DÉMOCRATIE
Le mot démocratie souffre d’un excès de signification. Mais cette surcharge sémantique qui, aux yeux du philologue, constitue un phénomène pathologique, apparaît à la science politique comme inhérente à la notion même de démocratie. C’est qu’en effet la démocratie n’est pas seulement une manière d’être des institutions, elle est plus encore peut-être une exigence morale. Or cette exigence n’est pas définissable dans l’abstrait, car son contenu est déterminé à la fois par l’insatisfaction que procure une situation présente et par l’image de ce que serait un ordre politico-social meilleur.
Il en résulte que le sens du mot démocratie varie selon le milieu et le moment dans lequel il est employé et selon le contexte doctrinal où il se trouve situé. Que cette ductilité du terme soit génératrice d’équivoque, c’est incontestable. Mais, à exclure l’ambiguïté pour élaborer une définition scientifique sans bavure, on risquerait de ne pas rendre compte du dynamisme qui est inclus dans l’idée démocratique et fait d’elle l’un des facteurs les plus puissants d’évolution des sociétés. Toute l’histoire prouve que la démocratie réalisée n’est jamais qu’un moment du mouvement démocratique. Un mouvement qui jamais ne s’arrête car, pour les hommes qui le suscitent, la démocratie c’est le Bien. Ainsi, elle n’est pas seulement une formule d’organisation politique ou une modalité d’aménagement des rapports sociaux; elle est une valeur. Et c’est cette valeur – l’inaliénable vocation des hommes à prendre en charge leur destin, tant individuel que collectif – qui constitue l’unité profonde de ce que, pour la clarté de l’analyse, on appelle les différentes conceptions de la démocratie.
C’est pourquoi il n’apparaît pas que ce serait une bonne méthode que de les isoler pour les décrire en les opposant. En réalité, elles s’enchaînent les unes aux autres comme autant d’incarnations de l’idée démocratique qui se fait de plus en plus exigeante au fur et à mesure que ses impératifs sont satisfaits. Certes, cet enrichissement du concept ne va pas sans altération du principe initial; la démocratie marxiste par exemple semble de prime abord difficilement conciliable avec la démocratie libérale. Mais, en fait, ce qui diffère c’est la méthode utilisée par les gouvernants pour réaliser la démocratie, ce n’est pas l’attente des hommes qui placent en elle l’espoir d’une vie meilleure.
1. La démocratie comme exigence
Dans l’évolution de l’idée démocratique à l’époque moderne, on peut schématiquement distinguer trois phases. La démocratie a d’abord été considérée comme un moyen de la liberté. C’est à ce titre qu’elle s’est introduite dans les institutions sous sa forme exclusivement politique. Elle fut ensuite tenue pour un instrument de la justice, ce qui, outre les changements que cette interprétation entraînait dans l’organisation politique, provoqua son extension aux rapports économiques et sociaux. Enfin, et c’est l’étape dans laquelle sont engagées les sociétés hautement développées, la démocratie tend à assurer le contrôle de la collectivité sur la croissance économique et, à la limite, sur le bon usage de la prospérité.
Toutefois, si net qu’apparaisse le dessin de cette évolution, elle appelle deux observations qui sont nécessaires pour en préciser le sens. On doit remarquer tout d’abord qu’elle n’est pas l’effet de la spéculation intellectuelle qui se serait attachée à approfondir le concept de démocratie. Ce sont les transformations de la société qui ont provoqué l’enrichissement de l’idée démocratique. Tel type de société s’accommode d’une forme de démocratie qui sera considérée comme insuffisante dans un autre milieu et à une autre époque. D’où il suit que la démocratie n’est pas un schéma abstrait apte à fournir des recettes d’organisation politique et sociale universellement valables. Elle ne peut vivre qu’en fonction du milieu où elle s’enracine et dont elle enregistre les aspirations.
La seconde observation vise à souligner le fait que l’évolution qui a affecté l’idée démocratique a moins procédé par substitution que par sédimentation. Il faut entendre par là que le service de la justice n’a pas totalement supplanté le service de la liberté et que ni l’un ni l’autre n’ont été effacés par la gestion de la prospérité. Sans doute, à chaque étape de l’évolution, les données sociales ont marqué de leurs exigences l’idée démocratique, mais la conscience des gouvernés n’en a pas moins conservé la mémoire des services qu’elle avait antérieurement rendus. Si bien qu’aujourd’hui la démocratie est lourde de toute la substance dont, à chaque moment de son histoire, l’a enrichie l’attente des hommes. Les événements de Tchécoslovaquie, durant l’été de 1968, portèrent témoignage de cette survivance: la volonté d’instaurer une société «juste» n’a pas éliminé le souci de maintenir une cité libre. Et, de la même façon, l’agitation étudiante et l’inquiétude des intellectuels aux États-Unis, culminant dans les années soixante-dix, prouvèrent que la gestion d’une société prospère ne saurait être pleinement démocratique, en dépit des apparences institutionnelles, si elle néglige les impératifs de la justice.
Que l’idée démocratique doive sa densité à cette pluralité de significations déposée en elle par l’histoire, cela n’est guère contestable. Mais on doit reconnaître aussi qu’une telle richesse associe des éléments contradictoires. La liberté ne répond pas toujours à l’attente de la justice; la justice ne va pas sans que soient sacrifiées des libertés ; le contrôle démocratique de la croissance contredit parfois les lois économiques du développement. Ces contradictions ne justifient cependant pas les critiques que certains formulent à l’encontre de l’idée démocratique. Elles prouvent seulement que la démocratie est à la mesure de l’homme dont elle reflète les déchirements. Faite de ses exigences, elle n’a de chance de les concilier que dans la mesure où il est parvenu à les maîtriser en lui-même. C’est pourquoi à toutes les conditions historiques, économiques, politiques ou sociales qui déterminent l’accomplissement de la démocratie s’en ajoute une autre, primordiale, à savoir l’existence de démocrates. La démocratie ne s’impose pas par la vertu de mécanismes qui lui seraient propres: elle a besoin des hommes qui, en la vivant en eux, la font vivre pour tous.
Instrument de la liberté
La démocratie est indissolublement liée à l’idée de liberté. Sa définition la plus simple, le gouvernement du peuple par le peuple, n’acquiert son plein sens qu’en considération de ce qu’elle exclut: le pouvoir d’une autorité qui ne procéderait pas du peuple. Il apparaît ainsi que la démocratie est d’abord un système de gouvernement qui tend à inclure la liberté dans les relations de commandement à obéissance inséparables de toute société politiquement organisée. L’autorité y subsiste sans doute, mais elle est aménagée de telle sorte que, fondée sur l’adhésion de ceux qui lui sont soumis, elle demeure compatible avec leur liberté.
Seulement, il existe bien des interprétations de la liberté. Celle dont s’est initialement inspirée la démocratie, c’est la liberté considérée comme une prérogative inhérente à tout être humain et grâce à laquelle il doit être en mesure d’assumer son destin. Cette liberté qui se traduit par l’absence de contrainte, par le sentiment d’une indépendance tant physique que spirituelle, c’est celle que l’on pourrait qualifier de liberté-autonomie. Or comme cette autonomie est vulnérable, les hommes ont songé à la protéger, sinon contre tous les dangers qui la menacent, du moins contre le plus redoutable d’entre eux: celui que constitue l’arbitraire du pouvoir politique. Ainsi est née une autre conception de la liberté que l’on peut appeler la liberté-participation car elle consiste à associer les gouvernés à l’exercice du pouvoir pour empêcher celui-ci de leur imposer une autorité discrétionnaire.
Cette participation à la fonction gouvernementale, l’individu l’assure par l’entremise de ses droits politiques, par l’élection bien sûr, mais aussi par la jouissance des prérogatives qui garantissent la liberté de ses choix: liberté d’opinion, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de réunion, etc. Dans cette perspective, la démocratie apparaît bien comme le régime de la liberté politique, parce que l’autorité y est fondée sur la volonté de ceux qu’elle oblige. Toutefois, pour comprendre le sens de cette liberté politique – et par là même rendre intelligible l’évolution de l’idée démocratique –, il est essentiel d’observer que, dans son interprétation première, la liberté politique n’est pas une fin en soi. Elle n’est légitime que pour garantir l’autonomie des gouvernés.
Ainsi est établie entre liberté-autonomie et liberté-participation une hiérarchie dont toute l’histoire du lent avènement de l’idée démocratique porte témoignage. La démocratie comme système de gouvernement a été précédée d’un long effort d’affranchissement spirituel au cours duquel, depuis la Réforme jusqu’aux philosophes du XVIIIe siècle, s’est dégagée la reconnaissance de la liberté foncière de la personne humaine. C’est ce mouvement qui trouve son aboutissement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789-1791 qui enracine les droits qu’elle proclame dans une liberté inhérente à la nature humaine. L’homme est libre, et c’est pour qu’il le demeure que l’exercice de la fonction politique est aménagé de telle sorte qu’il puisse le contrôler.
Entendue comme instrument de la liberté, la démocratie apparaît dès lors comme inséparable de la philosophie libérale. Les droits qu’elle protège sont des facultés que l’individu doit à sa nature; il lui appartient de les réaliser. Tout le système gouvernemental doit donc être aménagé de manière que le Pouvoir ne puisse entraver cette entreprise. Le droit politique s’adosse à la liberté individuelle, il ne se justifie que par elle et n’a d’autre objet que d’assurer son épanouissement. La philosophie politique de la Révolution française rejoint ainsi le postulat libéral de la subordination de la liberté politique à la liberté civile ou personnelle de l’individu, c’est-à-dire, en définitive, de la primauté du social spontané sur le volontarisme politique.
La conception libérale de la démocratie est un pari sur la liberté. On considère non pas, certes, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais que si nulle entrave n’est apportée par le Pouvoir à l’exercice des libertés individuelles, particulièrement dans le domaine économique, la condition humaine ne pourra qu’être améliorée. Le droit au bonheur figure au nombre des droits de l’homme, mais ce bonheur c’est à chacun qu’il appartient de le réaliser par son effort personnel et par un usage judicieux de sa liberté.
Instrument de la justice
Liberté et libération
Fondé sur cet optimisme, le pari devait être perdu dès lors que les premiers effets de la révolution industrielle firent apparaître que, si la liberté appartient peut-être à tous, il n’est en tout cas pas donné à chacun de pouvoir en user. Ce qui importe alors c’est d’établir l’égalité dans la possibilité de cet usage, c’est-à-dire d’introduire dans la société une justice qui empêchera la liberté d’être le privilège de quelques-uns. Et, de fait, à partir du moment où les gouvernés, prenant conscience de la puissance incluse dans le bulletin de vote, se furent rendus maîtres de l’appareil gouvernemental, un mouvement se dessina qui tendit, non plus à subordonner le pouvoir à une liberté préexistante, mais à en faire l’instrument de création d’une liberté effective. Celle-ci ne se résume pas dans les droits du citoyen. Bien plus, ces droits ne sont qu’une mystification puisque, comme Marx le démontrera, la liberté politique n’est qu’une liberté formelle destinée à servir d’alibi à ceux qui, détenant la puissance économique, sont seuls à même de l’utiliser pour consolider leur domination. Pour les autres, c’est-à-dire pour tous ceux qui ne disposent que de leur force de travail, elle n’est qu’une prérogative stérile. Qu’importe que l’homme soit libre de penser, si l’expression de son opinion l’expose à un ostracisme social, qu’il soit libre de discuter les conditions de son travail, si sa situation économique l’oblige à se plier à la loi de l’employeur, qu’il soit libre de déposer dans l’urne son bulletin de vote, si les moyens de propagande, la presse et les candidats eux-mêmes sont inféodés aux détenteurs du capital. Le vrai c’est que la liberté n’est pas une donnée préexistante qu’il s’agirait de protéger; c’est une faculté qu’il faut conquérir. À la notion de liberté se substitue l’attente d’une libération.
Démocratie sociale
Et comme cette libération est inséparable de la justice sociale, l’idée d’une démocratie sociale vient enrichir l’exigence démocratique en lui assignant un objectif nouveau.
La démocratie sociale vise l’affranchissement de l’individu à l’égard de toutes les contraintes qui l’oppriment, et sa participation à l’établissement des règles que, dans tous les domaines, il est tenu d’observer. Or, si l’on considère que c’est sa situation économique qui est à l’origine de toutes les formes d’oppression qu’il subit, c’est sur la transformation des structures économiques que la démocratie sociale fera porter son effort. Elle met en cause le statut de la propriété, les conditions du travail et les modes de rémunération, la garantie de l’emploi et toutes les institutions qui, sous le titre général de sécurité sociale, protègent l’individu contre les risques de la vie ou les aléas de la chance. L’entreprise est ambitieuse mais, quoique s’étendant à tous les secteurs de l’existence collective, elle ne cesse pas de répondre à l’exigence démocratique puisque la démocratie, impliquant la maîtrise de l’homme sur son propre destin, tend à lui assurer le contrôle de toutes les puissances qui paralysent sa libération. On pourra donc parler de démocratie dans l’entreprise, dans l’université, dans l’accès aux loisirs... voire dans l’Église.
Droits sociaux
Aussi bien, à ceux qui dénonceraient comme une dégénérescence ce gauchissement de l’idéal démocratique, on pourrait répondre qu’il était inscrit dans l’idée même de démocratie, car on ne peut, tout à la fois, donner le pouvoir au peuple et lui interdire d’en user de certaine façon. D’autre part, la démocratie sociale, comme la démocratie classique strictement politique, repose elle aussi sur les droits de l’homme. Seulement elle les conçoit différemment. Tels que les énonce la Déclaration de 1789, les droits sont des facultés inhérentes à l’individu et dont il appartient à lui seul d’exploiter les possibilités. À l’égard de l’État, ils n’ont d’autre vertu que d’être inviolables. Ils l’incitent davantage à l’abstention qu’à l’action. C’est pourquoi, protecteurs de la liberté, ils constituent le fondement de la démocratie libérale. Pour la démocratie sociale, au contraire, les droits sont des exigences. Leur contenu est fixé en fonction d’un besoin dont ils sont la consécration juridique. Ils sont la mesure d’une nécessité. De cette nécessité même qui, si elle n’est pas satisfaite, interdit à l’homme d’atteindre à la plénitude de son être.
Le droit arrive ainsi à coïncider avec l’exigence d’un minimum vital, en entendant l’expression non sur le plan restreint de la rémunération du travail, mais dans le sens le plus large que lui confère son application à tous les besoins matériels et spirituels de l’être humain. Dans la terminologie traditionnelle, on dira que le droit ne peut être satisfait que dans une société juste. Dans la terminologie marxiste, on dira qu’il ne peut être réalisé que dans la mesure où cesse l’aliénation de l’individu. Mais peu importe l’optique selon laquelle on les considère: les droits sont dits sociaux, d’une part parce qu’ils sont reconnus non pas à un être abstrait, mais à l’homme situé dans un milieu qui le fait ce qu’il est, d’autre part parce qu’ils sont des créances de l’individu sur la société.
Le dynamisme démocratique
Ce double caractère du droit donne à la démocratie un dynamisme auquel elle ne pouvait prétendre lorsque son objectif était exclusivement politique. Elle érige le gouvernement en créateur de monde puisque, de toute évidence, les droits sociaux ne peuvent être effectifs que dans une société dont toutes les structures, spécialement les structures économiques, auront été fondamentalement rénovées. Un tel programme qui est essentiellement révolutionnaire avait déjà reçu une timide consécration dans les constitutions élaborées après la Première Guerre mondiale, particulièrement dans la Constitution de Weimar. Mais c’est surtout après le second conflit mondial que l’entreprise de rénovation sociale s’est inscrite en premier rang parmi les tâches du pouvoir dont les préambules constitutionnels et les Déclarations fixent les obligations. Elles sont formulées par le Préambule de la Constitution française de 1946 (qui sera réaffirmé par la Constitution de 1958) sous le titre de «Principes politiques économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps», par la Constitution italienne de 1948, par les constitutions des Länder de la république fédérale d’Allemagne, par les constitutions des démocraties populaires et par toutes celles que se sont données, au fur et à mesure de leur accession à l’indépendance, les pays naguère colonisés. Là même où, comme en Angleterre, aucune modification constitutionnelle n’a accompagné l’évolution des idées, les gouvernants ont considéré que la démocratie ne pouvait s’accomplir sans que fussent satisfaites les exigences impliquées par les droits sociaux. La silent revolution , entreprise par le parti travailliste après son avènement en 1946, prouve que la démocratie britannique elle-même entendait s’adapter à la poursuite des objectifs sociaux. Ces mêmes objectifs avaient d’ailleurs été énoncés aux États-Unis par le programme du New Deal, confirmé par le message sur les quatre libertés par lequel, le 6 janvier 1941, le président F. D. Roosevelt entendait fixer l’idéal du monde libre, repris enfin par les articles du Fair Deal.
Les conditions d’accomplissement
On doit constater cependant qu’autant la notion de démocratie sociale est claire lorsqu’on la considère à travers la générosité de ses buts, autant elle apparaît ambiguë lorsque l’on envisage les conditions de son accomplissement.
Certes, il peut arriver qu’il soit facilité par les données de fait de la société elle-même, c’est-à-dire à la fois par une mentalité collective égalitaire et par une abondance de biens due aux ressources de la nature ou à l’industrie des hommes. Dans semblable société, il y a place pour chacun: une place qui n’exige ni avilissement, ni renonciation à la dignité de la condition humaine. Produit spontané de certaines données de fait, la démocratie qui serait ainsi réalisée pourrait être qualifiée de démocratie par la prospérité. C’est ce type de démocratie dont Tocqueville discernait déjà les traits aux États-Unis, lorsqu’il constatait que la société y était plus démocratique que l’appareil gouvernemental. Il s’agit là cependant d’une situation privilégiée qui n’avait pas d’équivalent en Europe lorsque les exigences de la démocratie sociale se sont fait entendre. Il apparaissait alors qu’au regard de données économiques peu prodigues en chances de bonheur pour tous, et compte tenu aussi de l’égoïsme ou de l’aveuglement des bénéficiaires de l’ordre existant, il s’agissait d’imposer, par le jeu des volontés humaines, un certain style aux relations de la vie collective pour éliminer les handicaps sociaux. La dimension du «gâteau» n’étant pas infinie, ni son volume promis à un accroissement miraculeux, il importait que les parts en soient équitablement distribuées. Pour établir la justice dans un milieu où prévalent les inégalités et les servitudes, une autorité doit procéder au partage. Ce qui revient à dire que c’est au pouvoir qu’il incombe d’introduire la démocratie à l’intérieur de la société.
En réalité, l’alternative entre démocratie par la prospérité et démocratie par l’action du pouvoir n’est pas aussi tranchée qu’elle le paraît sur le plan théorique. L’exemple des États-Unis prouve en effet que, même là où sont spontanément réunies les conditions de la prospérité, le pouvoir ne peut plus s’en tenir à une attitude d’abstention. Depuis la crise des années trente, les Américains ont pris conscience des ressources dont disposent les gouvernants pour rectifier les défaillances de la société. Ils en admettent les interventions en fonction de la conjoncture économique et sociale pour leur conserver les bienfaits de la prospérité. Si le pouvoir n’en est pas encore l’instrument, du moins en est-il le garant. La libre entreprise, l’initiative individuelle, la concurrence demeurent à leurs yeux des facteurs de la démocratie, mais sous réserve d’un contrôle étatique que le garantisme , qui s’est généralisé aux États-Unis, a grandement élargi.
Il reste cependant qu’aux États-Unis les objectifs de la good society ont pu s’intégrer au système de la démocratie traditionnelle sans en altérer profondément les mécanismes. En Europe, la situation était différente. Étant admis que la démocratie sociale ne pourrait s’accomplir sans que le pouvoir n’en crée les conditions par une modification profonde de toutes les structures sociales, il restait à fixer la mesure des prérogatives que supposait cette responsabilité des gouvernants et à définir les moyens qui les autoriseraient à l’assurer. Or, lorsque le succès de la révolution en Union soviétique eut procuré à la doctrine marxiste la caution d’un régime durable, une option fondamentale s’est imposée: ou bien la démocratie sociale sera réalisée par le prolongement de la démocratie politique, ou bien elle exige une révolution que seule peut mener à bien la dictature du prolétariat.
En s’engageant dans cette seconde voie l’U.R.S.S. et les États d’obédience marxiste ont donné vie à une forme de démocratie originale dont les caractères seront analysés plus loin. Quant à la thèse qui tendait à confier aux institutions de la démocratie classique le soin de satisfaire les exigences de la démocratie sociale, c’est à elle qu’avec d’importantes nuances se sont ralliés les États du monde occidental. En s’inspirant de la confiance qu’elle accorde aux formules de la démocratie politique, la France, l’Italie, l’Allemagne fédérale ont, après la Seconde Guerre mondiale, conçu les constitutions qui marquèrent la restauration de leur liberté. C’est aussi par le jeu de ses institutions traditionnelles que, sous l’impulsion du gouvernement travailliste, l’Angleterre a accompli sa révolution silencieuse. Et, de même, on peut inscrire à l’actif de ce système le niveau de vie élevé des pays scandinaves.
La gestion de la croissance
Cependant les possibilités d’une révolution par la loi sont limitées dès lors que ceux qui sont appelés à faire la loi ne sont pas seulement ceux qui doivent en bénéficier, mais aussi ceux qu’elle vise à dépouiller de leurs privilèges. Aussi l’on comprend que les institutions de la démocratie politique aient fait preuve de quelque essoufflement en face des objectifs grandioses de la démocratie sociale. Il en a été ainsi notamment en France où, d’une part, une large fraction de la population groupée autour du Parti communiste refusait de faire confiance aux moyens légaux pour réaliser une véritable justice sociale et où, d’autre part, l’ordre économique et social établi trouvait dans les instances gouvernementales des défenseurs discrets mais efficaces. En pareille conjoncture, la perspective d’une vraie révolution ne pouvait être exclue. Sans doute parce que l’équilibre des forces politiques en rendait l’issue incertaine, sans doute aussi parce que beaucoup, même du côté de ceux qui avaient tout à en attendre, estimaient que c’était acheter trop cher une justice future que de la payer du prix des libertés présentes, la lutte n’est pas allée jusqu’à son paroxysme. Les préliminaires du combat s’étiraient dans une atmosphère d’attente, mais nul ne doutait – et pas seulement en France – que tôt ou tard l’affrontement devait se produire.
Or, dans les quelques années du milieu de notre siècle, une nouvelle vision du monde s’est généralisée qui, en même temps qu’elle démentait le pessimisme antérieur, provoquait un nouvel avatar de l’idée démocratique.
La notion de démocratie sociale a son origine dans une psychose de pauvreté à laquelle Marx lui-même, nourri d’Adam Smith, de Malthus, de Ricardo, c’est-à-dire des principes d’une économie classique peu encourageante, n’a pas échappé. Puisque la masse des biens consommables est limitée, il importe d’établir une autorité capable de la répartir équitablement. On conçoit, dans ces conditions, que la démocratie ait été centrée sur la lutte pour le pouvoir dont le rôle est de créer une société juste où le bien-être qu’elle apportera aux uns sera arraché aux autres. C’est cette conception, qui s’apparente à ce que les mathématiciens appellent un jeu à somme nulle, dont le progrès technique et l’évolution économique sont venus mettre en cause le bien-fondé, du moins dans les sociétés hautement développées.
Pourquoi la pénurie serait-elle inéluctable puisque les hommes sont désormais intellectuellement et techniquement équipés pour obtenir de la nature qu’elle pourvoie aux besoins de tous? Étayée par le spectacle de l’essor des sociétés industrielles qui, des ruines de la guerre, firent surgir le «miracle» de leur redressement, encouragée par les assurances de la science économique, vérifiée chez beaucoup de gens par l’élévation du niveau de vie, cette conviction a atteint la dimension et la résonance des grands mythes qui orientent la marche de l’humanité.
Il n’y a pas lieu ici d’examiner l’exactitude de cette croyance, ni de se demander si, se flattant de sonner la fin des idéologies, elle n’est pas elle-même une idéologie. On ne cherchera pas davantage si la complaisance avec laquelle elle est orchestrée par les tenants de l’ordre établi n’abrite pas des arrière-pensées qui sont loin d’être désintéressées. Ce qui importe, c’est de constater que l’image de la société d’abondance, si lointaine qu’en paraisse encore la réalisation, donne à la vie politique un style qui infléchit le sens qui s’attache à l’idée démocratique.
Le rôle du pouvoir est transformé: on n’attend plus de lui qu’il réglemente la pénurie, mais qu’il garantisse la prospérité en gérant la croissance. Puisque l’on admet que le «gâteau» n’est pas irrémédiablement trop petit, mais qu’il peut être porté à la mesure de l’appétit de tous, ce qui compte ce n’est plus de partager, mais de produire. Dans cette perspective la lutte pour la conquête du pouvoir apparaît à la fois périmée et stérile. Périmée car, dans une société industrielle, les gouvernants, quels qu’ils soient, sont subordonnés à la rationalité des calculs économiques. Par conséquent, s’il n’y a pas de politique de rechange, à quoi bon se battre pour installer dans l’appareil gouvernemental une équipe que les impératifs de la prospective contraindront à faire ce que faisait celle qu’elle remplace? Stérile, car l’agitation née de la compétition politique crée une incertitude et un désordre préjudiciable au rendement de la machine économique.
Dans un pareil contexte, l’assurance des techniciens de l’économie s’associe à un relatif bien-être pour faire accepter par la masse des gouvernés les impératifs rationnels de la société technicienne. Alors l’idée démocratique s’affadit jusqu’à ne plus désigner qu’un mode de vie collective où le Pouvoir, pourvu que l’augmentation constante du produit national justifie son action, repose encore sur l’acceptation des citoyens mais n’est pas contrôlé par eux. À cette forme de démocratie, on pourrait donner le nom de démocratie consentante. Reste à savoir si ce consentement n’est pas, en fait, une abdication; auquel cas il sonnerait, dans la quiétude des digestions télévisionnaires, le glas de l’idée démocratique.
2. La démocratie comme gouvernement
La mise en œuvre de l’idée démocratique par les institutions politiques suppose une prise de position sur la manière de concevoir le peuple dont la volonté est, en tout état de cause, considérée comme le fondement du pouvoir. D’où l’équivoque qui pèse sur la définition: le gouvernement du peuple par le peuple, car si c’est toujours le peuple qui est censé gouverner, ce n’est pas toujours le même peuple.
Démocratie directe et démocratie représentative
Sans doute existe-t-il théoriquement un moyen d’éviter cette ambiguïté: c’est d’appeler tous les membres de la collectivité à prendre directement les décisions qui engagent l’avenir du groupe. Alors, sa volonté s’exprimant sans intermédiaire, le peuple se gouvernera librement. L’identification des gouvernés aux gouvernements, qui est l’asymptote de tout système démocratique, sera pleinement accomplie.
Cette formule, qui est celle de la démocratie directe, peut se recommander d’arguments que Rousseau a parfaitement mis en lumière. Dès lors que l’on admet, d’une part, que chaque individu détient une parcelle de la souveraineté et, d’autre part, que la souveraineté ne peut se déléguer sans s’aliéner (Rousseau, Du contrat social , II, 1), il est clair qu’une décision souveraine, et au premier chef la loi, ne peut être valable sans que chacun ait opiné personnellement à son sujet. Seulement, en fait, pareille solution est impraticable, ne serait-ce qu’à cause de l’impossibilité de mobiliser le peuple en permanence et de le réunir tout entier en un même lieu pour l’appeler à délibérer. À Athènes même où la démocratie directe fut largement appliquée, les esclaves étaient exclus et l’on admettait qu’il suffisait que 6 000 citoyens fussent présents à l’agora pour valider les décisions prises.
Si la démocratie directe est irréalisable dans toute sa pureté, il est parfaitement possible d’associer les institutions qui s’en inspirent au fonctionnement d’un régime représentatif. L’initiative populaire, le veto et le référendum permettent alors au peuple de faire directement connaître sa volonté, fût-ce en l’opposant à celle qu’ont formulée ses représentants. Cette démocratie semi-directe susceptible de modalités d’application très diverses (caractère obligatoire ou facultatif du référendum, matières sur lesquelles il peut porter, conditions et conséquences de l’initiative populaire, etc.), est extrêmement répandue. Outre la Suisse qui lui fait une si large place, au niveau de la commune, du canton et de la confédération, que l’on a pu dire que les votations appelaient les citoyens helvétiques à l’exercice d’une seconde profession, les institutions de la démocratie semi-directe sont prévues par les constitutions des États membres aux États-Unis, par la Constitution australienne, par celles des Länder de l’Allemagne fédérale, par la Constitution italienne... En France, le référendum constituant a été fréquemment utilisé, mais en matière de lois ordinaires, encore qu’il ait été établi dès 1793 par la Constitution (non appliquée) du 24 juin, le référendum n’est pratiqué que depuis l’établissement de la Ve République.
En fait cependant, même là où elle est prévue par les textes, l’intervention directe du peuple est relativement rare. Il n’y a guère que la Suisse où les votations populaires soient fréquentes. C’est qu’en effet le référendum est, par définition, un instrument de limitation de la puissance des assemblées. Les partis politiques lui sont en général peu favorables, d’autant qu’il suscite des comportements du corps électoral beaucoup moins contrôlables que ceux auxquels donnent lieu les élections générales. Cette appréhension à l’égard des réactions spontanées de l’opinion publique est d’ailleurs fondée si l’on en juge par l’expérience helvétique: depuis 1848, environ les deux tiers des votations référendaires ont repoussé des textes que les assemblées fédérales avaient adoptés. Il en résulte que, dans les États où les citoyens n’ont pas une longue pratique de la démocratie semi-directe, le référendum demeure une institution inemployée ou bien est utilisé, ainsi que nous le verrons plus loin, comme un moyen d’instauration de la démocratie plébiscitaire ou démocratie consentante.
Ainsi, en dépit du correctif que lui apporte parfois son association avec des procédés d’intervention directe du peuple, la règle généralement suivie est que celui-ci ne fasse connaître sa volonté que par l’entremise de ses représentants. Or, ce qu’il est essentiel de comprendre c’est que la démocratie, alors qualifiée de représentative, ne se justifie pas seulement à titre de pis-aller, comme une solution qu’imposerait l’impraticabilité de la démocratie directe. Elle est légitimée, dans son principe même, par des considérations rationnelles. Montesquieu les a clairement exposées en affirmant dans L’Esprit des lois que «le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre [...]. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants; ce qui est très à sa portée...» C’est là l’idée qui servira de fondement juridique à la représentation politique et qui attribue à l’élection le caractère d’un mode de désignation et non la portée d’un transfert de volonté. En effet la théorie classique du mandat représentatif ne fait pas de l’élu le mandataire de ses électeurs dont il serait chargé d’exprimer les vues et les exigences. L’élection est un moyen grâce auquel les élus sont investis d’une fonction: celle de vouloir pour la nation entière. C’est ce qu’avec une précision de langage, dont les législateurs contemporains ont trop souvent perdu le souci, signifiait la formule utilisée par les constituants de 1791 lorsque, à propos des députés nommés dans (et non par ) les départements, ils déclaraient qu’ils «ne seront pas les représentants d’un département particulier, mais de la nation entière» (Constitution de 1791, titre III, sect. 3, art. 7).
Du citoyen à l’homme situé
Ainsi, initialement, le rôle des représentants ne fut pas d’exprimer une volonté qui serait préexistante dans la collectivité. Il fut, selon les termes qui reviennent sans cesse dans les œuvres des théoriciens français de la démocratie, de vouloir pour la nation. Ce qui revient à dire que la volonté nationale n’existe qu’à partir du moment où un acte des représentants en a fait connaître la substance.
On comprend aisément que cette conception ait la faveur des assemblées. Identifiant la nation à ses représentants, elle a valu aux décisions de ceux-ci l’autorité et le prestige qui s’attachent à la volonté nationale. Ce que l’on a appelé, pour en dénoncer la malfaisance, l’hégémonie parlementaire n’a pas d’autre origine. Mais on s’explique moins, de prime abord, que le peuple lui-même ait accepté une interprétation de son pouvoir qui aboutissait à lui en enlever l’exercice.
On ne peut comprendre le raisonnement qui a conduit à un tel résultat qu’en le rattachant au principe sur lequel a été fondée la démocratie classique: le principe de la souveraineté nationale. Dans la conception première de la démocratie qui fait de la liberté-participation le complément de la liberté-autonomie, la source du pouvoir, c’est la nation. C’est en elle que réside originairement la souveraineté. Car la nation ce n’est pas la collectivité indifférenciée. C’est une entité qui n’a d’autre raison d’être que d’être le support de la souveraineté. Par conséquent ce ne sont pas toutes les volontés de l’individu qui sont admises à peser sur l’orientation de la vie politique, mais celles-là seulement où, par son abnégation, il s’élèvera au rang de membre du souverain pour se prononcer en citoyen.
Dans l’interprétation initiale de la démocratie, envisagée exclusivement comme formule politique, le peuple titulaire du pouvoir est un peuple de citoyens. Or, le citoyen n’est pas l’individu avec son égoïsme, ses appétits, son aveuglement en face des intérêts de la collectivité. C’est l’homme débarrassé des préjugés de classe et des soucis inhérents à sa condition économique, capable d’opiner sur les choses publiques en faisant abstraction des avantages personnels qu’il peut retirer de la décision, bref une sorte de saint laïc qui fait taire ses passions pour que ne s’exprime par lui que la volonté générale qui n’est autre que la voix de la raison. C’est à ce citoyen, dont Rousseau nous dit qu’il n’est pas l’«homme naturel» mais qu’il est tel que le font Numa, Lycurgue, Solon – ces rudes éducateurs –, que l’on accorde la qualité de membre du souverain, précisément parce que son désintéressement est un gage de l’usage prudent qu’il fera de sa souveraineté. Être abstrait, intemporel et universel, c’est lui qui est le titulaire des droits dont l’ensemble constitue la liberté-autonomie. Doué par la nature d’une liberté indifférente aux contingences, il est appelé à participer à l’exercice du pouvoir politique parce que l’on attend qu’il se comporte comme le serviteur exclusif de cette liberté.
Que cette hypostase de l’individu réel en l’entité du citoyen révèle le mépris dans lequel la pensée du XVIIIe siècle, plus libérale que démocrate, tenait le peuple vrai, le bas peuple, c’est incontestable. Obsédée par ce peuple dont elle devine la puissance, la pensée bourgeoise tend à conjurer la menace qu’il constitue pour elle en l’enrobant dans l’abstraction d’un concept où s’émousse sa dangereuse réalité. Précaution vaine car, à partir du moment où la démocratie citoyenne devint le régime de droit commun des nations civilisées, les exigences de la liberté se firent plus ambitieuses. Le développement du suffrage universel habitua l’électeur à l’efficacité du bulletin de vote. Puisqu’il avait conquis par lui sa liberté politique, ne pourrait-il pas en obtenir aussi sa libération à l’égard des contraintes sociales et économiques qui l’oppressent? Pourquoi prêter sa voix à une allégorie alors qu’elle pourrait servir à faire entendre des revendications concrètes?
Ainsi, au peuple qui n’est souverain que par l’entremise de l’allégorie nationale va se substituer un peuple qui entend que sa souveraineté serve à faire valoir sa volonté telle qu’elle se forme dans sa condition de tous les jours. Après plusieurs tentatives prématurées, dont le chartisme en Angleterre, la révolution de 1848 et la Commune de 1871 en France marquent l’échec, l’avènement de ce peuple réel s’affirme par la voix des institutions établies, par l’accès régulier des représentants des masses ouvrières aux parlements de la démocratie bourgeoise. Avec cet avènement, un être neuf apparaît sur la scène politique: l’homme concret, défini non par son essence ou sa parenté avec un type idéal, mais par les particularités qu’il doit à la situation contingente où il se trouve placé. Cet homme conditionné par son univers, défini par ce qu’il fait et non par une réflexion métaphysique sur ce qu’il est, c’est l’homme situé; c’est celui que nous rencontrons dans les relations de la vie quotidienne, tel que le caractérisent sa profession, son mode et ses moyens de vivre, ses goûts, ses besoins, les chances qui s’offrent à lui.
Démocratie gouvernée, démocratie gouvernante
Cette mutation qui a affecté la manière d’entendre le peuple, support du pouvoir, ne pouvait pas ne pas se répercuter sur les modalités d’exercice de celui-ci. À un régime qui, initialement, était une démocratie gouvernée, s’est substituée une démocratie gouvernante.
La démocratie gouvernée, forme première du régime démocratique, est un régime où le peuple est incontestablement souverain puisque les gouvernants procèdent de lui. Seulement, la manière dont le peuple est appelé à se constituer par le suffrage, la faible emprise qu’exercent sur lui les partis, le caractère exclusivement politique de leurs programmes, la complexité des mécanismes constitutionnels font que sa volonté est soumise à un filtrage tel, que dans ce régime toute loi est bien volonté du peuple mais toute volonté du peuple n’est pas loi. Et il en est ainsi parce que la représentation intervient comme un correctif de la démocratie. L’indépendance de l’élu, le fait que, juridiquement, il ne représente pas une catégorie sociale particulière mais la totalité indivisible du groupe national, le libéralisme qui délimite le cadre de ses interventions font de lui l’interprète des volontés citoyennes et non l’agent des revendications du peuple réel. Dans ce type de démocratie la discussion est reine. D’abord parce que l’on attend de son issue, non pas la victoire d’une caste ou d’une classe, mais une décision à laquelle majorité et minorité ont collaboré de telle sorte qu’elle peut être imputée à la nation entière. Ensuite parce que, dans la délibération, on ne doute pas que ce soient l’expérience et la raison qui finiront par l’emporter, assurant du même coup l’autorité des meilleurs.
À ce gouvernement des meilleurs, l’évolution de la démocratie a substitué le gouvernement des plus nombreux. C’est alors la démocratie gouvernante où la masse se passe des intercesseurs que lui ménageait la démocratie gouvernée. La volonté du peuple se forme au niveau des hommes situés; elle se nourrit de leurs aspirations réelles. Par l’entremise des partis dont elle conditionne le nombre et la puissance, c’est elle qui gouverne, dans la mesure du moins où l’on admet que celui-là gouverne qui impose sa loi. Liée à l’avènement politique des couches populaires, solidaire de l’interprétation socialiste ou interventionniste de la fonction du pouvoir, la démocratie gouvernante s’est progressivement introduite dans le cadre constitutionnel de la démocratie classique dans les années qui précédèrent immédiatement la Première Guerre mondiale. Mais, tandis que dans les États de l’Europe occidentale l’équilibre des forces politiques a, tant bien que mal, adapté les institutions anciennes à une énergie nouvelle pour la mise en œuvre de laquelle elles n’étaient pas faites, en Russie la révolution bolchevique a d’emblée porté la démocratie gouvernante à sa plénitude extrême. Ainsi s’est introduite dans les techniques gouvernementales de la démocratie gouvernante une cassure qui, sans doute, était provoquée par l’opposition des philosophies politiques, mais qui, sur le plan des institutions, apparaît comme la conséquence de deux manières de concevoir la volonté du peuple.
Pouvoir clos et pouvoir ouvert
Dans la démocratie marxiste, le pouvoir procède d’une volonté populaire dont l’orientation globale est définitivement fixée par les exigences de la Cité socialiste. C’est un pouvoir dont l’inspiration, le programme et les plans, arrêtés selon les impératifs de cette volonté prépondérante, échappent à toute discussion parce que l’aménagement de l’exercice de la puissance étatique est monopolisé par la force politique qui s’est érigée en maîtresse de l’État. En ce sens, c’est bien un pouvoir clos, puisqu’il se ferme comme une cuirasse sur l’absolutisme de la volonté qu’il incarne. Par là même, c’est un pouvoir dogmatique, puisque le service exclusif de l’idéologie qu’il défend lui interdit de considérer les conceptions divergentes autrement que comme des hérésies à détruire.
Le caractère démocratique d’un pareil pouvoir ne peut être contesté que si l’on rejette le postulat marxiste de l’homogénéité de la société issue de la révolution. Certes pendant la période de dictature du prolétariat rendue nécessaire pour éliminer les résistances de la classe bourgeoise, les institutions de la démocratie ont été suspendues. Mais, à partir du moment où l’aménagement nouveau des structures économiques et sociales exclut toute possibilité d’oppression, la société réalise une unité qui autorise à voir, dans l’appareil gouvernemental, ce que, après le XXIIe congrès du parti, les théoriciens soviétiques appelèrent «l’État du peuple tout entier». Unifié physiquement par l’élimination de l’appropriation des instruments de production, spirituellement par son adhésion à l’idéologie socialiste, le peuple constitue une force monolithique à laquelle, par l’entremise du parti qui en exprime les vœux, sont en fait subordonnés les gouvernants.
La démocratie se mue ainsi en une sorte de monocratie populaire dont tous les mécanismes constitutionnels portent la marque. L’élection se détache de l’idée de compétition car il ne s’agit pas d’offrir à une pluralité de conceptions politiques et sociales l’occasion de s’affronter, mais de permettre au peuple de désigner les meilleurs et de leur apporter l’appui de son adhésion. L’autocritique est substituée à l’opposition et le «centralisme démocratique» permet aux citoyens, à la base, de discuter les mesures à prendre sans que, pour autant, l’autorité soit affaiblie car, dès lors que la consultation a été largement ouverte, la décision qui, au sommet, clôt le processus s’impose sans possibilité de contestation. La séparation des pouvoirs fait place à une pyramide de délégations, de telle sorte qu’aucune procédure dilatoire ne puisse paralyser l’accomplissement de la volonté populaire.
Seulement, cette volonté, c’est le parti qui tout à la fois l’éduquait et l’exprimait. À tous les échelons, au sein des deux chambres du Soviet suprême, aussi bien qu’au Praesidium et au Conseil des ministres, c’est le parti qui, par personne interposée, imposait les directives. Un conflit n’était même pas concevable entre les organes supérieurs de l’État et les dirigeants du parti. Fermé sur lui-même, le pouvoir n’offrait aucune prise aux offensives qui, de l’extérieur, auraient tenté de modifier sa structure et ses objectifs. Si ceux-ci se transformaient cependant, c’était par l’effet de crises internes du parti qui n’étaient connues que lorsqu’elles étaient résolues. Le pouvoir clos est un pouvoir secret, et ce qui incita la pensée occidentale à lui dénier le caractère démocratique, ce n’était pas tant la nature de ses fins ni la rigueur de son autorité, c’était son mystère.
Avec la démocratie de pouvoir ouvert au contraire la lutte politique est, non seulement explicite, mais institutionnalisée. Acceptant, comme fondement du pouvoir, la collectivité dans toute sa bigarrure, ce régime met l’autorité gouvernementale aux enchères. Le pouvoir est à prendre en ce sens qu’aucune équipe dirigeante n’est jamais définitivement installée, qu’aucun programme ne peut être tenu pour définitif, qu’aucune politique n’est jamais que provisoirement officielle. Cette ouverture, ou mieux cette disponibilité du pouvoir est commandée par une philosophie pluraliste qui fait de l’opposition une force aussi légitime que le sont les gouvernants en place. Non seulement toutes les tendances et tous les intérêts sont admis à s’exprimer, mais encore l’espoir est offert à tous d’accéder au gouvernement et d’en utiliser les prérogatives selon leurs vues.
Dans l’atmosphère de l’État libéral où cette tolérance s’est d’abord imposée, cette générosité était sans risque car la politique, limitée à la gestion de quelques services communs, ne mettait pas en cause le destin des individus. Mais à partir du moment où les exigences des hommes situés ont imposé une démocratie gouvernante, ce qui était jeu de club devint affrontement. C’est alors qu’au régime parlementaire fondé sur l’alternance des équipes gouvernementales s’est substitué un régime d’assemblée où le parti ou la coalition de partis qui a triomphé aux élections prétend réduire le gouvernement à l’exécution de ses directives. Mais l’intransigeance de la majorité pousse l’opposition à chercher ailleurs que dans le jeu des mécanismes constitutionnels les moyens d’arriver à ses fins. Puisque la volonté authentique du peuple est celle des hommes à l’atelier, dans les champs, dans les bureaux ou dans la rue, c’est là qu’on vise à la mobiliser pour l’imposer ensuite aux pouvoirs publics. Dans l’activité de ceux-ci l’exercice du pouvoir passe dès lors après le souci de sa conservation. Au lieu d’être consacrée à l’accomplissement des tâches étatiques, la vie politique est absorbée par la rivalité des forces concurrentes. Les gouvernants ne gouvernent plus; ils se défendent. D’autre part, dans la démocratie gouvernante, l’ampleur de ce que veut faire le peuple le condamne à ne pouvoir le faire lui-même. L’établissement d’un ordre social nouveau suppose une discipline rigoureuse, donc un pouvoir fort. Or la division de la collectivité ne lui permet pas de trouver en elle l’énergie qui assurerait son autorité.
La démocratie de pouvoir ouvert apparaît ainsi comme un nœud de contradictions. Elle utilise les institutions constitutionnelles des régimes de discussion, mais l’enjeu des débats est trop élevé pour que la solution s’impose par les seules vertus de la délibération. Elle admet le pluralisme social, mais les partis font preuve d’un impérialisme tel qu’il entretient dans la collectivité une tension pathologique impropre à la dialectique de l’ordre et du mouvement. Elle prétend maintenir les gouvernants dans une subordination constante à la volonté du peuple, mais la réalisation de ses objectifs implique des tâches dont les incidences et la technicité dépassent les facultés d’initiative, et même les possibilités de contrôle de la masse populaire. Elle exige enfin une autorité énergique, mais la rivalité des partis ne lui procure que le soutien de coalitions méfiantes et provisoires, si bien que le grand dessein qui galvaniserait un peuple se gouvernant lui-même s’effrite en des velléités où s’épuise le programme de gouvernements instables, bureaucratiques et paralysés.
La démocratie consentante
Il arrive que le peuple se lasse de telles inconséquences. Trop de maîtres qui lui obéissent ne font pas une autorité qui commande. Un désordre s’introduit dans la vie du pays. À la collectivité qui a besoin d’être rassurée et conduite, une personnalité se propose pour rétablir la cohésion du groupe et assurer la gestion des affaires. Si par goût, par prudence ou par conviction, elle accepte d’assumer un intérim, il n’y aura qu’une parenthèse dans le jeu de la démocratie gouvernante. Les institutions ne seront pas modifiées; leur fonctionnement sera seulement suspendu avec le consentement de ceux qui, normalement, les animent; le Parlement déléguera son pouvoir à un gouvernement chargé de résoudre la crise. On parlera d’un renforcement de l’exécutif et le peuple, momentanément docile, acceptera du décret ce qu’il refusait dans la loi. Une fois la crise surmontée, le gouvernement sera renversé, le sauveteur rentrera dans le rang et la démocratie gouvernante reprendra sa route cahotante.
Il n’est cependant pas certain que notre temps conserve à cette abdication populaire son caractère provisoire. C’est qu’en effet la société technicienne qui est présentement celle de tous les pays hautement développés s’accommode mal des luttes auxquelles donne lieu la démocratie gouvernante. Celle-ci implique que des options sont ouvertes entre lesquelles les gouvernés se prononcent pour décider des orientations dont devra s’inspirer la politique des gouvernants. Or le propre de la société technicienne est d’exclure de pareils choix. Elle porte en elle-même sa finalité: la croissance et le développement. Ce sont là des impératifs dont la satisfaction est tributaire de la rationalité des décisions. Par ailleurs la pesanteur de cette société, l’indéniable confort qu’elle procure aux catégories sociales naguère déshéritées (même s’il subsiste de nombreuses zones défavorisées), l’uniformisation des mentalités, des goûts et des rêves qu’engendre la publicité créent un climat de conformisme à l’encontre duquel la contestation prend figure d’apologie de l’anarchie.
On s’explique, dans ces conditions, que la grande masse des gouvernés en arrive à préférer l’assurance d’une sécurité, même médiocre, à l’aventure où l’engagerait l’usage d’une liberté responsable. À quoi conduirait d’ailleurs la poursuite de la compétition qui était le moteur de la démocratie classique puisque, dans la société technicienne, il n’y a pas de politique de rechange? Le changement des équipes dirigeantes amènerait au pouvoir des personnalités contraintes à faire la même politique que celle des gouvernants qu’elles remplacent. Puisqu’ils ne sont tous, au fond, que les agents d’une société qui, par leur entremise, assure sa propre régulation selon une finalité qui est liée à sa nature, la seule attitude valable du côté des opposants est celle qui consisterait à mettre en cause la société elle-même.
Contre pareille menace, l’établissement d’un régime dictatorial paraît être la parade naturelle. C’est toutefois une formule à laquelle répugnent les sociétés développées. Aussi bien, point n’est besoin d’imposer silence à la liberté, il suffit d’en orienter opportunément l’usage. C’est ce que réussit la démocratie consentante. Au lieu d’exploiter dans le groupe la conscience partisane, elle s’enracine à un niveau plus profond de la conscience politique, là où l’acceptation de l’ordre existant, à raison de la sécurité qu’il procure, ressoude l’unité collective. Un homme symbolise alors cette entente tacite qui ne survivrait pas à une formulation explicite des vœux de chacun. Certes il apparaît contradictoire de prendre acte de l’incapacité des citoyens à s’entendre sur les fins de l’activité politique – incapacité d’où procède l’impuissance de la démocratie gouvernante – pour leur demander d’être unanimes à désigner et à soutenir l’homme en qui s’incarne l’autorité. Pour s’étonner de semblable paradoxe il faudrait oublier que l’univers politique n’est pas un univers rationnel. Toujours est-il que le plébiscite – quelles que soient les formes officielles qui le déguisent: référendum ou élections – résout le problème en demandant au peuple non pas ce qu’il veut, mais qui il veut.
Ainsi s’établit ce que certains ont appelé une démocratie d’adhésion où le pouvoir du peuple se ramène à choisir ceux qui décideront en son nom. Sa liberté se limite à la faculté qu’il conserve de désigner et de renvoyer son maître; elle n’implique plus la responsabilité d’infléchir selon les exigences d’une éthique humaine le style de la vie collective. Aussi bien, dans l’inquiétude que provoque le progrès des sciences et de la technologie qui en extériorise les conquêtes, face à la complexité d’un univers économique qui réduit la culture de l’honnête homme à ne plus être qu’un tissu d’erreurs et de préjugés, un désarroi s’installe dans les esprits, les livrant à ce qu’un illustre médecin et biologiste n’a pas craint d’appeler une schizophrénie (Jacques Monod, Leçon inaugurale au Collège de France ). Politiquement, cette psychose se traduit par la méfiance des individus à l’endroit d’un monde dont le contrôle leur échappe. Pour le dominer ils tiennent pour nécessaire de disposer de compétence, dont ils se croient dépourvus. Leur pessimisme les incite au renoncement. Il leur suffit d’être gouvernés selon les formes extérieures de la démocratie.
Toute la question est alors de savoir si la démocratie est une technique ou une valeur. Dans la première hypothèse, façonnés par une société technicienne qui enrobe ses contraintes dans les jouissances qu’elle procure, les individus pourront se dire en démocratie dès lors que, par l’élection et l’exercice des libertés publiques, ils auront le sentiment d’être gouvernés comme ils le souhaitent. Si, au contraire, on considère que la démocratie est une valeur, il apparaîtra qu’il ne suffit pas, pour qu’elle soit accomplie, que l’autorité politique soit acceptée par le groupe. Il faut encore que les fins qu’elle poursuit soient conçues de telle sorte que les hommes accèdent à la maîtrise de leur destin. Dans cette perspective on ne saurait établir le caractère démocratique d’un régime sur le seul fait de sa conformité aux vœux de la majorité. Il arrive, en effet, et c’est le cas dans les sociétés avancées, que, par de multiples et insidieuses pressions, le milieu déclenche un flux de représentations, de croyances et de désirs où se dissout ce qui est le propre de l’homme: une conscience personnelle inquiète et qui suscite, par cette anxiété même, les audaces de la liberté. Lorsque la société dévalue l’homme, le pouvoir démocratique n’est plus celui qui lui est docile, mais celui qui, au nom d’une certaine idée de l’homme, lui résiste et le subjugue. La démocratie n’est pas un narcotique; c’est une pédagogie.
On voit bien où sont ceux qui ont besoin de réapprendre; mais où sont les autres?
démocratie [ demɔkrasi ] n. f.
• 1370 en parlant de l'Antiquité; repris en 1791; gr. dêmokratia, de dêmos « peuple »
1 ♦ Doctrine politique d'après laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des citoyens; organisation politique (souvent, la république) dans laquelle les citoyens exercent cette souveraineté. La démocratie antique, grecque. La démocratie repose sur le respect de la liberté et de l'égalité des citoyens. — Démocratie directe, où le peuple exerce directement sa souveraineté. Démocratie représentative, où le peuple élit des représentants. « Le suffrage universel est donc la démocratie elle-même » (Lamartine). Démocratie électorale et démocratie d'opinion. Démocratie parlementaire, présidentielle. Démocratie socialiste; libérale. — Démocratie chrétienne, inspirée par la morale sociale chrétienne et spécialt, forme d'action politique démocratique définie par la papauté (1901) ; partis politiques (belge, italien, allemand, français : M. R. P.) qui la défendent.
2 ♦ État pourvu d'institutions démocratiques; État organisé suivant les principes de la démocratie. Être en démocratie. Les démocraties libérales. Les démocraties populaires : régimes à parti unique, d'inspiration marxiste, plus ou moins inféodés à l'URSS, supprimés pour la plupart en 1990.
⊗ CONTR. Aristocratie, monarchie, oligarchie; fascisme, totalitarisme.
● démocratie nom féminin (grec dêmokratia) Système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple. État ayant ce type de gouvernement. Système de rapports établis à l'intérieur d'une institution, d'un groupe, etc., où il est tenu compte, aux divers niveaux hiérarchiques, des avis de ceux qui ont à exécuter les tâches commandées. ● démocratie (citations) nom féminin (grec dêmokratia) Gaston Arman de Caillavet Paris 1869-Essendiéras, Dordogne, 1915 et Robert Pellevé de La Motte-Ango, marquis de Flers Pont-l'Évêque 1872-Vittel 1927 Académie française, 1920 Démocratie est le nom que nous donnons au peuple chaque fois que nous avons besoin de lui. L'Habit vert, I, 11, Durand Librairie théâtrale abbé Ferdinando Galiani Chieti 1728-Naples 1787 L'éducation publique pousse à la démocratie, l'éducation particulière mène droit au despotisme. Lettre à Mme d'Épinay Gustave Le Bon Nogent-le-Rotrou 1841-Paris 1931 Le véritable progrès démocratique n'est pas d'abaisser l'élite au niveau de la foule, mais d'élever la foule vers l'élite. Hier et demain Flammarion André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 J'ai vu des démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes. L'Espoir Gallimard Jacques Maritain Paris 1882-Toulouse 1973 Non seulement l'état d'esprit démocratique vient de l'inspiration évangélique, mais il ne peut pas subsister sans elle. Christianisme et démocratie Hartmann Pierre Mendès France Paris 1907-Paris 1982 La démocratie est d'abord un état d'esprit. La République moderne Gallimard Edgar Quinet Bourg-en-Bresse 1803-Paris 1875 La terreur ne réussit pas à la démocratie, parce que la démocratie a besoin de justice, et que l'aristocratie et la monarchie peuvent s'en passer. La Révolution, XX, 6 Ernest Renan Tréguier 1823-Paris 1892 Le grand œuvre s'accomplira par la science, non par la démocratie. Dialogues et fragments philosophiques, III, Rêves Lévy Ernest Renan Tréguier 1823-Paris 1892 L'égoïsme, source du socialisme, la jalousie, source de la démocratie, ne feront jamais qu'une société faible, incapable de résister à de puissants voisins. La Réforme intellectuelle et morale de la France, I Lévy Jean Rostand Paris 1894-Ville-d'Avray 1977 Académie française, 1959 La faiblesse des démocraties, c'est qu'il leur faille, trop souvent, se renier pour survivre. Inquiétudes d'un biologiste Stock Marie-René Alexis Saint-Leger Leger, dit, en diplomatie, Alexis Leger, et, en littérature Saint-John Perse Pointe-à-Pitre 1887-Giens, Var, 1975 La démocratie, plus qu'aucun autre régime, exige l'exercice de l'autorité. Discours sur Briand New York University Alexis Clérel de Tocqueville Paris 1805-Cannes 1859 Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoir central ; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même. De la démocratie en Amérique Thucydide Athènes vers 460-après 395 avant J.-C. Sous le nom de démocratie, c'était en fait le premier citoyen qui gouvernait. Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 65, 9 (traduction J. de Romilly) Commentaire Appréciation du régime de Périclès. Albert Einstein Ulm 1879-Princeton 1955 Mon idéal politique est l'idéal démocratique. Chacun doit être respecté en tant que personne, et personne ne doit être divinisé. Mein politisches Ideal ist das demokratische. Jeder soll als Person respektiert und keiner vergöttert werden. Comment je vois le monde John Stuart Mill Pentonville, Londres, 1806-Avignon 1873 Il devrait y avoir en toute constitution un centre de résistance contre le pouvoir prédominant, et, par conséquent, dans une constitution démocratique, un moyen de résistance contre la démocratie. There should be, in every polity, a centre of resistance to the predominent power in the constitution — and in a democratic constitution, therefore, a nucleus of resistance to the democracy. Le Gouvernement représentatif, XIII George Moore Moore Hall, comté de Mayo, 1852-Londres 1933 L'art est l'antithèse directe de la démocratie. Art is the direct antithesis to democracy. Confessions of a Young Man, VII ● démocratie (expressions) nom féminin (grec dêmokratia) Démocratie chrétienne, doctrine politique, économique et sociale qui concilie les principes démocratiques et les principes du christianisme et vise essentiellement à améliorer le sort des milieux populaires. Démocratie directe, système politique dans lequel le peuple exerce sa souveraineté sans l'intermédiaire d'un organe représentatif. Démocratie populaire, régime inspiré du marxisme-léninisme, fondé sur la toute-puissance d'un parti et sur l'économie d'État. (Ce terme désignait plus particulièrement les pays d'Europe de l'Est.) Démocratie représentative, système politique dans lequel le peuple exerce sa souveraineté par l'intermédiaire d'organes représentatifs. Démocratie sociale, système politique dans lequel le peuple exerce sa souveraineté dans le domaine économique et social comme dans le domaine politique.
démocratie
n. f.
d1./d Régime politique où la souveraineté est exercée par le peuple. "Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c'est une démocratie" (Montesquieu).
d2./d Pays qui vit sous un tel régime.
|| Les démocraties populaires: les pays de l'Est qui se réclamaient du marxisme-léninisme (économie dirigée de type socialiste).
— Démocratie libérale, dont l'organisation économique est de type capitaliste libéral.
— Démocratie chrÉtienne: doctrine politique, économique et sociale qui s'inspire à la fois des principes du christianisme et de ceux de la démocratie libérale.
⇒DÉMOCRATIE, subst. fém.
INSTIT. et POL.
A.— Régime politique, système de gouvernement dans lequel le pouvoir est exercé par le peuple, par l'ensemble des citoyens. Démocratie autoritaire, directe, libérale, parlementaire, représentative. Je ne puis préférer l'Amérique à la France; (...) la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir (STENDHAL, L. Leuwen, t. 1, 1836, p. 119; v. aussi antidémocratique, ex. 2).
SYNT. Démocratie semi-directe. Forme de démocratie combinant la démocratie directe et la démocratie représentative (cf. VEDEL, Dr. constit., 1949, p. 132). Démocratie économique et sociale. Forme de démocratie où l'État intervient pour libérer les citoyens des injustices économiques et sociales (cf. DEBATISSE, Révol. silenc., 1963, p. 207).
— P. méton. Doctrine prônant un tel régime. Ma démocratie lui plaît mieux de loin que de près : ces opinions-là sont plus belles en perspective (STAËL, Lettres jeun., 1791, p. 442).
♦ Démocratie politique. Doctrine selon laquelle l'État doit permettre l'exercice de la liberté des citoyens; régime correspondant (cf. Traité sociol., 1968, p. 196).
— P. ext.
1. Mode d'existence collective, où les mêmes avantages sont accordés à tous. Pour maintenir (...) la démocratie des opinions, on proclame (...) le principe du jugement privé (LAMENNAIS, Religion, 1826, p. 7).
2. Mode de vie où s'exerce la responsabilité collective :
• 1. ... nous n'acceptons plus que les professionnels de la philosophie soient responsables, c'est-à-dire doivent répondre, devant leurs seuls collègues présents et à venir. Nous réclamons une véritable démocratie philosophique (...). Comme si Kant ne devait des comptes qu'à Boutroux, professeur. Et non à Lénine, théoricien et praticien de la révolution prolétarienne.
NIZAN, Les Chiens de garde, 1932, p. 44.
B.— P. méton.
1. État, pays vivant sous le régime politique de la démocratie. J'ose former le vœu que les démocraties d'Europe retrouvent enfin leur liberté (GUÉHENNO, Journal « Révol. », 1938, p. 262).
♦ Démocratie populaire. Pays ayant un régime communiste inspiré de celui de l'URSS ou de la Chine; p. ext., pays vivant dans la mouvance de l'URSS. L'industrialisation accélérée de la Russie et des démocraties populaires (PERROUX, Écon. XXe s., 1964, p. 286).
2. P. ext.
a) Parti s'inspirant des principes de la démocratie politique. Démocratie chrétienne. Parti politique d'inspiration chrétienne et démocratique à la fois, existant dans divers pays et en particulier, en Italie (cf. Le Monde, 19 janv. 1952, p. 2, col. 5).
b) Groupe de personnes dont l'organisation présente des caractéristiques identiques à celles du régime politique du même nom :
• 2. Vous êtes donc une démocratie, c'est-à-dire un groupe de gens qui se gouvernent eux-mêmes. En ce cas, vous n'échapperez pas aux lois du parlementarisme.
DUHAMEL, Chronique des Pasquier, Le Désert de Bièvres, 1937, p. 166.
• 3. ... au couvent comme ailleurs, il y avait une aristocratie et une démocratie. Les dames de chœur vivaient en patriciennes. (...). Les converses travaillaient comme des prolétaires, (...). C'était de vraies femmes du peuple...
SAND, Histoire de ma vie, t. 3, 1855, p. 155.
Rem. On rencontre ds la docum. le subst. fém. démocrasserie (formé par croisement de démocratie avec crasse et des emplois péj. du suff. -erie : cf. ânerie, ivrognerie, griserie, parlerie, patrioterie, etc.). Synon. péj. de démocratie. L'individu si rabaissé de nos jours par la démocrasserie (FLAUB., Corresp., 1866, p. 88).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1370 (ORESME, Ethiques, éd. A. D. Menut, Mots divers et estranges, p. 542); 1901 démocratie chrétienne (Trad. d'une Encyclique de Léon XIII, 18 janvier ds Lettres apostoliques de Léon XIII, Paris, 1903, t. 5, p. 183). Empr. au gr., b. lat. democratia. Fréq. abs. littér. :1 080. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 1 290, b) 1 571; XXe s. : a) 2 021, b) 1 433. Bbg. BELLET (R.). Formation et développement du vocab. chez Vallès journaliste. Cah. Lexicol. 1969, n° 15, pp. 5-20. — FABRE-LUCE (A.). Les Mots qui bougent [Paris], 1970, p. 57. — LUTAUD (O.). Translation, traduction, tradition. Cah. Lexicol. 1968, n° 13, p. 59. — QUEM. 2e s. t. 2 1971 (s.v. démocrasserie). — QUEM. Fichier.
démocratie [demɔkʀasi] n. f.
ÉTYM. 1370, en parlant de l'Antiquité; repris dans l'usage mod. en 1791 (mais démocrate est antérieur); du grec dêmokratia, de dêmos « peuple », et kratein « commander ». → -crate, -cratie.
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1 a Régime et doctrine politique de l'Antiquité (grecque; latine) où la souveraineté appartient aux citoyens (⇒ Cité). || La démocratie antique excluait les non-citoyens et notamment les esclaves et les femmes.
b Doctrine politique d'après laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des citoyens, au peuple; organisation politique (souvent la république, notamment la république parlementaire ou tout parlementarisme) dans laquelle les citoyens exercent cette souveraineté. || La démocratie place l'origine du pouvoir politique dans la volonté collective des citoyens. || La démocratie repose sur le respect de la liberté et de l'égalité des citoyens. || La démocratie peut dégénérer en démagogie. — De la démocratie en Amérique, ouvrage d'A. de Tocqueville (1840). || De la démocratie en France, ouvrage de Guizot (1849). — Démocratie directe, où le peuple exerce directement sa souveraineté (ci-dessous, cit. 7). || Démocratie représentative, où le peuple élit des représentants. ⇒ Suffrage (→ infra, cit. 4). || Démocratie parlementaire. || Démocratie présidentielle. || Démocratie libérale. || Démocratie socialiste. — Démocratie populaire : régime de parti unique, dans les pays communistes. — (1901). || Démocratie chrétienne : dans une démocratie, régime ou parti d'inspiration chrétienne, généralement de tendance réformiste ou conservatrice (portant ce nom ou d'autres noms). ⇒ Démocrate-chrétien.
1 Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c'est une démocratie (…) Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque; à certains autres, il est le sujet.
Montesquieu, l'Esprit des lois, II, II.
2 Le grand vice de la démocratie n'est certainement pas la tyrannie et la cruauté (…) Le véritable vice d'une république civilisée est dans la fable turque du dragon à plusieurs têtes et du dragon à plusieurs queues. La multitude des têtes se nuit, et la multitude des queues obéit à une seule tête qui veut tout dévorer.
Voltaire, Dict. philosophique, Démocratie.
3 Le souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la grande partie du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le nom de démocratie.
Rousseau, Du contrat social, III, III.
4 On entend par démocratie et par peuple la famille française tout entière, la nation dans sa généralité la plus complète (…) La démocratie est l'égalité, c'est-à-dire la participation à droit égal, à titre égal à la délibération des lois et au gouvernement de la nation. La démocratie a dit à tout Français en âge de raison, en condition d'intelligence et de moralité appréciables : tu participeras au droit, à l'exercice du droit social (…)
Par quel procédé les citoyens participent-ils tous à titre égal au gouvernement et aux lois ? Par le suffrage universel (…) Le suffrage universel est donc la démocratie elle-même (…)
Lamartine, Le passé, le présent, l'avenir de la république, II, IV, in Prélot, Précis de droit constitutionnel, no 134.
5 Partout on a vu des divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie (…)
Le développement graduel de l'égalité des conditions est (…) un fait providentiel, (…) il est universel, il est durable (…)
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 9.
6 Législatrice, source des constitutions justes; Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n'y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n'y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures.
Renan, Souvenirs d'enfance…, II, I, p. 65.
7 Au-dessus même du Sénat il y avait (à Athènes) l'assemblée du peuple. C'était le vrai souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle se soumettait (…)
L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratèges (…) Le peuple était assis sur des bancs de pierre (…) Les orateurs montaient à la tribune (…) Tout homme pouvait parler, sans distinction de fortune et de profession (…)
Fustel de Coulanges, la Cité antique, IV, XI, p. 390.
8 On comprend donc que l'humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (…) De toutes les conceptions politiques c'est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close ». Elle attribue à l'homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s'insérant dans des obligations qu'il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu'on ne peut plus dire si c'est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L'ensemble des citoyens, c'est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique.
H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 299.
8.1 À la Libération, le triomphe de la démocratie chrétienne, le naufrage définitif du nationalisme « intégral », tout parut annoncer la formation d'un grand parti travailliste français à la fois socialiste et chrétien.
F. Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, p. 55.
8.2 Tout et n'importe quoi plutôt que le Front Populaire, amorce d'une démocratie populaire.
F. Mauriac, le Nouveau Bloc-notes 1958-1960, p. 298.
8.3 Une certaine démocratie (libérale) semble l'aboutissement et l'épanouissement de la société sur-répressive. Les contraintes ne se perçoivent pas et ne se vivent pas comme telles. Elles sont ou admises et justifiées, ou interprétées comme conditions de la liberté (intérieure). Cette démocratie garde en réserve la violence et ne laisse intervenir qu'en dernière instance et en suprême recours la force. Elle compte bien plutôt sur l'autorépression dans la quotidienneté organisée.
H. Lefebvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 273.
2 (Une, des démocraties). État, pays pourvu d'institutions démocratiques; état organisé suivant les principes de la démocratie. || Les démocraties libérales. || Démocratie autoritaire, représentative. — Les démocraties populaires d'Europe centrale. Quasi syn. : les pays de l'Est, les pays communistes (dans le discours des autres pays). || Les démocraties populaires se réclament de la doctrine marxiste.
9 — (…) vous ne croyez tout de même pas que vous serez aidés par les démocraties ? (…) — J'ai vu les démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes.
Malraux, l'Espoir, I, III, III.
10 À son retour de Prague, on l'avait convié à l'École de cadres du Parti pour donner un cycle de conférences sur « les problèmes actuels de la construction du socialisme dans les démocraties populaires ».
Régis Debray, l'Indésirable, p. 72.
3 L'ensemble des démocrates. || La démocratie a triomphé aux dernières élections.
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CONTR. Aristocratie, monarchie, oligarchie.
DÉR. V. Démocrate, démocratiser.
Encyclopédie Universelle. 2012.