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AFGHANISTAN
AFGHANISTAN

Plaque tournante de l’Asie, l’Afghanistan, qui correspond à peu près à l’Aryana de l’Antiquité et au Khorassan du Moyen Âge, a connu beaucoup d’invasions et suscité bien des convoitises. Il fut aux prises, de 1979 à 1988, dans une lutte inégale avec l’Union soviétique, qui tenta par tous les moyens de lui imposer un régime dont il ne voulait rien savoir.

Dépourvu d’accès à la mer, le pays est entouré au nord par le Turkménistan, l’Ouzbekistan et le Tadjikistan, avec 2 000 kilomètres de frontière, allant du plateau du Pamir au défilé de Zulfikar; à l’ouest par l’Iran, de Zulfikar au Koh-i-Malek Siah dans la région désertique du Sistan; au sud et à l’est par le Pakistan; au nord-est, le corridor de Wakhan est limitrophe du Xinjiang chinois, sur une centaine de kilomètres.

L’Afghanistan est plus grand que la France (650 000 km2) mais sa population, estimée à 15 millions d’habitants (dont 1 million de nomades), d’après les résultats d’un recensement entrepris en 1978, est très inégalement répartie sur un territoire occupé, pour plus de la moitié, par de hauts plateaux et d’imposantes montagnes où s’accumulent les neiges: Hindou-Kouch, dont plusieurs sommets dépassent 7 000 mètres, et son prolongement à l’ouest, Koh-i-Baba et Firouz-Koh, ainsi que les chaînes de Safid-Koh et des monts Soleiman, séparant le territoire afghan de la région frontière du Pakistan. Le reste du sol est partagé entre des plaines fertiles qu’arrosent les cours d’eau formant un certain nombre de bassins agricoles (celui de l’Oxus, avec l’Amou-Daria, celui de la rivière Kaboul, tributaire de l’Indus, celui de l’Helmand, et ceux, moins importants, de Herat et de Ghazni), des steppes, quelques forêts, des marécages et des déserts de sable. Le climat continental subit l’influence du relief. Ainsi, les chaînes de montagnes situées le long de la frontière est du pays, recevant le résidu de la mousson de l’océan Indien, sont couvertes de forêts mais, en arrêtant les courants d’air humide, condamnent le reste du pays à une longue période de sécheresse en été. Dans de larges parties du pays, la seule vie est celle des vallées. En effet, depuis Alexandre le Grand, les lieux de peuplement sont restés les bassins enfermant les villes de Kaboul, Kandahar, Herat, Mazar-i-Sharif, Kunduz et Jalalabad. Les distances entre ces oasis sont grandes, et les communications ne sont assurées que par route et par air.

Essentiellement agricole, la population est très dispersée. Avant les troubles actuels, qui ont bouleversé de fond en comble la démographie du pays, environ 15 p. 100 de la population vivait dans les villes. En dehors de Kaboul (700 000 hab.), Kandahar et Herat comptaient plus de 100 000 habitants, et une quinzaine de villes dépassaient 10 000 personnes.

La répartition de la terre était très inégale et différait d’une région à l’autre, avec les grandes propriétés foncières, de nature féodale, concentrées dans la partie occidentale et les plaines du Nord.

L’histoire de l’Afghanistan, qui remonte à l’aube de la civilisation, a été influencée, dans une grande mesure, par sa situation géographique. Situé au centre du continent asiatique et à cheval sur l’imposante barrière de l’Hindou-Kouch, il a contrôlé depuis la préhistoire les voies de passage vers le sous-continent indien, qui fut toujours l’objet de convoitise des grands conquérants. Il fut envahi, dévasté et traversé, à tour de rôle, par les armées perses, grecques et arabes, mais plus fréquemment par les hordes nomades habitant les steppes et les forêts du Nord, telles que les Aryens, les Scythes, les Parthes, les Kushana, les Huns et, vagues après vagues, par des tribus turco-mongoles dirigées par des conquérants bien connus comme Gengis khan et Tamerlan.

Jusqu’au XVIe siècle de l’ère chrétienne, les événements se déroulaient selon le schéma suivant: une population pressée par des motifs économiques aussi bien que politiques et climatiques quittait son habitat traditionnel et, traversant l’Oxus, occupait l’Afghanistan du Nord. Après une pause plus ou moins longue, elle réussissait soit à vaincre la barrière de l’Hindou-Kouch, soit à la contourner à son extrémité ouest, dans la vallée du Hari-Rud, et s’établissait dans les bassins de Kaboul et de Kandahar. Après une nouvelle pause, elle se frayait un chemin vers le bassin de l’Indus et déferlait dans la plaine indo-gangétique, où elle ne tardait pas à être absorbée dans la masse de la population indienne. Entre-temps, la frontière de l’Indus, négligée et restée sans défense, était attaquée par une nouvelle vague de peuples nomades, qui, après avoir suivi à peu près le même itinéraire, subissait un sort semblable.

Cela explique en partie la richesse archéologique du pays dont le sol, malgré les travaux accomplis par les différentes équipes de recherche, surtout celle de la France (D.A.F.A.), a été à peine égratigné et peut révéler bien des faits historiques encore inconnus. Cela explique aussi la grande diversité ethnique et linguistique de la population de l’Afghanistan.

Par ailleurs, les caravanes ayant toujours suivi les armées, après chaque invasion, l’Afghanistan reprenait son rôle de zone de transit et servait d’entrepôt aux marchandises échangées par les pays qui faisaient du commerce. Mais les échanges eux-mêmes étaient de nature diverse. Outre les marchandises, ils concernaient la transmission des idées et des cultures. C’est en effet par l’Afghanistan que le bouddhisme, chassé de l’Inde, passa en Chine et dans les autres pays de l’Extrême-Orient, que l’hellénisme pénétra en Inde et que l’islam se répandit dans le sous-continent et en Transoxiane.

Mais, à partir du XVIe siècle, l’ouverture de la voie maritime entre l’Europe et l’Asie, en privant l’Afghanistan de son rôle de pays de transit, contribua considérablement à sa décadence économique et culturelle. Malgré l’établissement de l’empire des Durani par Ahmad shah, au XVIIIe siècle, l’isolement du pays continua, favorisé par l’obscurantisme et la suspicion excessive de la monarchie. Même au XIXe siècle, quand la plupart des pays d’Asie et d’Afrique faisaient l’expérience directe de la pensée et de la technique modernes apportées par les pays colonisateurs, l’impérialisme britannique préféra maintenir l’Afghanistan dans un état d’isolement complet sur le plan politique et culturel.

Durant cette période, la monarchie afghane chercha à consolider sa position face à des tribus et à des groupements ethno-linguistiques puissants qui tâchaient, par tous les moyens, de préserver leur autonomie locale. Quoiqu’elle eût réussi à rétablir l’unité politique et administrative du pays, elle échoua dans la tâche, plus importante, de l’intégration économique, sociale et culturelle de sa population, surtout à cause de sa propre dépendance à l’égard de certains groupements qui l’obligeaient, en échange de leur appui, à préserver la structure tribale et féodale du pays.

L’État afghan, indépendant depuis sa création, a échappé de peu à l’une des dernières tentatives de colonisation directe du XXe siècle (1979-1988), grâce à l’opiniâtreté de la résistance de ses populations, à la profondeur de leur vie coutumière et de leurs croyances religieuses, à la constance de l’aide américaine. Il demeure cependant en état de guerre civile, pauvre, soumis aux enjeux des politiques planétaires des superpuissances. Son entrée dans le monde moderne, déjà tardive en raison de sa situation d’État-tampon, a été encore retardée par ceux-là mêmes qui prétendaient le faire avancer vers le progrès. La construction d’un État moderne, politiquement stable et administrativement compétent, capable de surmonter les divisions traditionnelles, les conflits sociaux et interethniques tout en mettant en œuvre un développement économique équilibré, peut prendre encore quelque temps.

1. Conditions naturelles et peuplement

L’Afghanistan est un pays enclavé, montagneux en son centre, aride, et par endroits désertique sur son pourtour. Situé entre les latitudes 290 et 380 N., et les longitudes 610 et 720 E., il couvre 650 000 kilomètres carrés. Le port maritime le plus proche, Karachi au Pakistan, est à 1 300 kilomètres. La frontière du nord avec le Turkménistan, l’Ouzbekistan et le Tadjikistan est longue de 2 000 kilomètres. À l’ouest, 850 kilomètres de désert séparent le pays de l’Iran. Au sud et à l’est, 1 900 kilomètres de désert (Baloutchistan) ou de montagnes («Pachtounistan», Nuristan, Badakhshan) le séparent du Pakistan. Le «corridor» du Wakhan, qui avait été créé en 1891 pour éviter que l’empire tsariste et l’empire anglais des Indes ne soient en contact direct, a été occupé en 1980 par l’Armée rouge, descendue du Pamir voisin, après que les derniers Kirghizes eurent évacué les pâturages où ils vivaient. Il sera abandonné en février 1989 à la suite de l’évacuation de l’Afghanistan par les troupes soviétiques.

Le climat

Le climat de l’Afghanistan est dominé par l’aridité. En dehors des hautes chaînes de l’Hindou-Kouch, qui reçoivent entre 600 et 1 200 millimètres de précipitations par an, et des versants orientaux du sud-est du pays, touchés par les queues de mousson venues de l’Inde en été, les pluies ne dépassent pas 500 millimètres. Le Nord-Ouest et surtout le Sud, du Registan au Sistan, font partie des déserts vrais (moins de 100 mm de pluie par an).

Le régime des pluies est généralement de saison froide, lié aux dépressions cyclonales d’ouest. Dans le Sud-Ouest, 50 p. 100 de l’eau tombe en hiver; ailleurs, après les pluies de novembre, le maximum se situe au printemps, de mars au début de mai. Janvier ou février sont relativement secs, ce qui résulte de la fréquence de types de temps anticyclonaux froids et secs liés à la continentalité. L’été est toujours sec, à l’exception de quelques orages en montagne.

Les températures d’hiver sont froides pour la latitude (l’Afghanistan est à la même latitude que la Tunisie). Les moyennes de janvier, mois partout le plus froid, sont de 4 0C à Herat ou à Mazar-i-Sharif, en plaine; en montagne, elles sont plus basses, comme à Kaboul: face=F0019 漣 1 0C.

L’été est torride, en particulier dans le Sistan (Farah: 34,4 0C de moyenne en juillet) et dans le bassin moyen de l’Amou-Daria. L’altitude rend les nuits supportables, mais les maximums diurnes demeurent élevés (moyenne des maximums: 32 0C en juillet à Kaboul, 1 800 m d’altitude).

La population

L’Afghanistan fut le seul pays au monde dont la population augmenta rapidement dans les statistiques officielles alors qu’elle diminuait dans la réalité. De 19 millions en 1972, elle passa à 14 millions en 1979, à la faveur du premier dénombrement sérieux (mais non exempt de critiques) qui ait eu lieu dans le pays. Jusque-là, les autorités gouvernementales tendaient à «gonfler» des évaluations subjectives de manière à bénéficier des diverses «aides au développement».

Depuis l’invasion soviétique du 26 décembre 1979, la population a encore baissé, cette fois-ci réellement . Les pertes dues à la guerre, tant en tués qu’en déficit de naissances causé par l’insécurité et par la dissociation des familles, sont très probablement compensées par l’accroissement naturel de la population, comme on l’a vu dans des cas analogues ces dernières décennies (Algérie, Vietnam). Mais l’émigration de 5 millions de personnes en dix ans est une hémorragie autrement importante. La population de l’Afghanistan en 1991, faute de statistiques publiées, peut être estimée aux alentours de 15 millions d’habitants à l’intérieur du pays.

Avant que la guerre et la fuite des réfugiés n’aient donné un tour critique à la situation, les problèmes de la population afghane étaient graves, non point tant par le taux de croissance, qui reste relativement modéré (2 p. 100 par an), mais bien plutôt par les grandes disparités ethniques qui forment la trame d’un pays qui n’a encore pas réussi à se constituer en nation: de 2 à 3 p. 100 des ressortissants du pays appartiennent à des minorités tenues en piètre estime (Baloutches, Brahui, Arabes, Nuristani); 12 p. 100 de Hazara, d’origine mongole, refoulés pendant les deux derniers siècles dans les montagnes du Centre, constituent une minorité active, bien que misérable, négligée par les classes dirigeantes du pays; les populations d’origine turque (Ouzbek, Turkmène, Kazakh), éleveurs et agriculteurs des plaines et montagnes du Nord et du Nord-Est, forment 15 p. 100 du total (les Kirghizes ont tous émigré quand l’U.R.S.S. a occupé le Wakhan, où ils séjournaient, au pied du Pamir). Avec les Tadjik, d’origine iranienne, qui sont environ 30 p. 100, ils constituent des groupes aux structures traditionnelles fortement enracinées; ils ont été particulièrement soumis à une pénétration délibérée de l’ethnie dominante, celle des Pachtoun, dans les territoires qu’ils considéraient comme leurs. Les Pachtoun enfin, ethnie majoritaire, représentent 40 p. 100 de la population. C’est parmi eux que se trouve la plus grande partie des nomades d’Afghanistan, qui sont 1 million environ. La mosaïque ethnique que forment tous ces peuples est encore plus complexe qu’il n’est dit, en raison de la persistance des structures à base tribale et de la permanence des organisations claniques; on pourrait dessiner sur une carte du pays, en partant de leur extension spatiale, un puzzle de plus d’une centaine de morceaux. Ces populations ethniquement différentes ont un point commun: elles sont toutes, dans leur grande majorité, pauvres, illettrées, mal soignées, isolées et enclavées. 90 p. 100 des habitants ne savent ni lire ni écrire; près de la moitié des enfants meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans; 85 p. 100 des familles vivent de l’agriculture et de l’élevage, activités dont la moitié du produit est obtenue par des moyens techniques peu évolués.

La population était, et reste, très inégalement répartie. Cinq provinces avaient une densité comprise entre 25 et 40 habitants au kilomètre carré en 1975, quatre entre 18 et 15. Elles constituaient, ainsi que le montre la carte, ce qu’on pourrait appeler l’«Afghanistan utile». Mais les chiffres précédents ne constituent qu’une approximation insuffisante parce qu’il existe dans chaque province un très fort contraste de peuplement entre les vallées irriguées, très densément peuplées, et les premières pentes de montagnes, ainsi que les steppes et déserts, presque vides. Ainsi, dans la province de Herat, dans l’ouest du pays, la vallée du fleuve Hari-Rud, où se trouvent la ville de Herat et des dizaines de villages, avait une densité de 300 habitants au kilomètre carré environ, alors que la densité moyenne de la province était de 5! Et encore ce chiffre élevé de densité était-il dépassé dans les régions peuplées de l’Est.

Contrairement à ce qu’il s’était passé dans d’autres pays pauvres, la population rurale afghane avait relativement peu migré vers les villes. Kaboul en 1975 ne comptait que 500 000 habitants, ce qui était beaucoup par rapport à sa situation en 1950, au début de la période de «modernisation», mais peu par rapport à la croissance des villes-capitales dans le Tiers Monde. Il semble que la guerre ait permis de combler ce «retard» puisque Kaboul aurait compté 3 000 000 d’habitants, entassés dans des conditions très difficiles faute de constructions nouvelles en suffisance, en 1988.

2. Une géographie des temps de guerre

Les peuples de l’Afghanistan ont subi depuis 1978 une guerre aux formes multiples: guerre civile, lutte contre l’étranger, conflit idéologique, affrontement entre systèmes économiques, transformations sociales. La géographie en est toute bouleversée.

Non pas certes la géographie des montagnes et des rivières, des déserts et des marécages. Et pourtant... le paysage a soudain pris, aux yeux des Afghans, un aspect stratégique (col, défilé, ombre du rocher, grotte, gué, sentier). Ces mêmes paysages décrits jadis avec émotion par les écrivains de passage, fixés sur une pellicule photographique par les amateurs de montagnes et de vallées sauvages, grandioses et colorées, sont devenus des paysages d’hommes de guerre. Chaque mouvement de terrain est vu comme un abri potentiel, une cache possible, un passage obligé qui pourrait être ruiné, un chemin d’approche masqué aux regards de l’adversaire. Chaque unité locale (plaine, vallée, piémont, amas de rocailles, forêt, etc.) est pensée en termes de zone à contrôler, de point d’appui facile ou difficile à tenir, d’espace de repli. Les champs encore cultivés sont évalués en fonction de la nourriture qui peut être prélevée, en fonction aussi des gens qui les cultivent, perçus d’abord comme des observateurs gênants ou des espions possibles, ensuite seulement comme des travailleurs.

La géographie des hommes, de leurs productions, de leurs infrastructures de vie, de leur répartition dans l’espace, de leurs activités en général a cessé d’être «comme avant», même si les bazars s’animent et si les champs sont irrigués, même si les feux du four où sera cuite en plein air la galette du soir illuminent brièvement le crépuscule.

L’Afghanistan n’a pas de pétrole; mais son sous-sol recèle, au nord, du gaz naturel, dont toute la production, assurée par la technologie soviétique, est exportée vers les républiques asiatiques de l’ex-U.R.S.S. Dès le VIe millénaire avant notre ère, le lapis-lazuli d’Afghanistan fut l’objet de commerce précieux. On le retrouve plus tard formant le fond de l’étendard d’Our en Mésopotamie (2600-2500 av. J.-C.), ou les élytres des scarabées de Toutankhamon, des cylindres, des bagues, des mosaïques, les yeux incrustés de statues, dans tout le Moyen-Orient et en Asie centrale. Aujourd’hui, des caravanes de mulets acheminent de nuit le lapis vers le Pakistan ou l’Indus, où il sera vendu clandestinement pour que les résistants achètent armes et vivres. La mine de cuivre d’Ainak, dans le Logar, aurait pu être l’une des plus grandes exploitations de l’Asie soviétique mais il aurait fallu qu’elle utilisât, à travers l’Hindou-Kouch, l’énergie électrique venue d’U.R.S.S. par une ligne à haute tension de 200 000 volts. Parce que l’Afghanistan n’en a pas les moyens, la montagne de fer d’Hagikak restera inexploitée et aucune voie ferrée ne parviendra à Kaboul avant longtemps. Il est vrai que, depuis 1922, au pied du palais de Darulaman devenu place forte militaire, la seule locomotive et le seul wagon installés dans le cœur du pays rouillent lentement sous un hangar, faute de rails.

L’aéroport de Kandahar, construit par les Américains dans les années cinquante, était destiné à servir de relais aux bombardiers lourds qui auraient pu intervenir dans cette partie du monde en cas de conflit majeur. Il a servi de base soviétique à partir de 1979. Il redeviendra peut-être vaste et vide, au nord des sables du Registan, et demeurera, vu du ciel, un espace géométrique insolite dans le désert, à quelques dizaines de kilomètres du bourdonnement du bazar d’une des plus anciennes villes d’Afghanistan. Dans le sud-ouest du pays, juste au nord des immenses glacis caillouteux qui mènent vers les marais du Sistan, où se dressent de loin en loin les tours aux décors de brique de la Nimruz du XIIIe siècle, la base de fusées soviétiques de Shindand a été démontée et son matériel remporté en U.R.S.S.... Au pied de la citadelle d’Herat, aux murs démantelés par les canons de la répression antipopulaire, de patients artisans continuent de tisser la soie qu’apportent cinq mille familles d’éleveurs de la vallée du Hari-Rud, comme le faisaient leurs ancêtres depuis deux siècles et peut-être beaucoup plus. Reconstruites, les maisons ressembleront un temps aux précédentes.

Le «corridor» du Wakhan, qui fut créé en 1891 pour servir de tampon entre l’Empire britannique des Indes et l’Empire tsariste, a fait l’objet d’aménagements stratégiques et routiers sur lesquels peu de gens ont des informations. Jusqu’en 1980, il était le domaine d’élection des éleveurs kirghizes, habitués à vivre à de hautes altitudes, contraints à l’émigration depuis. Quelle géographie des pâturages peut-on entreprendre aujourd’hui sans les informations qui seraient indispensables à la compréhension des évolutions forcées qui ont eu lieu dans les années quatre-vingt? On sait bien que, pour une tribu nomade, la notion même de tribu, qui est à la base de toute la vie du groupe, perd sa signification dès que la relation avec un espace connu et parcouru est affaiblie. La répartition hivernale et estivale des nomades, qui avait été révélée par une enquête en 1978, n’a peut-être plus en 1991 qu’une valeur historique, bien que les contraintes du type de nomadisme vertical pratiqué par les Afghans soient sous la dépendance de données écologiques relativement stables. Mais les nomades réfugiés au Pakistan reprendront-ils la même vie, au retour?

Que peut-on dire pour les sédentaires? Le long des routes goudronnées qui continuent d’être les axes fondamentaux des échanges, de Mazar à Pul-i-Khumri puis à Kaboul par le col et le long tunnel du Salang (à 3 300 m d’altitude), de Kaboul à Kandahar par Ghazni, d’Herat à la frontière iranienne, de la passe de Khyber à Jalalabad puis à Sarobi et à Kaboul, les terres ont été dévastées, les cultures anéanties, les maisons détruites sur un bon kilomètre de chaque côté pour que les convois blindés puissent déjouer les embuscades. Dans les fonds reculés des vallées, sur les hautes pentes et les cols, les traces de destructions dues aux hélicoptères révèlent ici un village éclaté, là un village encore intact; souvent, les agriculteurs ne voient pas les mines fichées dans le sol depuis le ciel. Une fois le déminage réussi, les champs remis en cultures irriguées, comment les communautés villageoises se reconstitueront-elles?

Comment faire abstraction de la guerre dans une géographie du temps de guerre?

Et pourtant, depuis 1978, le pays n’a pas changé de frontières; simplement, du fait de la guerre, les accès en ont été verrouillés; les informations autres que celles de la propagande gouvernementale ont été taries du côté officiel et la recherche d’informations indépendantes est devenue périlleuse, même pour des hommes sans armes. Comment, dans ces conditions, apprécier ce qui s’y passe en 1991?

Un pays morcelé

Mountstuart Elphinstone, qui parcourut en 1808 une partie du pays, avait adopté la pratique des habitants eux-mêmes, quand ils cherchaient à trouver sur le terrain les limites de l’exercice d’un pouvoir: là où le roi est nommé dans la prière, là où la monnaie qui porte son nom a effectivement cours, là alors s’étend sa souveraineté. Au-delà, elle cesse, quels que soient les affirmations de puissance et les traités. Que dirait Elphinstone au début des années quatre-vingt-dix, que lui répondraient les chefs de guerre dans les régions, le gouvernement central à Kaboul ou l’Alliance des partis de la résistance à Peshawar?

Ils diraient que l’Afghanistan est éclaté entre plusieurs légitimités concurrentes, mouvantes, qui se laissent mal dessiner sur une carte. Sans aucun doute, les limites qui bornent l’État afghan dans le droit international sont portées sur tous les atlas du monde; elles correspondent à des traités internationaux successifs que notre époque feint de croire éternels. Si ces frontières, pour le moment, ne sont remises en cause que par quelques-uns, au gré de l’évolution des rapports de forces ou des exigences momentanées d’une politique, l’exercice des pouvoirs à l’intérieur de ces frontières – cadre théorique de l’action d’un gouvernement – révèle une réalité tout autre, dans laquelle les pratiques historiques des peuples de l’Afghanistan et les problèmes de la gestation d’une nation afghane moderne ont toute leur part.

À la fin des années quatre-vingt, le régime mis en place en décembre 1979, qui prétendit contrôler l’ensemble du pays et en même temps se plaignait d’une guérilla omniprésente, qui a tenu les villes (bien que quelques-unes des grandes, comme Herat, Kandahar, lui aient parfois échappé), les grands axes routiers, les grandes infrastructures, quelques zones agricoles voisines des bases militaires afghanes ou soviétiques, s’écroule. Il n’est pas de province où son contrôle de fait ne soit battu en brèche par tel ou tel mouvement populaire de résistance. Comme dirait Elphinstone, les endroits où l’on dit la prière au nom de Najibullah, le «maître» du moment, vassal des Soviétiques, sont dispersés et quelquefois difficiles à trouver. Pour autant, dans les zones contrôlées peu ou prou par la résistance, quel nom de chef ou de roi est joint à celui de Dieu? La carte des implantations des différents groupes de la résistance est une réponse. Le pays vit ses rivalités politiques comme il les a souvent vécues au cours de son histoire. Et c’est l’histoire qui donnera une nouvelle réponse quand les espaces politiques devront se répartir de manière stable, dans un pays à nouveau pacifié.

Les problèmes des hommes

La guerre n’a pas modifié les frontières, bien qu’elle ait bouleversé la manière dont les espaces politiques sont répartis dans le pays; elle n’a pas changé non plus les paysages, bien qu’elle ait entraîné des modifications sensibles dans la façon qu’ont les hommes de s’en servir; elle n’a pas fondamentalement transformé l’organisation de la mise en valeur économique du sol, bien qu’elle ait rompu une partie des réseaux de relations qui permettaient aux différents ensembles socio-économiques d’assurer tant bien que mal les fonctions essentielles de la vie sociale.

L’Afghanistan est un pays de montagnes et de déserts, c’est dire qu’on n’y trouve pas beaucoup d’hommes. Ceux qui y habitent sont concentrés dans les vallées et dans les oasis de piémont, dispersés dans les steppes, les collines et même les hautes montagnes, selon la manière dont ils ont appris à mettre en valeur, pour subsister, l’espace dans lequel ils sont nés. Une partie croissante d’entre eux est concentrée dans les villes, en particulier dans la capitale. Au recensement inachevé de 1979, la population afghane se montait à quelque 15 millions d’habitants, inégalement répartis dans le pays. En 1991, un recensement serait nécessaire pour connaître le bilan de la guerre, le taux de retour des réfugiés, le rapport entre villes et campagnes. Il ne pourra, de toute évidence, être entrepris avant quelque temps.

Toute guerre conduit à des modifications des comportements démographiques, qui touchent les points sensibles de la vie des populations. La mortalité s’accroît, non seulement celle des hommes qui combattent, dans un camp et dans l’autre, et quelquefois à l’intérieur d’un même camp, mais aussi celle des civils qui sont tués par l’explosion d’une mine ou d’une bombe, et encore celle des enfants en bas âge, moins bien soignés, moins bien nourris. La natalité se modifie aussi: familles dispersées, inquiétude vis-à-vis de l’avenir, baisse de la nuptialité, état de santé plus précaire des futures mères conduisent à une réduction temporaire des naissances. Dans une population dont le taux de croissance se situe autour de 2 p. 100 par an, les pertes globales sont néanmoins assez vite réparées, si l’on accepte de parler en termes abstraits. Les stratèges savent bien que, malgré les morts qu’elles multiplièrent, la guerre française en Algérie et la guerre américaine au Vietnam prirent fin avec des populations en nombre globalement inchangé. L’aspect le plus spectaculaire des souffrances démographiques d’un peuple demeure celui des migrations: migrations internes d’abord, qui conduisent les gens des tentes vers les villages, ceux des villages vers les bourgs et les faubourgs des grandes villes, les habitants des vallées ruinées par la guerre vers d’autres vallées; migrations externes aussi, qui font d’une famille normale un groupe de réfugiés, d’assistés, de déracinés en exil. Seuls ont été recensés, pour le moment, les réfugiés afghans au Pakistan; les chiffres de la Croix-Rouge tournent autour de 3 millions de personnes, la plus forte population de réfugiés du monde. Il y aurait 2 millions de réfugiés en Iran.

L’utilisation du sol

Décrire, dans ces conditions, la manière dont les différents groupes sociaux utilisent les ressources naturelles du pays, cultivent leurs champs, élèvent leur bétail, échangent leurs produits, construisent les espaces de leur vie risque vite de devenir un exercice académique malencontreusement détaché des vicissitudes du temps présent. Et pourtant, au cours des épreuves les plus douloureuses, il faut manger chaque jour, chaque nuit dormir, chaque saison préparer la suivante.

Hautes montagnes

Les quatre dixièmes de l’Afghanistan se trouvent à plus de 1 800 mètres d’altitude; les hautes et très hautes montagnes, à plus de 4 500 mètres, dominent dans le Nord-Est. Toutes ces hautes terres sont le domaine de populations qui pratiquent l’élevage transhumant et la culture de vallées et de bas de versants. Ce monde des hautes terres est celui de la chèvre et du mouton, de l’orge et du blé, du riz d’altitude et du maïs d’été, des arbres fruitiers à profusion (noyer, amandier, abricotier, mûrier, pistachier, vignes notamment). La vie rurale, en temps normal, est une combinaison harmonieuse, suivant les saisons, de semailles et de récoltes, de déplacements des troupeaux et de voyages vers les bazars; mais cette vie est rude parce que le milieu naturel est difficile et que la pression de la population sur le sol entraîne des surexploitations, donc des dégradations irréversibles.

Collines

Les collines et les montagnes basses qui entourent les hauts massifs sont peut-être plus mal loties dans la mesure où les pentes ont été le domaine exclusif du nomadisme pastoral, sauf sur le versant nord de l’Hindou-Kouch où la culture pluviale du blé est pratiquée, alors que les fonds de vallée portent de minces rubans de cultures irriguées et les gros villages. L’aridité générale du climat impose sa marque partout aux paysages. Hormis quelques grandes rivières pérennes qui doivent leurs eaux d’été à la fonte des neiges des hauts sommets, les vallées afghanes et les versants qui les encadrent sont victimes de la sécheresse. Les montagnes du centre du pays sont occupées jusqu’à 2 800 mètres d’altitude par des «forêts» très ouvertes de genévriers et de jujubiers en buissons bas; les vastes espaces libres entre les arbres sont peuplés par une steppe lâche à armoise et à astragale. Il faut que les paysans aient pratiqué une petite irrigation de bas de versant à partir des sources ou des ruisseaux pour qu’apparaissent les alignements de peupliers et de saules, parfois de mûriers, si caractéristiques des vallées afghanes. Le plus souvent, cependant, les petits terroirs irrigués des vallées sont dominés par d’immenses versants dénudés, couverts de lœss au nord (donc avec des formes empâtées et molles) et plus rocailleuses au sud et à l’ouest.

Plaines et piémonts

Les plaines qui entourent les massifs montagneux sont d’immenses piémonts que le climat rend steppiques ou désertiques. Au nord de l’Hindou-Kouch, le piémont a 370 kilomètres de long et jusqu’à 70 kilomètres de large à l’ouest, vers Maimana. C’est là que se trouvent les riches oasis irriguées, les villes (Andkhoi, Aqcha, Mazar-i-Sharif, Khulm, Kunduz) et une bonne partie de la population. On y cultive le blé, le coton, la betterave, les oléagineux. Au sud, la pente générale, qui conduit aux marais de Hamun-i-Helmand, dans le Sistan, fait 450 kilomètres de long de Kandahar à Zaranj et presque 300 kilomètres de large dans le sud-ouest du pays. C’est pourquoi on y trouve toutes les gradations entre l’agriculture des jardins d’oasis et le grand nomadisme chamelier des Baloutches. Les sédentaires des vallées et des oasis de piémont constituent probablement la base la plus constante du peuplement; leurs traces, qui remontent au IIIe millénaire avant notre ère, ont pu être mises en évidence ici et là. L’utilisation des sols d’alluvions fertilisés par les eaux des rivières pérennes est encore largement dominée par les modes traditionnels de savoir-faire, savants mais rustiques. C’est sans doute à cette rusticité que les Afghans doivent de subsister tant bien que mal en période de combats. L’aménagement des champs est très soigneux; il repose sur un strict contrôle des eaux de surface (canaux de dérivation, étagement des terrasses de culture) et sur une maîtrise des eaux souterraines, dans le sud et l’est du pays, grâce aux galeries drainantes souterraines que sont les karez . De fréquentes fumures, pratiquées grâce au bétail des étables ou bien au passage des troupeaux sur les chaumes, permettent souvent d’obtenir deux récoltes dans l’année. Céréales et légumes, fruits et melons donnent au paysan une nourriture équilibrée que complète l’élevage, quand les conditions sociales sont elles aussi en équilibre. Mais, depuis que des sédentaires irriguent des zones steppiques ou désertiques, depuis que leur labeur, qui suppose un contrôle constant, leur permet de faire pousser des arbres dans le désert, tous les conquérants de l’histoire savent combien ces efforts sont vulnérables: il suffit de désorganiser le système du contrôle de l’eau pour que la ruine succède à la prospérité. La guerre est impitoyable, même si les intentions avouées de ceux qui la font parlent de reconstruction ultérieure.

Réforme agraire

L’importance du maintien des communautés traditionnelles jusqu’à l’invasion soviétique de décembre 1979 a évité au pays la création d’une caste trop nombreuse de très grands propriétaires fonciers; cela ne signifie pas que les inégalités sociales n’étaient pas grandes à la campagne. Mais les mesures de réforme agraire, prises en principe pour rendre justice aux plus pauvres à partir de 1978 notamment, n’ont pas produit les effets escomptés à cause de la guerre.

Non seulement la réforme agraire afghane se produit au cours d’une guerre civile qui est aussi guerre de religion, mais elle se déroule en plus lors d’un conflit du type «invasion étrangère-résistance nationale». Ainsi le paysan sans terre auquel on donne les champs d’un riche musulman éprouve-t-il le sentiment de commettre une usurpation contraire à l’idéal de charité de l’islam, d’autant plus que cette terre lui est attribuée par un fonctionnaire se réclamant d’un pouvoir athée, marxiste, soutenu par une armée étrangère. S’il accepte, comment les autres paysans le considéreront-ils? Que dira-t-il aux résistants, parmi lesquels se trouve peut-être son frère? La propriété et l’exploitation des terres sont devenues un problème éminemment politique aujourd’hui: pour faire entrer les paysans dans la collaboration, le pouvoir en place tend à partager les terres et à créer aussitôt des groupes d’«autodéfense» pour réunir les nouveaux propriétaires; les résistants, souvent guidés par des représentants de l’ordre ancien, ne peuvent tolérer ces répartitions: et pourtant il faut bien vivre. Ce seul exemple permet de comprendre la complexité des problèmes qui sont posés aux diverses populations de l’Afghanistan.

La fin du nomadisme

Les problèmes posés aux groupes nomades ne sont pas moins dramatiques. La simple comparaison des deux cartes de répartition en été et en hiver permet de comprendre la situation. Celle-ci est une situation de déclin. Depuis un siècle déjà, la colonisation et la modernisation ont déséquilibré les groupes nomades. Le recensement de 1978 ne faisait plus état que de 370 000 nomades (on croyait en 1975 qu’ils étaient 1 million, et les estimations antérieures allaient jusqu’à 2 millions). Ces groupes, depuis longtemps, ne transhument plus vers le Pakistan (seules 3 000 familles hivernaient encore au Pakistan avant la fermeture des frontières par la guerre). Ainsi s’expliquaient les fortes concentrations hivernales dans les plaines orientales et la dégradation générale des conditions de vie qui faisaient d’eux souvent des nomades de «service», prolétarisés puisqu’ils devenaient progressivement les salariés des sédentaires. Ainsi s’expliquaient aussi les fortes concentrations estivales dans les vallées riches et cultivées, aux abords des villes et villages, de groupements de tentes pour les habitants desquelles la vie nomade était devenue synonyme de pauvreté.

Avant 1978, une partie des nomades exerçait fructueusement un commerce de contrebande; la guerre a renforcé celle-ci, mais en dissociant complètement les groupes nomades puisque femmes et enfants ne transhument plus avec les hommes, rassemblés en groupes armés. D’ici à peu de temps, il n’y aura plus de nomades.

3. Histoire

Situé au cœur même de l’Asie et contrôlant les voies de passage vers le sous-continent indien, l’Afghanistan a dû subir, durant sa longue histoire, l’invasion de la plupart des grands conquérants, à commencer par Cyrus le Grand pour finir par la Russie soviétique. Son histoire mouvementée se divise, en somme, en deux parties principales de longueurs presque égales: l’Antiquité et la période islamique, avec les Temps modernes en annexe de cette dernière.

Durant la première période, quoique le pays subît, presque régulièrement, l’incursion des peuples nomades habitant les régions du Nord, les influences culturelles dominantes étaient celles de la Perse, de la Grèce et des Indes.

La deuxième période fut, au contraire, dominée presque entièrement par l’Islam, qui influença profondément la culture du pays. Durant ce temps, l’Afghanistan non seulement fut transformé lui-même en un pays musulman, mais, grâce toujours à sa position géographique, dut servir de base militaire et idéologique à la propagation de la nouvelle religion dans les pays voisins.

C’est seulement au XIXe siècle que le pays entra en contact avec l’impérialisme européen, à la suite des invasions anglaises provoquées par l’éventualité d’une avance russe en direction des Indes.

Quoique le pays ait réussi à recouvrer son indépendance en 1919, sa lente marche vers la modernisation fut brutalement stoppée par une série de coups d’État d’inspiration étrangère, aboutissant, à la fin de décembre 1979, à l’invasion du pays par l’armée soviétique et, par conséquent, à la résistance en masse du peuple afghan.

Les Aryens

La période historique commence en Afghanistan au Ier millénaire avant J.-C., avec la réforme religieuse prêchée par le prophète Zoroastre, en Bactriane, dans la vallée de l’Amou-Daria (l’Oxus des historiens classiques). La nouvelle religion, fondée sur une conception dualiste du monde et de l’histoire, reflétait au fond le conflit perpétuel existant entre les tribus aryennes, sédentaires, pratiquant l’élevage et l’agriculture, d’un côté, et les hordes nomades habitant les pays du Nord et se déplaçant vers le sud, en quête de pâturages et de terres fertiles, de l’autre. Cela explique la place privilégiée accordée dans la nouvelle religion à la protection des animaux domestiques, surtout à celle de l’espèce bovine que l’on retrouve dans le culte de la vache chez les hindous de notre temps, descendants de la branche indienne des Aryens. Outre le bœuf, les Aryens avaient réussi à domestiquer d’autres animaux nécessaires à leur économie rurale, tels que le cheval, le chameau et le chien, qu’ils tenaient en grande estime comme gardien de leur bétail. Ils cultivaient le blé, l’orge et d’autres céréales. La religion, pour eux, était enracinée dans le sol et avait comme tâche de sauvegarder les intérêts d’une communauté agricole dépendant, avant tout, de son bétail. C’est ainsi que pour les Aryens convertis au zoroastrisme, le vrai et le bon (Ahura Mazda ) se confondaient avec l’utile et le profitable, tandis que le faux et le mal (Angra Maina ) correspondaient à tout ce qui était nuisible à la prospérité de la communauté. D’après les traditions des Parsis, descendants des anciens zoroastriens, le prophète vivait au VIe siècle avant J.-C., en Bactriane, au nord de l’Afghanistan actuel, sous le règne du roi local Hystaspe, qu’il réussit à convertir à sa religion. L’existence de ce souverain indique que les tribus aryennes avaient déjà atteint dans leur évolution socio-économique l’étape de la formation d’une administration centrale sous la forme d’une monarchie. Notre connaissance sur l’histoire de ce royaume, qui, en dehors de la Bactriane, comprenait aussi la partie nord-est de la Perse ainsi que le Turkménistan d’aujourd’hui, reste bien limitée. Nous savons cependant que, peu après, le pays fut conquis par le souverain mède Cyrus le Grand (559-530 av. J.-C.), qui le rattacha à l’empire achéménide. À la suite de cette conquête, la nouvelle religion put se répandre largement et devint la religion officielle de l’empire. Cependant, les Aryens ne connaissant pas l’écriture au temps de Zoroastre, le texte de leur livre sacré, Avesta , garda pendant longtemps la forme d’une tradition orale, transmise d’une génération à l’autre, comme les chants védiques de leurs cousins des Indes. En effet, l’Avesta ne prit sa forme actuelle que sous les Sassanides (226-636 apr. J.-C.), après avoir subi un grand nombre de vicissitudes, aussi bien entre les mains de ses gardiens (les mages) que par suite du vandalisme des conquérants. La seule partie du texte actuel qui peut être attribuée à Zoroastre lui-même est celle qui contient les Gathas , ou hymnes religieux, écrits dans un dialecte de l’Iran oriental.

L’empire des Achéménides, fondé par Cyrus le Grand, étendit ses frontières vers l’est au-delà de l’Indus, par suite des conquêtes de Darius Ier (522-486 av. J.-C.). Grâce aux inscriptions sur pierre laissées par ce dernier dans différentes localités, on peut identifier pour la première fois les provinces achéménides correspondant aux principales régions de l’Afghanistan actuel. Ce sont Aria (Herat), Bactriane (Balkh), Arachosia (la vallée de la rivière Arghandab), Gandahara (la vallée de la rivière Kaboul et une partie de l’Indus) et Sattagydia (encore mal identifiée). Un autre témoignage qui vient à notre secours, presque à la même époque, est celui de l’historien grec Hérodote, qui parle non seulement de certaines régions comme Gandarioi (Gandhara), mais aussi de peuples occupant ces régions, que certains historiens modernes ont essayé, avec plus ou moins de succès, d’identifier à certaines ethnies contemporaines.

Le passage d’Alexandre

Alexandre de Macédoine (356-323 av. J.-C.) envahit l’Afghanistan. Après avoir détruit les armées de Darius III, dernier des Achéménides, il entra en Afghanistan par Aria, à la poursuite de Bessus, satrape de Bactriane, qui s’était proclamé empereur et successeur légal de Darius. Le conquérant macédonien était un grand bâtisseur de villes. Cela tenait autant à sa culture hellénique qu’à la nécessité de consolider ses arrières dans sa marche vers les régions inconnues et explique que l’emplacement des villes qu’il a fondées offrait un intérêt autant stratégique que commercial et administratif. La première ville qu’il fit construire en Afghanistan fut l’Alexandrie des Aryens dans la vallée du Hari-Rud, probablement le Herat actuel. De là, il se dirigea vers la Bactriane, au nord de l’Hindou-Kouch, mais une révolte déclenchée par le satrape Artibazane ayant éclaté à Aria sur ses arrières l’obligea à rebrousser chemin. Après avoir mis fin avec sa promptitude et sa brutalité habituelles à l’insurrection, il changea son itinéraire et se dirigea vers Darandjiana, au sud-ouest de l’Afghanistan, s’arrêtant quelque temps à Phrada, qu’on a identifiée soit à Farah, soit à Nadé Ali, situé près de l’embouchure du Helmand. De Phrada, il se porta, en remontant le Hilmand, vers Kandahar, où il fit bâtir l’Alexandrie d’Arachosie, et, se tournant vers le nord, il passa l’hiver 330-329 en Propamizade (Kohistan actuel), région fertile située au pied de l’Hindou-Kouch, où il fonda une autre Alexandrie, celle de Caucasie. Le printemps suivant vit le conquérant traverser l’Hindou-Kouch par le col de Khawak, à une altitude d’à peu près 4 000 mètres, et surprendre à Drapsaca, dans la vallée du Kunduz, Bessus qu’il captura et mit à mort, pour son prétendu crime de lèse-majesté contre Darius III. Après avoir mis de l’ordre dans les affaires de la Bactriane, Alexandre traversa l’Oxus à Zariaspa et poursuivit ses conquêtes jusqu’au-delà de l’Iartaxe (Syr-Daria). En 327, il retourna dans la région de Kaboul, d’où il pénétra en Inde par la vallée du Kunar.

Nous avons indiqué quelques-unes des villes construites en Afghanistan, souvent pour des raisons stratégiques, par ordre d’Alexandre. Il y en eut certainement d’autres dont l’histoire a perdu la trace. Mais ce qui est plus significatif dans les chroniques sur la conquête macédonienne est la référence aux villes qui existaient déjà dans le pays au moment de l’invasion, telles que Phrada (Farah ou Zaranj), Drapsaca (Baghlan ou Kunduz) et Zariaspa, sur l’Amou-Daria. L’existence de ces centres urbains prouve qu’au moment de l’invasion d’Alexandre les provinces formant l’Afghanistan d’aujourd’hui avaient, dans le processus de leur développement socio-économique, atteint la phase de l’urbanisme, qui implique à son tour l’apparition de classes moyennes, composées de commerçants, d’artisans et de fonctionnaires d’État.

Les Gréco-Bactriens

Après la mort prématurée d’Alexandre, à Babylone en 323 avant J.-C., son empire devint un enjeu pour ses lieutenants ambitieux qui, au bout d’une période de troubles et d’anarchie, le partagèrent entre eux en trois parties principales. Tandis que les provinces indiennes retournaient aux souverains locaux, la majorité des conquêtes asiatiques d’Alexandre devenait le fief de Séleucos Nicator (355-280) qui dut toutefois céder l’Afghanistan situé au sud de l’Hindou-Kouch à Chandragupta, fondateur de l’empire Maurya des Indes. Le premier document écrit, découvert en Afghanistan, est dû à l’empereur Açoka, petit-fils de Chandragupta, qui fut célèbre aussi bien par ses conquêtes que par son zèle pour le bouddhisme et par ses sentiments humanitaires. C’est un édit bilingue, en grec et en araméen (langue officielle de la cour), gravé sur pierre et découvert à Kandahar en 1958.

Cependant, au nord de l’Hindou-Kouch, la domination des Séleucides, dont le centre se trouvait à Antioche, en Syrie, céda, petit à petit, la place à une administration locale, fondée par les colonies grecques de Bactriane, tandis que plus à l’ouest les Parthes, tribus nomades venant des steppes du Nord, fondaient une nouvelle dynastie qui régna sur la plus grande partie de l’Iran jusqu’au IIIe siècle après J.-C.

Euthydème de Magnésie (225-190 av. J.-C.), un des premiers souverains gréco-bactriens, reprit aux Maurya, affaiblis après Açoka, les anciennes satrapies achéménides situées au sud de l’Hindou-Kouch, et son fils Démétrios (189-167 env.) étendit son royaume jusqu’aux bords du Gange.

Après Démétrios, le royaume gréco-bouddhique devint, à son tour, la proie de guerres internes, et son centre de gravité passa d’abord à Gandhara et ensuite, avec le roi Ménandre (l’Indien Malinda), à Sialkot dans le Pendjab. La branche de Bactriane succomba sous les coups d’une nouvelle vague de tribus nomades, les Scythes, venant aussi du nord, au début du Ier siècle avant J.-C., tandis que celle des Indes végétait encore pendant quelques décennies. Les noms et les dates des souverains gréco-bactriens nous sont révélés par leurs monnaies, qui ont été découvertes en grande quantité en Afghanistan aussi bien qu’au Pakistan et en Inde. Ce sont des pièces, en or et en argent, remarquables par leur qualité artistique et possédant une grande valeur historique. Mais elles ne sont pas les seules traces de l’hellénisme retrouvées dans cette partie lointaine de l’Asie.

À Ai Khanoum (signifiant en langue ouzbek la dame-lune), situé au nord de l’Afghanistan, au confluent de la rivière Kokcha et de l’Amou-Daria, les ruines d’une ville grecque, avec toutes ses caractéristiques architecturales, qui furent mises au jour par la mission archéologique française témoignent de l’étendue de l’influence hellénique dans le pays de l’Hindou-Kouch sous les Gréco-Bactriens. On doit aussi conclure, d’après les pièces de monnaie déjà mentionnées, que c’est durant cette période que le pays fut doté pour la première fois d’une écriture.

L’invasion des Scythes

Les Scythes, qui furent connus en Asie plus souvent sous le nom de Saka, appartenaient à un conglomérat de tribus souvent nomades, habitant les confins septentrionaux du monde prétendument civilisé, décrit par les historiens classiques. Ces tribus ont joué un rôle souvent déterminant dans la destinée des grandes puissances de l’Antiquité, en Europe aussi bien qu’en Asie, et en Extrême-Orient. Car, habitant des régions peu fertiles, ils se mettaient de temps en temps en mouvement, poussés par des raisons complexes qui tenaient au climat, à la démographie et à l’économie, et envahissaient les régions plus fertiles situées au-delà de la zone qu’ils occupaient habituellement. Il en résultait des conflits prolongés avec les États organisés de l’époque qui, essayant de défendre leur territoire, finissaient quelquefois par s’écrouler sous la pression persistante des envahisseurs, prélude à une période de destruction et d’anarchie plus ou moins prolongée.

Au IIe siècle avant J.-C., les Saka subissaient fortement la pression des tribus Yue-Tche qui, ne pouvant plus pénétrer en Chine, du fait de la consolidation de l’Empire sous les Han, s’étaient mis en marche en direction de l’ouest. Après avoir détruit le royaume gréco-bactrien, les Saka, détournés de l’Iran par les Parthes, prirent la direction du sud et, d’après les informations fournies par la numismatique, arrivèrent à Gandhara au début du Ier siècle avant J.-C. En passant par Darandjiana, dans le sud-ouest de l’Afghanistan, ils lui donnèrent leur nom: Sakestan, au Moyen Âge, et Sistan aujourd’hui. Ensuite, poussant vers le nord et le nord-est, ils pénétrèrent dans la vallée de l’Indus par les passages de Touchi et de Gomal. Ils envahirent le Pendjab sous la conduite de Manès qui régna de 97 à 77 avant J.-C.

Après la mort de ce dernier, qui avait établi sa capitale à Taxila, près de Peshawar, une période de troubles, marquée par l’habituelle guerre de succession, intervint, jusqu’à ce que Azès Ier réussît à rétablir la paix et à asseoir son autorité. Il consolida le pouvoir des Saka dans le nord de l’Inde, son fils Azilizès, puis son petit-fils Azès II, lui succédant sur le trône.

Les Saka, comme la plupart des autres peuples de la steppe, étaient d’excellents cavaliers qui employaient au combat des lances de grande longueur, déjà remarquées par les chroniqueurs d’Alexandre durant la bataille de Gaugamèle.

Les Parthes, qui avaient commencé leurs incursions sur le plateau iranien bien avant les Saka, appartenaient aussi aux tribus nomades habitant les steppes de l’Asie centrale. Comme leurs cousins les Saka, ils étaient des cavaliers intrépides, redoutables par leurs charges à cheval et par leur adresse au tir à l’arc. Après avoir établi leur pouvoir sur la partie nord du plateau, ils étendirent leurs possessions à l’est jusqu’aux limites de l’empire achéménide.

Les hordes parthes envahirent le royaume des Saka par le Sistan durant les premières années de l’ère chrétienne, et la nouvelle dynastie indo-parthe fut établie dans la région contrôlée auparavant par les Saka. Le représentant le mieux connu du nouveau pouvoir fut Gondopharès (mort en l’an 48) dont le nom est associé à la mission, probablement apocryphe, de l’apôtre saint Thomas dans l’Inde du Nord. Malgré leurs prouesses guerrières, les Saka et les Parthes n’ont pas contribué d’une manière significative au progrès économique et culturel des pays qu’ils ont conquis. Leur époque n’était, au fond, qu’une période obscure et destructive, dont les seuls témoignages sont les monnaies, toujours frappées dans le style grec de leurs prédécesseurs.

L’empire kushana

Au moment même où les Parthes essayaient de consolider leur pouvoir dans la vallée de l’Indus, la Bactriane était envahie et occupée par une nouvelle vague de nomades, les Kushana, qui faisaient partie de la confédération des Yue-Tche, tribus habitant les régions situées au nord de la Chine. Les historiens ne sont pas d’accord sur l’origine ethnique des Yue-Tche. Certains les considèrent comme étant d’origine turco-mongole, tandis que d’autres voient en eux une branche des Scythes. Au début de l’ère chrétienne, les Kushana, qui après leur conquête de la Bactriane avaient adopté un mode de vie sédentaire et maîtrisé l’art de l’administration centralisée, déferlèrent au sud de la barrière de l’Hindou-Kouch et réussirent à établir un empire qui, à son apogée, s’étendait jusqu’au Gange. Dans cette invasion, ils étaient menés par le premier grand souverain kushana, Kujula Kadphisès. Son fils, Vima Kadphisès (92-144), consolida l’empire et établit des relations diplomatiques avec Rome et la Chine. Mais c’est avec Kanishka, le fils et successeur de Vima, que l’empire atteignit son apogée.

Kanishka, qui est sans doute une des figures les plus remarquables de l’Antiquité, fut en même temps un grand général, un administrateur habile et un protecteur des arts. Sous son règne, le bouddhisme, qui après Açoka avait dû céder la place, en Inde, au brahmanisme militant, mais avait tout de même conservé sa place au Gandhara, connut une nouvelle période d’épanouissement, grâce à la tolérance religieuse et à l’éclectisme culturel des Kushana, et il s’infiltra avec les caravanes des commerçants dans le Turkistan chinois, en Mongolie, en Chine proprement dite et plus tard en Corée et au Japon.

Sous les Kushana, dont l’ascension correspond au déclin du pouvoir parthe, les échanges commerciaux se développèrent entre l’Empire romain d’un côté et la Chine et l’Inde de l’autre. L’Afghanistan actuel, qui se trouvait au point d’intersection des axes d’échanges, notamment la célèbre route de la soie, connut une période de prospérité sans précédent, dont témoigne le résultat des fouilles pratiquées dans plusieurs régions du pays et surtout à Begram, qui servait de capitale d’été aux souverains kushana. Dans un seul palais, on a mis au jour des objets d’art et des fragments de meubles provenant non seulement d’Inde et de Chine, mais aussi de pays aussi lointains que l’Égypte, la Syrie et d’autres régions de l’Empire romain. Tandis que Rome exportait des vaisselles en or et en argent, des étoffes de lin et de laine, du topaze, du corail, de l’ambre, du vin et des objets de verre, l’Inde envoyait des tissus de coton, de l’indigo, des épices, de l’ivoire, des perles, de la laine de Cachemire et des épées en acier; l’Afghanistan fournissait le lapis-lazuli, le rubis, l’argent, la gomme et certains médicaments. La Chine exportait de la soie brute à Rome et des broderies de soie en Asie centrale et aux Indes. De Sibérie et de Mandchourie, des fourrures et de l’or étaient envoyés vers Rome et l’Inde.

Kanishka mourut en 151 après J.-C. et lui succédèrent trois souverains de sa lignée: Vaseska, Huviska et Vasudeva. Certains historiens, se fondant sur l’étymologie de ces noms, ont conclu que le brahmanisme fut de retour en Afghanistan sous les derniers Kushana, mais cette thèse n’est pas confirmée par l’archéologie et la numismatique, qui indiquent la prépondérance du bouddhisme. Vasudeva, le dernier des «grands Kushana», régna jusqu’au milieu du IIIe siècle après J.-C. sur un empire élargi par de nouvelles conquêtes. Mais, déjà en Perse, au sud-ouest du plateau iranien, apparaissait un nouveau pouvoir, indigène et nationaliste, qui aspirait à la restauration de l’empire des Achéménides dans toute son étendue. C’était la dynastie sassanide dont le deuxième souverain, Shapour Ier, envahit l’empire des Kushana et, après avoir vaincu ses armées, mit à sac sa capitale d’été, Bagram. Toutefois, à cause de la pression continuelle qu’exerçaient les Romains sur la frontière ouest du nouvel empire, il ne réussit pas à consolider son pouvoir en Afghanistan et dut se résoudre à le contrôler indirectement par l’intermédiaire des autorités locales.

Avec la chute des Kushana allait prendre fin une période d’à peu près cinq siècles de prospérité économique et d’épanouissement artistique et culturel, qui avait commencé avec l’établissement de l’État gréco-bactrien et atteint son apogée sous le règne de Kanishka. Quoique l’art dit gréco-bouddhique fleurît encore dans le pays de l’Hindou-Kouch, enrichi par l’apport des écoles sassanide et brahmanique, l’essor du commerce interrégional passant par l’Afghanistan, qui se trouvait à la base de sa prospérité économique, avait disparu en raison du conflit permanent entre les empires sassanide et romain d’un côté, et de l’isolement de la Chine de l’autre.

L’invasion des Huns

Les Huns Hephtalites, qui sont connus aussi sous le surnom de Huns blancs, étaient des hordes turco-mongoles originaires de l’Altaï. Vers la fin du IVe siècle, ils pénétrèrent dans les steppes de l’Asie centrale et occupèrent la Sogdiane et la Bactriane. Un peu plus tard, ils traversèrent l’Hindou-Kouch et descendirent au Gandhara, où ils ruinèrent la civilisation qui avait donné naissance à l’art gréco-bouddhique. De là, comme d’habitude, ils passèrent en Inde et poussèrent jusqu’aux bords du Gange. Cependant, leur conquête, comme celle de leurs cousins d’Europe, fut de courte durée. Ils perdirent les Indes en 528, au bénéfice d’une alliance de souverains locaux, et disparurent de l’histoire lorsque leur armée, prise entre les forces des Sassanides et celles des Turcs, fut écrasée dans le Turkistan en 568.

À la suite de cette victoire, les Turcs occupèrent les régions situées au nord de l’Oxus, tandis que l’Afghanistan tombait de nouveau entre les mains des Sassanides. Mais ceux-ci, ayant perdu leur dynamisme initial, le nord de l’Hindou-Kouch fut partagé par les princes Hephtalites, et, au sud, des satrapes d’origine kushana proclamèrent leur indépendance. Vers le milieu du VIIe siècle, quand l’empire dégénéré des Sassanides s’écroula sous les coups des Arabes musulmans, les Turcs et les Hindous s’infiltrèrent dans les régions nord-est et est de l’empire et contribuèrent à leur tour à l’anarchie causée par la chute de l’administration centrale.

Cependant, malgré des péripéties continuelles, les dernières années de la période pré-islamique furent remarquables par la grande activité religieuse des pèlerins chinois, qui traversaient l’Afghanistan pour se rendre en Inde, en quête de textes bouddhiques. Le plus connu est Huang Tsan, qui nous a laissé une description informative, quoique fragmentaire, de la prospérité relative de régions telles celles des Balkh, Bamian, Kaboul et Jalalabad actuels, vers le milieu du VIIe siècle.

Par ailleurs, à la suite de l’infiltration des Hindous et de l’établissement de la dynastie connue sous le nom des Kaboul Shah, le brahmanisme réussit enfin à supplanter le bouddhisme comme religion dominante et s’opposa pendant à peu près deux siècles à l’extension du pouvoir musulman dans la région orientale de l’Afghanistan centrée sur Kaboul.

La conquête arabe

Les Arabes entrèrent en Afghanistan vers le milieu du VIIe siècle sur deux fronts parallèles: par la ville de Herat au nord et par la province du Sistan au sud. De Herat, ils poussèrent vers Balkh, chef-lieu de l’ancienne Bactriane, où ils se heurtèrent aux Turcs, qui s’y étaient établis après la destruction de la puissance des Hephtalites. Malgré la résistance farouche de ceux-ci, l’armée arabe, soutenue par son prosélytisme, occupa la ville et, poussant au-delà, atteignit la Transoxiane au nord et Tokhar à l’ouest. C’est au cours d’une escarmouche avec l’armée chinoise, dans ces parages, qu’ils firent un certain nombre de prisonniers. Or, parmi ces captifs se trouvaient des artisans du papier qui, une fois installés en Iran, y introduisirent leur technique, ce qui donna un grand essor au développement de la science islamique.

Sur le front du sud, après avoir établi une base solide au Sistan, les Arabes essayèrent d’atteindre Kaboul, capitale des Kaboul Shah brahmaniques. Mais, là, ils eurent moins de succès et durent se contenter de la soumission nominale de ces derniers. L’islam, une fois vainqueur, supplanta complètement en Afghanistan (qui reçut de la part des géographes arabes le nom de Khorassan, ou «pays de l’Est») les religions mazdéenne, bouddhique et brahmanique, qui s’étaient pendant longtemps disputé le pays. Il exerça une influence profonde sur la vie économique et sociale ainsi que sur la culture de la population. L’inclusion du pays dans un vaste empire qui s’étendait des Pyrénées jusqu’aux bords de l’Indus favorisa grandement les échanges commerciaux. Le nombre des habitants de villes telles que Herat, Balkh et Zaranj connut une augmentation sans précédent, et l’agriculture profita d’un marché agrandi. La classe des propriétaires fonciers, les dehkhans , devint le pilier qui soutint, un peu plus tard, les mouvements de libération indigènes.

Sur le plan culturel, tandis que les arts représentatifs (et surtout la sculpture) souffraient des limitations imposées par l’islam, la science et la littérature profitaient de l’épanouissement intellectuel survenu à Bagdad, qui reposait avant tout sur la traduction des œuvres des philosophes grecs et des auteurs iraniens et hindous.

L’apparition de pouvoirs indigènes

Vers le milieu du IXe siècle, l’islam avait perdu une grande partie de son dynamisme, et, quoique le calife de Bagdad fût toujours considéré comme le chef suprême du monde musulman, des mouvements centrifuges se faisaient sentir dans les régions éloignées de l’empire. Les théoriciens du mouvement furent les Cha‘oubites, qui se servaient aussi bien des préceptes égalitaires de l’islam que de la rhétorique grecque pour rejeter le chauvinisme raciste de l’aristocratie arabe. Sur le plan culturel, ils étaient soutenus par un mouvement parallèle en faveur des langues indigènes contre la domination de l’arabe, mouvement qui, dans la partie est du plateau de l’Iran, aboutit à l’apparition d’une langue nouvelle, le persan dari, ou dari tout court, amalgame du pahlawi, la langue officielle des Sassanides, avec les langues locales. La nouvelle langue adopta l’alphabet arabe, qui, malgré ses imperfections, prouva son efficacité pour la propagation des lettres et des sciences.

Une des premières dynasties indigènes qui proclama son indépendance de la tutelle du califat fut celle des Saffarides, fondée vers 861 par un certain Ya‘kub ben Layth al-Saffar, dans la province du Sistan. Après avoir conquis Herat et Balkh, Ya‘kub se rendit à Kaboul et mit fin au pouvoir des Kaboul Shah brahmaniques. Il fut suivi sur le trône par son frère, qui fut vaincu en 903 par les Samanides alors en plein essor.

Descendants de l’aristocratie rurale, les Samanides, originaires de Boukhara, régnèrent de 900 à 990 sur la Transoxiane, le Khorassan et une partie de l’Iran. Grands protecteurs des gens de lettres, ils les encouragèrent à composer leurs œuvres en dari, la langue de leur cour. Mais, avec le temps, leur autorité s’affaiblit, par suite de la maladie commune aux dynasties orientales, à savoir les guerres de succession causées avant tout par la polygamie des souverains. Vers la fin du Xe siècle, leur pouvoir succomba devant l’effort commun des Karakhanides, habitant les steppes du Nord, et de la nouvelle dynastie des Ghaznévides, établie par un de leurs propres esclaves-combattants à Ghazni, au sud de Kaboul.

La domination turque

Avec la disparition des Samanides, le pouvoir passa de nouveau aux mains des Turcs, venus des steppes du Nord en quête de pâturages. Leur modèle s’imposa encore une fois, mais heureusement la destruction, au moins en Afghanistan, resta limitée. Car les nouveaux conquérants, qui avant d’arriver au pouvoir avaient passé quelque temps au service des Samanides, avaient non seulement adhéré à l’islam, mais assimilé, dans une certaine mesure, la culture locale. Ils devinrent donc à leur tour des protecteurs des lettres et des sciences. Cela s’applique surtout à Mahmoud de Ghazni, qui est connu dans l’histoire aussi bien pour sa générosité envers les poètes que pour son zèle iconoclaste.

Mas‘oud ben Mahmoud subit une défaite écrasante devant une nouvelle vague de tribus turques, connues sous le nom de Ghuz, près de Merv en 1038, et il dut se retirer dans son domaine indien.

Les Ghuz établirent la dynastie des Seldjoukides, qui régna surtout en Iran, tandis qu’en Afghanistan le pouvoir affaibli des Ghaznévides subit en 1150 l’assaut du terrible Alauddin de Ghur, qui reçut le surnom de Djahan Soz ou «incendiaire du monde» à cause de la destruction totale de la belle ville de Ghazni, sur son ordre.

Shamsuddin Mohammad, successeur d’Alauddin, envahit à son tour les Indes et, après avoir détruit le pouvoir des Rajputs, s’empara de Delhi où il établit une nouvelle dynastie qui fut le point de départ du pouvoir musulman dans l’Inde du Nord. Ironie de l’histoire, malgré son influence durable dans les Indes, le pouvoir ghuride fut de courte durée dans son pays d’origine, l’Afghanistan. Car il fut attaqué à son tour par une nouvelle puissance, d’origine turque, celle des Khwarazam Shah, établie dans l’oasis d’Organj, à l’embouchure de l’Amou-Daria. Par conséquent, au début du XIIIe siècle, alors qu’une des plus effroyables invasions de l’histoire se préparait en Mongolie, sous la direction du terrible Gengis khan, le Khorassan faisait partie de l’empire de Khorezm, qui fut le premier à subir le choc de la nouvelle avalanche.

Avec cette invasion, la phase ascendante de la civilisation islamique touche à son terme. La région du Khorassan, qui comprenait en grande partie l’Afghanistan actuel, avait beaucoup contribué à l’épanouissement de cette civilisation. Quoique cette partie de l’Asie eût subi plusieurs invasions et de fréquents changements de dynastie, la technique administrative s’y était perfectionnée avec le temps grâce à la création des services nécessaires (finances, armée, justice, etc.), le tout contrôlé par un vizir, correspondant plus ou moins à un Premier ministre. Des grands vizirs, comme Maïwandi, sous les Ghaznévides, et Nezam-ul-Mulk, sous les Seldjoukides, avaient contribué à donner à l’administration un caractère institutionnel.

L’avalanche des Mongols

Les Mongols étaient l’une des innombrables tribus de race jaune habitant le plateau du Gobi, situé au cœur même de l’Asie, entre la Chine et la Sibérie. Au début du XIIIe siècle, cette petite tribu acquit une importance sans commune mesure avec sa taille, grâce à la personnalité de son chef, Temujin, surnommé Gengis khan, qui unissait, à un rare degré, le génie militaire et l’astuce politique. Après avoir conquis la Chine du Nord et le bassin du Tarim, il envahit en 1220, avec une armée de 150 000 cavaliers, l’empire des rois du Khorezm, qui avait remplacé les Seldjoukides et les Ghurides comme pouvoir dominant en Asie centrale. La Transoxiane fut occupée et ravagée de fond en comble. Puis ils attaquèrent le plateau de l’Iran. Une colonne, prenant le chemin de l’ouest, passa par Herat et une autre, se dirigeant vers le sud, traversa l’Hindou-Kouch. Elles réussirent, en deux ans, à occuper, piller, incendier tous les centres urbains, ainsi que les fermes et les villages situés sur leur chemin, et à en massacrer les habitants. Ce fut une destruction quasi totale des fruits de la civilisation islamique, accompagnée de l’extermination de la population urbaine. Seuls les artisans eurent la chance d’échapper au massacre, en acceptant d’être déportés en Mongolie.

En 1222, Gengis khan retourna en Mongolie en laissant le Khorassan à son fils Jaghataï, qui ne montra pas beaucoup d’ardeur pour l’administration de son domaine.

Les Tadjiks, qui occupaient la vallée du Hari-Rud, furent les premiers à établir une dynastie indigène semi-indépendante, celle des Karts, au Khorassan. Ils réussirent à reconstruire en partie la ville de Herat et à remettre en valeur les installations abandonnées, comme les barrages, les canaux d’irrigation, les ateliers d’artisanat.

Timour le Boiteux et les Timourides

Peu de temps après, un nouveau conquérant vint mettre fin à l’œuvre commencée. C’était Timour Leng «le Boiteux» ou Tamerlan, qui, se mettant à la tête des hordes turco-mongoles, envahit le plateau de l’Iran, avec le zèle destructeur d’un nouveau Gengis khan. Les Karts résistèrent à Herat reconstruit par leurs soins, mais n’arrivèrent pas à arrêter l’ouragan et périrent avec la ville en 1383. Le reste du plateau iranien subit le même sort. La destruction fut tellement complète qu’au Sistan même les digues conduisant l’eau dans les canaux d’irrigation n’y échappèrent pas, et cette riche et prospère oasis retourna au désert.

Heureusement, les descendants du terrible conquérant furent d’une tout autre qualité. Ayant assimilé la culture islamique, ils essayèrent, par tous les moyens, non seulement de réparer les dégâts causés par leur terrible ancêtre, mais aussi de promouvoir les arts et les sciences. Par conséquent, au XVe siècle, la ville de Herat fut le berceau d’une renaissance qui ne le cédait en rien à sa rivale de la même époque, en Italie.

Période de décadence

Il n’est pas aisé de déterminer avec précision les raisons de la décadence économique et culturelle dont fut victime le Khorassan, après la défaite des Timourides devant les Ouzbek, dans les premières années du XVIe siècle. Mais il est de fait qu’après cet événement les régions constituant l’Afghanistan d’aujourd’hui perdirent, dans une grande mesure, la vitalité qui, auparavant, les incitait à se relever chaque fois qu’elles avaient subi les ravages des invasions. D’un côté, les incursions répétées des armées turco-mongoles avaient sapé en profondeur les classes laborieuses qui constituaient la base de la civilisation islamique dans la région, et, de l’autre, le partage du Khorassan, entre les deux empires (les Grands Moghols à l’est et les Safavides à l’ouest) privait le pays d’une capitale qui jouait un rôle civilisateur. Mais la cause la plus déterminante fut sans doute le fait que, juste à ce moment, le progrès technique de la navigation permit aux nations européennes d’emprunter des voies de commerce maritime avec les pays d’Orient, au détriment de la voie continentale qui traversait l’Afghanistan et le mettait en contact avec les régions civilisées du monde. Le résultat en fut l’isolement prolongé du pays, aggravé par l’obscurantisme culturel de la classe dirigeante, qui ne prit fin qu’avec la proclamation de l’indépendance au XXe siècle.

Durant les deux siècles suivants, tandis que l’est de l’Afghanistan (avec la ville de Kaboul) était contrôlé par les Grands Moghols et l’ouest (avec la ville de Herat) par les Safavides, Kandahar, située à un point stratégique entre les deux empires, devint la pomme de discorde qui les jetait l’un contre l’autre. C’est pendant cette période, et en partie à la suite de cette rivalité, qu’un nouvel élément ethnique local, celui des Pachtoun, fit son apparition sur la scène politique de la région.

Les Ghilzai

Au début du XVIIIe siècle, la révolte à Kandahar de la tribu Ghilzai, dirigée par son chef Mir Waïs, libéra la ville après l’assassinat du gouverneur safavide. Mir Waïs, qui était aussi intelligent que courageux, avait auparavant étudié de près l’état déplorable de la cour d’Ispahan et préparé judicieusement son plan de campagne.

Il mourut en 1715 et, après l’usuelle dispute de succession entre son frère et son fils Mahmoud, celui-ci accéda au pouvoir et conduisit son armée, composée de tribus pachtounes et autres, à la conquête d’Ispahan, capitale de l’Iran, où il entra en 1722, après un siège de plusieurs mois.

Le roi safavide, Sultan Husain, ayant cédé son trône au vainqueur, Mahmoud se mit à administrer le pays comme successeur du régime précédent. Malheureusement, ce n’était pas une tâche aisée, parce que le conflit entre Persans et Pachtoun était rendu encore plus complexe en raison de l’hostilité traditionnelle opposant les Iraniens sch 稜‘ites aux Afghans sunnites. Mahmoud, qui d’ailleurs souffrait de paranoïa, détruisit les dernières possibilités de coexistence par le massacre gratuit de la famille royale iranienne et par d’autres actes de tyrannie, aussi cruels qu’inutiles. Cela fournit à son cousin Ashraf, fils du défunt Aziz, l’occasion de se venger comme le prescrivait le code tribal des Pachtoun. Profitant d’une crise nerveuse du souverain, il le mit à mort et s’empara du pouvoir. Ashraf était un homme de tout autre calibre que son prédécesseur. Non seulement il repoussa les armées turque et russe, qui avaient pénétré en Iran, mais il se préparait à consolider sa position à l’intérieur du pays lorsqu’il se heurta à la personnalité du nouveau commandant des forces iraniennes, le futur Nadir shah. Malgré son courage et sa persévérance, Ashraf fut vaincu, dans une série de rencontres, grâce à la supériorité tactique de son adversaire, et il périt alors qu’il s’enfuyait aux environs de Kandahar en 1730.

Peu après, Nadir, qui s’était entre-temps fait élire empereur de Perse, assiégea Kandahar, où Husain, cousin d’Ashraf, dut se soumettre à lui, après une défense prolongée. Le conquérant iranien se rendit alors par Kaboul en Inde, où il mit à sac Delhi, capitale des Grands Moghols.

Nadir shah passa comme un éclair sur l’horizon de l’histoire de l’Asie centrale. Ayant perdu son équilibre mental, il périt en 1747, victime d’un complot tramé par ses propres courtisans.

L’empire des Durani

Originaire du Khorassan et élevé dans la religion sunnite, Nadir avait choisi les membres de sa garde personnelle parmi les Pachtoun et les Ouzbek, sunnites comme lui-même. À sa mort, et selon ses ordres, un des capitaines de la garde, Ahmad khan, se mettant à la tête des cavaliers pachtouns, prit le chemin de Kandahar. Là il convoqua une assemblée des chefs des tribus pachtounes, dominée par ceux qui lui étaient favorables et, avec l’assistance d’une personnalité connue pour sa ferveur religieuse, il se fit élire souverain d’une nouvelle dynastie, qu’il appela Durani.

Fidèle à la tradition, Ahmad shah se tourna vers l’Inde et y dirigea entre 1748 et 1767 huit expéditions. Quoiqu’il eût poussé son armée au-delà de Delhi, qu’il eût mis à sac et décimé en 1761 la confédération hindoue des Marhattes, vers la fin de son règne il avait perdu, face au pouvoir naissant des Sikhs, une grande partie du Pendjab. Il avait eu la sagesse de ne pas déplacer sa capitale, qui resta à Kandahar, dans une ville nouvelle qu’il fit construire à peu de distance de la ville détruite par Nadir shah.

Outre ses conquêtes en Inde, Ahmad shah annexa à son empire la partie nord-ouest de l’Iran et le versant nord de l’Hindou-Kouch jusqu’à l’Amou-Daria. C’était un souverain sage, plein d’énergie mais modéré dans ses goûts. Son administration reposait sur un système tribal et féodal, dans lequel l’autorité était déléguée par le souverain aux khans ou chefs de tribus qui contrôlaient, de façon héréditaire, le pouvoir, aussi bien dans l’administration centrale que dans celle des provinces. L’armée était formée essentiellement de contingents fournis par eux, à la demande du souverain. En échange de ces services, les khans recevaient des terres agricoles comme fief et obtenaient le droit de percevoir l’impôt. À la tête de la hiérarchie tribale se trouvaient les Durani qui avaient reçu les meilleurs lots de terre avec des privilèges ayant trait au paiement de l’impôt; puis venaient les autres tribus pachtounes, et, en bas de l’échelle, se trouvaient les Tadjik, les Hazara et les autres ethnies. À côté de la loi religieuse, les usages pachtouns – qui privaient les filles de leur part d’héritage et obligeaient la veuve à se remarier dans la famille de son époux défunt – étaient appliqués par décret royal.

Ahmad shah fut suivi sur le trône, en 1773, par son fils Timour qui, pour se soustraire à l’influence des chefs Durani, déplaça la capitale de Kandahar à Kaboul. Timour qui, du vivant de son père, avait été gouverneur de Herat et de Lahore, fut un bon administrateur et sut préserver, dans ses grandes lignes, l’empire dont il avait hérité. Mais, accessible à tous les plaisirs, il eut un large harem et laissa derrière lui, à sa mort en 1793, plus de vingt fils qui, après s’être disputé le trône pendant un quart de siècle, perdirent le pouvoir au profit d’une autre branche des Durani, celle des Barekzai. C’est au milieu de cette période de troubles perpétuels que les Anglais, inquiets des manœuvres de Napoléon Bonaparte en direction de l’Inde, décidèrent d’établir des relations privilégiées avec leurs voisins du nord de la péninsule. Leur envoyé, Mountstaurt Elphinstone, visita à cette fin Peshawar en 1809 et conclut avec Shah Shudja un traité d’alliance qui n’eut pas, d’ailleurs, l’occasion d’être mis à l’épreuve.

Dost Mohammad et la première guerre anglo-afghane

Les Barekzai, ou plutôt leur branche des Mohammadzai, qui avaient arraché le pouvoir aux descendants d’Ahmad shah, commencèrent par partager le pays en un certain nombre de principautés indépendantes. Ayant perdu auparavant leur chef, le dynamique vizir Fateh khan, il fallut à peu près cinquante ans aux frères de ce dernier pour rendre à l’Afghanistan un semblant d’unité sous l’égide de l’infatigable Dost Mohammad, un des frères cadets de Fateh khan. Entre-temps, Peshawar, la capitale d’hiver des Sadozai, tomba aux mains des Sikhs, et Herat fut attaqué par le souverain persan, Mohammad shah. Bien que les Hératis aient repoussé l’armée persane, les Anglais, hantés par la possibilité d’une offensive russe en direction des Indes, décidèrent de restaurer sur le trône de Kaboul leur protégé sadozai Shah Shudja, qui conclut avec eux le traité de Lahore en 1838. L’année suivante vit l’armée britannique s’avancer vers Kandahar et Kaboul, par le défilé de Bolan. Après une série de rencontres indécises, Dost Mohammad se rendit aux Anglais et fut envoyé aux Indes. Mais Shudja ne réussit pas à rallier la population à cause de ses liens avec les Britanniques, et, lorsque la révolte éclata dans sa capitale même, il dut se retirer dans son château. L’armée anglaise capitula et fut décimée au cours de sa retraite, durant l’hiver de 1841-1842.

Après une courte expédition «punitive», durant laquelle ils détruisirent quelques-uns des plus beaux monuments de la capitale afghane, les Anglais évacuèrent le pays en y renvoyant l’émir Dost Mohammad, qui remplaça Shudja, assassiné au moment de sa fuite.

De 1843 à 1863, Dost réussit par sa persévérance à refaire l’unité de l’Afghanistan, dans des limites plus restreintes qu’auparavant, en éliminant l’une après l’autre les principautés semi-indépendantes de Kandahar et de Herat. Il abandonna Peshawar aux Anglais, qui s’y étaient établis après la chute du gouvernement sikh en 1846 et, en revanche, reconquit le Turkestan afghan situé au nord de l’Hindou-Kouch. Il y renforça son pouvoir par l’établissement de colonies pachtounes parmi les populations indigènes. Il mourut en 1863 à Herat, après avoir rattaché cette ville à l’administration centrale.

Shir Ali et la deuxième guerre anglo-afghane

Après la traditionnelle guerre de succession entre les fils de Dost, dont le nombre dépassait la vingtaine, Shir Ali l’emporta et put régner jusqu’en 1878 sans encombre. Il entreprit un certain nombre de réformes, dont la plus importante fut l’établissement d’un Conseil des ministres et la création d’une armée de type moderne. Sous son règne, l’imprimerie fut introduite et le premier journal publié. Mais il négligea d’introduire l’éducation moderne, et l’effet bien modeste de ses réformes fut annulé par sa désastreuse politique étrangère.

Après avoir accepté pendant quelque temps l’assistance des Britanniques, il se brouilla avec eux pour des raisons d’importance secondaire et se laissa manipuler par la Russie tsariste, dans une manœuvre politique qui fournit aux Anglais le prétexte à une nouvelle invasion de l’Afghanistan. La guerre se prolongea pendant deux ans, durant lesquels l’émir mourut à Mazar, dans le nord de l’Afghanistan, sans réussir à obtenir l’aide russe qui lui avait été promise. Son fils et successeur Ya‘koub fut banni et exilé en Inde, après avoir conclu avec les Anglais un traité qui leur cédait des régions d’importance stratégique. Mais le peuple ne se laissa pas pacifier, et les Anglais, hantés par le désastre de la première guerre, se retirèrent après avoir conclu avec le futur roi Abdul Rahman un nouvel accord.

Période de consolidation

L’émir Abdul Rahman gouverna l’Afghanistan pendant vingt et un ans (1880-1901) d’une poigne de fer. Il pacifia les chefs récalcitrants des tribus, en imposant au pays un régime de terreur excessif et souvent inhumain. Sur le plan extérieur, il s’arrangea pour délimiter les frontières de l’Afghanistan avec l’assistance des Anglais, dont il avait accepté la tutelle dans ses relations extérieures.

Son fils Habibullah lui succéda sur le trône. Quoique d’un caractère différent, celui-ci poursuivit, dans le domaine de la politique étrangère, les grandes lignes tracées par son prédécesseur, et il réussit, malgré les efforts des Turcs et des Allemands, à maintenir la neutralité afghane pendant la Première Guerre mondiale. À l’intérieur, il mit fin au régime de terreur instauré par son père, et il introduisit dans le pays l’éducation moderne. Mais, se consacrant aux plaisirs des sens, il abandonna de plus en plus les affaires d’État à son entourage et fut assassiné au cours d’une partie de chasse en 1919.

Les réformes amanistes

C’est sous le règne de l’émir Habibullah que le premier mouvement constitutionnel fit son apparition en Afghanistan. Ses chefs les plus radicaux furent exécutés ou mis en prison. Mais le mouvement, qui avait réussi à pénétrer la cour, ne fut pas étouffé complètement, et l’un de ses membres les plus énergiques succéda à l’émir assassiné, en la personne de son fils Amanullah. Le nouveau roi inaugura son règne par la double déclaration de l’indépendance et d’une série de réformes dont l’objectif général était la modernisation de l’État afghan. La déclaration d’indépendance aboutit à une courte guerre contre l’Angleterre qui décida assez vite d’accepter les demandes du nouveau régime. Après ce succès, le nouveau souverain se mit à organiser son gouvernement sur le modèle des administrations modernes, et il introduisit une série de réformes dans le domaine social et économique. Certaines d’entre elles furent accueillies avec enthousiasme, comme l’abolition du servage, mais d’autres, surtout celles touchant au statut des femmes, provoquèrent l’hostilité des éléments privilégiés, et lorsque le roi, à la suite d’un voyage en Europe, voulut en hâter le rythme, le mécontentement éclata en révolte, et Amanullah fut forcé de quitter le pays et de chercher refuge à l’étranger.

Nadir shah et sa famille

Après un court intervalle pendant lequel un ancien brigand occupa provisoirement le trône, un des cousins d’Amanullah, ancien commandant de son armée, s’empara de la capitale et se fit proclamer roi d’Afghanistan sous le nom de Nadir shah. Il régna pendant quatre ans, soutenu par les éléments conservateurs à l’intérieur et par la Grande-Bretagne sur le plan international. Lorsque sa politique se heurta aux critiques des éléments progressistes, il élimina les opposants d’une façon sommaire, ce qui aboutit à son propre assassinat commis par un étudiant en 1933.

Nadir shah fut suivi sur le trône par son fils Zahir, qui avait fait des études en France. Pendant longtemps, Zahir shah laissa les affaires d’État aux membres de sa famille, qui, en plus de la présidence du Conseil, occupèrent d’autres fonctions importantes. Il y eut cependant une courte période de détente, juste après la Seconde Guerre mondiale, avec quelques tentatives, plutôt timides, en direction de la démocratie. L’arrivée au pouvoir du prince Daoud, cousin du roi, en 1953, non seulement arrêta les mesures prises dans ce sens, mais instaura de nouveau un régime policier et répressif. Cependant, cette période se distingue aussi par des tentatives de développement économique et de réformes en ce qui concerne la situation des femmes. Le système d’économie dirigée, à base de planification, fut adopté, et des projets d’infrastructures furent réalisés, surtout dans le domaine des communications et de l’énergie. Mais c’est sur le plan de la politique étrangère que des changements significatifs eurent lieu. Après le départ des Anglais du sous-continent indien et la formation du Pakistan en 1947, le gouvernement afghan, alléguant des raisons historiques et ethniques, réclama pour les habitants de la province de la Frontière du Nord-Ouest et du Baloutchistan pakistanais le droit à l’autodétermination. Cela donna naissance à la question du Pachtounistan, qui allait envenimer pour longtemps les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan. Daoud, qui était un des partisans les plus zélés du Pachtounistan, se rapprocha de l’Union soviétique, qui l’encouragea dans cette voie, et il prit la grave décision de confier à ses nouveaux amis le monopole de la formation des cadres et de l’armement de l’armée afghane.

En 1963, il dut quitter le pouvoir en raison du fiasco de sa politique relative au Pachtounistan et du mécontentement général suscité par ses méthodes policières. Avant sa démission, Daoud avait présenté au roi un plan de «réforme» politique, fondé sur l’établissement d’un parti unique. Mais Zahir shah, optant pour un système plus démocratique, chargea le docteur Mohammad Yussuf, ministre de l’Industrie et des Mines, de former le nouveau gouvernement. Il lui assigna aussi la tâche de préparer une nouvelle constitution et d’entreprendre des réformes allant dans le sens de la démocratie. Le nouveau Premier ministre, après avoir formé un gouvernement composé d’intellectuels et de technocrates, prépara une constitution fondée sur le principe de la monarchie constitutionnelle, avec interdiction faite aux membres de la famille royale d’accéder aux postes de l’État. La Constitution fut adoptée par le Loy Djirga (Grande Assemblée) et promulguée par le roi, le 1er octobre 1964. Les premières élections au scrutin secret eurent lieu l’été suivant, et le nouveau Parlement commença son travail en octobre 1965.

Dès les premiers jours, on put discerner trois tendances différentes au sein du Parlement: une majorité de conservateurs, composée surtout de grands propriétaires fonciers et de chefs de tribus, s’opposant à toute réforme substantielle; une minorité centriste, cherchant à appliquer l’esprit de la Constitution et les réformes qu’elle prévoyait; enfin, un petit groupe de communistes, suivant la ligne de Moscou. Ce dernier réussit à s’infiltrer parmi les étudiants et à fomenter des troubles qui poussèrent le nouveau gouvernement du docteur Yussuf à démissionner. Le gouvernement de Mohammad Hashim Maiwandwal qui suivit s’inclina devant la nouvelle force de gauche, qui, profitant des circonstances favorables, consolida sa position parmi la jeunesse et endoctrina le corps des officiers subalternes formés par les Soviétiques. Plus tard, lorsque le Premier ministre entreprit de former son propre parti, avec un programme éclectique, il fut balayé du pouvoir par la collusion des deux extrêmes et remplacé en 1967 par son ministre des Affaires étrangères, Noor Ahmad Etemadi.

Les années 1963 à 1968 furent décisives dans l’histoire de l’Afghanistan moderne. Car, après une longue période de stagnation politique et sociale, caractérisée par la domination de la famille royale, s’appuyant sur les chefs de tribus – avant tout, ceux de l’ethnie pachtoune –, une tentative venait d’être faite pour élargir la base du pouvoir, offrant à la nouvelle couche de technocrates l’occasion de prendre part au gouvernement du pays, et au peuple en général la possibilité d’exhaler ses plaintes et d’exprimer ses espoirs. Mais une collaboration imprévue entre une partie de la famille royale et certains éléments de gauche créa une atmosphère défavorable à la réalisation de ces plans, et le roi, se laissant intimider par les pressions venant des deux côtés, n’osa pas promulguer les lois qui devaient compléter la Constitution (comme celle sur la formation des partis politiques), condamnant ainsi le Parlement à la paralysie et le peuple au désespoir.

4. Inadaptation politique et sous-développement

Entre 1968 et 1973, la monarchie afghane paraissait à tous les observateurs soucieuse de maintenir ses privilèges au point qu’elle laissait se perdre dans les sables tout projet de modernisation. C’était elle pourtant qui avait lancé le mouvement. C’était à elle qu’il devait profiter. Il faut en effet se souvenir que pendant les années soixante une tentative «démocratique» pour sortir le pays de la stagnation a existé. Cette tentative correspondait aux besoins de la partie la plus cultivée de la classe dirigeante et convenait bien aux impatiences de ses fils, souvent formés à l’étranger et empêchés d’exercer tous leurs talents en raison du caractère archaïque des institutions. Le roi Zaher, d’esprit libéral, favorisa cette tentative en faisant élaborer puis promulguer une constitution, le 1er octobre 1964, qui proposait la mise en place d’un régime parlementaire très modéré.

Mais c’était déjà trop pour que se comblât le divorce entre, d’une part, les «traditions historiques et culturelles du pays» et, d’autre part, les «exigences de l’époque». Il n’existait pas encore de partis politiques au sens habituel du terme, mais des groupuscules d’extrême gauche réunis autour d’un homme ou d’une idée, ce qui explique les rivalités personnelles violentes dès le départ et, entre autres, l’échec de Babrak Karmal aux élections de 1969.

Toute cette période «démocratique», de 1964 à 1973, fut en fait une représentation que se donna une classe dirigeante très étroite, au cours de laquelle les extrémistes, très peu nombreux au départ, purent se regrouper et se reconnaître, s’infiltrer dans les services publics et l’armée, et préparer des lendemains qui chanteraient.

La République du prince Daoud

Le coup d’État du prince Daoud, cousin germain et beau-père du roi, ancien Premier ministre de 1953 à 1963, mit fin à l’expérience démocratique qui avait été marquée, sur le plan intérieur, par l’immobilisme.

Malgré sa réputation d’homme énergique, et bien que son coup d’État ait eu pour objet de «faire avancer» l’État afghan dans la voie des transformations modernes, le régime nouveau s’enlisa bientôt. Les amis de B. Karmal, du parti Parcham, se rallièrent à Daoud, mais leur pression conduisit le nouveau chef de l’État à les éloigner, puis à rechercher l’aide de l’Arabie Saoudite et des autres pays musulmans pour équilibrer la dépendance croissante du régime vis-à-vis de Moscou. Cette velléité d’indépendance coûta la vie à Daoud et mit fin à son régime; en effet, déçus de son attitude, les Soviétiques encouragèrent de plus en plus les marxistes afghans à s’unir et à peser sur Daoud. Une fois regroupées dans un Parti démocratique et populaire, en 1977, les deux factions Khalq et Parcham n’avaient plus qu’à attendre l’occasion propice, qui se présenta le 27 avril 1978.

C’est que la déception avait touché toutes les catégories de la population afghane. Après une phase d’état de grâce, on s’aperçut vite que la solution républicaine du prince Daoud n’était que la version «progressiste» du maintien de la classe aristocratique déçue par les incapacités de la monarchie. Aussi, au pouvoir et à la tête des affaires, s’installa un petit clan, tandis que l’aristocratie issue de l’ancienne famille royale se tenait, pour l’essentiel, dans l’expectative. Elle conservait les bases de sa puissance. Sous le régime de Mohamed Daoud, la vie politique, tout comme la vie économique, resta dominée par le jeu des rapports entre clans, familles, clientèles, relations occultes. Quelques riches propriétaires terriens régnaient encore de loin sur les campagnes, traitaient les administrateurs locaux par le mépris et l’argent et prélevaient entre 30 et 40 p. 100 de la récolte obtenue par leurs métayers; dans les villes où se trouvaient les riches, qui n’était pas petit commerçant ou ne travaillait pas dans un petit atelier ne pouvait être que serviteur, colporteur, travailleur occasionnel. Il y avait très peu d’ouvriers d’industrie (de 40 000 à 50 000), peu de professions libérales, un clergé en déclin mais encore bien entretenu par la population sur laquelle l’islam maintenait son emprise. La société afghane demeurait figée, engluée dans des pratiques qui accentuaient le décalage par rapport à l’évolution parfois rapide des pays voisins. Restait la fonction publique: le sort des fonctionnaires d’exécution n’était guère plus enviable que celui des autres catégories défavorisées. Mais dès qu’on accédait à quelque parcelle du pouvoir d’État, tout pouvait s’acheter. Ainsi se constituaient des fortunes par divers prélèvements sur la population. Il en résultait l’accroissement numérique d’une administration inefficace, incompétente et corrompue, issue de pratiques féodales. L’État afghan, au lieu de devenir un État moderne, demeurait un des freins les plus puissants au développement du pays. En même temps, les classes moyennes, qui devaient leur existence soit au gouvernement, soit au début du développement favorisé par l’aide internationale, se trouvaient dans la position d’une petite bourgeoisie empêchée de réaliser ses aspirations par la seule présence d’une couche aristocratique avide et amorphe. Ces blocages internes étaient suffisants pour qu’une nouvelle étape soit franchie dans l’évolution de la société afghane.

La «révolution de Saur»

Le coup d’État communiste du 27 avril 1978, couramment appelé en Afghanistan la «révolution de Saur» (Saur est le mois du calendrier afghan qui va du 22 avril au 22 mai), ne mit pas tout de suite en éveil la majorité des forces conservatrices du pays. On peut d’ailleurs penser que, si elles avaient été capables de réagir instantanément à ce type de coup d’État, elles auraient pu mettre auparavant en place un régime qui aurait proposé une solution de droite, de type fasciste, aux blocages du sous-développement. Il faut une fois encore chercher dans le comportement tribal des forces politiques de droite l’absence d’une réponse organisée aux défis de la gauche, bref l’inexistence d’un comportement politique adapté aux problèmes complexes du monde moderne.

Cette incapacité revenait donc à laisser le champ libre aux instituteurs, ingénieurs, petits serviteurs de l’État, aux élèves des lycées urbains, aux militaires surtout, à tous les membres des catégories sociales qui ne pouvaient participer au pouvoir des anciennes clientèles. En fait, les membres des Partis communistes et leur soutien sont le produit du développement de l’instruction publique combiné à la stagnation économique. L’absence de perspectives pour des jeunes gens sous-payés, sous-employés et surtout surqualifiés pour les tâches qu’on leur demandait d’exécuter ne pouvait que favoriser la diffusion d’une idéologie revendicatrice, radicale et socialisante. L’immobilisme des uns donnait aux autres l’impression qu’ils disposaient d’une dynamique puissante qu’ils pouvaient étayer sur un sens de l’histoire fourni opportunément par le marxisme vulgaire.

Une partie du peuple mesura aussitôt les conséquences du changement. Alors que le coup d’État de 1973 n’avait entraîné le départ du pays que de 1 500 personnes environ, celui d’avril 1978 déclencha l’exode de 110 000 personnes au Pakistan. C’est que la revendication marxiste hautement affirmée ne pouvait que créer une réaction islamique brutale en retour (exil) ou bien, plus généralement, une résistance passive extraordinairement enracinée dans les consciences.

Face à la coalition des mécontentements voilés et des premières actions violentes de guérilla, la peu nombreuse minorité qui avait pris le pouvoir ne put s’empêcher de déclencher une répression d’autant plus incohérente que les rivalités entre Khalq et Parcham avaient repris de plus belle. Qui plus est, le nouveau pouvoir, au fur et à mesure de ses règlements de compte (emprisonnements, exils, purges, assassinats, culte de la personnalité), ne parvenait à se maintenir qu’en instaurant la bureaucratisation, la militarisation et le totalitarisme. C’est ainsi que, dès juillet-août 1978, B. Karmal et les siens étaient chassés du pouvoir par le Khalq et expédiés dans des ambassades lointaines; en septembre 1979, Taraki était abattu par son second, Hafizullah Amin; en décembre 1979, Amin était à son tour abattu par les Soviétiques, et B. Karmal venait au pouvoir dans les fourgons de l’armée.

Pendant toutes ces péripéties, les paysans, les artisans, les travailleurs modestes, les petits propriétaires et les quelques dizaines de milliers d’ouvriers (soit 90 p. 100 de la population) non seulement ne participaient en rien aux luttes pour le pouvoir qui se déroulaient à Kaboul, mais en plus étaient soumis à des réformes brutales, des campagnes de mots d’ordre excessifs, des menaces concernant leur foi. Les arrestations se multipliaient, les tortures également, bref le cortège habituel qui accompagne la création des régimes totalitaires. Et les réfugiés, qui étaient passés à 193 000 lors du coup d’Amin (sept. 1979), étaient 400 000 au début de janvier.

5. La fin d’une aventure discutable: 1978-1989

Un accord en quatre points sur le retrait militaire soviétique a été signé le 14 avril 1988 à Genève par le Pakistan, l’Afghanistan, les États-Unis et l’U.R.S.S., en présence du secrétaire général de l’O.N.U. Il comportait les points suivants:

– accord bilatéral entre l’Afghanistan et le Pakistan sur les principes de relations mutuelles (non-interférence et non-intervention);

– accord bilatéral entre l’Afghanistan et le Pakistan sur le retour volontaire des réfugiés;

– garanties internationales signées par l’U.R.S.S. et les États-Unis;

– accord sur l’échelonnement sur neuf mois du retrait soviétique à partir du 15 mai 1988, le tout étant achevé le 15 février 1989.

Les raisons du départ de l’armée soviétique sont diverses; elles existaient depuis longtemps et participaient même, avant le déclenchement de la guerre, du refus de certains dirigeants de l’époque de suivre l’équipe Brejnev en 1978-1979 dans cette aventure. On peut citer, pêle-mêle, le gain diplomatique que représente ce retrait dans le Tiers Monde, particulièrement dans le monde islamique; l’absolue nécessité pour Mikhaïl Gorbatchev d’offrir ce règlement comme cadeau de bienvenue dans les discussions soviéto-américaines sur le désarmement; la nécessité de réduire les dépenses militaires pour aider à la réussite de la perestroïka ; l’échec patent du régime communiste à Kaboul. Rien n’exprimait mieux peut-être l’état d’esprit des Soviétiques que l’article d’Alexandre Prokhanov paru en février 1988 dans la Literatournaia Gazeta :

«Nous supposions que le parti démocratique du peuple de l’Afghanistan serait à même de créer dans le pays une structure efficace et que cette stabilité l’emporterait. Ce ne fut pas le cas.

«Pourquoi? Des erreurs de ligne, des formules inadéquates pour imposer le socialisme sous une forme “non afghane”, “non islamique” qui offensa la tradition et tourna à la violence et à la répression, à la persécution des mollahs et au mépris des coutumes. Les luttes de factions à l’intérieur du parti, l’érodant, le démoralisant et le paralysant; l’extermination des leaders; la peur inhibante et le manque de créativité. Et, à l’arrière-plan, la bureaucratisation, le refus de se sacrifier pour la révolution, la peur de se retrouver au milieu des foules de paysans musulmans, l’incapacité d’arriver à un dialogue avec le peuple: tout cela créa et aggrava le drame. À partir de ces jours de décembre 1979, la ligne politique du gouvernement de Kaboul changea à plusieurs reprises. Des forums d’État furent précédés par les prières des mollahs. Le drapeau cessa d’être rouge et gagna une bande verte islamique. Le parti cessa de parler de la création d’une société socialiste. Il renonça au monopole du pouvoir. Il proclama le pluralisme. [...] La réconciliation nationale fut proclamée, une ligne de compromis sans précédent avec les ennemis. Tout cela pour dire que les buts originaux n’ont pas été atteints.»

L’économie de l’Afghanistan était devenue extrêmement dépendante de l’U.R.S.S. pour la totalité de ses importations de sucre et une bonne partie de ses besoins en céréales et en riz, pour 95 p. 100 des produits dérivés du pétrole, pour 84 p. 100 de ses équipements en machines et 65 p. 100 du coton. Le commerce extérieur du pays se faisait en 1989 aux deux tiers sur la base des accords de troc avec l’U.R.S.S. et l’Europe de l’Est. Tel est le fait majeur avec lequel devront compter les nouveaux maîtres du pays, quels qu’ils soient.

Une enquête réalisée par le professeur Azam Gul pour le comité suédois pour l’Afghanistan a montré que l’état de l’agriculture afghane après dix ans de guerre ne permettait pas d’envisager le retour des réfugiés afghans avant au moins deux ou trois ans: 30 p. 100 des fermes ont été abandonnées, le cheptel a diminué de 55 p. 100, le système d’irrigation a été fortement endommagé ou détruit, la production alimentaire n’est plus que le tiers de celle de 1979. Non seulement les campagnes ont durement souffert, mais les grandes villes ont reçu un afflux de réfugiés intérieurs (11 p. 100 de la population) qui déséquilibre complètement la production.

Kaboul est passée de 600 000 à 3,5 millions d’habitants. La surpopulation de la capitale est due, dans une large mesure, à une arrivée massive de ruraux fuyant les campagnes.

Dans le cas où la situation politique s’envenimerait, la base économique d’une partition de fait existe, entre un Nord afghan et tout ce qui se trouve au sud de l’Hindou Kouch. Le Nord est la région d’exploitation des gisements de gaz, dont l’U.R.S.S. «pompait» chaque mètre cube grâce à un gazoduc relié à son propre territoire: un peu plus de 2,7 milliards de mètres cubes par an. La région de Mazar-i-Sharif, Maimana et Balkh a été une région modèle de l’«amitié» soviéto-afghane: en 1987 et au début de 1988, deux protocoles de coopération avaient été signés avec l’Ouzbékistan soviétique, chacun d’eux pour une valeur dépassant 1 million de roubles. Tous les aspects socio-économiques étaient concernés, notamment le développement agricole et industriel, le commerce, l’éducation et les affaires.

Plusieurs éventualités avaient été admises par les observateurs au début de 1989, après le retrait des troupes soviétiques du pays:

– Le maintien de Najibullah au pouvoir dans une zone réduite à Kaboul, à l’extrême nord et à quelques grandes villes. Victoire soviétique, mais hypothèse très improbable: seul l’éclatement immédiat d’une guerre civile parmi les moudjahidin sur une grande échelle avait empêché Kaboul de tomber aux mains de la résistance un jour ou l’autre.

– La mise en place à Kaboul d’un gouvernement de moudjahidin, nécessairement faible, mais suffisamment légitime pour combler le vide politique (en laissant la province aux mains des fronts militaires déjà constitués par la résistance); un tel gouvernement (qui serait soit le gouvernement en exil de Peshawar, soit un gouvernement présidé par le roi, soit tout autre combinaison), reconnu par l’O.N.U. et les grandes puissances, avait pu seul rétablir indépendance et neutralité, sans vraiment administrer le pays.

– La ruée vers le pouvoir des différents partis de la résistance, aussitôt suivie d’un reclassement général des alliances entre commandants de la résistance et chefs militaires du régime de Kaboul sur des bases ethniques et non politiques. Cette hypothèse suppose la disparition totale du régime de Najibullah, supprimant ainsi le seul ciment commun aux résistants: l’esprit de «guerre sainte». Dans ce cas, les réalignements se feraient sur des bases ethniques (surtout pachtounes contre persanophones), ravivant le clivage naturel entre Nord et Sud. C’est la «libanisation» de l’Afghanistan, où la clé des conflits, derrière la rhétorique politique, serait en fait ethnique et communautaire. Les différents fronts ne reconnaîtraient alors aucun État central (ou bien des États opposés).

C’est cette dernière éventualité qui a prévalu, mais en avril 1992 seulement.

6. Les scénarios d’un futur proche

Quatorze ans après la «révolution de Saur», qui avait porté au pouvoir un maigre Parti communiste composé de deux fractions rivales, le communisme disparaît en Afghanistan, en avril 1992, comme il avait disparu quelques mois plus tôt dans l’ex-empire soviétique. Le cycle réduit parcouru s’inscrit dans plusieurs autres cycles dont les dates précises restent à définir par les historiens. On devine les contours de certains d’entre eux, qui concernent directement l’Afghanistan. Les uns sont à peine plus longs (1950-1990, le Tiers Monde; 1917-1991, le bolchevisme), d’autres de durée variable et d’intensité également variable (le grand jeu russo-anglais de 1815 à 1895, l’antinomie développé-sous-développé, 1492-?, la vie des grands empires centrasiatiques comme celui de B bur, le rapport entre islam et laïcité, les relations entre nomades et sédentaires, etc.). À ces cycles se superposent deux cycles proprement afghans, celui de la domination pachtoune sur le pays, qui a pris la forme d’une monarchie depuis 1880, puis d’une révolution islamique à partir des années 1960; celui de la composition ethnique du pays, marqueterie de peuples qui ne vivent ensemble depuis 1747 que pour des raisons de proximité géographique.

La fin du cycle communiste court remet au premier plan les incertitudes sur le sort du pays, qui paraissent devoir durer au moins plusieurs décennies. Elle contraint les observateurs à se poser de nouveau l’ensemble de la question afghane depuis les origines. Dans un système monde défini, pour quelque temps, à la fois par la prééminence des États constitués et par celle de pouvoirs extra-nationaux fondés sur la gestion mondiale de l’économie («multinationales» et organisations internationales), les jeux complexes auxquels ils se livrent, fondés sur des dizaines d’autres cycles plus ou moins particuliers, concernent au plus haut point l’État afghan, qui fait partie des États faibles, constitués naguère pour des raisons extérieures à leur propre dynamique. Les craintes exprimées ici ou là pour conjurer un éclatement du pays soulignent une fragilité ancienne.

Qu’est-ce qu’être afghan aujourd’hui? Le concept d’identité nationale, qui fonde chez tout individu son appartenance à un État, paraît étrangement déformé dans les différentes populations qui constituent l’État afghan actuel, et particulièrement difficile à définir. En première analyse, on pourrait dire que les frontières géographiques du pays constituent un champ clos dans lequel des forces s’exercent, qui tendent toutes, avec ou sans appuis extérieurs, à prendre la meilleure part possible de l’ensemble. À partir de bases régionales, chaque entité tente de s’approprier la meilleure part du centre de décision que représente le pouvoir d’État à Kaboul. Par un accord tacite, aucun des autres États du monde ne souhaite le dépeçage de l’État afghan, pour des raisons parfois contradictoires, et chacun de ceux qui se sentent concernés pèse pour soutenir l’un des groupes majeurs qui occupent le champ clos.

Quelles sont donc les forces en présence? La nouveauté est la constitution d’une sorte d’État dans l’État dans le nord-est du pays, que le commandant Massoud a passé plusieurs années à construire. Depuis sa capitale de Taleqan, il dominait onze provinces sur trente et une, levait des impôts, faisait fonctionner l’enseignement, assurait sa propre police. Nécessité faisant loi, il mit même en construction une route carrossable permanente pour joindre sa région au Chitral pakistanais, créant l’axe commercial entre Pakistan et Tadjikistan ex-soviétique dont personne n’osait plus rêver. L’autre rêve d’une liaison ferroviaire entre l’Asie centrale et les mers chaudes devrait faire l’objet de projets.

Pour mieux saisir l’ensemble de la situation, il faut partir d’une carte des peuples, la fin du XXe siècle étant caractérisée par l’émergence généralisée des ethnies qui n’ont pu se constituer en État-nation au XIXe siècle, ou qui ont été maltraitées à cette période. La carte qui représentait les implantations territoriales des groupes ethniques avant la guerre, déjà très complexe, s’est encore modifiée depuis. Le changement majeur paraît être un retour à la période d’avant 1880, quand les colonisations d’Abd ur Rahman n’avaient pas conduit nombre de fractions de tribus pachtounes sur les terres des peuples établis au nord de l’Hindou Kouch. Les Pachtounes avaient appris à régner en maîtres sur le pays, avec la bénédiction de leurs voisins, à condition qu’ils maintiennent à l’intérieur du pays un ordre acceptable et s’abstiennent de troubler les zones frontalières. À l’exception des problèmes avec le Pakistan dans les années 1950 et 1960, nombre de tribus nomades se déplaçant de part et d’autre de la frontière, la tranquillité avait été générale. Certes, des revendications avaient bien éclaté çà et là, au sud avec les Baloutches, au centre avec les Hazaras chiites, mais, globalement, l’ordre avait régné. Ce n’est pas un hasard si les maîtres du pays, y compris les communistes, furent des Pachtounes, tel l’ancien président du pays, de 1986 à 1992, Mohamed Najibullah. Il appartient à la fraction ahmedzaï des Ghilzaï, qui a donné à l’Afghanistan plusieurs maîtres depuis un siècle. Pendant les dernières années de guerre, son souci principal fut de se concilier les différents groupes ethniques, ou de faire abattre secrètement leurs chefs quand ils résistaient. Bourgeois devenu communiste, passé par Moscou en 1979 et fort lié au K.G.B., il rentra dans son pays avec l’armée soviétique en décembre 1979. Chef de la sécurité de Babrak Karmal, son prédécesseur à la tête de l’État, puis responsable des services secrets, il était de tous les dirigeants le mieux armé pour réduire les conflits ethniques, grâce à sa connaissance détaillée des moindres alliances, quand Gorbatchev décida de quitter l’Afghanistan envahi par Brejnev. Le Pachtoune Najibullah a réussi à créer dans le Nord une milice ouzbèke et une autre ismaïlienne à ses ordres, avec le soutien de généraux laïcs issus de familles pachtounes du Sud. Il a su négocier finalement avec son ennemi Massoud, Tadjik, chef du parti Jamiat, islamiste modéré, et n’a dû quitter le pouvoir qu’en raison du changement de camp du général des milices ouzbèkes Dostom. En revanche, ses relations avec Gulbuddin Hekmatiyar, Pachtoune lui aussi, mais islamiste fondamentaliste, allié temporairement aux chiites d’Iran, soutenu par le Pakistan, furent toujours extrêmement tendues et lui auraient valu, si Massoud ne l’avait emporté, un sort moins enviable que l’exil en France.

La chute du régime de Mahomed Najibullah, attendue dès l’annonce du retrait soviétique, a pris beaucoup de temps, du 15 février 1989 au 16 avril 1992, en raison de conflits internes à la résistance afghane et du maintien de l’aide soviétique jusqu’au coup d’État manqué d’août 1991 à Moscou. Elle s’est passée, contre toute attente, calmement. Il a suffi d’un accord entre Massoud et Dostom pour que les Pachtounes du régime Najibullah se rallient à un État islamique modéré, tandis que d’autres Pachtounes rejoints par des musulmans fondamentalistes de tous bords passaient dans l’opposition ouverte. Kaboul, en mai 1992, est une curieuse capitale, installée au centre d’un État dont la géographie est étrange: un centre de plusieurs millions d’habitants borné par un périmètrede sécurité de 35 kilomètres, des bases militaires installées en camps retranchés, que se partagent des factions, les grandes villes, les routes contrôlées par des groupes armés susceptibles de devenir soit une armée nationale, soit les troupes de choc de conflits ethniques; des campagnes qui commencent à reprendre une vie de temps de paix, où se reconstruisent les villages et se tissent les relations nouvelles entre familles parfois opposées; des zones frontalières encore dangereuses, que commencent à traverser en unmouvement centripète les premiers milliers des 3 millions de réfugiés qui avaient fui les combats; des grandes puissances intéressées, guettant ce que fait le voisin et tentant d’accroître leur rôle dans le pays, etc. Au gouvernement, la répartition des postes est toute provisoire. Elle résulte d’accords fragiles, qui se présentent comme une sorte de partage des dépouilles. Sebghatullah Modjadeddi, rentré de Peshawar où il était exilé, est le nouveau président du pays. Le commandant Massoud, maître du Nord-Est,ministre de la Défense, a réuni autour de lui les cinq autres courants sunnites, dont le Harakat, l’Ettehad, le Mahaz. Le général Dostom, chef ouzbek des milices du Nord-Ouest ralliées aux résistants, doit repartir dans sa capitale provinciale, Mazar-i-Charif. L’ennemi commun est devenu le chef fondamentaliste du Hezb-i-Islami, Gulbuddin Hekmatyar, qui tient les provinces du Sud-Est. En revanche, le parti Watan (La Patrie), anciennement au pouvoir sous le sigle de P.D.P.A. (Parti démocratique du peuple afghan), reprend du service en accord avec les Tadjiks du Pandjchir.

Mais, en mars 1993, la signature d’un accord de paix stipule que Hekmatyar devient Premier ministre, tandis que le Tadjik Burhanuddin Rabbani, membre du Jamiat-i-Islami et président par intérim depuis juin 1992, le restera jusqu’en 1995. Enfin, en mai 1992, le général Massoud démissionne de son poste de ministre de la Défense. Au début de 1995, le fait marquant est la progression du Taliban, parti qui se réclame de l’islam et dont les membres sont animés d’une ferveur religieuse; ses victoires militaires devraient, selon lui, permettre d’instaurer un consensus national.

Les jeux sont loin d’être faits. Tout l’avenir du pays dépend de l’évolution des rapports de forces entre les fractions armées, les groupes ethniques, les pouvoirs régionaux, les idéologies islamiques. Il dépend aussi de l’évolution des pays limitrophes. Tant qu’il a existé une U.R.S.S., on pouvait concevoir pour l’Afghanistan une sorte de «finlandisation» islamique, sorte de protectorat non avoué habillé du qualificatif d’État neutre. Il ne peut désormais plus en être question, et le rôle des cinq nouveaux États islamiques de la C.E.I. (Communauté des États indépendants) sera déterminant pour l’avenir du pays. La Russie elle-même ne demeure pas inactive; elle n’hésite pas à intervenir militairement en 1993, voire par des bombardements en 1994, pour lutter contre les rebelles tadjiks réfugiés en Afghanistan. Tant qu’il a existé à Téhéran un pouvoir révolutionnaire islamique porteur d’un message messianique, on pouvait craindre que les affrontements entre musulmans chiites et sunnites ne deviennent le conflit majeur après la dissolution du régime communiste. Mais il semble que la politique iranienne ait pris un tour beaucoup plus subtil, et que le statut de puissance régionale que l’Iran semble en mesure d’atteindre, depuis la défaite de l’Irak et la désagrégation de l’empire soviétique, conduise les relations irano-afghanes vers des rapports de bon voisinage. Tant que le Pakistan s’est cru en mesure de garder sous son contrôle les principaux acteurs de la résistance au pouvoir communiste à Kaboul, il n’a pas craint de pousser à la création d’un État islamique supplémentaire. Mais il n’est pas certain que le succès des dirigeants actuels lui convienne longtemps, si les Pachtounes y puisent les forces d’un nouveau combat pour leur identité nationale. Tant que le monde était constitué de deux blocs opposés, on pouvait penser que les puissances voisines, soutenues secrètement par les deux Grands, auraient avantage à faire de l’Afghanistan un nouveau lieu d’affrontements permanents, les groupes ethniques rivaux se chargeant d’une sorte d’autodestruction à la libanaise. Depuis 1992, des conflits d’une extrême violence se déchaînent, tant les peuples sont depuis longtemps hostiles les uns aux autres et tant les haines accumulées pendant la guerre demeurent à fleur de peau. Il semble bien que le souci des autorités du pays soit l’établissement de conditions dans lesquelles de tels affrontements pourraient être évités, d’où, en 1993, en 1994 et en 1995, une série de trêves et de cessez-le-feu pour tenter, en vain, de mettre fin aux combats. Mais il ne suffit pas de régler politiquement des problèmes idéologiques. L’ensemble de l’économie du pays est à reconstruire, et lamanière dont cette reconstruction sera menée peut conduire à d’autres causes de conflit, si tel ou tel groupe se sent exclu de la remise en marche du pays.

7. Une économie à reconstruire

L’Afghanistan serait devenu, en 1991, le premier producteur mondial d’opium, devant la Birmanie. Cette production n’est qu’un épisode dû à la guerre. On peut penser que, lorsque le système productif pourra fonctionner, les champs de pavot laisseront la place aux cultures vivrières et autres dont le pays a besoin. Seuls seront conservés les pavots traditionnellement cultivés par les régions anciennement spécialisées dans cette activité lucrative.

La concentration de la population à Kaboul et à ses alentours risque d’être plus difficile à gérer. Certes, l’activité des commerçants afghans, pakistanais et indiens du bazar a été entravée par les années de guerre et de communisme, malgré la prolifération des marchés parallèles, et les «batailles de Kaboul» n’ont fait qu’aggraver les conditions des échanges. Tout le nord du pays – et une grande partie du Sud – voyait son développement bloqué par la fermeture des frontières de l’U.R.S.S. On doit s’attendre dans le futur à une organisation entièrement nouvelle du commerce dans la région. La situation de carrefour enclavé, qui avait si durablement handicapé jusque-là l’Afghanistan, présente à nouveau un intérêt. Les républiques islamiques d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan, l’Iran lui-même ne peuvent ignorer le potentiel de croissance que représente la région. Les richesses naturelles exploitables existent et peuvent faire l’objet d’une mise en valeur judicieuse. Tout l’effort consenti par l’U.R.S.S. entre 1979 et 1989 n’est pas perdu, même si les conditions de sa rentabilité sont pour le moment douteuses. Le jeu libéral, la constitution d’États islamiques modérés ou d’États laïcs moins hostiles à l’islam que jadis peuvent faire apparaître assez rapidement les conditions d’un développement lent mais régulier. L’Afghanistan se trouve dans une situation qu’il n’a encore jamais connue, et qui est également nouvelle pour l’ensemble des pays qui l’entourent. Situation que menace la violence résultant de la conjonction de rivalités ethniques et de conflits entre conceptions différentes de l’islam.

8. Art et archéologie

L’Asie moyenne, appelée Afghanistan depuis l’époque de Hiuan-ts’ang (VIIe s. apr. J.-C.), couvre les régions situées de part et d’autre de l’Hindou-Kouch. Son art est mieux connu aujourd’hui, grâce aux spectaculaires découvertes de villes, de nécropoles, de hauts-lieux de culte et de monastères bouddhiques. Ces travaux illustrent, d’une manière plus complète que jadis, les cultures variées qui se sont mêlées sur ces territoires ainsi que l’expansion des religions. On peut donc risquer une synthèse encore inconcevable dans les années cinquante. Elle subira probablement encore maintes transformations, mais restera sans doute dans l’axe entrevu, par les premiers pionniers français, puis révélé par des missions archéologiques internationales auxquelles se joignent, depuis les années 1960, les archéologues afghans eux-mêmes.

Au cours d’une période qui s’étend du Paléolithique supérieur (30 000 ans av. J.-C.) au Néolithique et à l’âge du bronze, l’art participe à la koiné culturelle de l’Asie moyenne, entre Caspienne et Indus; il est particulièrement représenté, à partir du Néolithique, par de belles poteries et des petites terres cuites prophylactiques.

Puis, au cours d’une période qui s’étenddes conquêtes des rois achéménides, venus de Perse au VIe siècle avant J.-C., à la fin du royaume gréco-bactrien, dans la seconde moitié du IIe siècle avant J.-C., l’art est nettement influencé par les apports irano-hellénistiques, tant en Bactriane qu’au Séistan, surtout après le raid qu’Alexandre de Macédoine fit dans ces régions entre 330 et 327 avant J.-C.

On a retrouvé certaines villes «grecques», avec un ensemble assez fragmenté de productions artisanales et artistiques, des «trésors» enfouis, et des monnaies d’une qualité rare, frappées par les rois locaux pour leur propagande.

La période suivante, dite barbare, chevauche quelque peu la précédente (IIe s. av. J.-C. - IIe s. apr. J.-C.); elle correspond aux passages des Saka (Scythes), plus ou moins hellénisés, des Parthes, d’abord philhellènes puis iranisés, et surtout des Kouchans, dont l’art original et profondément réaliste, qu’on ne doit plus confondre avec l’art du Gandh ra, est inspiré à la fois de l’hellénisme et de l’art royal des Parthes. De ces cultures différentes, mêlées de façon anarchique, nous restent des villes, souvent reconstruites sur les ruines d’établissements antérieurs, hauts lieux dynastiques et religieux décorés de statues de pierre et de modelages d’argile, et des monnaies d’or ornées du visage des conquérants.

Au cours de la dernière période (IIe-VIIe s. apr. J.-C.), que l’on peut qualifier de bouddhique, on assiste à une prolifération étonnante et durable de monuments religieux, abondamment décorés à la demande des moines ou des donateurs, laïques ou princiers (Kouchans tardifs, Kouchano-sassanides, Hephtalites et Turks); c’est un âge d’or, tant pour les sculpteurs et les modeleurs que pour les peintres. Ces artistes adoptèrent pendant longtemps la tradition iconographique gandharienne: la légende bouddhique; puis, évoluant en suivant les différentes doctrines des nouvelles sectes, ils abandonnent la figuration anecdotique pour présenter des mandala stylisés, chargés d’aider les aspirants à l’éveil à atteindre leurs objectifs transcendants.

Parallèlement (à partir des IVe - Ve s.), les religions hindouistes progressent vers l’Asie centrale, grâce à l’appui de certaines dynasties locales, et les artistes décorent des temples de peintures, ou mêlent, dans les chapelles des monastères, les idoles aux icônes bouddhiques.

La préhistoire et la protohistoire

Depuis les années 1950, on découvre des nuclei , des «coups de poing», des burins et des grattoirs, dans des abris sous roche ou dans des grottes, à Kara-kamar près de Haibak (C. S. Coon, 1951-1954), à Ak-kupruk (L. Dupree, 1959-1966), et à Ghar-i-mordeh-gusfand (L. Dupree et autres auteurs, 1970) dans la région de Balkh; à Dara-i-kur au Badakshan (L. Dupree, 1966) et au Dasht-i-N wur sur les rives d’un ancien lac entre Kaboul et Ghazni (L. Dupree et R. S. Davis, 1976). Ces objets sont datés généralement du Paléolithique moyen et récent.

Vers le IXe et le VIIIe millénaire, le Néolithique se met en place, au moment où cueilleurs et chasseurs sont remplacés, dans toute l’Asie moyenne, par les agriculteurs qui construisent les premières maisons de pisé. Puis la poterie paraît; elle est attestée pour la première fois en Afghanistan, sur les sites de Ghar-i-mar et de Ghar-i-asp (L. Dupree et C. Kolb, 1972), où, après une période a-céramique, on trouve des tessons datant du VIe millénaire.

La découverte du site de Mundigak (J. M. Casal et D.A.F.A., 1951-1956) est encore aujourd’hui la source de renseignements la meilleure et la plus complète.

On y compte sept niveaux principaux de constructions s’échelonnant de la fin du IVe millénaire à 800 environ avant J.-C. On suit particulièrement bien le développement architectural du site, du début à la fin de la séquence, et on a trouvé de nombreux niveaux d’habitations munies d’un certain «confort», puis un palais, élevé sur une base monumentale cannelée, et enfin un monument massif, peut-être un temple.

La poterie, faite au tour et ensuite à la main, est comparable à celle de sites aussi distants les uns des autres que Suse et Tepe-hissar en Iran, Namazga au Turkmenistan, Quetta et Amri dans la vallée de l’Indus. On trouve des coupes, des pots, des vases, et une forme locale inédite: le vase à pied, à panse légèrement bulbeuse, appelé verre à dégustation. Ces récipients sont nus, ou décorés de motifs peints en noir sur une légère engobe blanche: dessins géométriques denses ou aérés, feuillages variés, parmi lesquels on reconnaît la feuille du pipal , frises d’animaux passants (ibex, capridés, oiseaux).

À tous les niveaux, mais surtout à ceux qui correspondent au milieu du IIIe millénaire, on découvre des figurines de terre cuite, en plus ou moins grande quantité; il y a surtout des animaux (bovidés, capridés, un seul petit porc), et, en moins grand nombre, de petites idoles féminines, représentant sans doute la fécondité ou l’abondance (déesses-mères): le nez pincé, les yeux ronds et creux relevés d’une pointe de peinture noire, les seins proéminents et la taille fine, elles sont parées de multiples colliers et sont parfois polychromes. Une seule figurine masculine réaliste étonne par sa présence insolite.

Deux petites têtes sculptées dans la pierre tendre et blanche, dont l’une est malheureusement très abîmée, sont les seuls témoignages de la sculpture à Mundigak à la fin du IIIe millénaire avant J.-C.

À Said-qala-tepe, près de Kandahar (J. G. Shaffer, 1971-1972), le matériel céramique correspond aux niveaux III, 5-6 et IV, 1 de Mundigak. Les petites terres cuites sont plus rustiques et moins bien conservées, on remarque un fragment de figurine anthropomorphe assise.

À Deh-morasi-gundhai (L. Dupree, 1963), site voisin, la période d’occupation intéressante correspond au niveau IV, 1 de Mundigak. Quelques déesses-mères sont plus finement traitées que celles de Mundigak (P. Gouin, 1963); l’une d’elles est parée d’un collier à huit rangs de perles, rehaussé de peinture ocre.

Au milieu et à la fin du IIe millénaire avant J.-C., de nouvelles techniques apparaissent: la métallurgie prend quelque importance, les hommes travaillent le bronze puis le fer.

Datée également du IIe millénaire, une découverte très récente a étonné les chercheurs: le site de Shortugaï (H. P. Francfort et M. H. Pottier, 1978) est un établissement de caractère harapéen et post-harapéen situé au bord de l’Amou-darja, en Bactriane orientale. Les auteurs y ont découvert des poteries caractéristiques du style de Harappa, et d’autres semblables aux céramiques de Sogdiane (culture de Biskent) et de Bactriane. Les traces d’une industrie du métal plus particulièrement axée sur la bijouterie (creusets contenant des dépôts cuivreux, or en feuille et nombreux éclats de lapis-lazuli) attestent les occupations artisanales des habitants, qui se trouvaient peut-être à l’origine du commerce de cette pierre semi-précieuse, dont les mines sont situées à quelques journées de marche vers le sud.

En Bactriane, à l’ouest de Balkh, autour des villes antiques de Dashli et Emshi, de nombreux sites ont été fouillés, parfois clandestinement: on y a trouvé et on y trouve encore des dépôts funéraires datant de ces mêmes époques (P. Amiet, 1977). Ce sont des objets et des parures: miroirs de bronze, parfois à manche anthropomorphe, flacons à khôl, épingles à tête ciselée, colliers et bracelets de métal ou de perles enfilées.

La période irano-hellénistique

Des céramiques, des petites terres cuites, des objets de bronze sont également découverts dans les villes construites par les satrapes achéménides pour servir de bases à leur organisation politique et financière; mais en dehors de ces objets, ces capitales de la Drangiane, de la Bactriane et de l’Arachosie livrent peu d’informations; leurs murs d’argile crue, séchée au soleil du désert, se sont évanouis dans le sol, et, seules, les photographies aériennes, prises en période de sécheresse, révèlent des plans et des orientations.

Quand Alexandre arrive dans la région, en 330 avant J.-C., il la trouve organisée et souvent prospère; malgré les luttes contre certains satrapes locaux, il prend le temps d’ordonner la construction de villes nouvelles, les Alexandries, qui n’ont pas encore été retrouvées, mais devaient être conçues comme les villes dites de garnison, bâties pour abriter les soldats laboureurs et les familles qu’ils fondaient en Orient. Citées dans les textes, décrites aussi, elles étaient, à l’instar des camps militaires hellénistiques, de plan hippodamien et comportaient des remparts, une citadelle, et les monuments habituels, nécessaires à la vie municipale.

Parmi les villes fouillées, on retrouve des niveaux hellénistiques à Kandahar, Balkh, Emshi-tepe et Begram, l’exemple le plus frappant est cependant la ville de Aï-khanoum en Bactriane orientale, au confluent de l’Amou-darja et de la rivière Koktcha.

Aï-khanoum, vaste métropole régionale, place forte stratégique commandant la route vers la Chine, par la vallée du Kyzyl-su, et peut-être emporium du commerce du lapis-lazuli, et des pierres semi-précieuses du Badakshan, est une des découvertes majeures de ces dernières années (D. Schlumberger et D.A.F.A., 1964; P. Bernard et D.A.F.A., 1965-1978).

À l’intérieur d’un mur fortifié de quatre kilomètres de périmètre, au pied d’une colline-citadelle, la ville étend ses bâtiments de briques d’argile cuites ou crues, parementées de pierre ou d’enduits stuqués et peints. De tradition grecque sont l’entrée monumentale (propylée), le tombeau du fondateur de la cité, le gymnase, la palestre, le théâtre; de tradition séleucide ou néo-babylonienne sont le temple, aux murs scandés de redans, et un somptueux palais (mégaron à couloirs) pourvu d’aménagements sophistiqués.

Les décors des cours et des salles du palais ont été en partie reconstitués par les archéologues: un patient travail de quinze années permet d’admirer les colonnes à chapiteaux pseudo-corinthiens du péristyle monumental, et les chapiteaux de pilastres, en bois, de style ionique, qui ornaient deux salles de réunion.

Les objets d’art trouvés dans les ruines témoignent aussi d’une double tradition, grecque et iranienne, mais les chercheurs pensent qu’ils sont les œuvres d’artisans locaux, copiant les modèles apportés par les voyageurs. Les tailleurs de pierre ont laissé quelques statuettes de divinités masculines ou féminines ou, peut-être, des images funéraires; certaines sont inachevées, tels l’éphèbe se couronnant de feuillage et un pilier hermaïque représentant un vieillard barbu.

Dans la cella du temple à redans, une statue monumentale acrolithe représentait Zeus-Oromazdès, divinité mixte du panthéon irano-grec: son corps était de bois et d’argile, son visage, ses mains et ses pieds chaussés de sandales sont taillés dans le marbre; cette technique commode et peu onéreuse était employée en Asie Mineure à la même époque.

Les modeleurs sont intervenus pour décorer de reliefs historiés deux salles du palais, autant qu’on peut le comprendre en examinant les débris tombés au pied des murs, parmi lesquels on retrouve des fragments de membres, bras et jambes nues, des morceaux de draperies assez hellénistiques, et même des pattes de lion, pouvant faire croire à la représentation d’une léontée.

Des orfèvres travaillaient dans les ateliers de la ville; on a retrouvé leurs modèles: des emblema de plâtre reproduisant par moulage des motifs connus de la toreutique hellénistique, semblables à ceux qui ont été découverts à Begram; on a retrouvé aussi une de leurs œuvres: une assiette d’argent doré représentant la déesse Cybèle, sur son char traîné par deux lions. Réalisé dans l’esprit des produits de la Perse ou de la Parthie, cet objet est bactrien par son originalité de style et d’iconographie.

Les bronziers fabriquaient des statuettes de divinités copiées sur les revers des belles monnaies bactriennes, mais dont la technique rustique confirme l’origine locale, comme dans la représentation un peu naïve d’un Héraclès se couronnant de feuillage. La numismatique bactrienne, avec ses belles médailles d’argent, a été connue très tôt; elle a été longtemps le seul témoignage artistique de cette région. Son étude permet une approche plus fine de l’histoire et de l’histoire des religions: on a découvert à Aï-khanoum une monnaie d’Agathocle, portant au revers un dieu indien, arrivée là par les voies du commerce après 170 avant J.-C.

La ville de Aï-khanoum, fondée peut-être par un vassal bactrien des rois séleucides, fut détruite, puis reconstruite au temps du roi bactrien Eucratides vers 150 avant J.-C. Elle fut complètement abandonnée au moment de l’avance des nomades kouchans, vers 130-120 avant J.-C. De ce fait, nous avons sous les yeux une ville grecque de Bactriane, dont l’étude a corroboré les notions pressenties par les premiers chercheurs, mais qui n’avaient pas pu être confirmées par des faits. Maint détail iranisant et hellénisant, présent à Aï-khanoum, se retrouve en Afghanistan du Sud et au Gandh ra, et on comprend mieux comment la Bactriane a servi de relais pour leur propagation vers l’Inde.

La période barbare

On connaît l’époque pendant laquelle les Saka, les Parthes et les Kouchans envahissent ou traversent l’Afghanistan pour aller en Inde (fin du IIe siècle av. J.-C. - IIe siècle apr. J.-C.) sous le nom de période barbare.

Les orfèvres saka connaissaient depuis longtemps les différentes techniques de transformation du métal, ainsi que le montage des pierres dures; ils ont travaillé pour toutes les cours hellénistiques de la mer Noire à l’Oxus; installés en Bactriane occidentale et au Séistan, ils exécutent les parures d’or des seigneurs locaux, et en particulier celles qu’on a découvertes dans les tombes de Tillia-tepe, près d’Emshi (V. Sarianidi, 1979); ils mêlent dans ces œuvres les grâces un peu fades de l’orfèvrerie hellénisante, le style animalier de la steppe et les rudes modèles chinois des Han acheminés par la route de la Soie. Le trésor d’objets d’or de Tillia-tepe, découvert par hasard, est précieux pour l’étude de cette période.

Les sculpteurs parthes semblent avoir d’abord copié les modèles hellénistiques (Nisa en Margiane), puis, vers l’ère chrétienne, émigrés vers l’Iran et confrontés à d’autres objets, ils s’inspirent de la stylistique perse, taillent pour les souverains des statues monumentales en pierre (Nimrud-dagh) et des portraits princiers stylisés (Hatra), qui inspireront les artistes orientaux de Bactriane.

Les nomades kouchans ont appris à connaître, dès leurs premières migrations, les avantages des établissements stables. Déjà, en Bactriane du Nord, ils avaient une capitale (Dalverzine-tepe; G. Pougatchenkova, 1978), de nombreuses «maisons des champs» et un palais princier, décoré de frises en terre séchée et peinte (Khaltchayan; G. Pougatchenkova, 1966, 1968). En route vers l’Inde, ils édifient des bâtiments en Bactriane du Sud, à Dilbarjin (I. T. Kruglikova, 1974), à Emshi-tepe (I. T. Kruglikova et S. Mustamandi, 1970), et au-delà des monts, à Begram II (R. Ghirshman, 1946), Wardak (G. Fussman, 1974), et Kandahar (A. MacNicoll, 1975), jusqu’en Inde, à Mathur .

Il est manifeste que les nomades kouchans patronnent les artistes locaux et leur commandent des décors où l’on retrouve leur goût pour le réalisme dans l’exécution des vêtements, des armes et des parures et dans les portraits princiers. Ce sont avant tout des images de propagande et les artistes répondront à ces demandes, chacun selon sa propre vision et sa propre culture.

Le grandiose ensemble de Surkh-kotal en Bactriane du Sud est une commande du roi kouchan Kani ルka qui l’a fait élever, face à l’est, sur une colline dominant la route de la Soie (D. Schlumberger et D.A.F.A., 1952-1963).

Dans une vaste enceinte fortifiée, en haut d’un escalier monumental entrecoupé de terrasses, s’élève le temple, de plan iranien; la cella carrée, ouverte à l’est, est entourée sur trois côtés d’un couloir étroit; à l’intérieur, le toit était supporté par quatre colonnes de bois (?) reposant sur des bases de pierre. Les murs sont d’argile, recouverts d’un parement de pierres taillées; le décor est composé de pilastres à chapiteaux d’acanthes animés de petits personnages. À l’intérieur de la cella courait une guirlande portée par de jeunes garçons.

Un vaste péristyle entoure une cour à l’arrière du temple; sur ses murs se trouvaient de grands panneaux historiés en argile crue, dont on a sauvé des fragments, et qui prouvent la pérennité des techniques antérieures.

Sur la façade est, des statues-dalles, taillées dans la pierre, représentaient sans doute des divinités et le souverain donateur, Kani ルka, vêtu, à la nomade, d’un pantalon bouffant et de chaussures molles, d’une tunique ornée de broderies et sans doute d’un manteau. Un second personnage est drapé d’une vaste houppelande.

Cet art somptuaire, exécuté pour frapper les foules venues, à jours prévus, adorer le feu «dynastique» ou, peut-être, la grande déesse de Bactriane, était inspiré de l’art des Parthes iraniens.

La période bouddhique

Les techniques, employées depuis le Néolithique: taille de la pierre, modelage d’argile et de stuc, peinture décorative, vont être utilisées largement dans les monastères bouddhiques d’Afghanistan, construits à l’instigation des moines à partir d’une époque qui peut se situer aux environs de l’ère chrétienne et peut-être même avant, mais dont les monuments, qui nous sont parvenus, sont plutôt datés maintenant, grâce aux stratigraphies récentes, du IIe au VIIe siècle après J.-C.

La multiplicité des petits centres, installés à la périphérie des villes prospères et le long de la route du commerce avec les pays lointains, a suscité des foyers de culture, des écoles d’art et des styles particuliers suivant les lieux et les époques. C’est pourquoi nous pouvons classer cette période par régions et par écoles d’art.

L’école de Hadda

La moyenne vallée de la rivière Kaboul, dont la ville importante est Jellalabad, a abrité très tôt un grand nombre de fondations bouddhiques autour de l’endroit mythique où l’étudiant Megha aurait reçu du Buddha du passé, Dipankara, la prédiction de sa prochaine existence sous l’aspect du Buddha historique Gautama.

Des «mille» monastères visités par le pèlerin chinois Hiuan-ts’ang, au VIIe siècle, on n’a retrouvé qu’une dizaine (travaux de J. Barthoux et de la D.A.F.A. en 1928-1930; et de l’Institut afghan d’archéologie en 1965-1978).

L’architecture des monastères de Hadda est en tout point semblable à celle des monastères gandhariens et indiens des mêmes époques. Le plan est double; il comporte une partie publique, réservée au culte, qui se limite essentiellement au rite de la circumambulation et au dépôt de petites offrandes par les fidèles, et une partie privée, réservée à l’habitation des moines. Si on en juge par les fouilles les mieux conduites et les plus instructives (Tapa-kalan et Tapa-é-shotor), le domaine du culte tend à dominer le domaine privé; en effet, d’année en année et de siècle en siècle, pendant la période d’occupation du monastère, les st pas et chapelles se multiplient dans les enceintes prévues et débordent vers des secteurs périphériques annexes; des cours secondaires s’ajoutent à la cour initiale et se remplissent à leur tour de st pas.

Les statues peuplent les couloirs d’accès, les niches des couloirs et des salles. Les cellules des moines se regroupent dans des espaces restreints et s’élèvent parfois d’un étage. Des salles de réunion et de méditation complètent ces ensembles complexes.

Les st pas de Hadda sont caractérisés par leur haute taille, leurs nombreuses bases (de deux à quatre), carrées, circulaires ou à pans, et leurs superstructures importantes. Le st pa central, toujours beaucoup plus volumineux que les autres, est pourvu d’un escalier, non orienté, centré sur une face, et qui permet d’atteindre la plate-forme de la première base pour y effectuer le rite de la circumambulation.

Les matériaux employés à Hadda sont très divers et correspondent toujours aux disponibilités locales; on trouve des murs de schiste (appareil gandharien), des murs de blocs ou de briques d’argile crue, séchée au soleil, et quelques exemples de murs de pierre taillée. Les revêtements sont également variés: bouillie d’argile, plâtre et surtout stuc (mortier de chaux); ces revêtements étaient modelés et peints.

Les sculpteurs et modeleurs de Hadda se sont trouvés confrontés à un immense programme décoratif soumis aux exigences des moines qui leur transmettaient les textes religieux. Comme les artistes européens au Moyen Âge, ils ont répondu à ces commandes, qui étaient leur raison de vivre. Des Gandhariens, si proches, dont ils étaient en fait un rameau un peu plus occidental, ils reçurent les thèmes iconographiques et beaucoup de détails hellénisants, iranisants, indianisants; mais les pilastres et les chapiteaux, les guirlandes et les rinceaux ont pu arriver directement de Bactriane. La statue-dalle, la statue-stèle, le haut-relief sont également issus de l’art du Gandh ra, mais ils pouvaient venir de l’Iran ancien, par l’intermédiaire des Parthes et des artistes de Surkh-kotal. Enfin, les portraits princiers, si réalistes, commandés par les kouchans, influencèrent directement les artistes de Hadda, qui surent ajouter à ces modèles leur vision propre, leur imagination et leur verve.

Les artistes rythment les scènes en les séparant par les pilastres; ils disposent les personnages en trompe l’œil, jonglent avec les différences d’échelle; ils jouent du sublime et de la caricature, du réalisme et de la stylisation, pour aboutir, vers le IVe siècle, qui sera sans doute un âge d’or, à l’immuable image du Buddha entourée de personnages de la vie quotidienne.

Si les sculpteurs sur pierre de Hadda sont mal connus (B. Dagens, 1964), ils ont pourtant laissé de charmantes œuvres, en schiste et en pierre calcaire blanche, d’une grande délicatesse (musée Guimet, MG 17443, L’Aumône de la poignée de poussière ).

Les fouilles anciennes de J. Barthoux ont fourni au musée de Kaboul et au musée Guimet à Paris des collections de personnages et de têtes en stuc d’une extraordinaire vivacité d’expression, représentant une grande variété d’ethnies, de costumes et de coiffures: princes indiens, seigneurs barbares, gens du commun, serviteurs, soldats et démons; quelques belles femmes, des divinités étrangères et d’innombrables buddhas, dont beaucoup sont des chefs-d’œuvre, ne sont d’ailleurs que des fragments d’ensembles. Un de ces ensembles, le monastère de Tapa-é-shotor (S. Mustamandi, 1969 et Z. Tarzi, 1976), a été récemment découvert et restauré sur place mais on pense qu’il a été détruit en 1980.

Les st pas de la cour centrale sont décorés de personnages en stuc d’un style dépouillé et hiératique qui contraste avec le décor abondant des chapelles de pourtour, dont les figures sont modelées dans l’argile crue. La qualité des modelages, dans les stup s et dans nombre d’autres chapelles extérieures, la finesse des détails, le réalisme des portraits ne le cèdent en rien à la grandeur et à l’équilibre des compositions plastiques. Une iconographie très complète illustre des légendes rarement représentées d’une manière aussi vivante (Visite au naga ); certains personnages sont directement inspirés de modèles gréco-bactriens (Héraclès-Vajrapani) ou iraniens (Ardoksho-Hariti).

Toutes les œuvres sculptées ou modelées de Hadda étaient peintes de couleurs vives, le décor plastique se trouvant continué, sur les fonds libres des surfaces, par le décor peint. Éléments d’architecture, personnages à l’antique exécutés avec des poncifs importés, croquis à main levée des artistes ont été observés sur quelques rares documents. La grotte de méditation de Tapa-é-shotor est un exemple unique de ces ensembles dont parlent les textes: longs de 9,60 mètres, ses murs sont décorés de rideaux de couleur suspendus à une guirlande végétale; au-dessus sont représentés les dix grands saints du bouddhisme, disposés de part et d’autre d’un squelette expressif (Ve-VIIe s. apr. J.-C.).

L’art de Hadda pourrait se situer entre la fin du IIe et la fin du VIe siècle après J.-C.

L’art du Kapiça

Le Kapiça, plaine fertile aux riches cultures, est situé au pied de l’Hindou-Kouch, au nord de Kaboul. Sa capitale ancienne, Begram, fut peut-être une ville bactrienne puis le séjour d’été des monarques kouchans. Quelques travaux de fouilles furent exécutés sur le site par R. Ghirshman et la D.A.F.A. de 1936 à 1946. C’est la découverte fortuite d’un trésor d’objets de luxe appartenant aux cultures indiennes, méditerranéennes et chinoises des premiers siècles de notre ère (J. Hackin et D.A.F.A., 1939 et 1954) qui a fait la célébrité de Begram. Cette étonnante trouvaille de meubles décorés d’ivoire, de verreries alexandrines ou syriennes, de bronzes gréco-romains, de moulages en plâtre (emblema ) à sujets occidentaux, de bols en laque de Chine, révolutionna l’archéologie de l’époque: la présence de ces objets en Afghanistan montre l’importance du commerce international de l’époque et l’existence de modèles étrangers près des écoles d’art de la région. L’ensemble du trésor de Begram est daté du Ier siècle avant J.-C. au début du IIIe siècle après J.-C. (Davidson, 1972).

Autour de la ville de Begram, des monastères bouddhiques furent construits très tôt. Deux d’entre eux méritent un commentaire pour la qualité de leur décor sculpté.

Shotorak (J. Meunié, 1936) domine la vallée du Panshir; dans une enceinte fortifiée accrochée à la montagne, on voit encore un grand st pa aux murs redentés, placé au centre d’une première cour qui était entourée d’un péristyle à colonnes et un second st pa à étages dont la base est scandée de pilastres à chapiteaux d’acanthes; murs et st pas sont construits en blocs et en lamelles de schiste éclaté, verdâtre, provenant de la montagne voisine (appareil gandharien). Les enduits, qui recouvraient presque sûrement ces constructions, ont disparu.

Le style des reliefs est local, assez rude; il accuse une stylisation dans l’exécution des modèles iconographiques et plastiques habituels, tant bactriens que gandhariens. Certains d’entre eux dénotent un sens certain de la monumentalité et de l’équilibre de la composition. Quelques stèles sont centrées sur un grand buddha hiératique, aux proportions délibérément raccourcies, aux détails exagérés, mais doué d’une présence massive et imposante qui fait peut-être écho à l’art de Surkh-kotal que nous connaissons à peine. Certains des reliefs représentent des architectures gandhariennes, d’autres des personnages, parmi lesquels on reconnaît nombre de donateurs en costume «kouchan».

Païtava, au sud de Begram (J. Hackin, 1933), est un petit monastère qui a livré quelques beaux fragments et une stèle, d’un équilibre parfait, représentant le Buddha S kyamuni, opérant les miracles de l’eau et du feu à えravasti; la figure centrale immense, son canon très court, les plis «mouillés» du manteau monastique, le visage carré sont très proches du style de Shotorak; la perfection des menus détails, le beau poli de la pierre (schiste) sont dignes d’un grand praticien; cette stèle était couverte de feuilles d’or.

Ces deux sites sont généralement datés des IIe et IIIe siècles après J.-C.; une révision de l’iconographie et de certains détails stylistiques changera peut-être cette datation.

L’art aux environs de Kaboul

La ville de Kaboul, capitale actuelle de l’Afghanistan, a un passé assez flou; la découverte d’un trésor de monnaies achéménides et grecques, au Chaman-i-Hauzuri (S. D. Schlumberger, 1953), prouve que son existence est plus ancienne qu’on ne l’avait supposé. Les constructions modernes ont gommé beaucoup de vestiges anciens, sauf en deux endroits où l’on a exhumé les restes de monuments bouddhiques.

Au Tepe-Maranjan, on a découvert en 1933 une petite forteresse et des bâtiments bouddhiques voisins (J. Carl et J. Hackin, 1959; G. Fussman et M. Le Berre, 1976); depuis 1981 (Z. Haidari), une nouvelle investigation a mis au jour deux autres monastères et des st pas. Les bâtiments sont construits en briques de terre séchée et dateraient des IVe et Ve siècles après J.-C.

Un bodhisattva et des donateurs aux traits expressifs en argile séchée et peinte sont plus tardifs (VIe-VIIe s.) et évoquent l’art du Fondukistan et celui de la période correspondante de Tapa-sardar (Ghazni).

Au Tepe-khazana, près de l’hôpital de Kaboul, on a trouvé quelques charmantes petites têtes en argile datant de la même époque (N. Dupree, 1974).

Aux environs de Kaboul, l’occupation bouddhique intense, entre les IIIe et VIIe siècles, a laissé de nombreux monuments:

– Des colonnes de propagande dont la plus connue, encore en bon état, est un fût cylindrique d’une vingtaine de mètres de haut, le Minar-i-chakri ; il indiquait la route du Sud, dans la montagne, vers le Logar et Gardez; surmonté d’une roue (face="EU Acute" ごakra) aujourd’hui disparue, il évoque les colonnes d’A ごoka le Maurya (Dorneich, 1968).

– Des st pas monumentaux et de petits bâtiments monastiques à Yakhdarra (Mizuno, 1971), Shiwaki (Lézine, 1962) et Guldara (G. Fussman et M. Le Berre, 1976) sont très semblables à ceux qu’on voit au Sw t et au Gandh ra, tout comme ceux de Bimaran et de Darunta , près de Jellalabad, ou de Topdarra, près de Charikar. Ce sont des monuments importants, tant par leur masse (certains atteignent 40 mètres de diamètre) que par leur style et par une tendance à élever les étages et à les multiplier, à simplifier le décor qui se résume à un seul rang d’arcades (plein cintre et trapèze alternés) dont les écoinçons sont garnis de grands oiseaux aux ailes éployées. Le matériau est le schiste employé en moellons et lamelles éclatées; les enduits, sans doute peints en blanc, ont disparu. Ces st pas sont pour la plupart datés des IVe et Ve siècles après J.-C.

– À l’ouest de Kaboul, vers Charikar, le site de Saraï-khwaja (N. Dupree, 1974) a récemment livré deux belles stèles en schiste, dans le style de Shotorak, représentant des buddhas opérant le miracle de l’eau et du feu à えravasti; ils sont grandeur nature, ce qui est très rare pour des statues de schiste.

– Au nord de Kaboul, deux sites, réputés hindouistes, attestent la présence de religieux indiens et de temples consacrés à des divinités indiennes en Afghanistan, à période tardive. Khair-Kh na (J. Hackin et J. Carl, 1936) est un temple à trois cellas (construction en schiste éclaté), levé vers le VIIe siècle sur un bâtiment plus ancien en briques d’argile séchée. Les cellas contenaient divers fragments de statues, dont un ex-voto du dieu Surya, assis sur un char traîné par quatre chevaux (0,42 m de hauteur). Une autre Surya a été découvert fortuitement en 1980 (P. Bernard et F. Grenet, 1981); c’est une très belle œuvre en marbre peint et doré (1,40 m de hauteur totale), dont le style s’apparente aux œuvres post-gupta de l’Inde, mais qui dénote aussi dans les détails du costume et des parures une influence de l’art sassanide tardif (vers 700 apr. J.-C.).

Tapa skandar, à une quinzaine de kilomètres au nord du site précédent (Kuwayama, 1976), est un ensemble de petits sanctuaires et de bâtiments d’habitation en cours de fouilles de la même époque que Khair-Kh na. On y a trouvé un curieux groupe en marbre représentant Um -Mahesvara.

L’art préislamique aux environs de Ghazni

Le grand monastère de Tapa-sardar (M. Taddei, 1968; M. Taddei et G. Verardi, 1978) est presque le seul représentant de l’art préislamique, dans les environs de Ghazni. Situé sur une colline au sud-est de la ville, c’est un très vaste établissement qui n’a pas encore été totalement fouillé. Il possède le plus haut st pa d’Afghanistan, de nombreuses chapelles et de curieux st pas votifs construits sur plan étoilé.

Le matériau est l’argile séchée et peinte, pour la construction des murs, comme pour l’exécution des modelages décoratifs et des images de culte.

Le décor où se mêlent les arcades trilobées, les arcs indiens, les frises végétales ou animales, les rinceaux et les perlages, est très proche de l’art de B miy n.

Certaines figures sont encore hellénisantes, proches des reliefs de terre de Hadda (IVe s. apr. J.-C.). La plupart sont plus tardives et évoquent l’art de Fondukistan et celui de certains sites du Turkestan soviétique (Adjina-tepe et Kuva). Citons quelques œuvres exceptionnelles: un buddha paré, de 3,40 mètres de hauteur, un buddha en parinirvana de 15 mètres de longueur et une extraordinaire représentation de la déesse hindouiste Durga, en train de tuer l’asura Mahish représenté sous la forme d’un buffle; ce groupe, bien connu dans l’iconographie indienne, à même époque, et retrouvé aussi en d’autres lieux d’Afghanistan (Chiga-saraï; J. Van Lohuizen De Leeuw, 1959), témoigne des nouveaux courants religieux au temps des Turki-shahi de Kaboul, aux VIIe et VIIIe siècles. La tête de Durga, monumentale, face ronde et grasse, nez busqué, yeux exophtalmiques, lèvres épaisses et parures luxuriantes, est une des plus belles œuvres découvertes sur la terre afghane.

L’art de B size=4miy size=4n

Le Karakoram, les Pamirs, l’Hindou-kouch formaient une barrière difficile à franchir pour ceux qui allaient et venaient de l’Inde à la Chine; les récits des pèlerins chinois dramatisent ces voyages; on les comprend mieux en empruntant la voie la plus occidentale qui de Charikar conduit à B miy n par la vallée du Ghorband.

En route, à Siah-gird, on passe non loin du monastère de Fondukistan (J. Hackin, 1959). Caché dans la montagne vers le sud, c’est un petit établissement construit en briques et en blocs de terre séchée; la cour centrale couverte, peut-être en berceau, contient un st pa ruiné; aux quatre murs de cette cour s’ouvrent des niches abritant des statues d’argile modelée et peinte; le décor peint se continuant par de simples aplats sur les retombées des voûtes et les espaces entre les niches.

Le style de Fondukistan associe la gravité bouddhique à l’élégance et au charme de l’Inde post-gupta, comme on a pu déjà le voir à Tapa-sardar; des formes élancées, des tailles fines, des membres déliés et gracieux, des visages pleins de douceur caractérisent ces modelages fragiles; une mode un peu baroque, qui n’a plus rien de gandharien, les habille et les pare: coiffures de boucles et de fleurs, colliers de perles, bijoux fantastiques et bractées. On notera encore le camail à pointes d’un buddha, la veste croisée en tissu brodé de grands médaillons sassanides du donateur, la robe transparente de son épouse indienne. Cet art tardif est daté maintenant de la fin du VIIe siècle.

Le col de Shibar (3 285 m) franchi, on arrive dans la vallée de B miy n. Les moines bouddhiques s’installèrent peut-être très tôt (IIIe - IVe s.) dans cet endroit bien protégé et fertile où s’élevait une ville commerçante, gouvernée par un «roi» favorable au bouddhisme. Ils creusèrent dans la haute falaise qui domine le site d’innombrables cavernes pour y installer des cellules, des salles de réunions et des sanctuaires, comme ils le faisaient en Inde depuis bien longtemps. Sur la roche, un poudingue friable, ils étendirent des enduits successifs, d’argile mêlée de paille hachée, puis d’argile pure, puis parfois d’un léger stuc. Sur les murs, ainsi préparés, fleurirent de merveilleux décors, modelés et surtout peints de couleurs naturelles, noir du foyer domestique, terres d’ocre et de sienne, rouge de l’oxyde de fer, vert de la malachite, bleu du lapis-lazuli.

L’architecture de B miy n, libérée des contraintes de la construction, n’a cependant pas profité des facilités offertes pour restituer les plans et les profils grandioses des espaces intérieurs de l’Inde ancienne (Karli, Ajanta); la fragilité de la roche en est peut-être la cause. Les plans sont régis par le besoin d’air et de lumière, et ne semblent pas avoir été conçus d’avance, mais au hasard des besoins grandissants des petites communautés; à toutes les hauteurs, et jusqu’au sommet, à quelque quatre-vingt-dix mètres d’altitude, les cavernes sont creusées en enfilade et suivent l’axe est-ouest de la façade de la falaise; chacune ouvre sur l’extérieur; des galeries et des escaliers de bois devaient permettre les communications entre elles; il existe aussi des escaliers intérieurs taillés dans la pierre. Les monastères sont groupés autour des niches creusées profondément et abritant les immenses statues qui font la gloire de B miy n.

Les artistes de B miy n furent à la fois modeleurs et peintres. Les modeleurs restituent, en argile, l’architecture intérieure absente: les coupoles sur trompes, les plafonds de charpente en lanterne, les plafonds à caissons, les pilastres; ils composent sur les parois des architectures idéales pour servir de cadre aux icônes: niches, arcs indiens, arcatures trilobées, frontons coupés, et ils décorent tous ces éléments de rinceaux, de guirlandes, de frises d’oies sauvages (hamsa ), de vases d’abondance et de rubans flottants.

Les peintres intègrent les espaces modelés et les espaces plats en de vastes compositions rayonnantes, en de longues frises rythmées qui couvrent toutes les surfaces intérieures.

Les spécialistes sont sans doute intervenus pour exécuter les grandes statues, épannelées dans la roche vive, puis recouvertes d’enduits successifs, jusqu’à atteindre la forme idéale recherchée. Elles ont ensuite été incluses dans une architecture peinte en trompe l’œil, dans laquelle s’intègrent une grande quantité de personnages et un fourmillement de détails, en un vaste décor couvrant. Elles sont hautes de 55 m, 38 m, 14 m, 12 m, etc.

Le style des décors de B miy n et des sites avoisinants (Kakrak, J. Hackin, 1932; Foladi, B. Dagens, 1964) est un composé local des diverses influences reçues par les artistes qui y travaillèrent du IVe au VIIe s. après J.-C. Quelques traces lointaines de l’hellénisme bactrien sont transformées par le style de la Perse sassanide, très proche; le gigantisme du buddha de Shotorak était peut-être réclamé par certaines sectes indiennes nouvelles, il est illustré à Ghazni, B miy n et Adjina-tepe, comme en Inde à Ajant (caverne 26); les formes nouvelles venues de l’Inde des Gupta et des post-Gupta, comme nous l’avons vu, se retrouvent à Ghazni et à Fondukistan.

L’iconographie tardive, simplifiée, différente, annonce celle de l’Asie centrale chinoise. Certains décors sont déjà des mandalas; certaines cavernes sont déjà décorées de «mille» buddhas.

À la voûte de la niche du buddha de trente-huit mètres, une frise de personnages bouddhiques (buddhas parés) et de personnages laïques (rois et reines de B miy n) est le fruit d’une restauration qui eut lieu vers la fin du VIIe siècle, si l’on se fie aux coiffures et aux costumes des seigneurs représentés (Z. Tarzi, 1978).

Les peintres de B miy n ont eu sans doute une renommée mondiale: les pèlerins chinois évoquent les grandes statues peintes et dorées, qu’ils imaginaient faites de métal! Dans certaines vallées de l’Hindou-kouch, dans certaines villes de la Bactriane afghane, des décors peints ont été retrouvés. À Dukhtar-i-nushirwan (A. Godard et J. Hackin, 1928), un «abri sous roche» est décoré, à la manière sassanide, d’une composition centrée autour d’un souverain assis en majesté (VIIe s. apr. J.-C.?). À Dilbarjin (I. T. Kruglikova, 1971, 1974, 1977, ...), la ville contenait de véritables ensembles religieux et laïques, couverts de fresques; des divinités indiennes et locales sont reconnaissables à leurs attributs (face="EU Acute" えiva et Parvati, la Grande Déesse de Bactriane); sur certaines frises des personnages sont vêtus de tuniques croisées en beau tissu sassanide, décoré de médaillons emperlés; d’autres frises de porteurs d’offrandes agenouillés évoquent le monde des Turcs occidentaux et des Sogdiens, dans le style de Balalyk-tepe.

À travers les époques et les sites que nous avons traversés, quelques constantes se dégagent, qui placent l’art de l’Afghanistan préislamique dans les cultures de l’Asie moyenne, tandis que les influences que nous avons continuellement notées se fondent harmonieusement dans l’ensemble, qui forme désormais un tout à peu près cohérent. Ces constantes sont l’abandon, très tôt, de la statue libre hellénistique pour le haut-relief hellénisant ou parthe et le bas-relief, qui est peut-être un apport indien ou peut-être issu de l’art des monnayeurs. Elles sont l’emploi généralisé de l’argile crue et du stuc, comme moyen d’expression plastique, l’emploi généralisé de la peinture décorative, recouvrant le modelage et simulant souvent l’architecture par des effets de trompe l’œil.

Enfin, on remarque l’utilisation continue des techniques élaborées au Néolithique, céramique, bronze, parure d’or et de pierres semi-précieuses, dont l’artisanat des bazars assure, encore maintenant, la pérennité.

Afghanistan
(état islamique d') état d'Asie entre l'Iran, le Turkménistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, la Chine et le Pakistan; 647 500 km²; près de vingt millions d'hab.; cap. Kaboul. Nature de l'état: rép. islamique. Pop.: Pachtouns, Tadjiks, etc. Langues off.: dari et pachtou. Monnaie: afghani. Relig.: islam sunnite et chiite. Géogr. phys., hum. et écon. - La chaîne centrale de ce pays montagneux, l'Hindou Kouch, est coupée de profondes vallées. La steppe domine, adaptée à un climat continental sec, froid en hiver, chaud et aride en été. Terre d'invasion, carrefour ethnique, l'Afghanistan compte 1 500 000 nomades. La croissance démographique dépasse 2,5 % par an. La guerre (1978-1988) a fait plus d'un million de morts; 3 millions d'Afghans sont exilés au Pakistan, 2 en Iran. L'agric. emploie 60 % des actifs. La culture du pavot s'est développée à ses dépens. La prod. artisanale de tapis est réputée. Le gaz naturel est la prem. ressource commerciale. L'Afghanistan fait partie des pays les moins avancés. Hist. - Par sa situation, ce pays a toujours été exposé aux invasions. Intégré à l'Empire perse (VIe-IVe s. av. J.-C.), conquis par Alexandre, l'Afghanistan a fait partie du royaume de Bactriane. Islamisé à partir du VIIIe s., le pays est ravagé par les invasions mongoles des XIIIe s. (Gengis khan) et XIVe s. (Tamerlan). Ahmed Châh Durrâni fonde le premier royaume afghan (1747). Au XIXe s., les Afghans luttent contre les Brit. et acquièrent leur indépendance en 1921. Un coup d'état (1973) met fin à la monarchie et instaure la république. En avril 1978 s'installe un régime prosoviétique; en sept. 1979, le président Taraki est renversé et tué par son Premier ministre H. Amin. L'armée sov. intervient (déc.); la résistance de la pop. rurale, soutenue depuis le Pakistan, s'organise au nom de l'islam. En 1986, B. Karmal, démissionnaire, est remplacé par Mohammed Najibullah. Les Soviétiques retirent leurs troupes après mai 1988, mais soutiennent le régime militaire; divisée, la résistance constitue cependant un gouv. provisoire en fév. 1989. En avril 1992, une coalition de moudjahidin tadjiks, dirigés par le commandant Massoud, renverse Najibullah et institue une république islamique que préside Burhanuddin Rabbani. Les différentes factions s'engagent alors dans une violente lutte pour le pouvoir. Rabbani et Massoud, à la tête des unités tadjikes, se battent contre les talibans (étudiants islamiques partisans de l'islam le plus rigoureux), qui s'emparent de Kaboul en septembre 1996 et contrôlent la quasi-totalité du pays au printemps 1997, mais dans les mois qui suivent Massoud redresse en partie la situation. En janv. 1998, le N.-E. du pays subit un séisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.