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CORPORATIONS
CORPORATIONS

Le terme de corporation, qui apparaît en français au XVIe siècle, désigne une association d’artisans ou de marchands spécialisés qui s’unissent pour réglementer leur profession et défendre leurs intérêts. Sous l’influence d’idéologies et de régimes d’inspiration fasciste, des théories politiques et sociales «corporatistes» ont conduit, non seulement à glorifier un prétendu idéal d’ordre et d’équilibre que les corporations auraient réalisé, mais à exagérer l’importance de l’organisation corporative dans le passé. Si, contrairement à l’opinion courante, il a existé, dans l’Occident médiéval par exemple, des corporations de marchands aussi bien que des corporations d’artisans, en revanche de nombreux métiers sont demeurés en dehors du système corporatif.

1. Le système corporatif

Limites et diversité

À chaque époque, entre le XIIe et le XIXe siècle, outre certaines professions, toute une partie du monde de l’économie urbaine restait, aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, étrangère à l’organisation corporative. Au sommet, un groupe d’avant-garde, celui des marchands engagés dans des compagnies vouées au commerce international, échappait aux entraves de la réglementation des «métiers», esquissait une économie et une société précapitalistes. À la base, une main-d’œuvre non spécialisée, grossie par les immigrés ruraux, formait une masse soustraite à la protection des statuts corporatifs. Les Ciompi , ces prolétaires avant la lettre, qui se révoltèrent à Florence en 1378, étaient précisément ces ouvriers et ces artisans tenus à l’écart des corporations. Des métiers réputés «vils» étaient maintenus hors du système corporatif, à Bologne par exemple, les meuniers, aubergistes, légumiers, charretiers, bateliers, porteurs, hommes de peine. Il ne faut pas oublier enfin que le système des corporations se rencontre en général dans une économie et une société essentiellement rurales, de structure souvent féodale et aristocratique, où l’artisan est méprisé. Le vocabulaire corporatiste, qui renforce l’impression d’un système cohérent et vigoureux, date d’ailleurs le plus souvent de l’époque moderne et contemporaine. Dans l’Occident médiéval, il n’y avait pas un mot pour le désigner en latin, mais plusieurs, tels que ars , opus , officium , artificium , magisterium , universitas , collegium , communitas , societas , consortium , unio , gremium , etc., dont le sens ordinaire était plus général. De même les termes employés en langue vulgaire, quoique moins nombreux, avec une nette tendance à la prédominance d’un mot (le premier cité ci-après), étaient multiples: métier , art (d’où l’expression arts et métiers ), jurande en français; gild , craft , trade en anglais; ambacht , guelde en flamand; Zunft , Zeche , Gewerbe , Handwerk , Innung , Hanse en allemand; gremio , colegio en espagnol; arte , mestiere , corporazione en italien (Venise adoptant le terme antique de scuola , proche du vocabulaire des confréries, qui chevauche souvent celui des corporations).

Rôle économique et social

Il ne faudrait pas, en revanche, trop réagir contre les exagérations corporatistes de l’historiographie moderne, en minimisant le rôle économique, social, culturel, politique des corporations. C’est surtout dans les villes de moyenne importance, de 10 000 habitants environ (ou de 20 000 à 30 000 en Italie), du XIIIe au XVIIe siècle, que le monde des métiers a joué un rôle de premier plan: dans une économie surtout locale et régionale, dans une politique citadine sur laquelle ils influaient par l’intermédiaire des corps politiques municipaux, où ils étaient représentés au moins par leurs catégories supérieures. Là même où la vie économique et politique était dominée par des couches sociales à caractère international, supérieures au niveau corporatif, l’art témoigne souvent de l’emprise du milieu des corporations sur la société urbaine (Florence des XIVe-XVe s.: campanile de Giotto avec ses bas-reliefs, Or San Michele, etc.; villes flamandes, brabançonnes et hennuyères du XIVe au XVIIe s.: des halles d’Ypres à la grand-place de Bruxelles; peinture hollandaise de la première moitié du XVIIe s., avec Van Ravesteyn, Hals, Rembrandt, Flink, Van der Helst).

Si les causes de la mort des corporations sont assez claires – révolution industrielle et capitalisme entraînant des bouleversements économiques et sociaux sanctionnés par des révolutions ou des réformes politiques (suppression des corporations françaises par la Constituante en mars 1791, abolition des privilèges des gildes anglaises en 1835) – et s’il est certain qu’il n’y a pas de filiation directe des corporations d’Ancien Régime aux syndicats contemporains – le compagnonnage demeurant un phénomène à part –, les origines des corporations de l’Occident médiéval sont plus obscures. Même si une réglementation datant de 1030 environ, les Honorantiae Civitatis Paviae , fournit des arguments aux partisans de la survie en Italie du Nord de corporations de type romain, la continuité corporative depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge est loin d’être prouvée et l’essentiel demeure que les corporations médiévales et modernes ont un caractère spécifique lié à un contexte historique nouveau.

Si les caractères des corporations et les motivations de leurs membres ont pu varier au cours de leur histoire, si au début elles manifestaient un souci de défense d’intérêts économiques nouveaux liés à la montée de nouvelles couches sociales, si c’est surtout à leur fin (XVIIe-XVIIIe s.) qu’elles ont favorisé un immobilisme social, une résistance à l’innovation technique, qui en ont fait des bastions du conservatisme, il n’en reste pas moins que leur préoccupation essentielle a été d’éliminer la concurrence sur le marché urbain et d’organiser un système de monopole (voir Mickwitz) au profit de quelques individus ou familles. Mais leur rôle par rapport à l’écoulement des surplus de la production féodale et au démarrage d’une économie mondiale et capitaliste n’est pas pleinement élucidé.

Rapports avec la religion et les régimes politiques

L’attitude de l’Église catholique à l’égard des corporations a varié. C’est d’abord une méfiance exprimée dès 832 par l’archevêque Hincmar de Reims, hostile aux aspects païens des banquets de confréries professionnelles – la potacio à caractère de beuverie – et à la nature non chrétienne du lien confraternel. Plus tard, une partie au moins du clergé urbain a tendance à s’appuyer sur les corporations pour faire régner un ordre moral dans les villes. Les intellectuels professionnels groupés dans la corporation universitaire font d’une certaine façon de la scolastique le système intellectuel du monde corporatif, et le thomisme notamment peut être considéré, dans cette perspective, comme la théologie d’une société des professions organisées. Quant aux rapports entre corporations et confréries, à l’évaluation de la part des motivations proprement religieuses dans la vie des corporations (le secteur de l’assistance sociale et spirituelle – aumônes, messes, prières – semble essentiel dans ce système), il est d’autant plus difficile de les définir que la religion informe alors toute la vie professionnelle et sociale. Les fraternités anglaises, les loges maçonniques, les Elks and odd fellows des États-Unis sont des survivances de ce complexe social et idéologique.

Si les corporations ont par ailleurs été des organisations spécifiquement urbaines, elles ont fait l’objet d’un contrôle attentif de la part des pouvoirs politiques supra-urbains, avant d’être intégrées comme pièce importante du système dans la société princière ou monarchique de l’Ancien Régime. Les statuts des corporations sont autant des mesures de police et d’ordre imposées par l’autorité supérieure que le produit du désir des professionnels de se donner un instrument de meilleur fonctionnement (exemple du Livre des métiers rédigé à la fin du règne de Saint Louis, entre 1260 et 1270, pour les corporations parisiennes sous l’égide d’Étienne Boileau, prévôt royal, c’est-à-dire préfet de police).

Mieux connus sont maintenant, en revanche, les rapports entre les différentes catégories socioprofessionnelles à l’intérieur des corporations, à la lumière des conflits sociaux contemporains (voir par exemple le point de vue «syndicaliste» de Coornaert et le point de vue marxiste de Geremek).

Il reste que pour bien saisir dans son essence et dans son histoire le phénomène corporatif, il faut le replacer dans deux contextes plus larges. Il convient d’abord d’y voir un des aspects de la tendance des sociétés préindustrielles – et spécialement de la société occidentale médiévale et moderne – à s’organiser en communautés. La corporation n’est que l’aspect professionnel de cette tendance et chevauche naturellement d’autres formes d’organisation communautaire: religieuses (confréries) ou politiques (corps urbains). Elle est aussi, du moins à l’origine, une des manifestations d’un ordre urbain, fondé, comme la commune , sur un serment d’égaux, une conjuration antiféodale.

Il faut ensuite comparer les corporations de l’Europe préindustrielle à des phénomènes similaires dans le temps et l’espace: collèges funéraires de l’Antiquité gréco-romaine, corporations – surtout alimentaires, semble-t-il – de la Byzance médiévale, gildes (tardives, postmédiévales) du monde musulman, castes professionnelles de l’Inde, artisans des villes chinoises dépourvues de franchises et livrées à la bureaucratie impériale, confréries d’artisans auréolés de tabous, tels les orfèvres ou les forgerons de la protohistoire germanique, de l’Amérique précolombienne, de l’Afrique «primitive».

2. Les corporations du XIe au XIVe siècle

Quels que puissent être les héritages collégiaux – romain dans l’Europe méridionale, germanique dans l’Europe septentrionale – les corporations, filles des villes, naissent avec elles au XIe siècle (il s’agit alors d’associations de marchands, à l’exception de celle d’Arras), mais c’est aux XIIe et XIIIe siècles qu’elles se multiplient et s’organisent en se donnant ou en recevant leurs premiers statuts et leurs premiers privilèges: les tisserands de Londres et les cordonniers de Rouen avant 1135, les cordonniers de Wurtzbourg en 1128, les pelissiers de Saragosse en 1137, les taverniers de Chartres en 1147, les tisserands de Cologne en 1149, les corroyeurs de Toulouse en 1158, etc. Vers le milieu du XIIIe siècle, le célèbre Livre des métiers (inachevé) d’Étienne Boileau recueille les statuts de 101 corporations parisiennes (il y en aura 142 à Venise).

À la fin du XIIIe siècle, la plupart des statuts de corporation définissent la composition des «métiers» en trois catégories: les maîtres , les apprentis (normalement destinés à devenir maîtres), les valets (en général appelés compagnons à partir du XVe s.). Les conditions d’entrée dans la corporation varient; en général, les maîtres doivent faire preuve de compétence technique, «avoir de quoi» et le montrer en payant des droits d’entrée parfois levés par les autorités politiques (à Paris, le roi) ou en déposant une caution. Les rapports entre la corporation et les pouvoirs publics consistent en divers droits de regard des autorités, et dans la prestation collective par la corporation de certaines redevances et de certains services: guet, service militaire, services d’hygiène, etc. (en 1429, les gens de métier de Troyes, de service aux portes, ouvrent celles-ci à Jeanne d’Arc). La réglementation professionnelle vise la qualité des produits, soigneusement définie et vérifiée par des inspecteurs du métier, parfois sanctionnée, comme dans le textile, par l’apposition du sceau corporatif, garantie par des interdictions comme celle du travail nocturne. Le contrôle, la police et la justice des métiers étaient assurés par des membres choisis en leur sein, élus ou nommés (par ou avec l’accord des autorités publiques) et portant des noms divers: jurés, gardes, maieurs, syndics. Les relations entre maîtres, apprentis et valets étaient fixées de façon à assurer l’étroite dépendance des apprentis et des valets par rapport aux maîtres, sur un mode familial masquant mal une sorte de vassalité économique, sociale et morale. En dehors même des confréries, les corporations imposaient à leurs membres l’assistance à diverses cérémonies, soit particulières à la corporation (messe et procession lors de la fête du saint patron, enterrements et messes à la mémoire des membres de la corporation, banquets), soit établies dans le cadre urbain. Les finances de la corporation étaient alimentées à la fois par les droits d’entrée, les droits de sceau, les amendes, des cotisations diverses et des dons.

Dès le début, le système corporatif tendit à se hiérarchiser. Non seulement apprentis et surtout valets sont inférieurs aux maîtres, qui cherchent à accaparer le pouvoir de décision en principe confié, dans les cas importants, à des assemblées de tout le métier, mais une hiérarchie s’instaure peu à peu parmi les maîtres: les jurés , souvent choisis en fonction de leur fortune et de leur prestige social, forment une catégorie supérieure; il y a parfois des classes hiérarchisées de maîtres (par exemple: anciens , modernes , jeunes ). Enfin, il y a une hiérarchie des métiers. Dans le bâtiment, maçons et plâtriers ont des privilèges refusés aux tailleurs de pierre et mortelliers. Tantôt les foulons sont confinés dans le bas de la hiérarchie des métiers du textile, tantôt même ils en sont exclus, comme à Gand en 1361. Des métiers dits «grands» ou «supérieurs» monopolisent le pouvoir économique et politique au détriment des métiers inférieurs. Ainsi à Gand, au début du XIVe siècle, le «grand métier» de la laine s’oppose aux autres «petits métiers». À Florence avant 1193, les grands marchands groupés dans l’arte di Calimala sont seuls représentés au Conseil de la commune, puis au milieu du XIIIe siècle émergent sept arti maggiori , émanation du popolo grasso , la riche bourgeoisie: ce sont les corporations des grands marchands de Calimala, des banquiers-changeurs, des drapiers, des fabricants et marchands de soieries de Por Santa Maria, des médecins et épiciers, des juges et notaires, des pelletiers et fourreurs.

3. L’âge d’or des corporations (XVe-XVIe s.)

Les crises du XIVe siècle: émeutes urbaines, crise de main-d’œuvre consécutive à la Grande Peste, semblèrent d’abord favoriser une démocratisation des corporations (entrée des petits métiers dans les conseils urbains, accès de valets à la maîtrise décimée). En Allemagne par exemple, les corps de métiers forcent l’entrée des conseils municipaux à Mayence en 1332, à Spire en 1330 et 1349, à Strasbourg en 1331 et 1349, à Magdebourg en 1330, à Constance en 1342 et 1370, à Cologne en 1371 et 1396. Dans les villes de la Hanse, et notamment à Lübeck, il y a, entre 1408 et 1416, domination des corps de métiers. En réalité, les maîtres des corporations qui se taillèrent une place à côté du patriciat étaient des marchands, non des artisans, et ce fut toujours une couche dominante restreinte de la bourgeoisie qui s’imposa dans les villes et les conseils municipaux. En Angleterre, en France, en Italie, où le pouvoir royal ou princier s’appesantit sur les corporations, la domination des maîtres s’en trouva renforcée. L’échec d’Étienne Marcel en 1358, ceux des maillotins en 1382, des Cabochiens en 1413 à Paris, des Ciompi à Florence en 1382, et la même année des tisserands gantois à Roosebeck, sont des défaites d’artisans et soulignent la faillite de la démocratisation corporative et urbaine.

Les corporations se ferment et se figent. À Bruxelles, dans les métiers du métal, maîtres et compagnons, qui au XIIIe siècle étaient très proches les uns des autres dans la lutte commune contre le patriciat, sont séparés aux XIVe et XVe siècles par un clivage de plus en plus profond. Un nombre restreint de maîtres (29) réussissent à sortir ou à se mettre en marge du monde corporatif en monopolisant le marché bruxellois, en se glissant dans la gilde supérieure des drapiers, et certains d’entre eux accèdent même, grâce à la faveur de la cour ducale, aux lignages. Un peu partout, la pratique de plus en plus fréquente du chef-d’œuvre contribue à interdire aux compagnons l’accès à la maîtrise. En 1560, les états généraux d’Orléans réclament l’obligation du chef-d’œuvre pour tous les maîtres.

Il y a des soubresauts: révolte des compagnons d’une série de villes allemandes en 1512-1513 (Cologne, Ulm, Spire, etc.), «abus, conspirations et monopoles» et grèves en France (grèves des imprimeurs à Lyon et Paris de 1539 à 1542, troubles sociaux à Paris entre 1560 et 1570, mesures contre les compagnons à Dijon en 1528, 1552, 1560, 1578, 1581, etc.), révolte des gens de métier gantois en 1540 matée par Charles Quint...

Mais, dans l’ensemble, le XVIe et le début du XVIIe siècle marquent l’âge d’or des corporations. Elles se multiplient et retrouvent dans le cadre national monarchique, ou «républicain» comme aux Provinces-Unies, une importance que le déclin politique des villes semblait leur enlever. En Angleterre en 1547, Édouard VI exempte les corporations des expropriations prononcées au nom de la Réforme. En France, Henri III en 1581 et Henri IV en 1597 réorganisent et étendent le système.

4. Le déclin (XVIIe-XIXe s.)

Pourtant, dès la fin du XVIe siècle, des abus de toute sorte étaient reprochés aux corporations, de plus en plus figées, et les maîtres des métiers les plus riches cherchaient à échapper au carcan corporatif. À Paris, les six «meilleurs» corps de métiers (merciers, drapiers, épiciers, orfèvres, changeurs et pelletiers) ne voulaient plus être «confondus avec les communautés d’arts et métiers». D’ailleurs, dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, le système corporatif groupe moins de la moitié des artisans. Là comme surtout en Angleterre, c’est en dehors des corporations et contre elles que s’opère le démarrage industriel.

Tandis que Voltaire écrit en 1776: «Toutes ces maîtrises et toutes ces jurandes n’ont été inventées que pour tirer de l’argent des pauvres ouvriers, pour enrichir les traitants et pour écraser la nation», Turgot, sous l’influence des physiocrates, condamne aussi «les corporations injustes et funestes», les maîtrises qui poursuivent «la recherche de leurs intérêts au détriment de la société générale». Louis XVI signa le 5 février 1776 l’édit qui abolissait les corporations, mais la chute de Turgot en arrêta l’application. La Révolution française et l’essor du capitalisme allaient balayer en France, puis dans le reste de l’Europe, ce système, au nom de la liberté d’entreprise. L’affrontement entre le capital et le travail allait désormais se produire dans d’autres cadres institutionnels.

Encyclopédie Universelle. 2012.