ANTICIPATIONS
Les anticipations sont des représentations individuelles, plus ou moins informées, d’événements futurs généralement aléatoires. Relevant à titre principal du domaine de compétence de la psychologie, elles ont été progressivement prises en compte par les autres sciences humaines et les sciences sociales, en particulier par la science économique.
Comme la monnaie, l’anticipation individuelle, quel que soit son domaine d’application, constitue un lien entre le passé, le présent et l’avenir. En effet, les agents économiques se fondent sur l’évolution passée et courante pour former leurs représentations de l’avenir: l’anticipation est à l’articulation de la mémoire et du projet , dans des proportions variables d’un individu à l’autre.
Les anticipations concourent à la détermination des comportements individuels et des variables macro-économiques (taux d’inflation, taux d’intérêt, taux de change, etc.), et jouent un rôle crucial dans les fluctuations économiques, l’apparition et la résorption des crises. Quel poids convient-il de leur accorder dans le raisonnement économique? Ce serait une forme de démission de la part de l’économiste que de réduire l’ensemble des explications proposées à des inflexions dans les anticipations, d’autant plus que l’observation directe de ces dernières demeure très limitée. D. Patinkin (1965) nous a mis en garde contre certains abus lorsqu’il affirmait qu’une fois ouverte la «boîte de Pandore» des anticipations, tout peut arriver.
Il faut cependant oser ouvrir cette «boîte de Pandore» et faire aux anticipations la place qui leur revient. L’explication des phénomènes économiques par les anticipations sera d’autant moins contestable que l’économiste parviendra à analyser la formation et l’altération des représentations individuelles de l’avenir (anticipations endogènes ).
1. La formation des anticipations
Nature et mesure des anticipations
La distinction suggérée par G. Myrdal (1933) entre l’ex-ante et l’ex-post est au cœur de la dynamique économique: il n’y a aucune raison pour que les prévisions coïncident exactement avec les variations effectives; de l’écart constaté par les agents entre les deux types de grandeurs découlent des adaptations des comportements et les mouvements économiques.
Plusieurs critères permettent de distinguer les anticipations de concepts voisins, et diverses catégories d’anticipations:
– Le degré de contrôle . Est posée ici la question de l’articulation entre le plan et l’anticipation , la pondération entre le souhaitable (dimension normative) et le probable (aspect «positif»). Dès 1939, E. Lindahl élaborait une théorie du planning individuel: les plans sont conditionnés à la fois par les anticipations et par l’évaluation des diverses conséquences des actions menées, compte tenu des prévisions. H. Theil (1965) poussait plus loin la distinction. D’après lui, un agent ne peut concevoir de plan que pour les variables exclusivement contrôlées par lui. Pour les autres variables, même celles qui sont partiellement contrôlées, il ne peut former à leur sujet que des anticipations. Dans le même esprit, L. Johansen (1977) suggérait une typologie plus fine. La projection désigne toute description de l’état futur de l’économie, sans hypothèse aucune sur sa probabilité d’occurrence ou son caractère souhaitable. La prévision consiste en une représentation de l’état futur de l’économie, considérée par l’agent comme probable, voire la plus probable. La planification introduit dans la prévision une dimension normative, en pondérant le probable et le souhaitable. Le plan (de l’individu, de groupes sociaux, de la nation, etc.) révèle les intentions de l’acteur. Ainsi, des pondérations différentes entre l’aspect positif et la dimension normative, reflétant elles-mêmes des degrés inégaux de contrôle par l’agent, fondent la distinction entre le plan et l’anticipation.
– Le degré de certitude . La certitude des anticipations recouvre deux situations qu’il convient de dissocier. Les anticipations certaines évoquent tout d’abord l’absence d’erreurs de prévision. Poser a priori une telle hypothèse, c’est méconnaître l’incertitude dans laquelle se trouvent placés les agents économiques. Dans un deuxième sens, les anticipations sont certaines lorsqu’elles correspondent à des anticipations à «évaluation unique» (E. Lindahl): l’individu a la conviction de pouvoir apprécier exactement le cours des événements futurs. S’il en est ainsi, c’est que la mémoire est censée projeter sur l’anticipation son déterminisme. L’anticipation à «évaluation unique» (prévision d’un niveau précis du taux d’inflation, du taux de change, etc., pour les périodes à venir) se distingue de l’anticipation fondée, en univers aléatoire, sur le calcul des probabilités.
Qu’il soit question de probabilités objectives ou bien de probabilités subjectives, l’opérateur «espérance mathématique» permet dans des cas précis de considérer une situation d’incertain probabilisable comme formellement réductible au cas de certitude. Mais très souvent les théorèmes d’équivalent-certain ne peuvent pas être appliqués, et l’anticipation à «évaluation unique» fait figure de référence peu réaliste. On peut aller plus loin dans la reconnaissance de la véritable incertitude et refuser de traiter les anticipations par le classique calcul des probabilités. Telle fut la position défendue avec brio par G. Shackle (1949), qui centra l’analyse des anticipations autour de la notion de surprise potentielle . Shackle affirmait que, dans la vie économique, les expériences ne se présentent jamais de la même manière. Pour l’entrepreneur ou le gérant de portefeuille, la loi des grands nombres ne peut pas être appliquée parce que le choix ne se renouvelle pas dans les mêmes conditions. L’individu simule l’intervention dans les périodes ultérieures des divers états de la nature, et affecte à chacun d’eux un indicateur de surprise potentielle traduisant sa surprise née de la réalisation de cet état.
– Le terme des anticipations. La Théorie générale de J. M. Keynes (1936) suggère une distinction entre les anticipations de court terme et celles de longue période. Les premières consistent en une prévision faite par les entrepreneurs sur les coûts de production et les perspectives de débouchés associées à une variation de la production, la capacité de production demeurant constante. Les anticipations de court terme déterminent, dans le modèle keynésien, le niveau de l’emploi puisque la décision d’embauche de la part des firmes dépend de la relation entre les coûts de production engagés et les débouchés anticipés. Les anticipations de long terme concernent la décision d’investissement, donc les modifications de la capacité de production elle-même. Elles conditionnent, selon la «confiance» des entrepreneurs, la valeur de l’efficacité marginale du capital. Même si les études empiriques directement effectuées auprès des agents économiques confirment le terme rapproché des anticipations – par exemple, le terme des prévisions de taux d’intérêt dépasse rarement six mois –, il peut être significatif d’analyser la différenciation des anticipations selon leur horizon. Ainsi, le modèle Metric (1981) dissocie pour la France les anticipations de prix à court terme et à long terme. Les anticipations de prix à court terme des ménages sont expliquées à partir des seuls prix passés, alors que celles des entreprises résultent de la conjugaison des prix passés, de la croissance des prix importés, de la croissance des salaires et de la pression de la demande représentée par la variation des marges de capacité. Les anticipations de prix à long terme sont déterminées par une autre voie: elles sont obtenues en comparant les taux de rendement d’obligations indexées et ceux d’obligations classiques non indexées, dans la ligne de la méthode appliquée par E. Malinvaud (1971).
La connaissance directe des anticipations est à la fois indispensable et délicate. Elle suppose en général une quantification des résultats qualitatifs obtenus grâce aux enquêtes de conjoncture. Ainsi, en matière d’inflation, l’I.N.S.E.E. pose aux ménages français, dans le cadre d’enquêtes de conjoncture, une question relative à l’évolution des prix futurs. Dans les enquêtes de conjoncture trimestrielles dans l’industrie, l’Institut demande aux chefs d’entreprise quelle sera la variation probable de leurs prix de vente dans les trois ou quatre mois à venir.
Il existe une autre façon de déterminer les anticipations, qui s’appuie sur l’étude des marchés à terme (marchés des changes à terme; marchés à terme de produits de base, de taux d’intérêt; etc.), et qui soulève en fait de nombreux problèmes. En vertu de la théorie de l’arbitrage – parfois qualifiée de théorie des anticipations – le prix à terme est, sous certaines conditions (mobilité parfaite d’un marché à l’autre; absence de coûts de transaction; etc.), un estimateur sans biais du prix au comptant pour les périodes ultérieures. S’il en est ainsi, les prix à terme fournissent exactement les anticipations de prix. Cependant, on ne peut a priori supposer que les conditions d’application de la théorie de l’arbitrage sont satisfaites. C’est pourquoi l’économiste, au lieu de supposer le problème résolu dès le départ, construit des tests pour savoir si les prix à terme sont effectivement des estimateurs sans biais des anticipations de prix, elles-mêmes déterminées par ailleurs. Qu’elles soient mises en évidence directement par des enquêtes de conjoncture ou indirectement grâce à des modèles économiques, les anticipations peuvent être interprétées à la lumière de divers instruments d’analyse proposés par les économistes. Le plus connu est sans doute l’élasticité d’anticipations , utilisée par J. Hicks (1939). Par cette expression est désigné le rapport entre la variation relative anticipée d’une grandeur (X) pour les périodes à venir et la variation relative de (X) pendant la période courante. Une élasticité d’anticipation de prix égale à zéro signifie que les anticipations de prix sont données, et non remises en cause par les mouvements des prix courants. Une élasticité d’anticipation de prix égale à un signifie qu’une variation des prix courants modifie les prix anticipés pour les périodes ultérieures dans la même direction et dans la même proportion. L’élasticité d’anticipation peut être bien sûr supérieure à un (hypothèse d’extrapolation des mouvements actuels), ou négative (cas de correction des mouvements actuels, par référence à l’idée d’un niveau «normal» pour la grandeur anticipée).
L’hypothèse simplificatrice des anticipations statiques , d’après laquelle les agents prolongent pour l’avenir la situation présente et prévoient la constance des valeurs actuelles, est souvent admise par la théorie économique. Elle a l’inconvénient de neutraliser en grande partie la considération des anticipations, en supposant l’équivalence entre l’évolution constatée et la représentation de l’avenir.
La connaissance des anticipations permet de calculer a posteriori les écarts entre prévisions et réalisations, et de les interpréter. Le coefficient d’inégalité construit par H. Theil (1965) distingue trois sources d’erreurs dans les anticipations: l’écart sur la moyenne, l’erreur sur l’écart type, et celle sur la covariance entre prévisions et réalisations. Selon Theil, les erreurs systématiques de prévision correspondent aux écarts sur la moyenne et sur l’écart type. Une telle méthode de calcul a été utilisée en France pour évaluer les prévisions macro-économiques à horizon de 18 mois à 2 ans faites dans le cadre des budgets économiques.
Les modèles purement autorégressifs de formation des anticipations
Les différents modèles purement autorégressifs ont en commun de proposer une conception «génétique» des prévisions: les anticipations relatives à n’importe quelle grandeur (X) dépendent exclusivement des valeurs passées et courantes de cette grandeur. Dans cette optique, l’anticipation est déterminée par la mémoire plus ou moins longue des agents et par l’exploitation des chroniques passées. Il existe plusieurs catégories de modèles purement autorégressifs.
– Les individus forment des anticipations extrapolatives lorsqu’ils prolongent les variations des grandeurs effectives. Ainsi, dans la formulation la plus simple, la grandeur (Xt ) anticipée pour la période (t ) dépend du niveau effectif de cette variable en (t – 1) et des variations enregistrées entre (t – 2) et (t – 1):
Le coefficient (a ) est une mesure du contenu extrapolatif des prévisions. Le cas particulier (a = 0) permet de retrouver l’hypothèse d’anticipations statiques. De façon plus générale, les anticipations extrapolatives sont représentées par des formulations du type:
Le nombre (n ) est une mesure de la longueur de la mémoire des agents. Les coefficients (a i ) expriment la «distribution des retards échelonnés». Il est couramment admis par les économistes que la mémoire du passé s’affaiblit au fur et à mesure de l’éloignement dans le temps: le «poids» accordé à Xt-1 , Xt-2 , ... est a priori plus élevé que celui qui est affecté aux périodes plus lointaines. À partir de ce postulat, plusieurs distributions de retards échelonnés sont envisageables: les coefficients (a i ) décroissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne dans le temps selon une progression arithmétique, ou bien de façon plus rapide selon une progression géométrique de raison inférieure à l’unité. Le choix par chaque individu du nombre (n ) de périodes passées à prendre en considération est en principe soumis aux règles du calcul économique; il dépend de la comparaison entre les coûts et les avantages de la modification à la marge de (n ).
– Les anticipations adaptatives sont au départ différentes des anticipations extrapolatives, mais elles débouchent sur des formulations mathématiques voisines. Elles posent que les agents tiennent compte de leurs erreurs de prévision et, par un processus d’apprentissage (learning ), révisent leurs anticipations à la lumière de l’écart constaté à chaque période entre la valeur effective de la grandeur et son niveau anticipé. La révision de l’anticipation est souvent exprimée par la relation:
Le coefficient (b ) est une mesure de l’intensité de l’apprentissage par les erreurs. Lorsque (b ) est égal à zéro, aucun compte n’est tenu des erreurs de prévision. Le cas limite (b = 1) correspond aux anticipations statiques. La relation précédente nous indique par exemple que les agents, qui s’attendaient à une valeur de 10 p. 100 pour le taux d’intérêt du marché monétaire et pour une certaine période alors que la valeur effective de ce taux d’intérêt est de 12 p. 100, vont réviser à la hausse leurs prévisions des taux du marché monétaire pour les périodes ultérieures.
La résolution par récurrence du modèle adaptatif permet de mettre en évidence la nature des retards échelonnés:
On retrouve la même formulation que celle des anticipations extrapolatives dans l’hypothèse de retards échelonnés distribués selon une progression géométrique. Les poids des périodes passées décroissent en effet d’après une progression géométrique de raison (1 – b ).
Les anticipations adaptatives ont été introduites par P. Cagan (1956) pour expliquer la révision des anticipations inflationnistes dans les conjonctures d’hyperinflation. Elles ont été ensuite appliquées à de nombreuses questions: définition par M. Friedman (1957) du revenu permanent (envisagé comme le revenu «normal anticipé»); révision des prévisions de taux d’intérêt; etc.
– Les anticipations régressives sont à l’opposé des anticipations extrapolatives. Au lieu de prolonger les mouvements constatés, les individus les corrigent parce qu’ils ont en tête l’idée d’un niveau «normal» (variable d’un agent à l’autre et dans le temps) pour les grandeurs économiques. Considérons, à titre d’exemple, la question des anticipations de taux d’intérêt. Des anticipations régressives signifient qu’une hausse des taux d’intérêt à la période actuelle fait présager une baisse des taux pour les périodes ultérieures, et un retour vers leur niveau «normal». Parce qu’elles corrigent les mouvements du marché, les anticipations régressives sont stabilisantes. Dans la Théorie générale , J. M. Keynes recourt au modèle régressif: le partage opéré par chaque agent entre détention d’encaisses monétaires et acquisition de titres financiers est influencé moins par le niveau courant du taux d’intérêt que par l’écart entre ce niveau courant et le taux d’intérêt «normal».
Nous avons jusqu’à présent évoqué les trois principales catégories de modèles purement autorégressifs. Il est possible de les combiner. Telle est par exemple la démarche adoptée par F. Modigliani et R. Sutch (1966) à propos des prévisions de taux d’intérêt, mêlant anticipations extrapolatives et anticipations régressives. D’un point de vue statistique, la méthode d’estimation des retards échelonnés proposée par S. Almon (1965) convient spécialement bien à cette situation d’anticipations «mixtes», dans laquelle les poids affectés aux valeurs passées commencent souvent par augmenter au fur et à mesure de l’éloignement dans le temps, avant de diminuer.
Quelle est la signification d’une formulation «mixte» combinant anticipations extrapolatives et anticipations régressives? Elle peut être une façon de tenir compte de l’hétérogénéité des prévisions: deux groupes d’agents seraient ainsi dissociés, les uns extrapolant, les autres corrigeant les mouvements du marché. Elle peut également exprimer que chaque individu est partagé entre des sentiments contradictoires, l’incitant à combiner des modèles opposés de formation des anticipations.
Les modèles d’anticipations rationnelles
La théorie des anticipations rationnelles trouve son origine dans un article de J. Muth (1961), resté pendant dix ans dans la pénombre et exploité à partir de 1972 par les auteurs se réclamant de la «Nouvelle Macro-économie classique» (R. Lucas, T. Sargent, N. Wallace...). Elle doit au départ être interprétée comme une réaction de rejet vis-à-vis des modèles purement autorégressifs. Ces modèles conduisent, sous certaines conditions, à des biais systématiques difficiles à admettre. Par exemple, le modèle adaptatif simple appliqué à une économie où le taux d’inflation croît continûment conduit à des anticipations inflationnistes systématiquement biaisées, qui sous-évaluent l’inflation effective.
L’hypothèse d’anticipations rationnelles comprend deux aspects:
1. Les agents exploitent l’information de façon rationnelle, c’est-à-dire qu’ils forment leurs anticipations à partir de l’information disponible et avantageuse. Il est avantageux d’utiliser une information si son rendement marginal est supérieur ou égal à son coût marginal. Sous cet angle, la théorie des anticipations rationnelles étend à l’information l’application du principe d’économicité de la micro-économie traditionnelle.
2. L’information disponible et avantageuse pour l’anticipation de la grandeur (X) n’a pas de raison de se limiter aux valeurs courantes et passées de (X). Le projet n’est pas formé uniquement à partir de la mémoire. En fait, souligne J. Muth, l’individu recourt à la «théorie économique pertinente» pour fonder ses anticipations. L’expression précédente est ambiguë, puisqu’elle laisse supposer que, à un moment donné, une théorie économique puisse être, relativement aux autres théories, qualifiée de «pertinente» et qu’elle est parfaitement connue par l’ensemble des individus. Considérons, à titre d’exemple, la question de la formation des anticipations inflationnistes. L’agent économique est censé s’appuyer sur un modèle, explicite ou implicite, de détermination de l’inflation. Mis sous forme réduite, ce modèle exprime les variables endogènes (dont le taux d’inflation) en fonction de variables exogènes (x 1, x 2, ..., x m ) représentant en particulier les instruments de politique économique.
Sous forme réduite, le taux d’inflation ( 刺) s’écrit:
À la période (t ), comment doivent être formées les anticipations d’inflation pour les périodes ultérieures (t + 1), (t + 2), ...? Les anticipations inflationnistes pour (t + 1) sont rationnelles si l’individu applique la fonction (f ) aux valeurs des variables exogènes anticipées pour (t + 1). Cela suppose par exemple – et il s’agit là d’un aspect crucial de la «Nouvelle Macro-économie classique» – que les agents privés sont capables d’anticiper parfaitement les inflexions de la politique économique, donc les modifications apportées dans le niveau des instruments. Les anticipations inflationnistes ne seront homogènes , c’est-à-dire identiques pour tous les agents, qu’à deux conditions: premièrement, la fonction (f ) utilisée, représentative de la théorie de l’inflation «pertinente», doit être la même pour tous les individus. Deuxièmement, les prévisions pour (t + 1) des variables exogènes doivent être identiques. De cette présentation, il ressort qu’a priori rien ne garantit l’exactitude des anticipations rationnelles. Il suffit d’imaginer que l’individu n’adopte pas la théorie de l’inflation «pertinente», ou commette des erreurs dans la prévision des variables exogènes. Cela doit être souligné car de nombreux auteurs adoptent une démarche différente et, dans la ligne de l’analyse de M. Friedman (1968), postulent l’exactitude des anticipations rationnelles.
Une présentation équivalente des anticipations rationnelles est souvent utilisée. Désignons par ( 刺t ) l’anticipation individuelle d’inflation pour la période (t ), telle qu’elle est formée en (t – 1). Cette anticipation en univers aléatoire est par exemple fondée sur des probabilités subjectives. L’application par l’individu, en (t – 1), de la théorie économique «pertinente» lui permet, à partir des prévisions sur les variables exogènes, de déterminer une anticipation d’inflation à partir de probabilités objectives. Cette anticipation inflationniste correspond à l’expression:
E, opérateur «espérance mathématique»; It-1 , ensemble des informations disponibles et avantageuses à la période (t – 1).
Cette expression désigne donc l’espérance mathématique de l’inflation en (t ), évaluée en (t – 1) à partir des informations pertinentes disponibles en (t – 1).
Les anticipations d’inflation sont rationnelles si:
Ces anticipations rationnelles sont considérées comme exactes lorsque l’écart entre la grandeur anticipée et la grandeur effective correspond à une variable aléatoire de moyenne nulle, sans autocorrélation sérielle (un «bruit blanc»):
Si les agents ne connaissent pas a priori la spécification exacte du modèle pertinent, ils s’efforcent de la déterminer par un processus d’apprentissage tenant compte des erreurs de prévision. On montre que la convergence vers le «vrai» modèle, en partie ignoré au départ, n’est obtenue que sous certaines conditions. Dans certaines circonstances également, un pont existe entre les anticipations rationnelles et les modèles purement autorégressifs. B. Friedman (1979) a ainsi étudié le cas où les anticipations rationnelles se réduisent exactement à des anticipations adaptatives.
L’hétérogénéité des anticipations
L’analyse économique, quel que soit le modèle de formation des anticipations retenu, recourt généralement au postulat d’homogénéité des prévisions. Ce postulat simplifie l’analyse, puisqu’il évacue la question de l’agrégation des anticipations individuelles. Or, de nombreux arguments font pencher en faveur de l’hypothèse opposée, et de la reconnaissance par la théorie économique de l’hétérogénéité des anticipations. Il semble par exemple contradictoire d’élaborer une théorie de la finance en conservant le postulat d’homogénéité des prévisions de taux d’intérêt. Si les individus anticipent la même évolution des taux d’intérêt, ils sont incités à se porter du même côté du marché des capitaux (offre ou demande), et les échanges ne peuvent intervenir faute de contrepartie. A priori, plus le degré d’hétérogénéité des prévisions de taux d’intérêt est élevé, plus les marchés de capitaux sont, toutes choses égales d’ailleurs, développés puisque l’offre de titres financiers trouve sa contrepartie dans une demande de titres financiers.
L’hétérogénéité des anticipations est liée à la différenciation des comportements individuels, révélant selon les agents une aversion, une insensibilité ou une prédilection à l’égard des risques. Si le comportement d’arbitrage consiste à tirer profit d’écarts constatés dans les rendements des divers actifs, la spéculation vise à bénéficier de variations anticipées des rendements.
L’analyse directe des anticipations, grâce à des sondages ou à des enquêtes de conjoncture, confirme sur un plan empirique l’hétérogénéité des prévisions. Celle-ci est observée tant pour le terme de la prévision que pour la nature du modèle de formation des anticipations employé.
2. Le rôle des anticipations
Les anticipations jouent un rôle essentiel dans la réalisation des ajustements macro-économiques et dans la détermination de l’efficacité de la politique économique.
Anticipations et ajustements macro-économiques
Les principales fonctions de comportement sont, d’une manière ou d’une autre, influencées par les anticipations. Ainsi la consommation des ménages dépend moins de leur revenu courant que du revenu «normal» anticipé pendant un certain horizon temporel (revenu «permanent»), voire du revenu moyen anticipé pendant la durée de vie (théorie du «cycle vital»). L’investissement des entreprises est lié aux débouchés escomptés, représentés par les variations anticipées de la demande (modèles d’accélérateur intégrant les anticipations). La demande d’encaisses monétaires des ménages et des entreprises est fonction des taux d’intérêt anticipés, des anticipations inflationnistes (la prévision d’une accélération de l’inflation décourage la demande d’encaisses monétaires), etc. On pourrait multiplier à l’infini les exemples soulignant la place centrale des anticipations dans la détermination des comportements.
Puisque les variables macro-économiques résultent de la conjugaison des actions individuelles, elles sont également conditionnées par les prévisions. Donnons quelques exemples:
– Les salaires nominaux fixés dans le cadre des négociations collectives et des contrats de travail dépendent des anticipations de prix pendant la durée des contrats. Nous vivons dans des économies où l’illusion monétaire a largement disparu et où le degré d’indexation des principaux revenus sur les prix constatés et/ou anticipés est, en fait, proche de 100 p. 100. Les syndicats de salariés, désireux d’éviter une perte de pouvoir d’achat des salaires, tiennent compte de l’inflation anticipée lors des négociations salariales.
– Les taux d’intérêt incorporent une dimension psychologique importante parce qu’ils sont fortement dépendants des anticipations. Tout d’abord, les taux d’intérêt nominaux (ceux qui sont observés sur les marchés de capitaux) peuvent être décomposés comme la somme de taux d’intérêt «réels» et de l’inflation anticipée. Cette décomposition, suggérée par I. Fisher (1930), part de l’idée que les créanciers sont dégagés d’illusion monétaire et qu’ils vont chercher à se protéger contre la perte de pouvoir d’achat de leur créance due à l’inflation en exigeant l’inclusion dans le taux d’intérêt nominal d’une prime de risque contre l’inflation. Le montant de la prime de risque contre l’inflation dépend des pouvoirs de négociation respectifs des créanciers et des débiteurs, et du degré d’administration des marchés de capitaux par les autorités monétaires: par un contrôle étroit des taux d’intérêt, les pouvoirs publics peuvent moduler la répercussion de l’inflation anticipée dans les taux nominaux. En second lieu, les anticipations jouent un rôle, variable d’une économie à l’autre, dans la fixation de la hiérarchie des taux d’intérêt.
D’après la théorie des anticipations élaborée par Fisher (1930), J. Hicks (1939) et F. Lutz (1940), l’écart entre les taux d’intérêt à long terme et les taux courts est fonction exclusivement des prévisions de taux courts pour les périodes à venir. Une situation dans laquelle les taux longs sont supérieurs aux taux à court terme est obtenue, dans le cadre de cette théorie, lorsque les agents s’attendent à une hausse des taux courts (un résultat symétrique s’applique en cas de prévision de baisse des taux d’intérêt à court terme). La théorie de la préférence pour la liquidité modifie la perspective proposée par la théorie des anticipations, sans rompre avec elle; elle fait dépendre la hiérarchie des taux d’intérêt des prévisions de taux d’intérêt, mais aussi de l’aversion des prêteurs à l’égard des risques de pertes sur la valeur en capital des titres financiers.
L’expérience américaine contemporaine confirme le rôle croissant des anticipations dans la formation des taux d’intérêt. Il suffit aujourd’hui que les prévisions du déficit budgétaire de l’État fédéral américain soient revues à la hausse ou que la croissance de la masse monétaire s’accélère pour que les agents privés anticipent une ponction du Trésor sur les marchés de capitaux ou une politique restrictive du Fed (Banque centrale américaine) et poussent à la hausse les taux d’intérêt.
– Dans le monde contemporain où prédominent les changes flottants mais où existent des zones de stabilité des changes (exemple du système monétaire européen) et où les Banques centrales interviennent largement pour gérer le flottement, les anticipations agissent sur les taux de change par plusieurs canaux. Les mouvements internationaux de capitaux, qui jouent un rôle déterminant dans la formation à court terme des taux de change, sont conditionnés par les anticipations d’évolution des taux d’intérêt et des taux de change. La hausse du taux d’escompte de la Banque centrale est d’ailleurs un instrument de défense de la monnaie ambigu: elle peut être interprétée par les opérateurs intervenant sur le marché des changes aussi bien comme une marque de fermeté que comme un aveu de faiblesse des autorités monétaires. Tout dépend du signe des élasticités d’anticipations. L’évolution du solde de la balance commerciale, ou de la balance des paiements courants, agit à court terme sur le taux de change via des «effets d’annonce»: la publication des soldes commerciaux est une information précieuse, qui infléchit rapidement les prévisions des opérateurs du marché des changes.
Les anticipations sont également au cœur des ajustements macro-économiques. Elles sont ainsi au centre de l’analyse keynésienne du circuit économique.
Dans le circuit keynésien, les entrepreneurs engagent des coûts de production sans être assurés de débouchés; ils doivent anticiper le «flux de retour», c’est-à-dire la part des coûts de production engagés qui leur reviendra sous la forme d’une demande de leurs produits. Le flux de retour anticipé, étant donné les coûts de production supportés par les firmes, est baptisé par Keynes «demande effective». Le chômage involontaire résulte essentiellement, dans le système keynésien, de l’insuffisance de la «demande effective».
De façon plus générale, l’argument des anticipations est souvent utilisé dans les théories des fluctuations économiques et dans les analyses des crises. Lorsque les cycles économiques étaient rythmés par les faillites bancaires, la perte de confiance dans le système bancaire et dans la monnaie nationale était le facteur de déclenchement de la crise. L’histoire des économies capitalistes nous en fournit de nombreuses illustrations, depuis l’échec de J. Law jusqu’à la crise de 1929. Aujourd’hui, les systèmes bancaires nationaux sont mieux protégés contre une faillite globale. Les anticipations n’en sont pas moins au centre des interprétations de la crise économique actuelle. Le ralentissement de l’investissement dans les économies occidentales est largement explicable par la faiblesse des débouchés et en conséquence la baisse de l’efficacité marginale du capital. Selon le rapport Mc Cracken (1977), les modifications dans les anticipations inflationnistes intervenues à partir de 1972-1973 auraient joué un rôle majeur dans l’extension de la crise.
Anticipations et politique économique
Les liaisons entre les anticipations et la politique économique sont multiples:
– les anticipations conditionnent les arbitrages de la politique économique;
– elles constituent un canal de transmission, par lequel les pouvoirs publics agissent sur la sphère réelle de l’économie et sur les prix;
– elles fixent l’efficacité exacte des mesures discrétionnaires adoptées par les responsables de la politique économique.
Anticipations et arbitrages de la politique économique
Les pouvoirs publics font des anticipations sur le comportement des agents privés intérieurs, la conjoncture mondiale, etc. Ils en tiennent compte lorsqu’ils choisissent leur propre comportement.
Considérons d’abord des exemples relevant de la politique conjoncturelle. En matière budgétaire et fiscale, les mesures discrétionnaires se conjuguent avec des effets automatiques (cas de l’augmentation automatique des recettes fiscales, à réglementation inchangée, dans l’hypothèse d’accélération de la croissance). L’État anticipe effectivement, ou devrait anticiper, l’intensité des effets automatiques avant de décider des mesures budgétaires et fiscales discrétionnaires. Dans le domaine monétaire, une Banque centrale cherche à prévoir le comportement monétaire et financier des agents privés, par exemple les variations probables de la vitesse de circulation de la monnaie, avant de fixer sa propre attitude.
La même démarche vaut pour les politiques structurelles. Ainsi la politique de «redéploiement» industriel, consistant à privilégier certaines activités nationales, s’appuie sur les perspectives d’évolution de la demande intérieure ou de la demande mondiale; elle doit en principe tenir compte non pas des coûts comparatifs constatés, mais des coûts comparatifs anticipés pour les périodes ultérieures.
Ainsi, les choix de politique économique sont influencés par les anticipations des pouvoirs publics. Ils sont en même temps dépendants des prévisions des agents non étatiques. La célèbre relation entre le taux de chômage et le taux d’inflation, mise en évidence par A. Phillips (1958), place l’arbitrage entre le plein emploi et la stabilité des prix au centre des politiques de stabilisation. La diminution du chômage ne pourrait être obtenue qu’au prix d’une accélération de l’inflation (et vice versa). M. Friedman (1968) a voulu montrer que l’introduction des anticipations modifie les conclusions de l’analyse. À court terme, les salariés et les entrepreneurs commettent des erreurs dans leurs anticipations de prix et de salaires nominaux. Ils les corrigent à long terme: «[...] on ne peut tromper tout le monde tout le temps», dit M. Friedman en citant la formule de A. Lincoln. La courbe de Phillips de long terme devient une verticale. L’exactitude des anticipations de prix et de salaires nominaux fait que le chômage effectif ne peut s’écarter durablement du taux de chômage «naturel», et que toute tentative des pouvoirs publics pour le ramener en deçà du niveau «naturel» est inefficace et se traduit en définitive par une accélération de l’inflation.
La thèse du taux de chômage «naturel» reste aujourd’hui une ligne de clivage majeure entre les divers courants de pensée, les tests empiriques ne permettant pas de trancher de façon indiscutable.
Les anticipations, canaux de transmission de la politique économique
En règle générale, les effets d’annonce désignent tous les effets résultant en une modification des anticipations, elle-même due à la diffusion d’un message, d’une information nouvelle, etc. La simple annonce de mesures de politique économique vient modifier les anticipations et donc les comportements des agents privés, préalablement à toute influence mécanique. La politique monétaire est le domaine privilégié des effets d’annonce: impact psychologique des variations du taux d’escompte de la Banque centrale, etc. L’annonce publique de normes de croissance des agrégats monétaires, pratiquée dans la plupart des pays de l’O.C.D.E. depuis 1974-1975, relève du même objectif. Par cette procédure, les Banques centrales veulent exercer des effets d’annonce sur les partenaires sociaux concernés par les négociations salariales et sur les opérateurs du marché des changes, et les résultats ont été très contrastés d’un pays à l’autre.
Anticipations et efficacité des mesures discrétionnaires
La «Nouvelle Macro-économie classique», à partir de l’hypothèse d’anticipations rationnelles, prétend démontrer deux propositions complémentaires:
1. La politique monétaire systématique , c’est-à-dire celle qui peut être parfaitement anticipée par les agents non étatiques, est neutre ; elle détermine le niveau général des prix, mais n’agit pas sur le volume de la production ou le niveau de l’emploi. Seule la composante aléatoire de la politique monétaire – celle qui n’est pas anticipée – exerce une influence sur les variables réelles (production et emploi). Dans la littérature contemporaine, la distinction systématique/aléatoire est articulée avec le clivage permanent/transitoire: les agents privés considèrent-ils telle évolution de la politique monétaire comme permanente ou transitoire? À quelle vitesse une évolution constatée et durable finit-elle par être envisagée comme permanente?
2. Les mesures discrétionnaires des pouvoirs publics sont inefficaces, parce que parfaitement anticipées et déjouées par les agents privés. Les théoriciens des anticipations rationnelles se font en conséquence les avocats de politiques économiques automatiques ou semi-automatiques.
Ces propositions font l’objet, depuis quelques années, de controverses en macro-économie. La neutralité de la politique monétaire systématique sous l’hypothèse d’anticipations rationnelles est remise en cause lorsque la flexibilité des prix est limitée. S. Fischer (1977) a en particulier montré que la rigidité des contrats de travail, valables souvent pour quelques années, rend à la politique discrétionnaire une certaine efficacité.
Nous vivons, c’est vrai, dans des économies où les agents non étatiques cherchent à anticiper les inflexions de la politique économique, et adaptent leurs comportements en conséquence. Les entreprises sont tentées d’augmenter leurs prix de vente lorsqu’elles prévoient la mise en place d’une politique de blocage des prix; les agents non financiers sont incités à gonfler leur demande de crédit et leur demande de monnaie s’ils anticipent l’introduction d’un encadrement du crédit; etc. Cela ne signifie pas pour autant que les agents privés sont capables de prévoir exactement le moment et la nature des décisions de politique économique. Même si, à la limite, tel était le cas, les pouvoirs publics auraient la possibilité de jouer d’effets de surprise et de compter sur la composante aléatoire des mesures discrétionnaires.
Aujourd’hui, la politique économique se présente de plus en plus comme un «jeu» (au sens de la théorie des jeux) à plusieurs joueurs (État, entreprises, ménages, etc.) où chacun détermine son attitude en fonction des comportements constatés et anticipés des autres joueurs.
Encyclopédie Universelle. 2012.