BERNIN
Bernin aurait certainement décliné le qualificatif de «maître du baroque», dont on croit l’honorer. Il est en effet aux antipodes du style «baroque» – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire irrégulier et bizarre, libéré des règles – de son contemporain et rival Borromini, qu’il considère comme un hérétique. Comme Rubens ou Le Brun, comme Jules Hardouin Mansart ou Wren dans leurs domaines, il est en fait le maître de ce qu’on peut appeler le «grand style» moderne. Formé à l’admiration des chefs-d’œuvre de la statuaire hellénistique et des maîtres de la haute Renaissance, notamment Raphaël et Michel-Ange, revenant à la discipline du dessin d’après nature selon la leçon de Caravage et des Carrache, il conçoit ses œuvres comme des tableaux et plus encore comme des mises en scène théâtrales, dont il était friand; il joue avec virtuosité du contraste entre les chairs nues, polies, et les larges drapés qu’il anime dramatiquement pour susciter l’émotion. L’échec de son séjour à Paris en 1665 ne résulte pas d’une opposition entre baroque et classicisme, mais seulement d’une méconnaissance des usages français de construction et de distribution.
Formation et premières sculptures
Gian Lorenzo Bernini est né en 1598 à Naples où son père Pietro, sculpteur florentin de second ordre, était venu travailler, mais il se forme entièrement à Rome où sa famille s’installe en 1605 ou 1606. Gian Lorenzo reçoit ses premières leçons de sculpture de son père et se révèle enfant prodige. Bernin raconta plus tard que, lorsqu’il avait huit ans, le cardinal Barberini avait dit à son père: «Prenez garde, cet enfant vous surpassera et sera plus habile que son maître», à quoi Pietro répliqua: «Je ne m’en soucie pas. À ce jeu-là, qui perd gagne.» L’amour paternel qui transparaît dans cette réplique est certainement l’une des clés de la personnalité de Bernin, qui n’a rien d’un artiste saturnien comme Michel-Ange.
Constamment stimulé par son père, le jeune Bernini se forme en dessinant les marbres antiques du Vatican, notamment le Laocoon , l’Apollon du Belvédère et surtout l’Antinoüs (dans lequel nous reconnaissons aujourd’hui un Hermès) qu’il va «consulter comme son oracle» pour composer sa première figure, raconte-t-il en 1665 devant l’Académie de peinture et de sculpture de Paris, et dont il s’inspire encore pour sculpter les figures d’ange du pont Saint-Ange (1668-1669, deux originaux aujourd’hui à Sant’Andrea delle Fratte). Il apprend aussi à grouper harmonieusement les figures en dessinant d’après les Stanze de Raphaël et Le Jugement dernier de Michel-Ange, se montre sensible au coloris et à l’atmosphère de Titien et de Corrège, et revient également à une étude directe de la nature, cherchant à saisir dans le miroir ou par de rapides esquisses la vérité de l’expression et du mouvement. Il y est encouragé par l’exemple de Caravage, dont les œuvres, petits tableaux de chevalet ou grandes toiles d’autel, ont ouvert la voie d’un retour à la leçon de la nature en réaction contre les virtuoses déformations de la maniera , et plus encore par les compositions d’Annibal Carrache qui le premier proposa dans ses fresques de la galerie Farnèse cette nouvelle synthèse entre idéal antique et vérité d’expression, qui fit la gloire de l’école bolonaise. Ce faisant, Bernin inverse en quelque sorte la démarche des artistes de la haute Renaissance: ceux-ci avaient renouvelé la peinture en étudiant la statuaire antique; Bernin renouvelle la sculpture en s’inspirant de leurs œuvres.
Plus précoce encore que Michel-Ange, Gian Lorenzo aurait sculpté à treize ans un groupe qui put passer pour un antique, Zeus allaité par la chèvre Amalthée (1609? , galerie Borghèse, Rome), et à dix-sept ans un Saint Laurent , son saint patron martyrisé sur le gril (vers 1614-1615, coll. Bonacossi, Florence), où il affirme sa maîtrise. Introduit par son père dans le cercle du pape Paul V Borghèse (1605-1621), puis auprès des cardinaux amateurs d’art, le jeune Bernin sculpte pour le cardinal Maffeo Barberini, le futur Urbain VIII, un Martyre de saint Sébastien (1615-1616 coll. Thyssen, Lugano) et pour le cardinal Montalto, neveu de Sixte V, un Neptune et Triton , destiné à une fontaine (vers 1620, Victoria and Albert Museum, Londres). Pour la villa du cardinal Scipion Borghèse, neveu de Paul V, où ils se trouvent toujours, il sculpte les groupes d’Énée, Anchise et Ascagne fuyant Troie (1619-1620), Pluton et Proserpine (1621-1622), Apollon et Daphné (1622-1625), qu’il saisit en pleine course et en pleine métamorphose. Il réalise également un David (1623-1624), pour lequel il prend le contre-pied du David serein et méditatif de Michel-Ange, en donnant à sa figure bandant sa fronde la torsion du Polyphème de Carrache à la galerie Farnèse. Comme les sculptures de Jean de Bologne, ces groupes, qui veulent rivaliser avec les groupes hellénistiques, font oublier qu’ils sont taillés dans un bloc de marbre. Bernin abandonne cependant les points de vue multiples chers aux maniéristes: faites pour être vues de face comme des tableaux, ses sculptures étaient présentées adossées aux murs de la galerie Borghèse.
S’intéressant aux expressions changeantes des visages sous l’effet de la souffrance (Saint Laurent , déjà cité, et L’Âme damnée , vers 1619), de la peur (Daphné ) ou de la détermination (David ), il taille aussi à cette époque ses premiers bustes, Paul V (vers 1618, galerie Borghèse), Monsignor Pedro de Foix Montoya (1622, couvent de Sainte-Marie de Monserrato). Il réalise également plusieurs bustes en bronze et en marbre du paple Grégoire XV Ludovisi (1621-1623), qui le nomme cavaliere dès 1621, année où il est élu principe de l’académie de Saint-Luc.
Le grand ordonnateur des arts
En 1623, le cardinal Barberini devient pape sous le nom d’Urbain VIII. Le jour de son élévation, le nouveau pontife aurait appelé Bernin pour lui dire: «Vous avez beaucoup de chance, Cavalier, de voir le cardinal Maffeo Barberini pape, mais nous avons plus de chance encore d’avoir sous notre pontificat le cavalier Bernin.» Sous ce long pontificat (1623-1644), Bernin est le «grand ordonnateur des arts», le pape l’incitant à étudier la peinture et l’architecture, pour qu’il devienne son nouveau Michel-Ange. Urbain VIII souhaita ainsi, sans succès, qu’il peigne à fresque le vestibule du nouveau Saint-Pierre. On a dit que Bernin avait peint plus de cent cinquante tableaux; la plupart sont curieusement perdus et la peinture tient dans son œuvre une place secondaire. En revanche, il déploya une activité d’architecte qu’il poursuivit jusqu’à sa mort.
Bernin dessine ainsi le nouveau portique de l’église Santa Bibiena (1624-1626), pour laquelle il sculpte aussi une statue de Sainte Viviane destinée à être placée dans une niche au-dessus du maître-autel. Mais son grand projet est le chantier de Saint-Pierre, qui l’occupe pratiquement jusqu’à sa mort. Il dessine le Baldaquin de marbre et de bronze qui se trouve sous le dôme à l’emplacement du tombeau de saint Pierre (1624-1633), et la décoration des quatre grands piliers qui supportent le dôme; il y conçoit le projet de quatre statues colossales destinées à célébrer les reliques les plus précieuses de la basilique, se réservant l’exécution du Saint Longin dont le geste spectaculaire et le large plissé conviennent pour une vision à distance (1629-1638). Il dessine les clochers qui devaient encadrer la façade de Maderno (1637), mais la tour sud se fissura, fut abattue en 1646, et les clochers ne furent jamais réalisés. En disgrâce au début du pontificat d’Innocent X Pamphili (1644-1655), le Cavalier garde la conduite du chantier de Saint-Pierre, dirigeant la décoration des écoinçons des arcs de la nef par des figures de Vertus, travail quasiment achevé par une armée de sculpteurs pour le jubilé de 1650. Sa maîtrise est telle que le pape, plus proche de Borromini, mais reconnaissant néanmoins qu’il est «né pour traiter avec les plus grands princes», lui demande un buste (vers 1647) et lui confie la réalisation de la Fontaine des Quatre-Fleuves , place Navone, sous les fenêtres du palais familial Pamphili (1648-1651). Bernin y pousse plus loin encore la virtuosité anthropomorphe de la Fontaine du Triton (1642-1643), place Barberini. Sous le pontificat d’Alexandre VII Chigi (1655-1667), qui veut renouer avec la grande politique d’Urbain VIII et lui rend toute sa confiance, le Cavalier exécute le dessin de la place Saint-Pierre (1656-1667). Ce parvis monumental, destiné à contenir la foule des pèlerins lors des bénédictions urbi et orbi , rappelle la grandeur de la Rome antique et s’inspire peut-être du cortile Baccanario , péristyle qui servait de parvis au prétendu temple de Bacchus, en fait mausolée de Sainte-Constance, gravé par Serlio. Presque en même temps, Bernin conçoit dans l’abside un monument destiné à porter la chaire de saint Pierre (1657-1666); symbole du pouvoir pontifical et exaltation de la cathedra Petri , elle est soutenue par les quatre Pères de l’Église (1657-1666). Pour le palais du Vatican, le Cavalier dessine la Scala regia (1663-1666), qu’il orne d’une statue équestre de Constantin (1654-1670) et qu’il anime d’une colonnade en perspective accélérée comme Borromini l’avait fait au palais Spada (1652). Mais s’il imite ici Borromini, son architecture prend généralement le contre-pied de celle de son rival, dont il condamne le «libertinage» architectural, déclarant qu’il «préfère un mauvais catholique à un bon hérétique». Lorsqu’il s’inspire de Michel-Ange, c’est plus de l’architecte «classique» de la place du Capitole ou de Saint-Pierre que de l’«hérétique» à la fantaisie trop libre de la porta Pia. Pour l’église du noviciat des jésuites, Saint-André-au-Quirinal (1658-1670), il dessine une façade qui est une variation sur la travée du palais des Conservateurs de la place du Capitole et délimite un espace ovale beaucoup plus banal que celui de l’église voisine de Borromini, Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines. Borromini à Saint-Charles et à Saint-Yves-de-la-Sapience crée un espace complexe qu’il décore de stuc blanc et or, alors que Bernin transfigure l’espace en utilisant marbres polychromes et en multipliant les statues. Pour Sainte-Marie-de-l’Assomption à Ariccia (1662-1664), il revient à un langage architectural encore plus sage, sobre variation sur le thème du Panthéon.
Pour le tombeau d’Urbain VIII à Saint-Pierre (1628-1647), Bernin s’inspire de la composition de Guglielmo della Porta pour le mausolée de Paul III Farnèse (1549-1575), mais il anime ses figures avec une remarquable autorité. Pendant sa disgrâce sous le pontificat d’Innocent X, Bernin conçoit ce qu’il considérera comme son œuvre la plus parfaite: la chapelle funéraire du cardinal vénitien Federico Cornaro, dans la petite église des carmélites de Sainte-Marie-de-la-Victoire (1645-1652). Il dessine un pavement de marbres, orné de médaillons dans lesquels s’animent des squelettes; sur les côtés, il sculpte, comme accoudés à une tribune, les membres de la famille Cornaro et, au-dessus de l’autel, sainte Thérèse d’Avila en extase: la transverbération est fidèlement représentée d’après le récit de la nouvelle sainte, canonisée en 1622. Les expériences théâtrales de Bernin ne sont sans doute pas étrangères à cette véritable mise en scène de marbres.
Ces réalisations donnent à Bernin une renommée internationale. Comme Pierre de Cortone, Carlo Rainaldi et quelques autres, Bernin participe au concours international organisé par Colbert pour l’achèvement du Louvre et il est invité en France au printemps de 1665. Grâce au Journal tenu par Paul Fréart de Chantelou, maître d’hôtel du roi chargé d’assister Bernin, nous sommes parfaitement renseignés sur ce séjour de cinq mois, de juin à octobre, du Cavalier à Paris. Il établit alors un nouveau dessin pour le palais du Louvre, que l’on renonça finalement à exécuter, et sculpta un Buste de Louis XIV (1665, Versailles). Le portrait est un genre que Bernin pratiqua épisodiquement toute sa vie (Cardinal Scipion Borghèse , 1632, galerie Borghèse, Rome; Paolo Giordano Orsini , vers 1635, château de Bracciano; Thomas Baker , vers 1638, Victoria and Albert Museum, Londres; Urbain VIII , 1638, coll. part.; François Ier d’Este, duc de Modène , 1650-1651, galerie Estense, Modène; Gabriele Fonseca , vers 1670, chapelle funéraire de la famille Fonseca à San Lorenzo in Lucina). Son don d’observation du visage en mouvement qui est, comme le raconte fort bien Chantelou, l’élaboration d’un buste s’exprime aussi dans des caricatures, qui sont les premières à représenter des personnages en vue.
Dans ses dernières œuvres, Daniel et Hababuc et l’ange (1655-1657 et 1655-1661, chapelle Chigi de Sainte-Marie-du-Peuple), la Sainte Madeleine et le Saint Jérôme (1661-1663, chapelle Chigi de la cathédrale de Sienne), les Anges qui devaient couronner la balustrade du pont Saint-Ange, la Statue équestre de Louis XIV (1670), qui déplut au roi et fut transformée en Marcus Curtius (Versailles), le Tombeau d’Alexandre VII (1671-1678, Saint-Pierre), les figures, plus libres, s’allongent, se balancent, les drapés sont plus expressifs, le contraposto plus marqué. Dans la chapelle Altieri à San Francesco a Ripa, dessinée en 1674 pour le cardinal Paluzzi degli Albertoni, apparenté au pape Clément X (1670-1676), dont il prit le nom, le Cavalier retrouve les problèmes artistiques qu’il avait résolus à la chapelle Cornaro. L’éclairage indirect des fenêtres illumine le lit où est étendue la bienheureuse Ludovica Albertoni mourante, dont le culte fut institué en 1671. Les toutes dernières œuvres de Bernin furent un buste du Salvator Mundi pour la reine Christine de Suède et des projets de restauration du palais de la Chancellerie pour Innocent XI Odescalchi (1676-1689), le huitième pape qu’il ait servi.
Bernin
(Giovanni Lorenzo Bernini, dit le Bernin ou le Cavalier Bernin) (1598 - 1680) peintre, sculpteur et architecte italien; le maître du baroque monumental. à Rome: fontaines des places Barberini et Navona, anges du pont St-Ange, égl. St-André du Quirinal, double colonnade de la place St-Pierre, baldaquin à colonnes torses du maître-autel (1624) de la basilique St-Pierre; sculptures en marbre qui exacerbent le mouvement et le volume.
Encyclopédie Universelle. 2012.