ÉPICURE
Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la Grèce était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon et d’Aristote: l’Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu’il lui fallait mener sa bataille philosophique contre elles et contre la culture dont elles étaient l’expression. Aussi la formation de sa pensée fut-elle déterminée non pas seulement par la crise que traversait alors la civilisation grecque, mais plus encore par la nécessité d’opposer un système philosophique solide au prestige de ces deux écoles. Si le choix de l’idéal qu’il assignait à la philosophie – le bonheur de l’homme – était une réaction naturelle à la désagrégation de la ville-État dans laquelle l’homme-citoyen avait trouvé traditionnellement la possibilité de se réaliser et de satisfaire ses aspirations, sa polémique s’engageait contre les écoles qui n’avaient pas su inventer de solutions adaptées à cette mutation et aux difficultés qu’elle engendrait. C’est pourquoi Épicure n’opposa pas à ses adversaires une culture différente de la leur, mais un nouveau genre de vie, une manière distincte de concevoir le monde et l’homme. Ainsi s’explique qu’Épicure ne cherche pas une originalité absolue dans les éléments singuliers qui composent l’ensemble de son système – au contraire, peu de systèmes sont aussi largement tributaires de la spéculation philosophique antérieure que le sien: de Démocrite à Aristote, des sophistes aux cyrénaïques. L’un des mérites d’Épicure fut de savoir harmoniser ces éléments disparates en un ensemble cohérent.
1. Le « Jardin » d’Épicure
Épicure naquit en 341 avant J.-C. dans l’île de Samos, de parents athéniens établis là comme colons. À en croire Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences de philosophes illustres , il se serait consacré à l’étude de la philosophie à quatorze ans; selon une autre tradition, à douze ans; quoi qu’il en soit, les Anciens donnaient comme preuve de sa précocité le fait qu’il avait décidé d’entreprendre des études philosophiques par irritation contre les maîtres d’école qui ne savaient pas lui expliquer convenablement le passage de la Théogonie d’Hésiode relatif au Chaos: Hésiode était, avec Homère, l’auteur le plus familier aux élèves d’alors et son importance comme premier investigateur des origines ( 見福﨑兀) avait été consacrée par Aristote. Le premier maître d’Épicure fut peut-être, à Samos même, le platonicien Pamphile; mais bientôt Épicure quitta l’île pour Théos où se trouvait une école plus célèbre, dirigée par le disciple de Démocrite, Nausiphane. Il fut un élève particulièrement attentif, comme devait en témoigner, peut-être par vanité, Nausiphane lui-même.
De dix-huit à vingt ans, Épicure est à Athènes où il remplit ses obligations militaires. C’est peut-être à cette époque qu’il eut l’occasion (la tradition ne mentionne qu’une seule fois cet événement) d’écouter les leçons de Xénocrate qui avait succédé à Platon à la direction de l’Académie. À la fin de cette période, il ne put revenir à Samos, car on avait chassé les colons athéniens de l’île et la famille d’Épicure s’était réfugiée à Colophon. On ne possède pas de renseignements certains sur les dix années suivantes: s’agit-il d’une période de voyages et d’étude? Cette hypothèse repose sur un long fragment d’une lettre adressée à sa mère qui s’inquiète pour son fils éloigné de la maison paternelle. Y apparaissent déjà clairement certains traits caractéristiques de ce qui sera sa doctrine: similitude entre le bonheur du sage et celui des dieux, théorie des simulacres. Le ton chaleureux de sentiments profonds et sincères est déjà celui qui marquera constamment les rapports d’Épicure et des personnes qu’il aime. Par la suite, la tradition nous parle de l’ouverture de ses écoles à Mytilène, pour une très courte période, puis à Lampsaque, où il demeura cinq ans, et enfin, en 306 avant J.-C., de son retour à Athènes et de la fondation de l’école où il resta jusqu’à sa mort.
Organisation de l’école
Pour fonder son école, Épicure acheta le «Jardin» et une maison, à Athènes, dans le dème de Mélite. Parmi ses premiers élèves, on trouve une partie de ceux qu’il avait regroupés pendant ses années d’enseignement en Asie et qui l’avaient suivi; il y avait certainement Hermarque de Mytilène, qui lui succéda à l’école et Métrodore de Lampsaque, peut-être le plus illustre de tous. Pour comprendre cette dernière période de l’école, il faut savoir que la vie s’y déroulait en étroite relation avec celle des autres centres épicuriens qui étaient restés vivants en Asie après le départ du maître et comptaient encore de nombreux élèves. Parmi les plus connus figuraient Idoménée, Mithrès et Timocrate, qui, à l’exception de ce dernier, demeurèrent toujours fidèles au maître. Épicure parvint donc à donner à son école une solide unité qui se manifesta même après sa mort et dont il faut chercher la première cause dans le rayonnement de sa personnalité et dans la richesse spirituelle et doctrinale de l’héritage qu’il laissa à ses élèves. Ainsi, tout au long de sa vie, Épicure ne manqua jamais, par des relations épistolaires entretenues avec ses disciples, de manifester à ces groupes lointains sa présence vivante et vigilante; certaines lettres avaient sans doute une importance doctrinale exceptionnelle puisque, des siècles plus tard, elles continuent à être évoquées comme des textes fondamentaux: la lettre dite «splendide», celle adressée au jeune Pythoclès, celle à Ménécée sur la vie morale. D’autres valaient moins par leur contenu doctrinal que comme témoignages d’affection et de sollicitude du maître. L’école garda un souvenir déférent de cette abondante production épistolaire et, plus de deux siècles plus tard, Philodème y puisa, par d’amples et nombreuses citations, pour retracer l’histoire de l’école, riche en modèles incarnant parfaitement l’idéal de vie que les adeptes d’Épicure se proposaient de réaliser.
Sagesse et vie publique
La solidarité et l’amitié qui, par ailleurs, étaient les éléments fondamentaux du système éthique d’Épicure, constituaient donc le lien idéal qui unissait les disciples à l’école. L’organisation pratique elle-même devait être des plus simples car tout était facilité par l’extrême frugalité de la vie que l’on menait au «Jardin». Dans une lettre à Polyainos, Épicure se vantait de réussir à dépenser moins que Métrodore pour la nourriture journalière et établissait un rapport direct entre les progrès dans la frugalité et les progrès dans la sagesse. Il fallait cependant assurer l’indispensable minimum: aussi Épicure demandait-il à chaque disciple de verser une contribution. Il n’avait pas voulu adopter le système de la communauté des biens pratiqué chez les pythagoriciens, estimant que ce système favorisait la méfiance, ennemie de l’amitié, et qu’en outre une organisation aussi rigoureuse éloignerait sans doute de l’école nombre de personnes remarquables qui, probablement, n’auraient pas pu consacrer toute leur vie à l’école.
Deux de ces personnalités, Mithrès et Idoménée, nous sont mieux connues et nous intéressent particulièrement: les événements de leur existence montrent avec quelle clairvoyance, quelle compréhension et quel réalisme Épicure imposait l’application des préceptes qu’il enseignait. Il demandait par exemple au sage de ne pas s’occuper de politique, de ne pas participer à la vie publique, les devoirs et les préoccupations qu’elle implique étant de sérieux obstacles à la conquête de la béatitude. Or Mithrès, ministre des Finances du roi Lysimaque, était, bien que tout entier plongé dans la vie politique, membre et soutien convaincu de l’école. Épicure lui avait reproché d’accepter ces tracas et rappelé que la doctrine épicurienne considérait comme «vulgaires et grossières [...] les formes de vie qui ne tendent pas au bonheur», mais Mithrès n’en avait pas pour autant renoncé à sa charge. Cependant, lorsque l’infortune le frappa, avec la mort de Lysimaque (281 av. J.-C.), Mithrès jouit à son tour des faveurs et de la protection accordées aux autres membres; l’école tout entière accepta avec enthousiasme de l’aider et travailla tout d’abord à le libérer de la prison. Très semblable devait être la situation d’Idoménée, lui aussi personnage politique de premier rang et célèbre érudit. Dans les lettres qu’Épicure lui avait envoyées, on relève des reproches semblables et des invitations à ne pas surestimer une telle vie et les honneurs qu’elle comporte. Pourtant, Idoménée avait été un des premiers disciples d’Épicure depuis l’époque de Lampsaque: la lettre que, mourant, il lui adressa avec ses dernières recommandations témoigne des liens étroits qui les unirent.
Épicure savait donc qu’il ne pouvait exiger de tous la recherche absolue de la sagesse, mais il n’en dédaignait pas pour autant l’amitié d’un Mithrès ou d’un Idoménée. À ces élèves, qui ne pouvaient consacrer à l’étude de la philosophie tout le temps et le zèle nécessaires, il destinait des œuvres particulières sous forme de résumés qui rassemblaient en quelques brèves propositions, destinées probablement à être apprises par cœur, les éléments essentiels de l’ensemble du système. Il s’agissait d’une sorte de catéchisme que d’autre part Épicure imposait à tous, à charge pour ceux qui pouvaient consacrer plus de temps à l’étude d’intégrer ce premier degré d’enseignement à la méditation des grands traités. C’est à ce genre de résumés qu’appartiennent par exemple les deux premières lettres, à Hérodote et à Pythoclès, conservées par Diogène Laërce.
Le droit de philosopher
Néanmoins, l’école n’était pas ouverte aux seuls personnages illustres: elle accueillait tout le monde, même les femmes, et parmi elles les hétaïres et les esclaves. Cet élément constituait une différence très importante avec l’Académie et le Lycée. L’Académie s’adressait à une élite au sein de laquelle on se proposait de recruter et de former les parfaits gouvernants d’un État idéal; elle imposait une longue et sévère période d’études propédeutiques avant l’accès à la philosophie proprement dite. Le Lycée, sous l’impulsion de la prodigieuse intelligence et de la curiosité illimitée d’Aristote, tendait à devenir un centre de recherches érudites. Ni l’un ni l’autre ne visait – et tel est, pour Épicure, le but de la philosophie – à conduire l’homme, et tous les hommes indistinctement, sur la voie de la sagesse. Certes Épicure n’avait pas été le premier à poser le problème de la dignité humaine des esclaves: celui-ci avait déjà été évoqué par Aristote qui, lui-même, reprenait des idées antérieures; pourtant, lorsque ce dernier exposait dans la Politique la théorie parfaite des règles pour la bonne administration de la maison et de l’État, il n’excluait pas l’utilisation des esclaves, comme simples instruments de travail. Épicure ne proclama pas l’affranchissement universel des esclaves au nom de la philosophie, mais il leur reconnut le droit et la capacité de philosopher.
Certains, tel B. Farrington, ont reconnu dans cette attitude de sympathie envers les humbles des marques d’idées égalitaires, une sensibilité nouvelle relativement à l’élévation et à l’éducation des masses. Les choses ne sont pas si simples. L’égalité, la solidarité, l’amitié valaient surtout pour Épicure dans le cercle restreint de l’école: ces sentiments et ces attitudes ne prenaient pas une véritable valeur universelle. Il y avait au contraire chez lui, clairement affirmé, le mépris des masses, le refus orgueilleux de toute attitude qui puisse apparaître comme une tentative pour gagner les faveurs de cette masse et la certitude de ne pouvoir être compris que d’un petit nombre; le choix qu’il fait pourtant de proclamer la vérité à tous et d’affronter le risque de ne pas être compris, au lieu de flatter les foules pour recueillir leurs suffrages, choix qui pourrait sembler n’être que l’expression d’un moment d’amertume à la suite du piètre succès rencontré par ses idées, est aussi une affirmation orgueilleuse de fidélité à ses principes.
2. Des œuvres en grande partie perdues
Diogène Laërce rapporte qu’Épicure écrivit beaucoup et que l’ensemble de ses écrits formait quelque 300 volumes. La quasi-totalité de cette œuvre est perdue et si nous ne possédions pas les textes de nombreux autres auteurs anciens qui, à divers titres, eurent l’occasion de rapporter, de paraphraser, de discuter ses œuvres, une part importante de son système nous serait inconnue.
Outre un certain nombre de fragments, les textes que Diogène Laërce a conservés sont les suivants: trois lettres de caractère doctrinal (adressées à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée) qui contiennent des abrégés (la première, de la physique; la deuxième, de l’astronomie et de la météorologie; la troisième, de l’éthique); un recueil de sentences, pour la plupart de caractère éthique. Le célèbre biographe donne une liste de 41 titres des œuvres les plus significatives; mais de la majorité d’entre elles nous ne possédons pas le moindre fragment. Un autre recueil de 81 sentences, le Gnomologium Vaticanum , fut découvert en 1888 dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane; on y trouve un bon nombre de sentences authentiques à côté d’autres que l’on peut avec certitude attribuer à ses élèves. En ce qui concerne les trois lettres, il faut signaler une importante différence entre les deux premières et la troisième. Tandis que les lettres à Hérodote et à Pythoclès se présentent comme un résumé d’une partie du système, sorte de texte d’étude à l’adresse de ceux qui consacrent peu de temps à la philosophie ou désirent un exposé rapide de certains éléments particulièrement importants du système, la lettre à Ménécée veut être, outre une dissertation sur l’éthique, un véritable manifeste philosophique, ce que d’un terme technique on appelait alors protreptique. Épicure, sans se départir d’une forme littéraire soignée, y expose sa conception de la philosophie comme un moyen d’accéder au bonheur et disserte sur la nature de ce bonheur.
Vers 1750, vinrent s’ajouter d’autres textes découverts dans les papyrus d’Herculanum. Il s’agit d’œuvres qui nous sont parvenues fragmentaires, et parmi elles les restes d’une dizaine de livres du plus grand traité d’Épicure: De la nature , dont les 37 livres contenaient tout le système. L’étude scientifique de ces textes très importants n’a commencé que dans la seconde moitié du XIXe siècle. En raison sans doute des difficultés de lecture et d’interprétation, elle n’a pas encore donné tous les résultats qu’on pouvait en attendre. Un groupe de livres traite du mouvement des simulacres (II), de la cosmologie (XI), des quatre éléments (XIV), de la logique (XVIII); un autre groupe comprend un livre traitant de l’activité psychique et de la liberté. De cet ensemble de fragments, on peut déduire que l’œuvre d’Épicure ne suit pas un plan rigoureusement établi. Du reste, sa composition s’est prolongée pendant de longues années (15 ans au moins) et les problèmes abordés reflètent plutôt les intérêts du moment et même les discussions tenues au sein de l’école. Ces fragments permettent en outre de se faire une idée assez claire de ce qu’était l’autre type d’enseignement d’Épicure, celui qui n’avait pas forme de catéchisme: l’exposé est vaste et minutieux, riche en renvois à d’autres passages du développement ainsi qu’à tous les problèmes qui se rattachent au thème.
3. L’épicurisme
Physique: atomes et agrégats
On ne peut exposer la physique épicurienne sans tenir compte de quelques données. En premier lieu, bien que pour Épicure la physique reste subordonnée à l’éthique, il ne l’élabora pas avec moins de soin et d’enthousiasme, précisément parce qu’elle constituait à ses yeux le fondement de l’éthique; en second lieu, et en étroit rapport avec ce qui vient d’être dit, le choix de l’atomisme de Démocrite a une signification profonde dans la mesure où seul ce système permettait de construire une telle éthique. Pour Épicure, atteindre le bonheur imposait comme préalable de libérer l’homme de la crainte des dieux, c’est-à-dire d’exclure le divin du monde, et particulièrement de ce moment important qu’est la naissance du monde avec l’ordre qui va le régir. Aucun système physique ne pouvait mieux répondre à cette exigence de libération que l’atomisme de Démocrite: cette doctrine permettait d’imaginer l’existence d’une matière infinie, les atomes, dispersée dans une extension infinie, l’espace (atomes et espace étant les deux réalités éternelles); et comme, dans l’espace infini, il n’y a pas de centre vers lequel puisse tendre la matière, Épicure considère les atomes comme soumis à un mouvement éternel de chute, animé d’une vitesse suprasensible mais uniforme puisque s’opérant dans le vide. De plus – ce qui suppose que la Terre soit plate – un tel mouvement de chute suit la position verticale de l’homme et s’effectue du haut vers le bas. Mais comme son caractère rectiligne l’empêche de rendre compte de la rencontre des atomes (ce ne fut pas la seule raison), Épicure confère aux atomes la capacité de modifier leur trajectoire, ne serait-ce que très légèrement, de manière à former le tourbillon cosmogonique. On pouvait donc imaginer, dans l’extension infinie du temps passé et dans l’infinité de l’espace et de la matière, une série infinie d’unions et de rencontres d’atomes, le plus souvent infructueuses, mais capables parfois de donner lieu à des ensembles stables lorsque des formes particulières d’atomes, en nombre particulier et dans des positions réciproques particulières, viennent à se rencontrer. Ainsi, pour Épicure, les corps sont de deux espèces: les atomes, éternels et immuables, et les agrégats, plus ou moins résistants, mais tous destinés à se décomposer. Le caractère indestructible des atomes dérive de leur solidité, c’est-à-dire de l’absence de vide à l’intérieur, mais cela entraîne leur extrême sensibilité aux chocs et donc l’éternité de leur mouvement, même lorsqu’ils se trouvent à l’intérieur des agrégats.
Épicure devait affronter d’autres problèmes voisins, notamment celui des conséquences du mouvement et, par exemple, la divisibilité à l’infini; mais admettre celle-ci ne permettait plus de conserver aux atomes leur caractère indestructible; c’est pourquoi Épicure les dota de particules infimes, en sorte que le mouvement pût être conçu comme un saut d’un minimum à l’autre. En outre, la quantité des formes que revêtent les atomes est très grande mais non infinie car, dans ce cas, les quantités sensibles dans les agrégats seraient elles aussi infinies. La limitation du nombre des formes des atomes entraîne aussi celle de leur taille; taille, forme et poids sont les seules qualités que possèdent les atomes tandis que les autres qualités sont celles des agrégats et dépendent de la position des atomes qui composent ceux-ci. Les caractéristiques relevant des agrégats se retrouvent dans le monde entier et dans tous les autres mondes que l’on peut raisonnablement imaginer dans l’infinité de l’univers et qui, identiques au nôtre ou dissemblables, sont pourtant tous destinés à se désagréger. Les dieux sont eux aussi des agrégats, à cette seule différence près qu’ils appartiennent à une catégorie spéciale, unique, puisque leur béatitude même suppose des qualités particulières: ils ne doivent pas être menacés de destruction et existent donc de toute éternité; ils vivent dans certaines régions de l’univers échappant aux lois qui règlent la vie et la mort de notre monde comme de tous les autres mondes; c’est pourquoi Épicure les situe dans les espaces entre un monde et un autre; ils sont anthropomorphes car la forme humaine est la plus belle de toutes; ils ne subissent aucune perturbation dans leur parfait équilibre atomique et, en conséquence, ils ne connaissent aucune des passions telles que la colère, la haine, la pitié; ils sont dotés d’un corps car le corps est un instrument de bonheur; encore que le leur soit d’une constitution particulière, il est pourtant fort semblable à celui de l’homme; enfin, ils ont à leur disposition tout ce qui est nécessaire à leur bonheur. Ainsi, de toute éternité, comblés de tous les biens et assurés que dans l’éternité du temps futur rien de cela ne leur fera défaut, ils jouissent du bonheur le plus parfait.
Théorie de la connaissance: fidélité aux sensations
Si le bonheur doit être un état de sécurité sereine, cette sécurité s’obtiendra d’abord
par la connaissance, qui est le préalable et le fondement de toutes les autres activités humaines en ce qu’elle rétablit un contact confiant avec la réalité dont tout un courant de la pensée grecque semblait avoir compromis pour toujours la possibilité. Le premier intermédiaire de ce contact est la sensation, et c’est sur l’exactitude des informations qu’elle fournit qu’Épicure édifie son système. Il admet la véracité des sensations, en se fondant surtout sur l’impossibilité où nous sommes de démontrer qu’elles sont erronées; il en justifie la certitude par le fait qu’elles procèdent par mode de contact et prouve ainsi leur capacité de nous faire connaître la réalité telle qu’elle est. Étant donné que pour la vue, l’ouïe et l’odorat un tel contact ne peut s’établir directement, Épicure, reprenant là encore en la développant une idée de Démocrite, pense à l’existence d’émanations allant des objets aux organes sensitifs. La sensation visuelle, par exemple, s’expliquerait donc ainsi: le martèlement continuel des atomes à l’intérieur des corps détache sans interruption de leur surface des espèces de membranes ou « simulacres » ( 﨎晴嗀諸凞見) qui conservent une structure identique à celle de l’objet dont elles partent et sont donc capables de le faire percevoir tel qu’il est à l’organe de la vue. Ces simulacres se meuvent à très grande vitesse car leur constitution est très ténue et ils ne rencontrent que peu d’obstacles sur leur chemin. Il existe une seconde catégorie de simulacres, ceux par exemple qui proviennent des dieux, plus subtils encore que les premiers, capables de frapper directement l’esprit sans solliciter les sens. Outre la sensation, il y a deux autres critères de la vérité: les affections ( 神見兀), c’est-à-dire le plaisir ou la douleur, et les «prolepses» ( 神福礼凞兀祥﨎晴﨟) ou anticipations. Tandis que les affections concernent le domaine de l’éthique, les prolepses sont encore étroitement liées au domaine de l’activité connaissante; ce sont des espèces d’idées générales, fixées dans l’esprit à la suite des innombrables perceptions d’un même objet; elles sont toujours liées à un nom qu’il suffit de prononcer, de sorte que, grâce à la prolepse correspondante, on parvienne à penser l’objet que ce nom désigne.
Pour Épicure, le mécanisme des prolepses paraissait s’expliquer par la capacité mentale de reproduire, sous l’impulsion des sens ou de quelque autre excitation, un certain mouvement particulier qui s’était produit en corrélation avec la perception d’un certain type d’objet; ainsi pourraient être ressaisis, parmi les simulacres qui frappent directement l’esprit, ceux qui correspondent à l’objet qui doit être pensé.
L’âme est évidemment, dans un tel système, de nature corporelle et donc exposée à la mort; elle est composée de quatre éléments dont trois sont respectivement semblables à l’air, au vent et au feu; le quatrième, qui ne porte pas de nom, est le plus subtil et le plus mobile. Ces éléments expliquent d’abord les diverses réactions émotives par la prédominance de tel ou tel d’entre eux (le feu dans la colère, etc.); puis ils représentent l’intermédiaire par lequel le mouvement sensitif se transmet graduellement au corps en partant de l’élément le plus subtil.
En outre, l’âme est divisée en deux parties: l’une, diffuse à travers tout le corps et intimement liée à lui, rendant compte des sensations; l’autre, enfermée dans la poitrine et sans rapport direct avec le corps, en sorte que l’âme peut rester étrangère à ce qui affecte ce dernier. Cette seconde partie préside aussi à l’activité volitive, mais, du moment que l’on ne peut vouloir que ce que l’on connaît, tout acte de volonté doit présupposer un acte de connaissance, c’est-à-dire, du côté de l’esprit, un choix de certains simulacres particuliers parmi d’autres. Pour Épicure, la réussite d’un tel acte suit la règle de tout progrès humain, individuel ou collectif: une série de tentatives, effectuées dans le cas présent par l’esprit et de plus en plus perfectionnées, jusqu’au niveau de la conscience de ce que l’on doit vouloir et du comment le vouloir. De cette manière, Épicure parvenait aussi à démontrer la liberté, qui peut se manifester même nonobstant certaines circonstances comme l’âge ou telle constitution particulière de l’âme.
Dans un système rigoureusement matérialiste comme celui d’Épicure, où l’âme elle-même est corporelle, où les actes et les comportements de cette âme ne sont que les mouvements particuliers des atomes qui la composent, le fait d’admettre chez l’homme un principe de liberté revient évidemment à reconnaître l’action d’un même principe dans le mouvement des atomes, principe en vertu duquel celui-ci s’affranchit du déterminisme strict de Démocrite, de la causalité nécessaire. C’est ainsi qu’Épicure, après avoir constaté l’existence de la liberté chez l’homme, fut obligé de la supposer aussi dans le mouvement des atomes et qu’il imagina la «déclinaison» de ces derniers ( 神見福﨎塚凞晴靖晴﨟, clinamen ).
Éthique: se libérer de toute crainte
De même que cette théorie de la connaissance ne fait que développer les conséquences nécessaires et logiques du principe de la fidélité aux sensations, de même l’éthique épicurienne est tout entière fondée sur le postulat suivant: le plaisir est le bien, la douleur est le mal; ce sont là les deux affections fondamentales auxquelles toutes les autres se ramènent. Sur le plaisir et la douleur, Épicure donne d’autres précisions très importantes: tout d’abord, les douleurs et plaisirs de l’âme sont nettement séparés de ceux du corps, en sorte que l’état de plaisir ou de douleur du corps peut n’avoir aucune conséquence pour l’âme, et vice versa; en second lieu, tous les plaisirs et toutes les douleurs indistinctement, même ceux de l’âme, peuvent se ramener à des plaisirs et à des douleurs du corps.
Le plaisir et l’amitié
L’application pratique la plus connue de cette doctrine est sans doute celle qui concerne l’amitié et les plaisirs qu’elle fait naître, lesquels apparemment n’ont rien à voir avec le corps. Épicure, en effet, part de postulats matérialistes et hédonistes; l’amitié elle-même apparaît donc comme une attitude intéressée, soit que l’on recherche la sécurité qu’assure la présence d’un ami, soit qu’on ait besoin de son appui ou de ses secours. Une telle affirmation est cependant dépourvue de toute bassesse et de tout prosaïsme dans la perspective de l’idéal de sagesse que professait Épicure; si le sage a besoin d’un ami, ce n’est pas dans le sens où on l’entend de prime abord: il n’a besoin ni d’appui politique, car il ne participe pas à la vie politique; ni de protection complaisante, car il ne commet aucune action contraire aux coutumes et aux lois; ni d’argent, car il se contente de peu pour vivre. Si toutefois, et donc pour des raisons absolument indépendantes de sa volonté, il se trouve dans le besoin, alors certes il pourra recourir à son ami, mais n’est-ce pas tout naturel dès lors que l’on admet l’existence de l’amitié? «Le sage, confronté aux nécessités de la vie, sait plutôt donner que prendre.»
Épicure n’hésite pas à affirmer que tous les plaisirs puisent leur origine dans ceux du ventre; cependant, et avec la même énergie, il précise que le plaisir dont il parle n’est pas celui du vulgaire, mais quelque chose de beaucoup plus modeste en apparence, à tel point que l’on a pu lui objecter que cela n’avait rien à voir avec le plaisir, avec la véritable absence de douleur du corps et de trouble de l’âme. Cette thèse est, elle aussi, une conséquence logique des postulats de l’atomisme qui veut que tout ce qui existe, si rien ne le trouble, doit exister dans la plénitude de son être, c’est-à-dire avec l’accompagnement du plaisir. Quand le corps possède tout ce qui lui est nécessaire (et ce nécessaire est infime), il jouit du plaisir dans une quiétude qu’Épicure appelle «constitutive» ou catastématique et qui dérive du parfait équilibre des atomes qui le composent. L’autre type de plaisir, celui du mouvement, ou plaisir cinétique , provient d’un mouvement quelconque affectant les sens ou s’exerçant sur les atomes qui les composent sans cependant les troubler; en conséquence, il s’agit là d’un type de plaisir qui n’est point nécessaire au bonheur. Épicure ne pense pas qu’en toute circonstance le désir du plaisir doive être satisfait; il peut exister des plaisirs dont la conséquence est une douleur et qu’il faudra donc repousser; en revanche, il ne faudra pas fuir certaines douleurs qui, une fois surmontées, peuvent provoquer un plaisir. C’est alors la raison qui doit intervenir pour imposer son choix à l’impulsion animale qui aurait tendance à accepter tous les plaisirs et à fuir toutes les douleurs. Épicure classait les désirs en trois catégories: les désirs naturels et nécessaires, comme par exemple le fait de boire quand on a soif; les désirs naturels mais non nécessaires, comme ceux qui diversifient le plaisir, mais sont impuissants à éliminer la douleur (par exemple, des mets recherchés); les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, à savoir ceux qui naissent de jugements illusoires, comme le désir de richesses et d’honneurs. En conséquence, les seuls désirs qui doivent être obligatoirement satisfaits sont ceux du premier groupe puisque la condition du véritable et parfait plaisir consiste d’abord à ne manquer d’aucune des choses qui sont nécessaires à la plénitude de l’être.
Les dieux, la mort et la douleur
C’est là, entre autres, un des éléments du quadruple remède qui condense en quatre brèves propositions toute la doctrine épicurienne du bonheur: il ne faut pas craindre les dieux; l’idée de la mort ne doit pas troubler l’âme; on peut facilement atteindre le bonheur; le mal est aisément supportable. Nous avons déjà parlé du troisième point; considérons les autres dans l’ordre. Étant donné la nature et l’essence de la divinité, l’homme ne devra redouter de la part de celle-ci aucun mal, ni colère ni châtiment, mais il ne pourra non plus en attendre aucun bien, du moins dans l’ordre de ce qu’espère le commun des mortels: miracles, faveurs, etc. Épicure ne pensait pas néanmoins qu’on dût se comporter comme si les dieux n’existaient pas; il estimait au contraire que le sage – le sage épicurien, bien entendu, et lui seul – pouvait nourrir un sincère et profond sentiment religieux, dépouillé de toute superstition perturbatrice. Épicure avait trouvé chez Aristote cette conception de la divinité comme perfection, qui précisément pour cette raison doit rester étrangère aux vicissitudes du monde, mais il avait en même temps humanisé cette perfection en attribuant à la divinité la pleine possession de toutes les vertus et de toutes les qualités qui sont, même à un degré inférieur, la prérogative du sage épicurien. Progresser sur la voie de la sagesse n’est donc rien d’autre qu’une approche de la perfection divine et c’est pourquoi le sage considère la divinité comme un modèle à imiter. Épicure recommandait de participer à la vie religieuse, même dans ses manifestations les plus extérieures, pour y trouver des occasions d’élever l’esprit dans la contemplation de la perfection absolue. Dans les fêtes, dans les prières, en toute circonstance solennelle, le sage sait jouir plus que les autres, car il sait mieux que les autres contempler la béatitude éternelle des dieux avec une âme débarrassée de toute crainte mensongère et absurde, et de cette contemplation il sait tirer les meilleurs fruits. Cela constituait d’ailleurs l’un des canons du système pédagogique épicurien; il était recommandé de méditer sur les modèles de perfection qu’on devait chercher à égaler. Ainsi Épicure résolvait-il également le problème religieux en parfaite cohérence avec les principes et les buts qui justifiaient pour lui toute activité philosophique: le bonheur. Il opposait cette religiosité sereine à celle de l’astrologie divine que Platon avait proposée en la parant de la respectabilité d’une découverte scientifique et en l’élevant au rang de seule religion digne des citoyens idéals de son État utopique. Épicure combattait cette religion astrale comme un mensonge et une mystification non seulement parce que le concept traditionnel de la divinité, même sous son nouvel aspect d’astres-dieux, ne libérait pas l’homme de ses anciennes angoisses, mais aussi parce qu’il se fondait sur cette supposition erronée que les astres étaient de nature divine.
Épicure, qui n’était pas «physiologue», n’hésitait pas pourtant à emprunter à l’ancienne spéculation présocratique, la seule à caractère «laïque» qui fût à sa disposition, les arguments destinés à démontrer que les astres ne sont que des agrégats de feu. De là provient ce caractère suranné que certaines de ses thèses cosmologiques trahissent parfois et qui lui a valu la raillerie de ses adversaires.
Des autres éléments du quadruple remède concernant la crainte de la mort et l’endurance au mal, Épicure combattait la première par cette affirmation connue que la mort n’est point là où nous sommes, et vice versa, idée renforcée en outre par le principe que le plaisir est parfait en un seul instant tout comme au long d’une durée de cent ans et que, par conséquent, l’infinité du temps n’y ajoute rien; il rejetait ainsi l’objection qui fait redouter la mort comme étant la fin du plaisir. Quant à la douleur, Épicure affirmait que, lorsqu’elle est intense, elle est également brève car elle conduit à la mort; si elle se prolonge, les sens s’émoussent et ne la ressentent plus.
Tels sont les éléments essentiels de cette construction accomplie que fut le système éthique d’Épicure où s’harmonisent à la perfection la cohérence lucide dans l’application des principes, le sens de la mesure et la conscience aiguë que la théorie doit se fonder sur une dimension humaine.
épicure
(341 - 270 av. J.-C.) philosophe grec. Il fréquenta les écoles platoniciennes avant de fonder la sienne à Mytilène (310), à Lampsaque, puis à Athènes (l'école du jardin). Il modifie l' atomisme de Démocrite et ne prône pas le plaisir brut: l'homme atteint au vrai plaisir dans le repos, l' ataraxie (absence de trouble), en libérant son esprit de la crainte des dieux et de la mort. épicure écrivit de nombr. ouvrages, mais nous ne possédons que trois lettres et des fragments de son traité De la nature.
Encyclopédie Universelle. 2012.