ALLÉGORIE
On définit généralement l’allégorie en la comparant au symbole , dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l’image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l’amour; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d’un jeune homme épris d’un bouton de rose. Il est évident qu’entre le symbole et l’allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l’allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.
Le mot 見凞凞兀塚礼福晴見 a remplacé tardivement chez les Grecs, à l’époque de Plutarque, le mot 羽神礼益礼晴見 pour désigner la «signification cachée» sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s’accompagne d’une restriction de sens: on désigne par le mot 見凞凞兀塚礼福晴見 une forme de l’exposé littéraire plutôt qu’une méthode d’interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l’allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).
Trop soucieux d’étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l’allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié: Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D’où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiques de Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu’ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu’ils nomment translatio (simple métaphore). C’est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les œuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor: l’allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia ; à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l’allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l’esthétique allégorique du Moyen Âge.
1. L’esthétique allégorique du Moyen Âge
Ses procédés
Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification . Cependant, c’est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l’allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l’époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus , Clementia , Pietas , Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l’intellect par des personnages qu’on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d’une tapisserie faite pour Charles V que celui d’une Moralité jouée en 1390.
Cependant, l’élément proprement dramatique de l’allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d’une guerre épique. Dès la Thébaïde , l’épopée est devenue l’expresion des combats intérieurs, Pietas et Fides s’opposant à Megaera et Tisiphona . C’est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge; et l’on fera ainsi s’affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses: le mariage (et l’épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s’exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du XIIIe siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces œuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l’homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel: jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l’allégorie ne sera plus seulement un «ornement difficile» de la rhétorique, mais une forme d’imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.
Les origines de l’allégorie
Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l’évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l’allégorie n’est pas originellement, comme certains grammairiens l’ont fait croire, un simple procédé d’écriture, mais une forme d’investigation et d’interprétation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d’Homère: travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C’est pourquoi Platon se méfie de l’interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d’une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu’il en soit, sous l’influence du positivisme latin, dans l’espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l’allégorisme. D’autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l’esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique: ainsi l’influence de Philon d’Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l’histoire.
Mais c’est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu’est l’exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l’Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l’exemple d’une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l’usage: avec eux, on s’habitue à fonder l’allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l’image et l’idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l’histoire et tous les niveaux de la nature. C’est au cœur même du symbolisme roman, avec tout ce qu’il retient de mystère et de surnaturel, que s’élabore l’allégorisme, religieux d’abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n’établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor: pour eux, l’univers apparaît comme une inépuisable allégorie.
2. L’art du XIIIe siècle
Si l’allégorie devient le mode d’expression privilégié au XIIIe siècle, c’est parce qu’elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l’époque. L’art symbolique de l’âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l’ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l’invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance , arrêtant la mouvance de l’imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal , par l’attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d’ombre du mythe par une exégèse bavarde: des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d’autres termes, l’art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l’hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d’art de l’époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l’homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l’allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.
La mentalité de l’époque est donc préparée à la double lecture d’un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l’analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l’enseignement moral ou de l’exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d’œuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d’ajustement. Mais dans la parabole il s’agit de la succession de deux textes, tandis que l’allégorie proprement dite fait passer de l’un à l’autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens: on voit ainsi des critiques s’égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus , qu’on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu’on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d’approfondir les rapports du message religieux avec l’histoire et avec la vie. Mais l’art allégorique en littérature a élaboré tout un système d’indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C’est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de «texte» à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition: voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l’épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l’allégorie littéraire au XIIIe siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.
À l’intérieur du genre, les œuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d’une simple démarche énumérative (les plumes de l’aile) à la composition d’un drame épique, en passant par la mise en scène d’une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere , 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier ), Guillaume le Clerc (Bestiaire , 1220; Besant Dieu , 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes , Songe d’Enfer ), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist ). Mais le chef-d’œuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L’auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu’il prétend raconter un de ses rêves, qui s’est réalisé par la suite. L’aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L’allégorie est un miroir , au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L’espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l’univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l’image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s’achève, d’une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l’impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l’auteur, qui disparaît dans le silence comme s’il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l’époque, un secret, celui d’un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.
Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d’un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l’Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l’écriture; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal , dont le maître d’œuvre était sans doute très proche de l’auteur de la Quête . Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose , ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c’est la richesse du symbole servant de clef de voûte.
Dans la seconde moitié du XIIIe siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S’illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire ), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d’amour ) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses œuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume ) ou complexe (Voie de Paradis ). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l’œuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d’influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose . Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d’expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d’y chercher un sens caché: scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie; scènes d’adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l’usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n’est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l’intellectualisme et même d’un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l’image et l’idée: c’est une menace pour l’allégorie, pour l’équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.
On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l’allégorie iconographique du XIIIe siècle, puisque la parole n’y intervient pas de la même façon. On n’est d’ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d’avoir affaire à une allégorie. Il s’agit parfois simplement d’illustrer l’histoire sainte ou les légendes qui s’en inspirent. L’allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l’événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C’est dans l’illustration de la sapience (science et morale) que l’iconographie nous propose des allégories, où l’on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres); les vices par d’autres femmes munies d’accessoires qui les caractérisent: courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l’Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu’à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs?
3. Vers le réalisme
L’allégorie du XIIIe siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l’analogie de détails superflus. La correspondance entre l’image et l’idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d’une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d’art, où le sujet reste allégorique, mais où l’ornement réaliste retient seul l’attention. Cette évolution est sensible dans l’iconographie. Nous évoquions à l’instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l’art semble déjà fondé sur le seul plaisir d’évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.
La peinture religieuse connaît d’ailleurs une même évolution, notamment sous l’influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C’est peut-être dans la sculpture que l’allégorie s’accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l’accent sur l’individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c’est-à-dire l’expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux XVe et XVIe siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu’on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s’enrichit de toute l’expérience de la vie.
Dans les traités d’une morale conventionnelle, dans les sermons d’église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu’à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du XIVe au XVIe siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs: «Connaissance, Malice et Puissance», «Envie, État et Simplesse», «Hérésie, Simonie, Force et Scandale», «L’Homme Juste et l’Homme Mondain», tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s’en mêle: on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l’intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d’art où l’allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l’essence même du genre: l’expression par le corps humain d’une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l’allégorie n’est plus qu’un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.
Ce qu’on voit pourtant, à la cour de Charles d’Orléans, c’est l’importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s’établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d’Orléans, n’est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l’on reconnaît la concordance des deux Testaments, l’Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C’est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d’eau; et c’est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l’âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d’espérance: toutes ces images nous séduisent parce qu’elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l’unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.
On peut donc placer l’apogée de l’allégorie au XIIIe siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c’est bien, malgré tout, au XIIIe siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes: moment de grâce où l’intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose ; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l’homme prend sa mesure.
4. Symbole et pensée historique
Les limites de cette vision du monde sont évidentes: elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du XVIe siècle. À tous les niveaux de l’univers, l’homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d’antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d’un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n’a pas d’importance, et l’allégorie, en dépassant la singularité de l’événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.
Ainsi l’antithèse de la pensée allégorique, c’est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l’allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu’il en soit, l’esprit allégorique s’efface à l’époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l’humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l’audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d’une mythologie désormais soumise à la critique historique: le voici à nouveau détrôné!
Devant le culte de l’histoire, l’allégorie ne joue plus qu’un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d’œuvre allégoriques. Après Dürer («la Mélancolie», «le Chevalier et la Mort»), songeons à Prud’hon représentant «la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime», à Delacroix représentant «la Liberté sur les barricades», à Baudelaire dont les fameuses «correspondances» seront souvent mises au service d’une «moralité» du mal. Réussite où l’on retrouve peut-être l’équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.
Il est vrai aussi que l’allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la science historique est remise en question par d’autres sciences plus systématiques. Le structuralisme n’est-il pas l’équivalent moderne de l’allégorisme médiéval? Cependant, la critique moderne ne gagnerait rien à se laisser enfermer dans l’alternative du système ou de la magie. Dans le mythe, qu’on a parfois opposé au logos, elle sait retrouver aujourd’hui à la fois l’histoire et la raison. Dans cette perspective, l’allégorisme médiéval nous apparaît comme un avatar intéressant de la tradition mythique. Loin de représenter une mentalité naïve ou primitive, ou au contraire un procédé artificiel et sophistiqué, il traduit la recherche anxieuse et audacieuse d’une raison dans l’histoire.
allégorie [ a(l)legɔri ] n. f.
• 1118; lat. allegoria, d'o. gr.
1 ♦ Narration ou description métaphorique dont les éléments sont cohérents et qui représentent avec précision une idée générale. « C'est une belle allégorie, dans la Bible, que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort » (Chamfort). ⇒ métaphore , mythe, symbole. Spécialt Personnification d'une idée abstraite. L'allégorie de la mollesse dans « Le Lutrin » de Boileau.
2 ♦ Arts Représentation d'une entité abstraite par un être animé (le plus souvent un personnage) auxquels sont associés des attributs symboliques dans une narration (littérature, cinéma) ou un projet narratif (arts plastiques). Les paraboles des Évangiles sont souvent des allégories. « Le Roman de la rose », longue allégorie de la conquête amoureuse. « L'Allégorie du printemps » de Botticelli.
● allégorie nom féminin (latin allegoria, du grec allêgorein, parler par images) Expression d'une idée par une métaphore (image, tableau, etc.) animée et continuée par un développement. Œuvre littéraire ou artistique utilisant cette forme d'expression.
allégorie
n. f. LITTER Description, récit, qui, pour exprimer une idée générale ou abstraite, recourt à une suite de métaphores. L'allégorie de la caverne, dans "la République" de Platon.
⇒ALLÉGORIE, subst. fém.
A.— LITT., B.-A. Mode d'expression consistant à représenter une idée abstraite, une notion morale par une image ou un récit où souvent (mais non obligatoirement) les éléments représentants correspondent trait pour trait aux éléments de l'idée représentée :
• 1. L'allégorie est essentiellement froide et raide. Les personnages y sont d'airain, et se meuvent tout d'une pièce.
E. RENAN, Hist. des origines du Christianisme, Vie de Jésus, 1863, p. 520.
• 2. ... le symbole, spontané, irrationnel, a des prolongements indéfinissables et illimités; l'allégorie, au contraire, qui recouvre seulement une notion, n'est plus qu'un mot infirme : elle parle moins précisément qu'un texte et perd son pouvoir sur l'inconscient.
R. HUYGHE, Dialogue avec le visible, 1955, p. 240.
Rem. 1. C'est surtout aux cas où la correspondance entre les éléments représentants et les éléments représentés est poussée dans les moindres détails que s'attache une note péj. Celle-ci peut-être absente comme le montrent les 2 ex. suiv. :
• 3. L'allégorie morale, comme celle des prières dans Homère, est belle en tout temps, en tout pays, en toute religion; le christianisme ne l'a pas bannie. Nous pouvons, autant qu'il nous plaira, placer au pied du trône du souverain arbitre, les deux tonneaux du bien et du mal.
F.-R. DE CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, t. 1, 1803, p. 470.
• 4. ... l'allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l'une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l'intelligence illuminée par l'ivresse. Le haschisch s'étend alors sur toute la vie comme un vernis magique; il la colore en solennité et en éclaire toute la profondeur. Paysages dentelés, horizons fuyants, perspectives de villes blanchies par la lividité cadavéreuse de l'orage ou illuminées par les ardeurs concentrées des soleils couchants, — profondeur de l'espace, allégorie de la profondeur du temps...
Ch. BAUDELAIRE, Paradis artificiels, 1860, p. 376.
Rem. 2. Le mot devient parfois synon. de symbole (notamment en alchim.) :
• 5. Paris change, mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
...
Ch. BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, 1857-1861, p. 151.
• 6. Les symboles et allégories relatifs au grand œuvre s'inspirent, tout particulièrement et avec de nombreuses variantes, des fruits, des métaux, des animaux, des planètes ou des quatre éléments.
M. CARON, S. HUTIN, Les Alchimistes, 1959, p. 138.
— En partic. Œuvre littéraire ou d'art plastique utilisant ce mode d'expression :
• 7. Les fables que l'on prétendoit absurdes, deviennent les allégories de la vérité; et l'erreur audacieuse n'insulte plus à la sagesse.
É. DE SENANCOUR, Rêveries, 1799, p. 216.
• 8. Les révolutions politiques et religieuses apparaissent représentées par des allégories, qui se traduisent en de sévères jugements.
F. OZANAM, Essai sur la philosophie de Dante, 1838, p. 268.
• 9. — Une allégorie est toujours une femme, qu'on représente la Perversité ou l'Agriculture, la Morale ou la Géométrie.
J. PÉLADAN, Le Vice suprême, 1884, p. 187.
• 10. « La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime » dépaysée au Musée du Louvre où on a cru bon de la transporter est peut-être la plus belle allégorie de toute la peinture française.
L. RÉAU, L'Art romantique, 1930, p. 24.
B.— THÉOL. Système théologique consistant à renouveler l'interprétation de l'Ancien Testament par la découverte, sous le sens littéral, d'un sens caché ,,à la lumière des faits et des enseignements du Christ`` et, inversement, à exprimer ,,la révélation évangélique dans des termes empruntés aux Écritures anciennes`` nouvellement interprétées (d'apr. BOUYER 1963) :
• 11. Philon, écrivain juif, pensait de même sur le caractere des livres sacrés des Hébreux. Il a fait deux Traités particuliers, intitulés Des allégories; et il rappelle au sens allégorique l'arbre de vie, les fleuves du paradis et les autres fictions de la Genese. Quoiqu'il n'ait pas été heureux dans ses explications, il n'en a pas moins apperçu qu'il serait absurde de prendre ces récits à la lettre. C'est une chose avouée de tous ceux qui connaissent un peu les écritures, dit Origene, que tout y est enveloppé sous le voile de l'énigme et de la parabole. Ce docteur et tous ses disciples regardaient en particulier comme une allégorie toute l'histoire d'Adam et d'Ève, et la fable du paradis terrestre.
Ch.-F. DUPUIS, Abrégé de l'origine de tous les cultes, 1796, p. 308.
Prononc. — 1. Forme phon. :[] ou [all-]. Le mot est noté avec [l] simple ds PASSY 1914, DUB. et Pt Lar. 1968. BARBEAU-RODHE 1930 et Pt ROB. donnent la possibilité d'une prononc. avec [ll] double. Harrap's 1963 et WARN. 1968 transcrivent [ll] (cf. aussi allécher et alléguer). 2. Dér. et composés : allégorique, allégoriquement, allégorisation, allégoriser, allégoriseur, allégorisme, allégoriste. 3. Hist. — À part NOD. 1844, tous les dict. de prononc. de la fin du XVIIIe et du XIXe s. transcrivent [ll] double (cf. p. ex. FÉR. Crit. t. 1 1787 : ,,on prononce les deux l``).
Étymol. ET HIST. — Ca 1119 « discours figuré qui présente à l'esprit un sens caché dans le sens littéral » (Ph. DE THAUN, Comput. ds GDF. : c'est allegorie del fil sainte Marie), emploi fréq. dans l'interprétation des textes bibliques et des légendes myth.; empl. en rhét. avec le même sens (DU BELLAY, I, 13 ds MARTY t. 1 1896 : Métaphores, Alegories, Comparaisons, Similitudes, Energies); d'où divers emplois : 1. 1694 emploi étendu aux œuvres d'art « figure ou composition employée pour figurer une idée » (Ac. : Allégorie [...] Il se dit aussi des tableaux & des bas-reliefs dans lesquels les choses morales sont représentées par des figures d'hommes ou d'animaux); 2. XVIIIe s. l'allégorie personnifiée par les poètes (Lemierre ds Lar. 19e : L'Allegorie habite un palais diaphane); 3. XVIIIe s. « œuvre dont le fond est une allégorie » (La Harpe, ibid. : Les Allégories de Rousseau sont d'un style moins inégal et moins incorrect que ses épitres).
Empr. au lat. allegoria, attesté dep. Quintilien (Inst., 5, 11, 21 ds TLL s.v., 1669, 70 : [...] ... quod est velut fabella brevior et per allegoriam accipitur), fréquemment utilisé par les aut. chrét. à propos de l'interprétation de l'Écriture.
BBG. — BACH.-DEZ 1882. — BAILLY (R.) 1969 [1946]. — BAR 1960. — BÉL. 1957. — BÉNAC 1956. — Bible 1912. — BOISS.8. — BONNAIRE 1835. — BOUILLET 1859. — BOUYER 1963. — CHABAT t. 1 1875. — DAIRE 1759. — DEM. 1802. — DHEILLY 1964. — DUP. 1961. — FÉR. 1768. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — GUIZOT 1864. — LAF. 1878. — LAL. 1968. — LAV. Diffic. 1846. — MIQ. 1967. — MORIER 1961. — PRÉV. 1755. — ROUGNON 1935. — SOMMER 1882. — SPRINGH. 1962. — Synon. 1818.
allégorie [a(l)egɔʀi] n. f.
ÉTYM. 1118; du lat. allegoria, d'orig. grecque.
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1 (En littér.). Narration mettant en œuvre des éléments concrets, de manière cohérente (selon une isotopie), chaque élément correspondant métaphoriquement à un contenu de nature différente, en général abstrait. ⇒ Métaphore, symbole.
1 L'allégorie n'est souvent qu'une métaphore continuée par une suite de traits, qui doivent commencer et finir avec la phrase, comme dans cette phrase de Bossuet : Cette jeune plante, ainsi arrosée des eaux du ciel, ne fut pas longtemps sans porter des fruits.
Antoine Albalat, l'Art d'écrire, p. 277.
2 Car vous entendez bien, que la pomme qui tenta la pitoyable Ève n'était point le fruit d'un pommier et que c'est là une allégorie dont je vous ai révélé le sens.
France, la Rôtisserie de la reine Pédauque, p. 118.
♦ Œuvre littéraire qui utilise ce mode d'expression. || Le Roman de la Rose est une belle et longue allégorie de l'amour. || Étudier l'allégorie médiévale, classique.
3 Quant au traitement formel, au soin et à la cohérence, l'allégorie de Furetière est supérieure à celles de la plupart de ses concurrents (sauf peut-être Sarrasin et De Pure); l'auteur se meut avec une rare habileté dans les deux plans parallèles que requiert ce système. Il sait accrocher à des mots à double entente son transparent romanesque, qui laisse à merveille apparaître, mais sans lui-même s'effacer, le fond significatif de la toile.
On est frappé par le savoir-faire de l'auteur dans ce système sémiotique très riche, où le critique s'exprime non seulement par la signification seconde, mais par les rapports entre l'image allégorique et son correspondant suggéré, par la mise en œuvre de cette image (première critique du « roman »), par la suggestion plastique, enfin par une sémantique lexicale élaborée, qui manifeste déjà un goût pour l'analyse du contenu des mots.
Alain Rey, Antoine Furetière…, Préface au Dict. de Furetière, p. 31.
2 (Dans les arts plastiques). Œuvre dont chaque élément évoque symboliquement les aspects d'une idée. || Peindre des allégories. || La Marseillaise de Rude est une vigoureuse allégorie. — Ce film est une allégorie.
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CONTR. Matérialité, réalité, vérité.
DÉR. Allégoriser, allégorisme, allégoriste.
Encyclopédie Universelle. 2012.