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GRAFFITI
GRAFFITI

Toutes les expressions regroupées sous le terme de graffiti possèdent en commun quelques caractéristiques, ce qui justifie qu’on les considère comme une classe distincte de phénomènes. L’étude étymologique du terme ne suffit pas à comprendre la nature intrinsèque des diverses manifestations qu’il indique. La signification profonde des graffiti réside non pas dans les moyens par lesquels ils sont effectués, qui ne diffèrent pas de ceux qu’utilisent le dessin et l’écriture en général, mais dans la nature – autant psychologique que matérielle – des supports sur lesquels ils sont réalisés. Peu usité au XIXe siècle, où il semble avoir été employé pour la première fois dans d’autres langues que l’italien, le terme «graffiti», qui avait auparavant désigné tous griffonnages, grattages et gribouillis, quels que soient leurs supports, prit, à cette époque-là, un sens nouveau; il devint, pour les archéologues et les paléographes, un terme général servant à distinguer les inscriptions populaires cursives des inscriptions officielles formelles trouvées sur les monuments antiques. De nos jours, il désigne des inscriptions et des dessins non officiels tracés à main levée, et suppose des supports (mur de bâtiment, muraille, colonne, etc.) d’un caractère particulier.

Le P. Raffaele Garruci fut, sinon le premier à étudier les graffiti figuratifs antiques, du moins le premier à en publier une collection importante. C’est à lui que l’on doit d’avoir étendu le sens du terme, qui ne désignait à un moment donné que les inscriptions cursives antiques, à la désignation des dessins muraux populaires antiques. Aujourd’hui, il est généralement admis d’appeler graffiti tout dessin et toute inscription non officiels se trouvant sur une surface, architecturale ou autre, dont la fonction principale se distingue de celle des supports habituellement employés pour le dessin et l’écriture. Le plus souvent, ce sont des surfaces fixes et verticales.

Le mur de bâtiment, la muraille, le couloir, les ouvertures (porte, fenêtre) sont les lieux d’élection des auteurs de graffiti depuis des milliers d’années, comme le démontre l’anecdote racontée par Gaston Maspéro, dans son livre Causeries d’Égypte , au sujet de la découverte d’un graffite dans la pyramide de Meidoum: «[Elle] avait si bien résisté aux fouilleurs et même à Mariette qu’on l’estimait vierge et qu’on en attendait merveille. Lorsque j’y entrai en 1881, la première chose que j’y vis, ce fut un nom de scribe calligraphié à l’encre dans la feuillure de la porte, le scribe Sokari, et à côté la mention de son collègue Amonmosu. Ils paperassaient sous la XVIIIe dynastie, plus de deux mille ans après la construction, et ils allaient examiner le tombeau du roi Snofrout comme nous visitons celui de Charlemagne à Aix-la-Chapelle...» Dans le milieu urbain d’aujourd’hui, les murs des lieux d’aisance et des couloirs du métro, les surfaces de voitures poussiéreuses, les affiches publicitaires et toutes surfaces en bois, métal ou matériaux synthétiques: banc, porte, etc., attirent autant les graffiti que les murs extérieurs de bâtiment, tout comme les arbres, principalement l’érable et le bouleau, les rochers et les parois rocheuses.

La tradition veut que l’on distingue des graffiti la gravure, la peinture rupestre, les pictogrammes des peuples sans écriture et des peuples préhistoriques et les runes des anciens peuples scandinaves et germaniques; car, en bien des cas, ces expressions constituent l’essentiel de leurs manifestations graphiques officielles.

1. Au service de l’histoire

Comme le remarque, avec raison, l’abbé Martigny dans son Dictionnaire des antiquités chrétiennes , l’étude des graffiti des civilisations antiques n’est pas «une simple affaire de curiosité: elle est de la plus grande importance pour l’histoire et l’archéologie. Car, si l’on y trouve le plus communément des noms propres de visiteurs, avec indication de l’époque de la visite, des souvenirs et salutations lointaines aux personnes absentes, des formules admiratives sur la beauté des monuments, quelquefois même des réflexions futiles ou malséantes, il s’y rencontre aussi des allusions aux événements contemporains, des constatations de faits et de dates, qui, dans leur laconique précision, fournissent à la critique historique des éléments non moins utiles qu’inattendus.»

Ainsi, les graffiti figuratifs de gladiateurs relevés par Garruci à Pompéi contiennent, en plus des renseignements sur les armes et les vêtements des combattants, des renseignements précieux sur le déroulement des combats eux-mêmes. Dans la première illustration de l’atlas de Garruci, on voit se confronter les gladiateurs Antigonus et Superbus. Le premier, déjà vainqueur dans de nombreux combats, à en croire ce graffite, est armé comme un rétiaire d’un trident, et aussi d’un petit bouclier et d’un glaive ou d’un sabre court. Le second, vainqueur d’un seul combat auparavant, est armé, lui, comme un samnite, d’un bouclier long et d’une épée courte. Le laniste de ce dernier, Casuntius, lui déconseille d’engager la lutte avec un adversaire aussi expérimenté. Il est permis d’en conclure que ce genre de combat ne se terminait pas toujours d’une façon aussi sanglante que le prétendent certains auteurs anciens et modernes, au moins quand il s’agit, comme dans ce graffite, d’un combat entre deux personnes libres.

Les graffiti littéraires grecs et romains contiennent aussi des renseignements précieux. Ils ont pu éclaircir plus d’une fois l’histoire politique et la vie quotidienne de leur époque et mettre en évidence l’évolution du latin et du grec vulgaires. De savantes études, dont celle de V. Väänänen, le démontrent amplement: «[...] Il n’y a pas jusqu’aux barbouilleurs de murs qui ne s’efforcent d’utiliser une langue et une orthographe correctes. Il s’ensuit que les sources les plus fécondes du latin vulgaire doivent être celles qui proviennent des ignorants et qui portent un caractère improvisé et désinvolte. Or se (sic ) sont là précisément les caractéristiques des graffiti , des inscriptions tracées au trait. Les milliers de graffiti enregistrés à Pompéi et à Herculanum constituent un monument unique de la vie quotidienne dans l’Antiquité: par un cas extraordinaire, le provisoire qui leur est propre dure encore près de deux mille ans plus tard. Le train journalier du menu peuple d’une petite ville de province s’y manifeste dans toute sa bigarrure...»

Mais les murs de Pompéi ont été surtout dépositaires des sentiments humains: amour, affection, haine, rancune, jalousie, joie, tristesse s’y épanchent en acclamations, salutations, imprécations, moqueries adressées à «celui qui le lira», et ainsi de suite. Rien d’étonnant si l’esprit proprement vulgaire, enclin à la grossièreté, n’y est que trop prononcé. Des Pompéiens eux-mêmes devaient s’offenser de la graphomanie de leurs concitoyens, témoin le fameux distique:
DIR
\
Admiror, paries, te non cecidisse ruinis
Qui tot scriptorum taedia sustineas /DIR

(«Je m’étonne, ô mur, que tu ne sois pas tombé en ruine sous le fardeau insupportable de tant d’écrits.»)

Les graffiti trouvés, en 1866, sur les murs de l’excubitorium de la septième cohorte des vigiles dans le Transtévère de Rome ont servi à rectifier certaines erreurs contenues dans les fastes consulaires qui leur étaient contemporains. Les graffiti de mercenaires cariens au service d’un roi psammétique ont permis de déceler la présence de ce peuple en Égypte entre le VIIe et le VIe siècle avant J.-C. Les graffiti des catacombes de Rome présentent un grand intérêt pour l’histoire des premiers chrétiens, car ils comportent un nombre important de proscynèmes (formules d’offrandes) et de signes de l’iconographie chrétienne. Quoique plus récents, de nombreux graffiti découverts en Occident, dont ceux des églises de l’Eure et du Calvados, ceux de la tour du Coudray et du château de Chinon (attribués par certains auteurs aux Templiers), ceux du Pont du Gard, étape célèbre des compagnons, et ceux de diverses prisons, attendent pour la plupart d’être correctement interprétés et d’être attribués à leurs auteurs véritables.

2. Allusions littéraires

Si les graffiti des civilisations antiques ont fait l’objet d’études savantes, on trouve aussi de nombreuses références aux graffiti modernes dans la littérature française. Balzac en parle avec aversion dans son roman Ferragus («dans un temps où la rue Pagevin n’avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme»), ce qui permet de postuler que les graffiti de Paris au XIXe siècle ne différaient pas sensiblement de ceux que l’on y trouve actuellement. Regnard nous renseigne, dans son Voyage en Laponie , sur la motivation des auteurs des graffiti commémoratifs en nous racontant pourquoi lui et ses compagnons ont laissé la trace de leur passage en pays lointain: «Nous fûmes occupés le reste de ce jour, et toute la matinée du mardi, à graver sur une pierre des monuments éternels, qui devaient faire connaître à la postérité que trois Français n’avaient cessé de voyager qu’où la terre leur avait manqué, et que, malgré les malheurs qu’ils avaient essuyés, et qui auraient rebuté beaucoup d’autres qu’eux, ils étaient venus planter leur colonne au bout du monde, et que la matière avait plutôt manqué à leurs travaux que le courage à les souffrir.» Ce qu’ils exprimèrent dans l’inscription latine:
DIR
\
Gallia nos genuit; vidit nos Africa, Gangem
Hausimus, Europamque oculis lustra vimus
[omnem:
Casibus et variis acti terraque marique,
Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis .
DE FERCOURT, DE CORBERON, REGNARD./DIR

Henri de Monfreid décrit, dans Les Secrets de la mer Rouge , des graffiti trouvés à Obock dans un ancien pénitencier français: «Je vois les cellules [...] dont les murs portent des inscriptions naïves ou obscènes, des dates, des graffiti.»

L’auteur français qui s’associe le plus étroitement au phénomène des graffiti est Restif de La Bretonne. Il recueillit ses propres graffiti sous le titre Mes inscripcions (sic ), les complétant au fur et à mesure par des notes et les traduisant du latin en français. Cet ouvrage, unique en son genre, souvent attendrissant, est d’un très grand intérêt pour comprendre non seulement les mobiles des auteurs de graffiti, mais aussi ceux des auteurs de tout geste apparemment gratuit et anonyme: «Ce fut en 1779, le 5 novembre, à l’époque de mon premier mal de poitrine, que je commençai d’écrire sur la pierre, à l’Île Saint-Louis: cette première inscripcion est à la dixième pierre à gauche du Pont-Rouge, en y entrant par l’Île. Je la fis dans cette idée: verrai-je cette marque l’année prochaine? Il me semble que, si je la revoyais, j’éprouverais un sentiment de plaisir, et le plaisir est si rare, vers l’automne de la vie, qu’il est bien permis d’en rechercher l’occasion; cette date ne portait que ces mots: 5a 9bris malum .» En parlant d’une autre de ses «inscripcions»: «Elle est ainsi écrite: 4â septembris , sans auqu’une note; elle sera très intéressante dans deux ans». Voici l’un des graffiti les plus émouvants de Restif de La Bretonne, surtout pour la traduction libre qu’il en donne: «5 jun. Sara apud Lavalette: vidi amatum rivalem. Dolor noctè . (Sara chès Lavalette. J’ai vu que mon rival était aimé: ma douleur est sans bornes. Je brûle de fureur pendant la nuit.)»

3. Un art populaire

L’intérêt et la valeur esthétique de certains des graffiti littéraires sont indiscutables. Il en est de même pour bon nombre de graffiti figuratifs, qui ont su inspirer des artistes tels que Picasso et Cocteau. C’est pourtant le poète Apollinaire qui comprit le mieux – comme le démontrent ses Calligrammes – que cette expression constitue un véritable art populaire, rivalisant parfois, par sa beauté et sa finesse, avec les œuvres des artistes professionnels et combinant avec un naturel irréfléchi l’écriture et le dessin dans une même composition.

Le goût, autant le goût des peuples et des époques que le goût des individus, reste et restera peut-être toujours une des grandes énigmes de l’esthétique. Il serait hors de propos d’aborder ici cette question en profondeur, mais aucune analyse sérieuse du phénomène qui constitue le sujet de cet article ne peut se permettre d’ignorer que l’attention particulière accordée de nos jours aux graffiti correspond à l’intérêt que porte le monde occidental à l’art primitif et à l’art brut. Ce n’est sûrement pas non plus un hasard si la première appréciation des qualités esthétiques des graffiti modernes (l’essai photographique de Brassaï) coïncide, d’une part, avec l’apparition, dans la peinture abstraite (chez les expressionnistes de l’école de New York), de procédés tels que la superposition et la striation, et, d’autre part, avec les œuvres de Dubuffet et de Giacometti, où la surface du tableau et de la sculpture et la représentation de l’être humain rappellent de façon surprenante celles de nombreux sites à graffiti.

Ce n’est pas seulement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que les graffiti figuratifs modernes constituent un sujet de recherche. Le premier écrit de Brassaï au sujet des graffiti parisiens date de 1933; il est contemporain de la publication des graffiti abyssins relevés en Éthiopie par l’ethnographe Marcel Griaule; il fut précédé par des articles du spécialiste de l’art enfantin G. H. Luquet. Cependant, ce n’est que depuis quelques décennies que l’on peut constater un engouement chez le grand public des pays occidentaux pour ce genre de phénomène. Malheureusement, il n’existe aucune publication importante sur les graffiti occidentaux modernes antérieurs à la documentation photographique de Brassaï. Il n’est donc pas possible d’établir s’il y a eu, en Occident, une évolution récente, dans le style de cette expression, qui correspondrait à une évolution du goût. Toutefois, la comparaison des graffiti expressionnistes du XXe siècle parisien avec les graffiti baroques et rococo de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau, par exemple, permet d’avancer l’hypothèse que cette expression particulière, comme toute autre expression de l’art populaire, s’inspire des canons esthétiques de l’art formel qui lui est contemporain.

4. Un système de symboles

La division des graffiti en deux classes: graffiti figuratifs (abstraits et représentatifs) et graffiti linguistiques, est parfois difficile à maintenir; car, en fait, certains des graffiti modernes, au moins certains des ensembles de graffiti dans les sociétés occidentales modernes, constituent une classe de manifestations où l’écriture, le dessin et le signe abstrait non linguistique se mêlent au point de ne plus être dissociables les uns des autres. Il faut remarquer, à ce sujet, que les graffiti sont une des rares expressions (comme le théâtre, le cinéma et la télévision) qui emploie le mot, la représentation graphique ou plastique réaliste et le signe abstrait graphique ou plastique dans la même composition.

Comme d’importantes études l’ont démontré (A. Laming-Emperaire, 1957; A. Leroi-Gourhan, 1965), les graffiti relèvent également de la tradition de l’art paléolithique où des signes sexuels abstraits (flèches, bâtonnets, points, triangles, cercles, losanges, etc.) s’associent aux représentations réalistes de certains animaux sur les parois de grottes préhistoriques. Les graffiti français modernes, étudiés du point de vue de la sémiologie (W. P. McLean, 1968), présentent des ensembles, depuis le dessin plus ou moins réaliste du pénis et des vulves jusqu’au motif cordiforme accompagné d’une flèche, qui permettent de constater que ce genre de graffiti véhicule dans la plupart des cas le même message: principe mâle + principe femelle = vie. La preuve en est que le phallus s’associe aussi facilement au cœur qu’à la représentation des vulves, que les cœurs y sont accompagnés aussi bien de phallus que de stries, de piquetages ou de flèches.

La nature collective de bon nombre de ces compositions est évidente, car il serait malaisé de soutenir que les ensembles de graffiti que l’on peut observer sur certains murs de nos villes soient l’œuvre d’un seul auteur. On peut en conclure que des stries, des piquetages, ou le mot «con», par exemple, ajoutés par une autre main à des vulves tracées par un premier auteur, témoignent de l’existence de conventions graphiques, et donc d’un système graphique collectif d’expression et de communication.

5. Fonction sociale

Si l’art est un moyen de démocratisation, comme le voudraient certains théoriciens des sciences sociales, les graffiti figuratifs constituent un corpus précieux, susceptible d’indiquer une des voies par lesquelles l’art pourrait être exploité dans le but de rapprocher les hommes. Il serait en fait trop audacieux d’avancer que les graffiti constituent en eux-mêmes un moyen de démocratisation, mais on doit remarquer que les auteurs des graffiti modernes, au moins en France, n’ont pas attendu l’expérimentation de cette théorie pour développer un système de signes graphiques permettant la communication d’idées et de sentiments difficilement exprimables par d’autres moyens. Les surfaces se trouvant dans le domaine public, loin de n’être que «le papier de la canaille», comme le déclara autrefois un esprit autoritaire, représentent en quelque sorte un forum libre où tous peuvent s’exprimer, quoique la loi l’interdise.

Les graffiti érotiques de notre époque: les phallus et vulves, les nus et les grossièretés que l’on trouve sur les murs sont parfois pornographiques; cela n’empêche qu’ils correspondent à une évolution des mœurs, parfois dite «révolution sexuelle», qui a réintégré la sexualité dans notre représentation collective comme un fait normal. Par contre, quand la publicité essaie d’exploiter la sexualité, les graffiti sur affiche publicitaire peuvent assumer le rôle d’une critique publique, le plus souvent en ridiculisant la publicité comme pour faire comprendre qu’on n’en est pas dupe. On a pu voir, par exemple, sur une affiche qui vantait une marque de bière, un homme jeune, musclé, bronzé, qui porte un chandail à col roulé blanc et des lunettes noires (symboles du sportif); une bouteille de bière dont l’étiquette mise en évidence est suspendue, comme une décoration, à un ruban passant autour de son cou; le message graphique que l’auteur de l’affiche voudrait communiquer semble être: cette bière s’associe à la jeunesse, à la santé, au bien-être, à la vie sportive, etc. La réponse de l’auteur du graffite trouvé sur cette affiche détourne le symbolisme des lunettes noires: «Porter, la bière qui rend aveugle». De nombreuses affiches représentant des jeunes femmes plus ou moins déshabillées, dans des attitudes provocantes, sont commentées par un seul mot: «sale», «malpropre», «vendue», etc. Un graffite figuratif peut servir le même but: sur une affiche publicitaire pour une marque de sous-vêtements masculins, le slip porté par un homme jeune et vigoureux reste en blanc, donnant l’impression d’un morceau sans relief découpé dans l’affiche. Le «commentaire», placé à l’endroit du sexe, est une représentation de vulve accompagnée d’un point d’interrogation.

Les graffiti politiques forment une autre classe dont la fonction sociale s’est dévoilée au moment des événements qui ont eu lieu dans les milieux estudiantin et ouvrier de plusieurs pays au cours du printemps 1968. Avec ces graffiti linguistiques, le mur sert de support encore une fois à la contestation qui éclate en slogans ou en sigles (cf. Les murs ont la parole , Tchou, Paris, 1968). Mélangé à ces manifestations usuelles, on découvre parfois un message moins banal, moins stéréotypé, tel que celui trouvé dans la cour de la Sorbonne pendant l’hiver 1969: «Si vous avez des problèmes, écrivez sur les murs.» Les graffiti politiques sont souvent beaucoup plus sévèrement jugés que les autres, y compris les graffiti pornographiques. Ils semblent inquiéter quand ils deviennent suffisamment nombreux pour témoigner de l’existence d’une opposition active aux gouvernements. Ils sont réprimés avec énergie et ils attirent à leurs auteurs des peines sévères dans toute nation totalitaire, où ils sont regardés comme des manifestations séditieuses. En France, les auteurs de graffiti jugés séditieux ne sont pas, en principe, passibles de peines particulières, car l’article 257 du Code pénal ne prévoit les punitions pour ce genre de délit qu’en fonction de l’importance des dommages causés à la propriété. Le Conseil d’État français a pourtant dû prendre une décision concernant ces graffiti afin d’établir (leurs auteurs étant si difficiles à découvrir) à qui incombe la responsabilité de l’enlèvement de telles inscriptions et de la remise en état de la propriété ainsi dégradée. Le ministre de la Justice a confirmé: «Dans l’hypothèse d’inscriptions séditieuses, le Conseil d’État, consulté, a estimé que les frais d’enlèvement devraient être imputés sur le budget de l’État. Des instructions, à cet égard, ont été données aux préfets» (Le Monde , 17-18 août 1969).

L’évolution des graffiti politiques à travers une période troublée ne semble pas avoir fait l’objet d’une étude approfondie, mais les observations superficielles qu’ils ont suscitées parfois – en Allemagne à l’époque de l’ascension du Parti national-socialiste par exemple – tendent à confirmer l’hypothèse qu’une augmentation sensible du nombre des graffiti contestataires ou séditieux précède ou accompagne souvent des événements politiques graves.

6. Contenu psychologique

L’hypothèse si répandue qui veut que les graffiti soient uniquement le fait d’obsédés, d’enfants ou d’oisifs est sans fondement. Les graffiti commémoratifs des amoureux, des pèlerins et des voyageurs constituent déjà une classe qui dément cette supposition. Les graffiti révolutionnaires et autres graffiti politiques, les graffiti protestataires sur affiches dont il a été question ci-dessus sont d’autres démentis qui montrent que les auteurs des graffiti sont aussi dissemblables dans leur caractère que les graffiti peuvent l’être dans leur contenu. Si l’on peut, à la rigueur, assimiler le mot pig (cochon), tracé au doigt avec le sang d’une de ses victimes par l’assassin psychopathe de la vedette de cinéma Sharon Tate, aux initiales, dates et messages commémoratifs que l’on trouve si souvent sur la surface des sites historiques, en postulant qu’ils sont tous issus d’une même motivation: le désir de laisser un souvenir plus durable que soi-même devant l’anonymat de la mort, il serait néanmoins ridicule d’avancer que celle-ci soit la seule motivation de tous les auteurs de graffiti. On peut supposer, au contraire, que les divers mobiles qui les animent correspondent à la diversité des catégories des graffiti. En plus des graffiti commémoratifs, des graffiti politiques et des graffiti protestataires, il existe des graffiti érotiques ou pornographiques en général, des graffiti érotiques initiatiques par lesquels les adolescents s’enseignent mutuellement la physiologie des organes sexuels, des graffiti-exercices d’école, des graffiti-annonces d’homosexuels, des graffiti de prisonniers, des graffiti humoristiques, des graffiti signalétiques de gitans et de vagabonds qui ont un sujet tout autre que le «moi».

On ne doit pas exclure non plus de ce catalogue les graffiti qui, à cause de leur qualité expressionniste accusée, tendent à faire croire qu’ils représentent, pour leurs auteurs, un moyen de s’exprimer sans souci de savoir si quelqu’un d’autre découvrira ou non leur œuvre. La façon dont l’homme manipule la matière du monde a toujours représenté une manière de le «penser» en le découvrant. Il y a toute raison de croire que certains graffiti témoignent de ce rapport entre leurs auteurs et les surfaces qu’ils emploient. Vue dans cette perspective, cette catégorie représente moins les résultats d’actes délibérément destructeurs ou insubordonnés que des gestes irréfléchis de reconnaissance.

7. Ethnologie

On a déjà vu qu’il est difficile de parler de graffiti à propos des manifestations graphiques des peuples sans écriture. Il faut supposer, néanmoins, qu’il existe chez certains de ces peuples des expressions gratuites, plus ou moins irréfléchies, que l’on pourrait qualifier de graffiti. Maintenant que le phénomène général des graffiti semble intéresser davantage les chercheurs, on peut voir paraître des études sur les graffiti de ces peuples. Cependant, on ne doit pas oublier que la présence de graffiti suppose déjà un certain développement technologique et social qui autorise la distinction entre l’art formel et l’art populaire. Ces conditions n’existent pas partout. Les pygmées Babinga, par exemple, sont un peuple dont les manifestations plastiques et graphiques non transformatoires, non technologiques sembleraient être réduites à quelques scarifications du visage.

Quand Marcel Griaule découvrit des graffiti en Éthiopie, il constata une organisation culturelle complexe dans laquelle une classe sacerdotale puissante jouait un rôle important. Les rites, les pratiques et la mythologie de l’Église abyssine imprègnent toute la vie de cette société. Les graffiti se trouvent pour la plupart sur les montants, les marches et les battants en bois des portes et fenêtres d’églises, les bâtiments les plus importants des villages où l’enquête de Griaule fut menée. Ils ont surtout pour sujet des prêtres, des chantres et des personnages de l’histoire et de la mythologie chrétienne tels que le diable, saint Sébastien, des saints cavaliers, etc.

Aucune étude des graffiti des pays orientaux n’est encore parue, mais les graffiti figuratifs népalais ont constitué le sujet d’une documentation sommaire, réalisée au cours de l’été 1967 par l’ethnologue Khem Bahadur Bista. Il ne sera pas possible d’affirmer leur sens et leur contenu exact avant que ne soient faites d’autres recherches plus approfondies. Cependant, on peut déjà remarquer qu’ils comportent le motif cordiforme, une figuration de la tête humaine tout à fait cohérente avec l’art formel népalais, des stries, des piquetages, des superpositions, des dessins employés dans des jeux et des représentations d’objets familiers.

La signification exacte du motif cordiforme dans les graffiti orientaux, et surtout dans les graffiti des pays bouddhistes, est discutable. Dans les graffiti népalais, il se trouve tantôt mêlé à d’autres motifs abstraits, à proximité de la représentation de la tête, tantôt associé, par une syntaxe douteuse, à une autre forme, plus ou moins abstraite, rappelant la représentation habituelle du sexe masculin dans les graffiti occidentaux. On peut donc postuler que l’apparition de ce motif dans les graffiti népalais est due à une influence occidentale, ou bien qu’il a été créé par les Népalais eux-mêmes, qu’il signifie l’amour sentimental ou qu’il représente le sexe féminin. On peut également avancer – compte tenu de l’iconographie traditionnelle des pays bouddhistes – qu’il représente la feuille du Ficus religiosa , l’arbre de la sagesse, c’est-à-dire le figuier sous lequel Bouddha aurait découvert la sagesse ultime. Ce motif, d’ailleurs, ne ressemble pas parfaitement au cœur de l’iconographie occidentale, n’étant pas indenté dans sa partie supérieure, alors qu’un motif cordiforme tout à fait semblable au motif occidental se présente à l’envers dans l’art formel népalais: il représente le gland du pénis.

8. Procédés techniques

Les moyens techniques et l’outillage employés dans l’exécution des graffiti sont, dans la plupart des cas, des plus rudimentaires. La quasi-totalité des graffiti connus ont été exécutés par gravure (avec des outils de fortune: canifs, clefs, capsules, ongles, etc.), dessin et écriture (réalisés à la craie, au crayon ou au stylo, à la peinture aérosol). Deux innovations techniques, la bombe et le feutre (à encre indélébile), méritent d’être signalées, non seulement parce qu’elles apportent un changement fondamental à la forme des graffiti, mais à cause de leur facilité d’emploi et de la difficulté à faire disparaître leurs traces. Les auteurs des graffiti politiques et les taggers semblent s’être bien avisés de la permanence de ces matériaux que seule une couche de papier gris neutre, rappelant la patine des surfaces de plâtre, de pierre et de béton des ensembles urbains, peut masquer en attendant qu’un jet de sable les enlève.

Il existe un rapport entre la nature des surfaces employées et le contenu et la forme des graffiti. Ce sont, évidemment, les bâtiments présentant de larges surfaces, et, parmi eux, ceux qui, à cause de leur fonction, revêtent une signification politique (bâtiments universitaires, préfectures, casernes, usines, etc.), qui attirent les graffiti politiques les plus nombreux et les plus grands. C’est, par contre, au moins dans certaines villes, le mur anonyme recouvert d’une couche de plâtre tendre, vétuste, déjà abîmé qui semble attirer la majorité des autres graffiti dont les thèmes principaux sont toujours l’amour, la sexualité, la mort et peut-être aussi l’angoisse, comme le démontre la quantité importante de cœurs percés de flèches, de motifs sexuels, de têtes de mort, de visages ravagés incisés dans ces surfaces.

On a remarqué une autre forme de graffiti qui trouble la distinction que l’on veut établir entre les graffiti et les autres phénomènes graphiques. Ce sont des graffiti qui, comme les graffiti sur une affiche publicitaire, s’ajoutent à d’autres manifestations plastiques et graphiques, les incorporant parfois comme une partie d’eux-mêmes. On a pu voir de nombreux exemples de cette forme d’expression sur des panneaux installés dans la cour de la Sorbonne pendant l’hiver 1969. L’astuce employée par les auteurs, qui signaient «Les Incorruptibles», était d’ajouter une légende à des illustrations tirées de journaux ou de périodiques – ou plutôt d’illustrer un message par des reproductions. C’est ainsi qu’une image d’un contingent de marines américains engloutis dans la boue illustrait un vers de L’Internationale : «Debout! les damnés de la Terre.» Le graffite devient ainsi presque une affiche, et la reproduction ainsi complétée une œuvre unique.

graffiti [ grafiti ] n. m.
• 1856; mot it., plur. de graffito
Archéol. Inscription, dessin tracés sur les murailles, les monuments des villes antiques. Les graffitis des catacombes.
Cour. Inscription, dessin griffonnés ou gravés sur les murs, les portes. Des graffitis ou des graffiti. « des graffitis représentent un couple nu » (Dabit). « des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements » (Proust). « Un graffiti qui rabâchait ses mots d'amour » (Le Clézio). Spécialt Dessin, peinture à la bombe. tag.

graffiti, graffiti ou graffitis nom masculin (italien graffiti, pluriel de graffito) Inscription ou dessin griffonné par des passants sur un mur, un monument, etc. Inscription ou dessin, de caractère souvent satirique ou caricatural, tracé dans l'Antiquité sur des objets ou des monuments. (Parmi les plus révélateurs, citons les inscriptions politiques de Pompéi, les comptes sur les tessons de la Graufesenque, etc.) ● graffiti, graffiti ou graffitis (difficultés) nom masculin (italien graffiti, pluriel de graffito) Orthographe Avec deux f et un seul t. - Plur. : des graffitis (avec s, pluriel français) ou des graffiti (sans s, pluriel à l'italienne). Recommandation Préférer le pluriel français des graffitis, avec s.

graffiti
n. m. Dessin, inscription, slogan, etc., tracé sur un mur. Les graffiti(s) du métro.

⇒GRAFFITI, subst. masc.
A. — Inscriptions, dessins tracés dans l'Antiquité sur des murs, des monuments. Les graffiti de Pompéi. On rajeunissait les formules, on n'avait plus que le mot social à la bouche (...) ce n'était même plus ridicule, c'était amusant, voir [sic] intéressant au titre archéologique, comme le sont les graffiti politiques des murs de Pompéi (H. BAZIN, Mort pt cheval, 1949, p. 196).
B. — Vocab. artistique. Inscriptions, dessins. Les inventions les plus étourdissantes d'un Miro, d'un Marx Ernst, d'un Jean de Bosschère, les cuisines et les graffiti d'un Klee (LHOTE ds Nouv. R. fr., n° 208, janv. 1931, p. 148). Sur ces sinuosités grouillantes comme des poissons luisants, des arabesques plus courtes tracent les profils lâchés de tous les objets dont les formes curvilignes peuvent s'insérer dans cette mêlée ondoyante de graffiti : assiettes, poires, bananes, fourchettes, carafes, plis de rideaux (LHOTE ds Nouv. R. fr., n° 208, juin 1931, p. 949).
C. — P. ext. Inscriptions ou dessins, de caractère souvent grossier ou ordurier, griffonnés sur des murs ou sur les parois de monuments publics. Quelle propreté partout! On n'ose pas jeter sa cigarette dans le lac. Pas de graffiti dans les urinoirs. La Suisse s'en enorgueillit (GIDE, Journal, 1917, p. 629). Un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements (PROUST, Sodome, 1922, p. 1049) :
À noter encore les graffiti à la craie, dans mon quartier, et près des pensions où logent beaucoup d'Asiatiques et quelques noirs : « Liberté pour les colonies ». On les lit encore, mais ils n'ont pas été rafraîchis et s'effacent lentement.
LARBAUD, Journal, 1934, p. 302.
Au sing. (coll.). Ce serait le sens profond du graffiti anarchiste qui m'a, pour le moins, amusé : « Le marxisme est l'opium du peuple » (Le Nouvel Observateur, 22 juill. 1968, p. 34, col. 3). Le Musée du graffiti [en parlant de la Faculté de Nanterre] (Le Figaro littéraire, 3 nov. 1969).
Prononc. et Orth. : []. Graffite ds Ac. 1878 et 1932; var. sgraffite ds Ac. 1878; ,,ou plus ordinairement les graffiti de Pompéi`` ds Ac. 1932. La graph. mod. est graffiti (plur. ital.); empl. d'abord comme un plur. (ROB, Lar. encyclop., et Lar. Lang. fr.) on la considère de plus en plus comme un subst. sing. : un graffiti (Lar. encyclop., Lar. Lang. fr. et supra), d'où le plur. francisé : des graffitis. (Ex. s.v. déplâtrer, VAN DER MEERSCH, loc. cit., et GIRAUDOUX, Lucrèce, 1944, III, 4, p. 170). Cette francisation s'étend aux mots du même type (confetti, lazzi, etc.). Var. vieillies ou rares : sgraffite (Ac. 1878, Nouv. Lar. ill., Lar. 20e); graffite, spécialisée au sens A du mot (Ac. 1932 et antérieurement LITTRÉ, la docum. n'en donne pas d'ex. au-delà de BARRÈS, Pays Lev., t. 2, 1923, p. 26); graffito, sing. ital. (ROB., Lar. Lang. fr., antérieurement LITTRÉ qui écrit grafitto [-tto], la docum. en fournit des ex. au XIXe s. et au début du XXe s., cf. RENAN, Feuilles dét., 1892, p. 196 et FRANCE, Mannequin, 1897, p. 127). Étymol. et Hist. 1856 (Le P. Raphaël GARRUCCI, Graffiti de Pompéi [titre] ds QUEM. DDL t. 14). Mot ital. attesté au sens de « inscription sur les murs, etc. » dep. 1657 (SCANNELLI ds BATT.), dér. de grafio « stylet » (du lat. graphium « id. ») avec infl. de graffiare « griffer » (DEI). Fréq. abs. littér. : 17. Bbg. HOPE 1971, p. 446.

graffiti [gʀafiti] n. m. pl.
ÉTYM. 1856, graffiti de Pompéi; mot italien, plur. de graffito.
1 Archéol. Inscription ou dessin tracé sur les murailles, les monuments (des villes antiques). || Les graffiti des catacombes.Au sing. → ci-dessous, cit. 2.
2 Cour. Inscription ou dessin griffonné sur les murs, les portes, etc. || Graffiti orduriers, politiques. || « Sous les pavés, la plage », « L'imagination au pouvoir », graffiti de mai 1968.
1 (…) un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés !
Proust, À la recherche du temps perdu, X, p. 235.
1.1 Il y a des années que le drame s'est produit et que les palissades ont été enlevées. L'étroite venelle est une rue comme les autres où les taxis peuvent circuler sans craindre que les graffiti obscènes qu'on y relève, scandalisent le bourgeois.
Francis Carco, Ombres vivantes, p. 212.
2 Le bison d'Altamira n'est ni un graffito ni un dessin moderne, mais il ne nous enseigne rien (à l'exception de la présence de la création artistique jusque dans la préhistoire) des Magdaléniens, et peu de chose du sentiment magique particulier qu'il exprime.
Malraux, les Voix du silence, p. 615.
3 Un graffiti qui rabâchait ses mots d'amour, ou de politique.
J.-M. G. Le Clézio, le Déluge, p. 17.
3 Dessin analogue au tag, mais plus élaboré, tracé le plus souvent à la bombe sur un support urbain.
DÉR. Graffiter, graffiteur. — REM. On trouve chez Queneau le comp. plaisant graffitomane (les Fleurs bleues, p. 239).

Encyclopédie Universelle. 2012.