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CATULLE
CATULLE

Peu d’œuvres antiques sont aussi fertiles en surprises que les poésies de cet «Alexandrin», avec leurs contrastes de ton, de facture, d’inspiration. Peu d’œuvres antiques, cependant, sont animées, emportées par un souffle lyrique d’une aussi constante authenticité. Le chantre de Lesbie a conféré au sentiment amoureux une nouvelle dimension: une profondeur d’émotion et d’attachement inconnue avant lui, en poésie, dans un cœur masculin.

La vie dissolue qu’a menée Catulle ne l’a point empêché d’être un martyr de la foi en la morale des ancêtres: pietas (soumission à la volonté divine, accomplissement de tous nos devoirs, humains comme religieux), fides (respect de la foi jurée), concordia des unanimi . S’il est resté, à tous égards, marqué par son terroir transpadan, le Véronais n’en reflète pas moins une «urbanité» romaine en pleine mutation, et aussi le climat éthique et oratoire qui fut celui du siècle de Cicéron.

Héritier, certes, de la plus savante virtuosité hellénistique, Catulle a su, en même temps, exploiter toutes les ressources de la langue et de la poésie populaires. Son art fait concourir avec bonheur imagerie, syntaxe et rythmes à la traduction des conflits psychologiques, jusque dans les affabulations des grands poèmes narratifs. Semblable maîtrise artistique triomphe dans une diatribe, souvent très crue, contre les rivaux en littérature ou en amour, ou contre les scandales de la haute société.

Fureur, jalousie, haine font perdre à Catulle toute mesure. Mais l’amitié, le deuil fraternel, le sentiment de la nature, la passion amoureuse ont trouvé, dans ses vers, des accents d’une justesse éternelle.

La critique et ses divergences

Popularité de Catulle

En dehors de certaines périodes médiévales qui semblent n’avoir pas eu connaissance de son œuvre, en dehors aussi de nos XVIIe et XVIIIe siècles, rebutés en général par ses «ordures» ou par son «pédantisme», la gloire de Catulle n’a guère connu d’éclipse: pas même auprès des diverses écoles poétiques du siècle dernier, qui s’accordaient à juger la littérature latine inférieure à la grecque.

Favori de notre temps, Catulle n’exerce pas seulement la sagacité des érudits. Il faut aussi noter sa survie dans les mouvements poétiques, musicaux et chorégraphiques: Ezra Pound, Carl Orff, W. Fortner, A. Gürsching, Franz Tischauser, G. Wand.

Exégèses incompatibles

Toutefois, dans la critique savante du XXe siècle, la physionomie du Véronais apparaît sous les traits les plus contradictoires. Selon l’image que nous dessinent de sa personnalité tels ou tels travaux, le lecteur se représentera Catulle comme un agnostique ou, au contraire, un mystique, comme un épicurien apolitique ou, au contraire, un partisan très «engagé»; il le trouvera plein de scrupules et de délicatesse, ou d’un cynisme éhonté; il verra dans sa poésie une création instinctive et spontanée ou, à l’opposite, la mise en œuvre très préméditée de la mathématique du nombre d’or!

Les divergences, il est vrai, ne sont pas moins aiguës en ce qui concerne son contemporain Lucrèce, lequel avait pourtant pris soin de prévenir tout malentendu sur ses desseins.

Reposant sur des anachronismes ou sur une sollicitation du texte catullien, toutes ces exégèses trop dogmatiques ont suscité de pertinentes réfutations. Une critique scientifique digne de ce nom n’a garde d’oublier que l’auteur le plus personnel ne saurait échapper complètement à l’emprise de son milieu et de son époque, ni que le lyrisme léger n’a jamais fait bon ménage avec l’hermétisme ou l’ésotérisme.

Cadre historique et littéraire

Les recherches les plus récentes amènent à diviser comme suit la ciographie de Catulle: 82-66, enfance et adolescence à Vérone et dans la région; 65-61, première période romaine; 60-59, seconde période véronaise; 58-57, une année et quelques mois à Rome; printemps 57 à printemps 56: séjour en Bithynie avec Memmius; 56-52, fin d’existence à Vérone, Sirmio, Rome, la Sabine.

Il faut insister sur le cadre alpestre (le Bénacus, l’actuel lac de Garde) et le climat religieux, moral, culturel (importance de la rhétorique dans l’éducation; étude précoce de Sappho, d’Archiloque, des poètes hellénistiques) où Catulle a grandi et ne cessera de se retremper. Et à Rome même, la plupart de ses amis, les «poètes nouveaux», étaient, comme lui, d’origine cisalpine. Mais, pour toute approche de l’homme et de l’auteur, nous ne disposons que de son recueil: brèves poésies de circonstance, épithalames, élégies, compositions érotico-mythiques, épigrammes virulentes.

Manifestement, une telle œuvre a vu le jour dans une ambiance tumultueuse de contestations, de gageures, d’enthousiasmes et d’amertumes, ayant pour aliments: les scandales mondains (ou politiques, souvent indissociables) et un érotisme exacerbé; l’inquiétude ou l’indignation devant l’ascension démagogique des césariens; une fervente solidarité avec les «modernes» dans leurs polémiques contre les tenants attardés de la poésie annalistique: conviction – née d’un commerce assidu, sans doute, avec l’alexandrinisme, mais aussi d’une expérience personnelle intensément vécue – que l’érudition mythologique, la virtuosité d’une savante technique, un labeur acharné enfin sont tout aussi indispensables qu’une grande passion amoureuse à l’incantation poétique.

Un tissu d’antinomies?

De prime abord, la vie, l’âme, l’art de Catulle semblent pétris de contradictions irréductibles. Contradictions entre le libertinage et la fidélité à la domina ; entre l’adhésion aux modes de vie très relâchés d’un cercle de viveurs et un attachement désespéré aux plus nobles valeurs morales de la tradition; entre l’impulsivité sans contrôle et une autocritique non dénuée d’humour; entre les raffinements aristocratiques du plus docte hellénisme et la pétulance d’un vérisme populaire nourri d’obscénités et prompt à la diffamation; entre une combativité d’avant-garde ne respectant rien ni personne et la nostalgie d’un lointain passé idyllique unissant le Ciel et la Terre.

À coup sûr, ces conflits et cette tension confèrent au lyrisme catullien un caractère dramatique et, jusque dans ses «incohérences», un incontestable dynamisme juvénile. Au surplus, dépassant nettement les canons esthétiques alexandrins, l’art catullien se mue en instrument d’élucidation dans les dilemmes pathétiques: l’écartèlement odi et amo , «je hais et j’aime», est éclairé par l’antithèse (épigr. LXXII et LXXV) entre amare , le désir surexcité par la jalousie, et bene uelle minus , la réduction de la tendresse à base d’estime.

Tout bien considéré, quand on parle de Catulle, ce n’est pas le mot «antinomies» qu’il convient d’employer. Il est préférable de parler soit d’amples «oscillations» soit de «révisions déchirantes». À n’en pas douter, goûtant dans toute leur plénitude les splendeurs de la nature (épithalame LXII, 39-42 et 49-53; poème LXIV, 269-275 et 278-291) et les charmes de la juvénilité (pièces V, VII, XLVIII et LXI, qu’on a comparée au Cantique des cantiques), Catulle a souvent essayé de faire sienne une philosophie de l’existence substituant l’intensité du plaisir à une impossible durée. Mais un grand besoin de sécurité dans les affections sentimentales et les exigences d’une sensibilité très fraternelle l’ont conduit, aux heures graves, à mesurer la vanité de cet hédonisme: sed totum hoc studium luctu fraterna mihi mors abstulit , «mais l’affliction où m’a plongé la mort de mon frère m’a dégoûté complètement de cette vie de plaisirs» (LXVIII, 19 et suiv.); otium, Catulle, tibi molestum est , «l’oisiveté, ô Catulle, t’est devenue insupportable» (LI, 13).

Alors, d’instinct, pour fustiger les turpitudes, se venger des trahisons, mais aussi prendre ses distances à l’égard de jouisseurs et d’arrivistes sans scrupules, le satirique recourt aux procédés de la malignité populaire latine, mis en œuvre, cela s’entend, avec tout le brio d’un art alexandrin, expert en effets plastiques et en jeux phoniques: charivari (XLII), pasquinades (LIX, LXXIX), graffiti (XXXVII, 9-10), couplets brocardant un favoritisme scandaleux (iambes XXIX par lesquels César, de son propre aveu, se sentit à jamais stigmatisé).

Or l’âme populaire ne se réduit pas à l’agressivité truculente et à la justice expéditive! À Rome comme en Grèce, la conscience religieuse traditionnelle apprenait à ne jamais désespérer de l’assistance du Ciel, même aux heures les plus critiques; à la condition toutefois de n’avoir rien de grave à se reprocher, c’est-à-dire: à la condition de n’avoir à se reprocher ni parjure ni abus de confiance. Voilà pourquoi, dans l’optique des Anciens, Catulle peut sans paradoxe se flatter d’avoir mené «une vie pure» (LXXVI, 19) et s’en prévaloir auprès des dieux pour que leur commisération, qui seule en a le pouvoir, le guérisse d’un mal implacable mettant ses jours en danger: l’accablante obsession d’un amour désormais sans espoir. À la racine de cette démarche, il y a la conviction, qui procède des idées romaines immémoriales sur le serment, que, dans tout «contrat», les dieux ne sont pas seulement des garants, mais des participants. Donc, Lesbie (pseudonyme dissimulant, selon toute probabilité, la trop célèbre Clodia, vilipendée par le Pro Caelio de Cicéron) ayant violé le «pacte d’amour» qui l’unissait à Catulle, les dieux, dans cette affaire, sont aussi offensés que le poète et doivent l’aider à s’affranchir à son tour de liens dont la prolongation serait une véritable impiété. Tel est le sens profond du fameux poème LXXVI, qu’on a pu appeler «la plus belle prière aux dieux, émanant d’une âme qui a souffert, que nous ait transmise l’Antiquité». Éloge n’ayant rien d’excessif, pour peu que le lecteur se pénètre ainsi de ce qui faisait l’essence de la psychologie religieuse latine, à savoir une attentive docilité aux commandements divins, mais une docilité demeurant fort éloignée de l’humilité chrétienne et du pardon des offenses! Distinction à ne pas perdre de vue, sous peine de taxer injustement Catulle d’illogisme ou de pharisaïsme, comme on l’a fait quelquefois.

Modernité de Catulle

Sur le plan moral

Comment ne pas reconnaître en Catulle une âme fraternelle? Comme lui, nous sommes épris de sincérité et d’authenticité, d’indépendance et de justice. Nous sommes tiraillés entre les appels de l’instinct (trop souvent déifié!) et une éthique du dépassement. Nous aspirons à nous sentir solidaires , mais nous avons bien du mal à nous adapter , conscients des forces antagonistes se livrant un perpétuel combat dans notre «moi» comme dans le monde extérieur, et dans la société comme dans l’art; anxieux, en fin de compte, devant notre solitude et notre finitude: ...nox est perpetua una dormienda (V, 6).

Sur le plan esthétique

Dans ce domaine, la modernité ne doit être recherchée ni du côté de la «poésie pure», ni sous l’aspect d’une immédiateté automatique, ni sous celui d’une problématique «incommunicable» (notre poésie moderne chante souvent pour elle-même; l’interlocuteur, réel ou fictif, jouait un rôle essentiel dans la poésie antique: d’où, par exemple, la proportion impressionnante des «interrogations oratoires» dans la poésie catullienne). Sans jamais mettre en doute la nécessité primordiale de l’inspiration, Catulle et les autres poetae noui ont bien senti que, sans la maîtrise d’un «métier» toujours perfectible et sans une doctrina consistant en un goût difficile plus encore que dans l’érudition, il est impossible de traduire avec fidélité et intensité nos aventures personnelles ou le comportement de héros qui ne sont que nos masques . La critique contemporaine a revalorisé les grandes compositions centrales du Liber catullien: L’Attis , Les Noces de Thétis et de Pélée , L’Élégie à Allius (premier modèle de la grande élégie qui triomphera au siècle d’Auguste), autant d’héroïsations du souverain bien selon les vues du poète, à savoir une «union» comblant indistinctement le cœur et les sens, un hommage à la fides idéale autant qu’à l’amour idéal. La fiction mythique (et le poète en prend à son aise, précisément, avec les données de la fable) compense les déboires de la vie sentimentale.

Mais il importe, et rien n’est plus moderne, d’établir un parallèle entre l’action du mythe et celle de l’imagerie. Rôle très analogue d’édification, assez voisin de la catharsis théâtrale (cf. notamment LXV, 19-24 et tout LXII). À cette fonction concourent efficacement les schèmes de composition: Catulle est le premier à avoir usé de la structure embrassée en dehors du lyrisme d’apparat (Pindare), et non seulement pour la disposition des thèmes et motifs, mais aussi pour l’enchaînement des systèmes d’images et des rythmes indissociables: expression de hantises complémentaires, ou alternance des grâces mondaines (imposées par les modes du jour) et d’une démesure romantique alliée à d’impérieuses constantes éthiques.

Ce refus – même si Catulle n’en a pas eu toujours bien conscience – de l’art pour l’art éloigne notre poète d’un Callimaque. Mais ce dernier est loin de représenter tout l’alexandrinisme! La recherche savante de notre siècle a eu le mérite de mettre en lumière l’hétérogénéité du mouvement «alexandrin». Catulle est plus proche d’Apollonios et de Théocrite que de Callimaque, malgré sa révérence apparente pour ce dernier.

Soulignons surtout ce qu’on peut appeler les «hardiesses d’expérimentateur» de Catulle. Elles concernent, en plus de sa métaphorique, sa musicalité (chaînes vocaliques et dominantes phonétiques, hiatus, coupes et allitérations expressives, etc.).

En définitive, nous avons affaire à un génie de synthèse et à un novateur capital. Il n’est pas jusqu’à l’étude de sa facture qui ne fasse ressortir, outre les avantages de l’ingéniosité et de l’effort, une certaine vision du monde .

Catulle
(en lat. Caius Valerius Catullus) (v. 87 - v. 54 av. J.-C.) poète lyrique latin; imitateur du Grec Callimaque: la Chevelure de Bérénice, les Noces de Thétis et de Pélée, Attis, etc. élégiaque, il chanta sa passion pour sa maîtresse, Lesbie.

Encyclopédie Universelle. 2012.