SAPIENCE
SAPIENCE
Calque en français médiéval du mot latin sapientia signifiant science, sagesse, sapience désigne le savoir moral et philosophique reposant sur une tradition. Au sens large, on peut comprendre sous ce terme tous les écrits didactiques touchant à la philosophie morale; mieux vaut se cantonner aux traductions, adaptations, recueils de sentences et compilations diverses par lesquels se transmet, à travers le Moyen Âge, un trésor culturel que la Renaissance exploitera dans un esprit nouveau plutôt qu’elle ne le redécouvrira. La pensée médiévale tient le plus grand compte des autorités, Bible, Pères de l’Église, mais aussi, et de plus en plus, des auteurs de l’Antiquité païenne. Le modèle chrétien de sapience était le livre biblique des Proverbes de Salomon, que Simon de Nanteuil traduit en anglo-normand au milieu du XIIe siècle. À la source biblique se juxtapose, dès une haute époque, le recueil latin de distiques attribués à Caton, le grand sage de l’Antiquité (Disticha Catonis , probablement Ve ou VIe s.). Il en reste trois traductions en anglo-normand du milieu du XIIe siècle (celle d’Élie de Winchester, une anonyme, celle d’Éverard) et une adaptation en provençal datant de la même époque. On ne cesse de les transmettre: comme le firent en français Adam de Suel et Jean de Paris (seconde moitié du XIIIe s.), en italien le Lombard Bonvesin et le Campanien Catenaccio Catenacci d’Anagni (fin du XIIIe s.). Le plus souvent Salomon et Caton sont mélangés et leurs paroles regroupées selon un plan systématique; grand recours est fait aussi à Sénèque, sous le nom duquel on range beaucoup d’apocryphes. La légende voulait que ce philosophe, que son stoïcisme rapprochait d’un certain christianisme médiéval, ait entretenu une correspondance avec saint Paul et qu’il se fût converti au christianisme. Il circule aussi des recueils d’apophtegmes contemporains, comme celui du Schiavo de Bari (vers 1235). Peu différents de ces divers recueils apparaissent les florilèges, qu’on distingue à ce qu’ils rassemblent en un seul ouvrage, sous un plan systématique (le plus souvent celui des vices et des vertus), des sentences attribuées à divers sages et philosophes, afin de dresser une sorte d’archétype de la vertu idéale, du comportement parfait. La source médiévale la plus utilisée est la Doctrine des philosophes (Moralium dogma philosophorum ), attribuée au maître chartrain Guillaume de Conches (première moitié du XIIe s.): on y trouve le plus souvent des sentences stoïciennes, mais aussi des citations de Cicéron (De officiis ), de Macrobe (commentaire du Songe de Scipion , Ve s.), de Térence, de Virgile, d’Ovide, de Lucain. Ce type de recueil connaît une vogue considérable: les anonymes Moralités des philosophes du début du XIIIe siècle traduisent le Moralium dogma ; les proverbes de Cicéron (Proverbes dont Tulles dist , avant 1285) attribuent des citations bibliques à l’orateur romain; les Diz et proverbes des sages (vers 1260) en picard et leurs versions attribuent des strophes gnomiques un peu au hasard à tel ou tel auteur païen. De toute cette production se dégagent deux œuvres majeures: Le Livre de philosophie et de moralité d’Alard de Cambrai (entre 1260 et 1268), manuel de savoir-vivre, où les citations (attribuées de façon fantaisiste) sont chaque fois l’objet d’une démonstration analytique puis d’une conclusion où on lit un idéal aristocratique de mesure et de culture; Le Livre du trésor (vers 1260) de Brunetto Latini, le maître de Dante, qui inclut son florilège dans un projet grandiose où la rhétorique, la politique et la physique constituent, avec la morale, une somme de «sagesse» entendue comme «science» universelle. Le Moyen Âge occidental connaît aussi la sagesse orientale par l’intermédiaire de l’Espagne où on compile les Dits d’or (Bocados de oro , vers 1250), traduits du médecin égyptien Mubassir ibn Fatik, qui avait recueilli, vers 1100, les biographies des philosophes grecs et arabes et en avait fait une anthologie, et le Livre des bons proverbes (Libro de los buenos proverbios , vers 1250), traduction d’Hunain ibn Ishaq, un des plus grands savants arabes (né en 809), continuateur de la science grecque dans le monde de l’Islam. On n’en finirait pas de citer les maillons de la chaîne de sapience qui se continue très avant dans le Moyen Âge, non sans rencontrer la tradition de l’exemplum , utilisant à partir du XIVe siècle les Sommes théologiques , tributaires elles-mêmes du Livre des sentences de Pierre Lombard. L’authenticité historique compte peu dans ces textes: le nom célèbre donne son autorité à un lieu commun. L’évolution du genre est révélatrice des intentions idéologiques et des changements profonds de modes de pensée qui sous-tendent l’apparence continûment répétitive et fixiste de la tradition.
sapience [ sapjɑ̃s ] n. f.
• 1120; lat. sapientia, de sapiens « sage »
♦ Vx Sagesse et science. ⇒ sagesse. — Théol. Livre de la sapience.
● sapience nom féminin (latin sapientia) Vieux. Sagesse et science.
⇒SAPIENCE, subst. fém.
A. — [Dans des cont. relig. notamment judéo-chrét.]
1. Sagesse de celui/celle qui possède le savoir, la science à un degré élevé ainsi que les qualités de jugement, d'habileté, de raison, de prudence. Les rois étaient sacrés par l'huile, car l'huile signifie renommée, gloire et sapience (FRANCE, J. d'Arc, t. 1, 1908, p. 517). La sagesse millénaire de ses docteurs [du judaïsme] qui (...), des temps bibliques jusqu'à nos jours, n'a dédaigné aucune fontaine de sapience humaine (WEILL, Judaïsme, 1931, p. 16).
2. Vx. Dieu ou sa parole. Synon. verbe, logos. Je verrai l'église des saints formée des fils de la sapience (SAINT-MARTIN, Homme désir, 1790, p. 331). [Un fleuve à Jérusalem] arrose le céleste Éden, et roule dans ses flots l'amour pur et la sapience de Dieu (CHATEAUBR., Martyrs, t. 1, 1810, p. 183).
B. — HIST. Pays de Sapience. La Normandie. [P. allus. à la sagesse des lois que lui donna Rollon ou à cause du caractère prudent de ses habitants (d'apr. LITTRÉ)] Vrai pays de sapience! Cette Normandie, qui, en tant de choses, a servi de modèle à la France et à l'Angleterre (MICHELET, Peuple, 1846, p. 294).
C. — [Dans un style littér. et archaïsant] Sagesse abstraite, intellectuelle; savoir issu de la connaissance livresque ou considéré globalement en tant que somme des connaissances. Synon. science. Tous les exercices de la classe et les jeux de la récréation doivent fournir prétexte à sapience (...) il n'est pas jusqu'au modèle d'écriture qui ne porte ses fruits (FRAPIÉ, Maternelle, 1904, p. 148). Son notaire (...) plein de sapience, le regardait s'agiter, l'écoutait (LA VARENDE, Caval. seul, 1956, p. 17).
— P. iron. ou p. plaisant. Ce n'est point là (...) un blanc-bec pédant, fort en sciences, lettres, théologie et sapience (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 787). [Un savant qui avait] une cervelle comme un comprimé de la Bibliothèque Nationale, un réjoui plein de sapience (ARNOUX, Calendr. Fl., 1946, p. 228).
REM. 1. Sapient, -ente, adj. [Dans des cont. relig. ou littér.; corresp. à supra A 1] a) Qui possède la sagesse, le savoir. C'était une chose que les chanoines n'avaient pas vu souvent, tout chanoines sapients qu'ils étaient (FABRE, Oncle Célestin, 1881, p. 260). b) Qui symbolise la sagesse. Vous parlez comme Pallas elle-même, aux bons jours de cet oiseau sapient dont on la coiffe (CLAUDEL, Otage, 1911, II, 1, p. 256). c) En partic. Sapient de soi-même. Qui fait œuvre de clairvoyance, qui met en œuvre son jugement, son esprit critique, sa raison en vue d'une meilleure connaissance de soi. Je me propose donc d'être avant tout sapient de moi-même; et je ne veux plus m'appliquer qu'à cela (LARBAUD, Barnabooth, 1913, p. 143). 2. Sapientiel, -elle, adj. [Corresp. à supra A] a) Rare. [En parlant de l'homme considéré en tant que possédant le savoir, la sagesse] V. homme ex. 7. b) [Dans un cont. relig.; en parlant d'un texte, de son écriture] Synon. de sapiential. [Une page] d'allure sapientielle, qui déroule une série de béatitudes (Philos., Relig., 1957, p. 42-3).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) 1121-34 « sagesse de Dieu [qui a créé le monde, connaît tout et dispose de tout] » (PHILIPPE DE THAON, Bestiaire, 737 ds T.-L.); 1re moit. XIIe s. (Psautier de Cambridge, éd. Fr. Michel, L, 7); b) id. « savoir-faire, dextérité [de Dieu] » (Psautier d'Oxford, éd. Fr. Michel, CIII, 25: trestuses coses en sapience fesis); c) ) id. « sagesse de l'homme [qui vient de Dieu et le rend capable de distinguer le bien et le mal] » (ibid. XVIII, 8: sapience dunant as petiz; XXXVI, 32); ) ca 1170 spéc. désigne la sagesse de Salomon obtenue de Dieu par la prière [cf. 1 Rois III, 6-14] (Rois, III, X, 4, éd. E. R. Curtius, p. 135: la frant sapience Salomun); d) 1130-40 « science, connaissance [des choses divines] » en parlant d'une personne (WACE, Conception N.-D., éd. W. R. Ashford, 44: parlot par grant sapience [l'abbé]); e) 1146-70 « connaissance du bien et du mal que tente d'acquérir l'homme par ses propres forces, au mépris du privilège divin » (Jeu d'Adam, éd. W. Noomen, 157: Ço [le fruit défendu] est le fruit de sapience, De tut saveir done science); f) fin XIIe s. sapïence de Deu désigne le Verbe, le Logos (Sermon de St Grégoire sur Ezéchiel, 12, 20 ds T.-L.); 2. ca 1150 « savoir, science » en réf. à l'Antiquité class. (Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, 7); cf. en parlant des Grecs (GUIOT DE PROVINS, Bible, 67 ds Œuvres, éd. J. Orr, p. 12); 3. 1291-95 [impr. 1529] titre du ,,Livre de la Sagesse`` (Bible en françois, trad. Guiart des Moulins, Paris, J. Petit, t. 2, non fol.: Cy commence Sapience), cf. I c . Empr. au lat. sapientia, dans la lang. class. « intelligence, jugement; sagesse [gr. ]; science, savoir, en partic. recherche de la vérité, philosophie [gr. ] »; dans la lang. chrét. « sagesse, piété envers Dieu (Vulgate, Eccli.); sagesse [que Dieu donne à ceux qui lui sont unis] (Vulgate, passim); don de découvrir les mystères; sagesse de Dieu [qui crée le monde et dispose de tout] (déb. IIIe s., Tertullien); le Saint-Esprit (St Irénée); le Verbe (IVe s. Prudence; Vulgate ds BLAISE, Lat. chrét.) ». 3 est tiré du titre Liber Sapientiae (Vulgate). Fréq. abs. littér.:22. Bbg. ANDERER t. 2 1981, pp. 384-385 (s.v. sapientiel). — BRUCKER (Ch.). Prudentia/ prudence aux 12e et 13e s. Rom. Forsch. 1971, t. 83, p. 467; Sage et son réseau lex. en anc. fr. Lille-Paris, 1979, p. 522, 608, 632, 663, 675. — KOGELSCHATZ (B.). Theorie und Praxis des sprachlichen Feldes. München, 1981, pp. 103-104; 175-176 (s.v. sapient). — SCHALK (F.). Sapience und Sagesse. Rom. Forsch. 1953, t. 65, pp. 241-255.
sapience [sapjɑ̃s] n. f.
ÉTYM. 1120; lat. sapientia, de sapiens, -entis « sage ».
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♦ Vx, archaïque. Littér. Sagesse (1.) et science (→ Intellect, cit. 1).
0 Un estomac dont l'éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et le corrompt en raison de la haute sapience culinaire qu'il acquiert.
Balzac, le Cousin Pons, Pl., t. VI, p. 534.
♦ Théol. || Livres de sapience, sapientiaux.
Encyclopédie Universelle. 2012.