., Blumenbach). Étude générale des caractères biologiques de l'homme (distinguée de l'ensemble des sciences comparatives de l'homme. ⇒ Ethnologie). || L'anthropologie scientifique est née à la fin du XVIIIe siècle. || Société d'anthropologie de Paris, fondée par Broca au milieu du XIXe siècle. || Anthropologie raciale, constitutionnelle. || Anthropologie et anthropométrie.
2 L'anthropologie étudie les corps humains pour arriver à classer les hommes en races d'après leurs caractères physiques, la forme, les dimensions, les proportions des différentes parties du corps et de la tête, la couleur et l'aspect de la peau et des cheveux.
Ch. Seignobos, Hist. sincère de la nation franç., p. 5.
2 (V. 1930; calque de l'anglo-américain anthropology, Boas, Malinowski, etc.). Ensemble des sciences étudiant l'homme, de manière générale, incluant l'anthropologie biologique (sens II., 1.). — Branches de l'anthropologie : anthropologie biologique (anthropologie physique : anatomie humaine comparée; anthropologie physiologique, anthropologie pathologique), anthropologie zoologique (rapports entre l'homme et les primates), anthropologie préhistorique biologique. — Anthropologie sociale, anthropologie culturelle : branches de l'ethnologie (au sens large) qui étudie les institutions et les techniques dans les diverses sociétés. || Anthropologie psychologique, psychosociale.
3 L'ethnologie (définie comme l'utilisation comparative des documents fournis par l'ethnographie) correspond approximativement à ce qu'on entend, dans les pays anglo-saxons (…) par anthropologie sociale et culturelle (l'anthropologie sociale se consacrant plutôt à l'étude des institutions considérées comme des systèmes de représentations, et l'anthropologie culturelle à celle des techniques, éventuellement aussi des institutions considérées, comme des techniques au service de la vie sociale).
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 5.
♦ Anthropologie théorique; appliquée. || Anthropologie générale, régionale, spéciale. || Anthropologie préhistorique (générale, culturelle, etc.). || Anthropologie religieuse. || Enseignement de l'anthropologie. || Cours, manuel d'anthropologie. || Musée d'anthropologie. || Le musée de l'Homme, à Paris, est consacré à l'anthropologie. — Rapports entre l'anthropologie et les sciences sociales voisines. ⇒ Archéologie, ethnologie, folklore, linguistique, sociologie.
4 Alors que la sociologie s'efforce de faire la science sociale de l'observateur, l'anthropologie cherche, elle, à élaborer la science sociale de l'observé : soit qu'elle vise à atteindre, dans sa description de sociétés étranges et lointaines, le point de vue de l'indigène lui-même; soit qu'elle élargisse son objet jusqu'à y inclure la société de l'observateur, mais en tâchant alors de dégager un système de référence fondé sur l'expérience ethnographique et qui soit indépendant, à la fois, de l'observateur et de son objet.
On comprend ainsi pourquoi la sociologie peut être considérée (et toujours à bon droit), tantôt comme un cas particulier de l'anthropologie (ainsi qu'on a tendance à le faire aux États-Unis), et tantôt comme la discipline placée au sommet de la hiérarchie des sciences sociales : car elle constitue certainement aussi un cas privilégié.
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 397.
➪ tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
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DÉR. Anthropologique, anthropologiste, anthropologue.
Encyclopédie Universelle. 2012.