IRLANDE
On sait fort peu de chose des premiers occupants de l’Irlande, que ce soit des communautés mésolithiques d’Ulster, des tribus néolithiques auxquelles renvoient les mégalithes de la Boyne, des populations de l’âge de bronze dont on repère la trace dans les monts Wicklow, et des vagues de guerriers celtes qui déferlent à partir du VIe siècle avant J.-C. Les Gaëls, derniers venus, confèrent à l’Irlande sa physionomie première. Leurs traits dominants: une grande unité culturelle, linguistique, artistique et religieuse assurant à la société une cohésion que la colonisation mettra plusieurs siècles à éroder; une turbulence politique et militaire endémique que ne viendra pas discipliner, comme en Gaule, l’influence de la Rome conquérante, ce qui mettra du même coup le pays à la merci des envahisseurs étrangers. Avant que ceux-ci ne se profilent à l’horizon, l’Irlande connaît, du VIe au VIIIe siècle après J.-C., un âge d’or qui fait d’elle le pôle intellectuel et religieux d’une Europe encore enfoncée dans les ténèbres de la nuit barbare. Convertie en douceur à un christianisme qui se coule dans le moule de la vieille civilisation celtique, l’Irlande expédie aussi loin que Tarente et Kiev des nuées de saints et de missionnaires dans le même temps qu’elle se couvre de monastères et d’universités où s’élaborent les prémisses de la renaissance carolingienne. Le savoir et la foi sont un bien maigre rempart contre la convoitise des nouveaux envahisseurs: Vikings qui lancent des razzias et s’implantent en divers points de la côte dès le IXe siècle, et surtout chevaliers normands avides de nouveaux fiefs, qu’un roitelet local dépossédé commet l’imprudence d’introduire dans l’île dès 1169. Mais l’autorité du roi d’Angleterre, leur suzerain, est purement nominale et limitée dans l’espace. Quant aux barons anglo-normands, ils reculent ou s’assimilent, devenant « plus irlandais que les Irlandais mêmes ». L’avènement de la dynastie Tudor vient mettre un terme à cette semi-anarchie. Les révoltes sont matées, les barons repris en main et muselés, la conquête achevée par le fer et le feu. L’introduction de la Réforme vient imprimer à cette campagne d’asservissement le sceau d’une inexpiable guerre de religion.
Sous Jacques Ier, l’Ulster rebelle est mise au pas et livrée à la colonisation extensive. Une nouvelle révolte voit fondre sur l’Irlande le redoutable Cromwell et ses « Têtes Rondes » fanatisées. Le « protecteur » tente en vain de déporter tous les « sauvages irlandais » dans la province désolée du Connaught, de manière à pouvoir établir sur les meilleures terres ainsi libérées un colonat militaire de petits propriétaires puritains. C’est, à l’inverse, un régime aristocratique de grande propriété latifundiaire qui prend racine au sud, tandis que la région nord-est de l’Ulster devient un bastion de petits colons presbytériens. Ces deux piliers de la « garnison » anglaise en Irlande ne sont pas à l’abri des tentations. Exploitée économiquement par la métropole, l’aristocratie anglo-irlandaise profite de la révolte des colonies américaines pour arracher à Londres la liberté de son commerce et l’indépendance de son Parlement. Plus radicaux, les presbytériens d’Ulster se convertissent au jacobinisme exporté par la Révolution française et vont jusqu’à tendre la main aux catholiques. L’insurrection de 1798, noyée dans le sang, met un terme à ces errements et entraîne la promulgation de l’Acte d’union de 1800, qui fait à l’Irlande un sort paradoxal: elle est privée de liberté pour cause d’insubordination permanente, tout en se voyant reconnaître toutes les libertés accordées progressivement au reste du Royaume-Uni par suite du mouvement de démocratisation de la société anglaise. De fait, l’Irlande va, tout au long du XIXe siècle, s’émanciper de la tutelle coloniale: émancipation religieuse sous la houlette de Daniel O’Connell, émancipation agraire et politique sous la direction de Charles Stewart Parnell, émancipation nationale, enfin, à l’issue des « Pâques sanglantes » de Dublin (avr. 1916), et de la guerre d’indépendance anglo-irlandaise (1919-1921). Mais l’émancipation nationale n’accouchera que d’une indépendance morcelée: la « partition » de l’Irlande, imposée par les presbytériens d’Ulster, repoussée par les nationalistes, reste aujourd’hui encore le fruit empoisonné d’une première décolonisation bâclée.
1. Histoire
L’Irlande gaële
La nomenclature fantaisiste des envahisseurs d’Érin que nous ont transmises les vieilles légendes celtes et chrétiennes suppléent les zones d’ombre dont l’historien, en l’état actuel des sciences, est contraint de s’accommoder. Tout au plus est-il permis de poser quelques jalons. La découverte d’ossements humains dans une grotte du comté de Waterford semble attester que l’homme fit son apparition aux alentours de 9 000 ans avant J.-C. Des peuplades mésolithiques prirent pied dans l’île vers 6600 avant notre ère. Venues du nord de l’Europe, via l’Écosse, elles s’implantèrent en Ulster: leurs traces abondent dans le comté d’Antrim, sur les côtes, en bordure des lacs et des voies d’eau. Vivant de chasse et de pêche, elles furent lentes à s’initier à la culture et à la domestication des animaux. Vers le milieu du IVe millénaire avant notre ère, des tribus néolithiques en provenance du Moyen-Orient et des Balkans les supplantèrent. Techniquement plus évolués, les nouveaux venus se servaient d’outils en pierre polie, pratiquaient l’agriculture et l’élevage, édifiaient des sanctuaires en pierre, dressaient mégalithes et dolmens pour honorer leurs morts qu’ils inhumaient sous des tertres et dans des chambres funéraires dont les vestiges les plus caractéristiques s’étagent le long de la rivière Boyne, à Newgrange, Knowth et Dowth. Une nouvelle vague d’immigrants fit entrer l’Irlande dans l’âge du bronze entre 2000 et 1700 avant J.-C.: fusionnant avec le vieux fond de population néolithique, ils ouvrirent des mines de cuivre dans les comtés de Cork et de Kerry et travaillèrent l’or extrait des montagnes du Wicklow, comme en font foi les admirables bijoux ornés de motifs géométriques qui sont parvenus jusqu’à nous. Introduisant en Irlande la civilisation de La Tène, les Celtes ou Gaëls, tardifs représentants de l’âge du fer, firent leur apparition aux environs de 500 avant J.-C.: ils arrivaient par la traditionnelle route du nord-est, via la Bretagne insulaire, ou par le sud-ouest, via la péninsule Ibérique. Ces vagues successives mirent plusieurs siècles pour s’intégrer, assimiler les populations aborigènes et donner naissance à la civilisation gaële qui est mieux connue au-delà des avatars d’une histoire confuse et difficilement vérifiable.
La société gaëlique nous renvoie l’image d’une société stratifiée où la division esclave/homme libre/noble s’accommodait d’une certaine mobilité codifiée dans le Senchus Môr ou Loi des Brehons. Le monopole des activités intellectuelles, tenues en grande estime par les Gaëls, était dévolu à une hiérarchie à trois degrés: les druides à la fois initiés, augures, magiciens et conseillers des rois; les file ou filid , juges, poètes et historiens, dépositaires des cycles épiques par lesquels s’exprimait la mémoire de la race; les bardes enfin qui accompagnaient sur leurs harpes les généalogies, les louanges du clan et l’élégie des morts.
La forme du gouvernement était monarchique et élective. Le roi, ou Ri , qui n’était que primus inter pares de la caste aristocratique, était loin d’exercer un pouvoir illimité. Borné par les limites du tuath – unité politique de la taille d’un canton – et la convoitise de ses voisins, il n’était pas moins contesté par les nobles et les hommes libres qu’un individualisme forcené ne disposait guère à l’obéissance. Les successions donnaient lieu à d’interminables querelles. La pratique, connue sous le nom de Tanistry , d’élire un héritier présomptif du vivant du roi ne mit fin ni aux palabres ni aux violences. Les roitelets irlandais étaient placés sous l’autorité nominale d’un roi suprême ou Ard-Ri , un titre le plus souvent honorifique dont le degré de souveraineté variait substantiellement d’un Ard-Ri à l’autre.
Au IVe siècle de notre ère, cette poussière de royaumes minuscules se fédéra en cinq royaumes principaux correspondant en gros aux provinces d’Ulster, Leinster, Munster, Connaught et aux comtés de Meath et Westmeath. Les deux centres politico-religieux de l’Irlande gaële étaient Emain Macha, aujourd’hui Navan Fort près d’Armagh, et Tara dans la vallée de la Boyne, siège des rois de Meath et, plus tard, de l’Ard-Ri d’Irlande.
Comparée à l’atomisation du pouvoir politique, l’organisation sociale des Gaëls s’avéra d’une solidité à toute épreuve. Elle reposait essentiellement sur la fine , variété achevée de gens indo-européenne réunissant cinq générations du père à l’arrière-neveu, intégrée à un sept , groupe de familles censé descendre d’un ancêtre commun. La coutume du fosterage , en vertu de laquelle les enfants n’étaient pas élevés par leurs parents, mais confiés à une maison amie, tissait des liens serrés entre les diverses cellules familiales. La propriété collective des terres était un facteur supplémentaire de cohésion sociale auquel l’appropriation privée du système féodal eut bien du mal à se substituer. Plus que le travail des champs, c’est l’élevage qui occupait les Gaëls. Le Tain Bo Cuailnge , L’Iliade irlandaise qui relate les prouesses de Cuchulain, est un poème somptueux de la Quête du Taureau. Les razzias de troupeaux étaient d’ailleurs monnaie courante dans ce pays où la richesse s’appréciait en têtes de bétail.
L’Irlande chrétienne
C’est ce peuple de pasteurs guerriers, farouchement solidaire lorsqu’il s’agissait des droits du sang, et réfractaire à toute initiative fédératrice, qui écrivit, singulièrement, une des plus belles pages du christianisme primitif, transformant l’Irlande en « Île des Saints et des Docteurs », en pépinière de cénobites et de missionnaires.
Selon la tradition, la verte Érin fut évangélisée par saint Patrick, fils d’un fonctionnaire romain de Bretagne insulaire emmené en captivité en Irlande par l’Ard-Ri Niall-des-Neuf-Otages. Après avoir passé six ans à conduire des troupeaux dans le comté d’Antrim, il parvint à s’évader, reçut une solide instruction ecclésiastique sur le continent, probablement à Auxerre et à Lérins, et retourna en Irlande qu’il gagna à la foi du Christ entre 432 et 461 ou, selon une autre théorie, entre 456 et 490. Le secret de cette conversion foudroyante est un terrain préparé sans doute par d’autres missionnaires, le déclin probable du druidisme à cette époque, les contacts nombreux avec la Bretagne insulaire et la Gaule, l’habileté de saint Patrick qui entreprit de gagner les grands, ce qui dans cette société très aristocratique entraînait invariablement la conversion du clan tout entier. Sans violences, sans martyrs, le pays se couvrit d’églises tandis que les sermons de l’apôtre faisaient lever des légions de clercs.
Le succès de saint Patrick a de quoi surprendre car son apostolat reposait sur une conception romaine de la religion, très éloignée du tempérament celte et d’autant plus étrangère au pays que jamais les légions romaines n’osèrent s’aventurer dans la sauvage Hibernie. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’héritage orthodoxe de saint Patrick ne lui survécut pas. Cinquante ans après sa mort, l’Église d’Irlande avait oublié jusqu’à son nom.
D’épiscopale et romaine, elle était devenue celte et monastique. Le monastère en effet correspondait mieux au cadre rural et tribal de la société irlandaise. Son organisation était calquée sur celle de la famille, sa vie était liée à celle de la tribu. Il était d’essence fortement aristocratique: l’abbé tout-puissant appartenait presque toujours à une famille noble, voire royale. Sa signification elle-même était continuation, non rupture. Le monastère succédait au bangor , le collège des druides. Les moines étaient souvent d’anciens membres de la classe sacerdotale fraîchement convertis. Ils transposaient purement et simplement les traditions religieuses des Celtes sur le mode chrétien. Ils dressaient le catalogue des lois, recueillaient les épopées mythiques, compilaient les récits historiques: ils succédaient aux druides comme chantres et conservateurs de l’épopée nationale. Ils prenaient en charge les enfants, combinant à merveille le fosterage irlandais et le magistère chrétien. Ils élaboraient une mythologie chrétienne où le saint succédait au héros comme champion protecteur du peuple et magicien du nouvel âge.
Sous la croix du Christ, la nature continuait à ordonner la vie du peuple, avec ses fêtes, ses pèlerinages aux innombrables lieux saints, ses mystères encore tout imprégnés de paganisme.
L’Irlande entière chantait la louange du Seigneur. Cette ruche bourdonnante en pleine nuit barbare apporta sa contribution au développement de la culture latine, poussa à son plus haut degré l’ascétisme mystique, développa les arts et spécialement la calligraphie et l’enluminure, dont les livres de Durrow, de Lindisfarme et de Kells constituent les chefs-d’œuvre les plus accomplis.
De toute part on accourait dans les écoles monastiques irlandaises: nobles bretons, rois de Northumbrie, princes mérovingiens, lettrés du continent se pressaient à Clonard, Clonmacnoise, Armagh, Glendalough. Scot Érigène y enseignait la théologie; Dicuil y préparait sa géographie universelle; Fergal, abbé d’Aghaboe, y affirmait la sphéricité de la terre. Pendant deux siècles, les moines d’Irlande furent les précepteurs de l’Europe barbare avant d’être les inspirateurs de la réforme carolingienne.
Reprenant la tradition celtique du voyage mystique, l’imram , les moines irlandais prenaient la mer « pour gagner par l’exil la patrie céleste ». Ils atteignaient les îles Féroé, l’Islande, peut-être l’Amérique, comme le suggère la célèbre saga chrétienne du Voyage de saint Brendan . Ils essaimaient un peu partout: monastère d’Iona en Écosse, de Lindisfarne en mer du Nord. Ils abordaient le continent qu’ils parcouraient en tous sens, multipliant les établissements religieux: Saint-Fursa à Peronne, Saint-Fiacre près de Meaux, Saint-Killian à Wurtzbourg, Gall à Saint-Gall, et d’autres encore aussi loin que Tarente et Kiev.
Le plus illustre fut assurément saint Colomban, le fondateur de Luxeuil et de bien d’autres abbayes: sa règle austère et rigoureuse s’appliquait conjointement avec celle de saint Benoît.
Les invasions vikings et normandes
Mais, païenne ou chrétienne, guerrière ou monastique, l’Irlande était toujours divisée contre elle-même, protégée par sa seule insularité. Obstacle vite franchi par ces intrépides coureurs des mers que furent les Vikings. En 795, ils pillèrent Iona, violèrent la sépulture de saint Colmcille, débarquèrent sur l’île de Lambey. En 837, deux flottilles de soixante drakkars remontèrent la Boyne et la Liffey, semant la mort et la désolation sur leur passage. Non contents de ravager les côtes et l’intérieur de l’île, les Vikings se constituèrent des points d’appui qui se transformèrent progressivement en ports fortifiés, centre d’un commerce florissant et prospère: en 841, ils édifièrent un enclos palissadé sur la Liffey, qui deviendra Dublin ; Wicklow, Arklow, Wexford, Waterford, Cork, Limerick, Carlingford furent créées peu après. Celtes et Vikings s’affrontèrent autour de ces territoires disputés, nouèrent des alliances, formèrent des unions, en sorte qu’il est bien difficile de se retrouver dans cette période confuse et tourmentée.
Au Xe siècle, les Celtes se ressaisirent. Brian Boru, Ri du petit royaume de Dal Cais dans le comté de Clare, se hissa à la royauté du Munster en 978 et, s’étant forgé une armée redoutable et une flotte puissante, obtint la soumission du Leinster et du Connaught. En 1002, ce fut au tour du puissant Malachie, Ard-Ri de Tara, de faire allégeance. En foi de quoi, Brian Boru se couronna du titre d’Imperator Scottorum , empereur des Irlandais.
En 1014, à la bataille de Clontarf, il mit en déroute les troupes coalisées de Mael Morda, le roi celte du Leinster, et du Viking Sigurd, comte d’Orkney, mais il fut tué sous sa tente par un fugitif. Délivrée du péril viking, l’Irlande retombait dans l’anarchie la plus complète.
Sous l’influence du christianisme celtique postpatricien, l’Église irlandaise avait pris des libertés avec Rome. Une reprise en main s’imposait. Le pape Innocent II eut recours à l’archevêque d’Armagh, saint Malachie, compagnon de saint Bernard de Clairvaux, qui fut chargé de mettre au pas cette Église par trop indépendante. Un cardinal-légat réunit en 1152 à Kells un grand synode national qui promulgua les réformes nécessaires et instaura l’organisation diocésaine qui est encore celle de l’Irlande d’aujourd’hui avec les quatre archevêchés de Cashel, Tuam, Dublin et Armagh, siège du primat d’Irlande, et trente-six évêchés. En contrepartie, la tutelle de Cantorbéry était abolie au profit d’Armagh. La réforme du spirituel requérait un temporel fort: en vertu de la donation de Constantin qui stipulait que toutes les îles de la chrétienté appartenaient de droit au Saint-Siège, le pape Adrien IV – un Anglais – fit don de l’Irlande au roi d’Angleterre Henri II par une bulle Laudabiliter de 1155, que certains historiens considèrent comme apocryphe.
En 1169, à l’appel de Dermot Mac Murrough roi de Leinster, dépossédé de sa couronne par le roi de Connaught, un premier corps de chevaliers normands commandés par Richard comte de Pembroke, plus connu sous le nom de Strongbow, débarqua en Irlande, suivi bientôt par le roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine, Henri II Plantagenêt, qui ne s’attarda que le temps de se faire reconnaître en tant que seigneur suzerain de l’île par les chefs celtes, les barons normands et les princes de l’Église.
Pour les chefs celtes, il n’était qu’un roitelet supplémentaire. Pour les barons normands, cette suzeraineté n’entravait en rien la conquête qu’ils entreprenaient et étendaient pour eux-mêmes. Pourtant, le pas était franchi. L’Angleterre avait un pied dans la place.
L’Irlande se couvrit de tours, de donjons, de châteaux, de villages fortifiés. On battit monnaie. Les Strongbow, les Fitz-Stephen, les Courcy, les Quincy, les Raymond-le-Gros, les FitzGerald, que l’imprudent Dermot Mac Murrough avait introduits en Irlande ou qui s’y étaient rués à la suite de Henri II, se taillèrent des fiefs dans les terres des O’Brien, des O’Donnell, des Mac Carthy, des Tyrell, des O’Niall et de tous les clans celtiques des quatre provinces gaëles.
Trois siècles durant, Celtes et Normands se firent opiniâtrement la guerre avec des fortunes diverses: d’abord étrillés par leurs adversaires, les Celtes assimilèrent la technologie militaire des Normands et commencèrent de leur infliger défaite sur défaite sous Aedh O’Connor, sous Art Mac Murrough, sous Donald O’Neill, sous l’Écossais Edouard Bruce. Harcelés par les Gaëls, décimés par la peste noire, les Normands se replièrent. Le Pale , qui marquait la limite de leur territoire, se rétrécit comme une peau de chagrin et ne comprit bientôt plus qu’une mince bande côtière de Dublin à Dundalk.
Conquête sous les Tudors
La colonie n’était pas seulement menacée de l’extérieur. Elle était rongée de l’intérieur. À l’instar des Danois qui les avaient précédés, un grand nombre de seigneurs normands s’assimilèrent, devenant Hibernis ipsis Hiberniores , plus irlandais que les Irlandais eux-mêmes: ils se soumettaient au code Brehon, parlaient le gaëlique à la place du français, se laissaient pousser la barbe et les cheveux comme les indigènes, montaient leurs chevaux à cru selon la coutume du pays, s’entouraient de bardes qui chantaient leurs louanges sur la harpe celtique, échangeaient leur patronyme contre des noms irlandais, s’alliaient aux clans locaux et menaient dans leurs châteaux l’existence de rois celtes sur leurs terres ancestrales. En 1366, le Parlement colonial vota les Statuts de Kilkenny pour enrayer cette « dégénérescence » des Anglo-Normands. Se commettre avec les indigènes et ressembler même extérieurement à un Irlandais devenait passible de confiscation, d’emprisonnement et même de mort. Cette reprise en main était un aveu d’impuissance. Et, de fait, le gouvernement de Dublin acquittait une « rente noire » pour se soustraire aux attaques des chefs celtes. Richard II eut beau débarquer à la tête d’une troupe nombreuse en 1394 et 1399, il ne réussit pas davantage à écarter la menace des « ennemis irlandais et des rebelles anglais ».
Trois grandes familles anglo-normandes, plus ou moins irlandisées, possédant des fiefs immenses et des vassaux sans nombre constituaient l’essentiel de ces transfuges qualifiés d’« Anglais dégénérés » ou de « vieux Anglais »: la maison d’Ormond aux mains des Butler; et les maisons de Desmond et de Kildare aux mains des FitzGerald ou Geraldine. Le plus célèbre des grands feudataires anglo-irlandais fut Garret More, huitième comte de Kildare. Pour le réduire à merci, sir Edward Poynings, lieutenant-général d’Henri VII, le fit accuser de trahison par un parlement réuni à Drogheda en 1494, lequel vota également le célèbre Poynings Act qui faisait obligation à la législature irlandaise d’obtenir l’autorisation du roi et de son conseil pour se réunir. Incarcéré à la Tour de Londres, Garret More fut néanmoins libéré et restauré dans sa toute-puissance par Henri VII à qui l’on prête ce mot: « Puisque toute l’Irlande ne peut régir Kildare, eh bien que Kildare régisse l’Irlande. » De fait, il assuma le pouvoir suprême jusqu’à sa mort en 1513. Ce n’était qu’un répit. La révolte de Thomas le Soyeux, son petit-fils, fut matée avec la dernière fermeté par Henri VIII: en 1537, le rebelle et cinq de ses oncles montèrent sur l’échafaud. C’en était fini de la suprématie des Geraldine. Dans la foulée, Henri VIII se fit remettre les terres des grands féodaux et des chefs irlandais qu’il leur restitua ex dono regis . Ce tour de passe-passe juridique dissimulait une véritable révolution civile. Ce que le roi avait donné, il pouvait le reprendre librement. Le principe des confiscations ultérieures était clairement établi. Surtout, Henri VIII rompait avec Rome et étendait à l’Irlande l’Acte de suprématie. Les monastères furent dissous. L’Église anglo-normande du Pale, inféodée à l’Église d’Angleterre, héritait des dépouilles de l’Église catholique irlandaise à laquelle demeuraient obstinément fidèles « rebelles irlandais » et « Anglais dégénérés ». Henri VIII, pour finir, ceignait la couronne d’Irlande.
Sous le règne de Marie Tudor eurent lieu les premières tentatives pour coloniser les terres confisquées aux O’Mores et aux O’Connors dans les comtés de Laois et Offaly, rebaptisés comté de la Reine et comté du Roi. Mais c’est sous Elisabeth Ire que l’Irlande fut matée sans ménagements à la suite d’une cascade de révoltes. Ce fut d’abord Shane O’Neill dont les velléités d’indépendance s’éteignirent lorsqu’il fut tué par des rivaux écossais (1567). Ce fut ensuite James Fitzmaurice Fitzgerald, cousin du quinzième comte de Desmond, qui prit les armes une première fois en 1569, puis une seconde en 1579 avec pour tout résultat de livrer le Munster à l’appétit vorace des colons. Après la dispersion de l’Invincible Armada en 1588, ce fut enfin l’embrasement de l’Ulster à l’appel de Hugh O’Neill, comte de Tyrone, et de Hugh O’Donnell, comte de Tyrconnell. Après quelques engagements à l’issue incertaine, les Anglais sous Henry Bagenal furent mis en déroute à la bataille de Yellow Ford (1598). C’était la première fois que l’Irlande était victorieuse de l’Angleterre en bataille rangée. Du nord au sud, les clans entrèrent en dissidence. Le Munster cria haro sur les colons. Le comte d’Essex, favori d’Élisabeth, prit le parti de temporiser et le paya de sa tête. Lord Mountjoy, son successeur, résolut d’épuiser la rébellion en déchaînant une campagne d’extermination et de terre brûlée. Des régions jusque-là fertiles et peuplées devinrent soudainement vides et stériles. En septembre 1601, un parti d’Espagnols ayant débarqué à Kinsale, Mountjoy se porta à leur rencontre, talonné par les bandes armées d’O’Neill et d’O’Donnell. L’impéritie et la précipitation des assiégés et assiégeants permit à Mountjoy de remporter une double victoire sur les Espagnols et les Irlandais. O’Donnell rembarqua avec les Espagnols pour s’en aller mourir au loin tandis qu’O’Neill retraitait à marches forcées vers ses inexpugnables montagnes d’Ulster. Par le traité de Mellifont de 1603, il se vit offrir une paix que l’état exsangue du pays ne lui permettait pas de décliner. Sur ces entrefaites, la reine Élisabeth Ire rendit l’âme. Elle laissait l’Irlande pantelante et pacifiée de la paix sinistre des cimetières et des charniers.
Les conditions de paix et l’acte de pardon n’étaient pas tels qu’O’Neill pût se satisfaire des empiétements de la Couronne et de la décadence irrémédiable de la civilisation gaële. Avec une centaine de ses pairs, il s’embarqua pour le continent et vint échouer à Rome où il mourut en 1616. Cette « fuite des comtes », outre qu’elle portait le coup de grâce à l’ancien mode de vie et amputait le peuple de ses élites traditionnelles, fournit le prétexte, si longtemps attendu, de faire définitivement rentrer dans le rang cette turbulente province d’Ulster pour qui la révolte était comme une seconde nature.
Confiscation et colonisation sous les Stuarts et Cromwell
Alléguant la forfaiture des chefs rebelles, la quasi-totalité de l’Ulster fut confisquée par la Couronne récemment dévolue à la dynastie écossaise des Stuarts qui n’allait pas se révéler plus amène que les Tudors dans le traitement réservé à l’Île-Sœur. Sous le règne de Jacques Ier, c’est plus d’un demi-million d’acres qui furent ainsi accaparés et redistribués, non au hasard mais selon un plan préétabli visant rien moins qu’à constituer des districts anglais et écossais au loyalisme éprouvé, le but poursuivi étant de substituer purement et simplement un peuple à un autre.
En l’espace de quelques années, la propriété foncière changea de mains dans les six comtés d’Armagh, Cavan, Donegal, Derry, Fermanagh et Tyrone tandis que les comtés d’Antrim et de Down étaient subrepticement livrés à la colonisation par les intrigues de deux aventuriers écossais. Poussés par l’esprit d’aventure et de lucre, encouragés par la spéculation foncière, les gens d’affaires s’abattirent sur l’Ulster, bientôt suivis par les colons, Anglais du Yorkshire et surtout Écossais des Basses-Terres fuyant la persécution de l’Église anglicane contre les non-conformistes. Loin de venir les mains vides, les colons apportaient avec eux tout un réseau serré de traditions, d’institutions, de coutumes religieuses qu’ils se mirent en devoir d’imposer avec une énergie farouche dans leur nouveau pays. Ces pionniers défrichaient les terres incultes où les Irlandais se contentaient de mener une existence pastorale, relevaient les villes ruinées par les guerres, telle Derry rebaptisée Londonderry, qu’une corporation de Londres transforma en centre important et prospère, construisaient de nouvelles cités, ouvraient des marchés, bâtissaient des églises et des écoles. Vers 1650, on dénombrait plus de cent mille colons en Ulster. En une génération, les comtés d’Antrim et de Down, radicalement transformés par le travail des immigrants, semblaient être comme le prolongement des Basses-Terres d’Écosse.
Une province avait échappé à la colonisation: le Connaught. Charles Ier en digne émule de son père expédia le vice-roi Wentworth, comte de Strafford, avec une bonne armée et une poignée d’hommes de loi, pour mettre fin à cette anomalie. Une fois l’absence de titres ou le vice de l’acte de propriété constaté par des discoverers stipendiés, on faisait appel à une Cour de réclamations ou à un jury pour prononcer la confiscation. En Angleterre, toutefois, le Parlement était réticent. Le parti puritain stigmatisait la prérogative royale et le « papisme ». Pour jeter du lest, le roi se laissa convaincre de sacrifier Strafford qui fut rappelé à Londres, jugé et pendu. L’Angleterre en fièvre, l’armée de Strafford dissoute, il n’en fallait pas davantage pour enflammer les Irlandais. En 1641, une violente jacquerie mit l’Ulster en émoi.
Aux cris de Erin go bragh , les Irlandais se ruèrent sur les colons et en massacrèrent un grand nombre. Au début, ce n’était pas une guerre religieuse, encore moins une guerre nationale, tout au plus un soulèvement de paysans qui guettaient depuis des lustres l’occasion de faire rendre gorge aux colons protestants installés sur leurs terres. Peu à peu, le soulèvement s’étendit et s’organisa. Un valeureux chef de guerre, Owen Roe O’Neill, colonel espagnol devenu général irlandais, enrégimenta les bandes rebelles tandis qu’un gouvernement central, la Confédération catholique, se constituait à Kilkenny au mois de mai 1642. Vieux Anglais catholiques et indigènes irlandais se ralliaient à sa bannière. Si les premiers étaient tentés d’accepter les ouvertures royales sur la liberté du culte, les seconds enflammés par le cardinal Rinuccini, nonce du pape, exigeaient la victoire et la redistribution des terres. En 1646, Owen Roe O’Neill remporta une écrasante victoire à Benburb, mais plutôt que d’en tirer parti il se précipita à Kilkenny pour imposer les vues du légat de Rome. Les rebelles succombaient au poison de la division. La nouvelle de l’exécution de Charles Ier rétablit un semblant d’unité. Mais il était trop tard. L’Angleterre en révolution s’était donnée à Olivier Cromwell, prophète d’un puritanisme agressif qui unissait la valeur militaire et un fulgurant génie politique. En tant qu’Anglais et en tant que puritain, il prêchait contre l’Irlande une guerre doublement sainte. Owen Roe O’Neill était seul de taille à tenir tête à la fureur armée du « Protecteur ». Mais, recru de fatigue, malade, il rendit l’âme avant d’avoir pu se mesurer à ce formidable adversaire.
Cromwell débarqua à Dublin le 15 août 1649. Il s’empara de Drogheda dont il fit massacrer les défenseurs et tous les habitants sans distinction d’âge ou de sexe. Wexford, malgré la capitulation de sa forteresse, subit un sort analogue. Le carnage s’étendit à tout le pays comme au temps d’Élisabeth Ire. Les villes tombèrent les unes après les autres. La rébellion s’éteignit sous cette poigne de fer. On estime à cinq cent mille Irlandais le nombre des victimes de cette guerre atroce, sans compter les exécutions prononcées par les cours martiales, l’exil de trente mille soldats – les fameuses « Oies sauvages » – qui s’en vinrent mettre leur épée au service de la France ou de l’Espagne et la déportation de milliers d’enfants, de femmes, de jeunes gens, embarqués de force pour la Jamaïque et les Barbades pour y être vendus à l’encan comme les Nègres.
Mais il restait encore bien trop de « sauvages Irlandais » au goût du Protecteur qui voulait donner l’Irlande en partage à son armée de manière à créer un colonat de petits propriétaires puritains, garants des vertus républicaines et de la présence anglaise. On décida donc de refouler les Irlandais dans le Connaught et dans le Clare, et d’isoler par un cordon militaire cette réserve indigène du reste de la colonie: « Va en enfer ou en Connaught », ordonnait-on à la pointe du sabre aux débris de la race gaële. Dans toute l’Irlande, ce fut un lamentable exode de foules hébétées, traînant leurs hardes sur d’invraisemblables charrois s’étirant tout au long des routes et des chemins qui conduisent aux terres ingrates cernées par le Shannon, les loughs et l’océan hostile.
Pour transplanter un peuple entier, il eût fallu une dictature de fer, une unité de vues et de moyens, que l’Angleterre de l’époque ne pouvait mettre en œuvre, même sous la poigne autoritaire du Protecteur. Le Cromwellian Settlement fut un double échec. En premier lieu, les créanciers de l’opération, les soldats impayés et les colons dépouillés, ignorèrent les intentions du gouvernement et s’arrogèrent des terres dans les régions en principe réservées aux Irlandais. Ils s’empressèrent de revendre ces terres à vil prix pour rentrer dans leurs foyers, rebutés par ce pays où rôdaient la folie et la mort. Au lieu d’un colonat de petits propriétaires puritains, c’est un régime de grande propriété latifundiaire qui se constitua en Irlande du Sud. En second lieu, l’armée et l’administration ne réussirent pas à venir à bout de la résistance passive d’un peuple qui refusait l’exil intérieur que voulait lui imposer son vainqueur. Il subsista des Irlandais en Leinster, en Munster et même en Ulster, quoique en moins grand nombre. Là, la colonisation de peuplement avait réussi. Dès Cromwell, le clivage qui pèse encore sur l’Irlande contemporaine était en place.
Ultime défaite de l’Irlande catholique
Le rétablissement des Stuarts n’apporta aucun changement notable dans la situation de l’Île-Sœur. Toutefois, si l’indolent Charles II ne se fit pas prier pour confirmer les expropriations du Cromwellian Settlement, le catholique Jacques II éprouva le besoin de ménager les Irlandais dans le dessein de se constituer une base sûre contre l’opposition qu’il sentait gronder contre lui en Angleterre. De fait, lorsque éclata la « Glorieuse Révolution », c’est d’Irlande qu’il s’ingénia à reconquérir son trône usurpé par sa fille Mary et son gendre, Guillaume d’Orange, Stathouder de Hollande. L’Île-Sœur, sous l’influence de Richard Talbot, comte de Tyrconnell, un Anglo-Normand catholique, ne demandait qu’à reprendre les armes. Purgée de ses cadres protestants, rejointe par les bandes rebelles qui battaient la campagne, ralliée par les Vieux Anglais loyalistes et les survivants de l’aristocratie irlandaise, l’armée de Talbot fut bientôt en mesure de contrôler toute l’île à l’exception de l’Ulster presbytérien gagné à la cause de la maison d’Orange. Le 12 mars 1689, une flotte française envoyée par Louis XIV débarquait à Kinsale le roi Jacques, une centaine d’officiers français, des fusils, des munitions et de l’argent pour payer la solde de dix mille hommes. L’armée jacobite vint aussitôt mettre le siège devant Londonderry que son gouverneur, Robert Lundy, voulait rendre sans condition. Exaspérés, les protestants de la ville placèrent à leur tête le pasteur Walker et, bravant la famine et les épidémies, opposèrent une héroïque résistance de quinze semaines qui fit subir au roi des pertes énormes et le força à lever le camp le 30 juillet 1689. Le siège d’Enniskillen ne fut pas plus heureux. L’Ulster où prenait pied le maréchal Schomberg à la tête de vingt mille soldats, huguenots pour la plupart, était perdu pour le roi Stuart. Le 7 mai 1689, celui-ci réunissait les États d’Irlande, plus connus sous le nom de « Parlement patriote », dernière législature nationale à faire sa place à la vieille race irlandaise et à la foi catholique jusqu’en 1922. Mais il n’était plus temps de proclamer la liberté de conscience et la restitution des terres. Louis XIV expédiait un renfort de sept mille hommes sous Lauzun tandis que Guillaume d’Orange débarquait à Carrickfergus à la tête de trente-six mille mercenaires. La confrontation décisive qui eut lieu sur les rives de la Boyne le 1er juillet 1690 se solda par la défaite du roi Jacques. Tandis que ce dernier prenait honteusement la fuite, les restes de son armée se replièrent derrière le Shannon et résistèrent vaillamment pendant treize longs mois aux assauts des troupes orangistes. Pour mettre fin au siège de la ville, les Jacobites sous Sarsfield et les Williamites sous Ginkel signèrent le 30 octobre 1691 le traité de Limerick qui mettait fin à la guerre dans l’honneur. Les soldats du roi Jacques étaient autorisés à s’embarquer pour la France. Les catholiques se voyaient reconnaître les droits et privilèges dont ils jouissaient sous Charles II pour autant qu’ils fussent compatibles avec les lois de l’Irlande. Les clauses militaires furent respectées: sept mille Oies sauvages s’embarquèrent dès la fin du siège pour le royaume de France; tout au long du XVIIIe siècle, des milliers d’autres viendront se battre et mourir sous le drapeau à fleurs de lys sur tous les champs de bataille du Nouveau et de l’Ancien Monde. Les articles civils, par contre, furent violés presque immédiatement: passant outre la volonté de conciliation du sage Guillaume III, la « garnison » protestante irlandaise s’arrogea toutes les terres, toutes les richesses, tout le pouvoir. Les catholiques, Gaëls ou Vieux Anglais furent contraints à l’apostasie ou relégués au ban de la société.
« La loi ne suppose pas l’existence de ce qu’on appelle un catholique romain », devait péremptoirement déclarer un lord chancelier d’Irlande. De fait, sous le nom de « Lois pénales », un minutieux code d’oppression et d’exclusion fut promulgué sous Guillaume III, la reine Anne et George Ier. Moines et évêques « papistes » étaient bannis d’Irlande sous peine de mort et les curés réfractaires traqués par des chasseurs de primes. L’enseignement catholique était proscrit. Il était interdit aux catholiques de posséder une arme ou un cheval d’une valeur supérieure à cinq livres. Ils étaient présumés coupables de tous les délits qui se commettaient dans le voisinage de leur résidence. La loi leur fermait les carrières civiles et militaires. Ils n’étaient ni éligibles ni électeurs. Hormis la médecine, il ne leur était loisible d’exercer aucune profession libérale. Il leur était impossible d’acquérir la moindre parcelle de terre. Ils ne pouvaient se consacrer à l’industrie qui était jalousement régentée par des corporations protestantes sectaires et pusillanimes. Empêchés d’hériter d’un protestant, de se marier à une protestante, de défendre leur maigre bien contre un fils ou un frère apostat, ils étaient rejetés dans les limbes du non-être social, économique et politique. En revanche, ils acquittaient l’impôt, entretenaient la milice et, outrage suprême, versaient la dîme à cette Église protestante établie qui offensait leur foi et leur dignité.
Réduit à l’état d’ilote, ignorant et misérable, l’Irlandais n’avait d’autre perspective que le servage dans les grandes propriétés des landlords anglicans de la colonie. Courbant l’échine, il n’en continuait pas moins à lutter et à vivre pour sa foi. Enfant, il fréquentait les hedge schools , réplique catholique des écoles buissonnières huguenotes. Adulte, il suivait les messes clandestines célébrées par les prêtres et les frères proscrits. L’Église catholique devint une immense société secrète, protégée par le peuple d’Érin, et souffrant avec lui et pour lui. D’autres sociétés secrètes plus violentes – Whiteboys, Oakboys, Ribbonmen, Molly Maguires, etc. – exhibaient périodiquement le visage menaçant de la paysannerie rebelle, prompte à brûler les moissons, à tuer les bêtes, à piller les maisons coloniales, à torturer landlords et intendants: réactions de chiens enragés, bien vite matées.
Une fois écrasé, l’ennemi irlandais et détruites l’ancestrale société gaëlique et la vieille aristocratie anglo-normande catholique qui nourrissaient la résistance de cette île turbulente, l’Angleterre put croire la conquête achevée. Assujettie au parlement de Londres, soumise aux astreintes politiques et économiques édictées par la métropole, l’Irlande était, de surcroît, étroitement surveillée par une garnison vigilante mais passablement hétérogène. En Ulster, elle se composait d’une masse compacte de petits protestants non conformistes et radicaux; dans le reste du pays régnait une caste minoritaire de landlords anglicans et réactionnaires, l’Ascendancy . Si les aspirations et les intérêts des deux piliers de la garnison étaient divergents, l’unité était maintenue, vaille que vaille, par l’existence d’un ennemi commun, « le papiste irlandais », dont on savait qu’il conservait vivace le souvenir cuisant des outrages et de la spoliation.
La nation protestante (1779-1800)
Les vingt dernières années du siècle figurent l’âge d’or de la colonie protestante, qui voit triompher partout le blason des grandes maisons aristocratiques anglo-irlandaises. Elles possèdent la terre, source de richesse, les mandats parlementaires, source de pouvoir, et jusqu’au gouvernement des âmes que gère à leur profit l’Église anglicane d’Irlande, seul établissement ecclésiastique toléré, reconnu et entretenu par l’État. Ce sentiment de puissance les conduit à fronder une métropole soucieuse avant tout de prémunir ses marchands et ses industriels contre la concurrence irlandaise qui s’ébauche. Des voix s’élèvent pour stigmatiser le mercantilisme éhonté de la grande île: Jonathan Swift dans ses Lettres du drapier déchaîne la colère contre les manipulations frauduleuses de la dynastie hanovrienne. Survient la révolte des colonies américaines. Prétextant la nécessité de défendre les côtes d’Irlande contre les raids des corsaires français, le parlement de Dublin vote une loi autorisant la formation de corps de volontaires. En 1779, il y a quarante mille hommes sous les armes. À leur tête, on trouve les chefs du Parti patriote: Henry Grattan, Flood, lord Charlemont. Passée l’inquiétude des premiers mois de guerre, les volontaires se servent de leurs armes pour exiger la suppression des entraves commerciales et constitutionnelles. L’avertissement porte ses fruits. À la fin de 1779 et au début de 1780, Londres rétablit la liberté du commerce. Deux ans plus tard, l’indépendance législative de l’Irlande est reconnue et la tutelle du parlement anglais sur la législature dublinoise abrogée. C’est le triomphe du Parti patriote, qui s’attache à relever l’industrie et le commerce et va même jusqu’à promulguer quelques maigres réformes en faveur des catholiques. Mais cette révolte aristocratique est bientôt dépassée.
La Révolution française agit comme un révélateur. Un frémissement parcourt l’Irlande. Il prend naissance au nord, chez les ouvriers et artisans presbytériens, et trouve un écho puissant, encore que déformé, dans la petite classe moyenne catholique du sud. À l’intersection des deux mouvements, le jacobinisme irlandais trouve son héraut en la personne de Theobald Wolfe Tone, jeune avocat épiscopalien du barreau de Dublin, membre fondateur du Club des Irlandais unis, et secrétaire adjoint du Comité catholique de Dublin.
Le rapprochement presbytériens-catholiques inquiète le château de Dublin et les possédants. Après quelques timides réformes, on décide de recourir à la manière forte. On s’emploie à réveiller le fanatisme religieux en Ulster où il ne demande qu’à se rallumer. Instrument de cette politique sectaire, l’ordre d’Orange fait son apparition. Tandis que l’on fourbit les armes de la guerre de religion et de l’affrontement social, le gouvernement lève des milices, fait débarquer des troupes et lâche sur la population des mercenaires auxquels un arsenal législatif anti-insurrectionnel garantit la plus totale impunité. Jusqu’alors révolutionnaire en paroles, le Club des Irlandais unis se voit contraint de passer aux actes. Devenu soudain clandestin, républicain et militaire, il invite la France à voler au secours de l’Irlande méprisée et persécutée. À Paris, Theobald Wolfe Tone fait le siège du Directoire qu’il parvient à intéresser à un projet de « descente » en Irlande.
À deux reprises, la France tentera d’épauler les jacobins irlandais. En décembre 1796, sous le commandement de Hoche, une petite escadre sera dispersée par la tempête. En août 1798, une poignée de grognards sous les ordres du général Humbert se couvrira de gloire sur le sol irlandais, avant de succomber à des forces supérieures en nombre. Entre-temps, une rébellion désespérée aura embrasé une partie de l’Ulster et les montagnes du Wicklow avant d’être taillée en pièces sur la colline de Vinegar Hill, le 21 juin 1798. Capturé, jugé et condamné à être pendu, Theobald Wolfe Tone, considéré à juste titre comme le père du nationalisme républicain irlandais, se tranche la gorge dans sa cellule. Avec lui s’éteint l’indépendance nominale de l’« île verte » chère au cœur de Grattan. Intimidé, terrorisé, corrompu, le parlement de Dublin vote en 1800 l’Acte d’union de l’Irlande et de la Grande-Bretagne, qui donne naissance au Royaume-Uni. Mais l’étincelle de la révolution jacobine allumée par Wolfe Tone couve sous la cendre. Trois ans à peine après le vote de l’union, un raid malheureux contre le château de Dublin, dirigé par un autre patriote protestant, Robert Emmet, témoignera de la vigueur de cette jeune greffe révolutionnaire. Elle produira ces surgeons successifs qui ont nom: Jeune Irlande, Fenians , Sinn Fein , Irish Republican Army .
L’Acte d’union déjoua les plans de ceux qui en escomptaient la mise au pas définitive de l’île sœur. Indirectement, et pas toujours de bonne grâce, l’Irlande bénéficia de la démocratisation progressive de la société britannique à laquelle elle se trouvait intégrée à son corps défendant.
L’émancipation catholique
Les vingt premières années du XIXe siècle avaient pourtant relégué l’Irlande au dernier rang des préoccupations anglaises. Le pays était calme, la rébellion n’était plus qu’un mauvais souvenir. Au sud, une paysannerie catholique docile obéissait à ses maîtres, tandis qu’au nord les presbytériens se lançaient dans la révolution industrielle qui allait creuser le fossé les séparant du peuple des campagnes méridionales. C’est une accalmie de courte durée à laquelle vient bientôt mettre fin un tribun de génie, Daniel O’Connell. Authentique Gaël, formé dans les collèges irlandais de Saint-Omer et de Douai, ténor d’un barreau ouvert depuis peu aux catholiques, il fonde, en 1823 une Association catholique qui, bientôt dissoute, renaît de ses cendres sous le nom de Nouvelle Association catholique. Soutenue par l’Église, enrôlée un peu malgré elle, l’Association réveille les paysans, soutient leurs griefs, les mobilise en période d’élections. Mais, s’ils peuvent voter, les catholiques restent inéligibles. En 1828, O’Connell lance un formidable défi au château de Dublin et au gouvernement de Londres, en se présentant dans le comté de Clare contre un membre du cabinet anglais, très populaire dans sa circonscription. Il est triomphalement élu, et fait, le 15 mai 1828, une entrée remarquée à Westminster. Sir Robert Peel et Wellington, tirant la leçon de ce coup de force, contraignent le Parlement à voter, le 13 avril 1829, l’Acte d’émancipation qui accorde aux catholiques le libre accès à toutes les fonctions militaires ou civiles, à l’exception de la vice-royauté d’Irlande et des postes de chancelier d’Angleterre et de chancelier d’Irlande.
L’Acte d’émancipation ne ralentit pas la course d’O’Connell. La paysannerie catholique, qui croule sous les charges, n’en peut plus de payer la dîme à l’Église d’Irlande, sœur de l’Église anglicane d’Angleterre. En 1830, on refuse ici et là de payer l’impôt ecclésiastique. En 1831, des bandes d’hommes armés molestent percepteurs et gendarmes. Les whigs au pouvoir ont besoin des députés irlandais: l’administration du château de Dublin est réformée et la dîme abhorrée est réduite à 75 p. 100 de sa valeur et convertie en taxe foncière. Tirant avantage de la réforme municipale, O’Connell est élu lord-maire de Dublin le 1er novembre 1841. Il n’a jamais été aussi populaire.
Mais, en exigeant le rappel de l’union, pour lequel il mobilise des foules énormes, il va au-delà de ce qu’un gouvernement armé de toute sa puissance peut légitimement tolérer. Tandis que se succèdent en Irlande les monster meetings , on vote une loi de répression, une de plus, on débarque des troupes, on fortifie les postes et les casernes. C’est à peu de chose près le même scénario qu’en 1798. O’Connell, qui a vu de ses yeux les excès sanguinaires de la Révolution française, se refuse à jeter l’Irlande dans une nouvelle insurrection qu’il sait condamnée d’avance. Au grand dam des foules chauffées à blanc par son éloquence, il cède à la force et contremande le meeting de Clontarf interdit par les autorités. À dater de ce jour funeste, le pouvoir du « Libérateur » s’effrite. En route pour Rome, le vieux lutteur s’éteint à Gênes le 15 mai 1847.
Formidable aura été son impact sur l’Irlande. Impact positif autant que négatif. Au crédit, on doit lui savoir gré d’avoir fait d’une tourbe de serfs avilis un peuple conscient de ses droits et sûr de sa force. Au débit, il faut bien admettre qu’il n’a pas entamé, ou si peu, le régime agraire colonial ni la férule implacable des seigneurs de l’ascendancy . Pire, en faisant de l’Église catholique le relais de son action et l’armature de son mouvement, il a définitivement perdu l’Ulster presbytérien rejeté dans le parti de l’union et gagné au fanatisme de l’ordre d’Orange.
Même dans son propre camp, O’Connell a ses détracteurs. Les intellectuels romantiques du mouvement Jeune Irlande dénoncent son utilitarisme et veulent rendre à l’Irlande anglicisée ses coutumes, ses traditions, sa langue, pour lui restituer sa personnalité propre de nation gaële étouffée par la conquête et la colonisation. Ce combat culturel se heurte cependant à un fléau plus implacable que tous les envahisseurs réunis.
La Grande Famine et ses conséquences
Le paysan irlandais se nourrit exclusivement de pommes de terre; les céréales qu’il cultive et les bêtes qu’il élève lui permettent tout juste de payer la rente au propriétaire. Que survienne une guerre ou une mauvaise récolte, c’est la famine garantie. Ce n’est pas une, mais trois mauvaises récoltes consécutives qui surviennent inopinément de 1846 à 1849. C’est un désastre. La faim et le choléra déciment des villages entiers. La campagne irlandaise n’est plus qu’un immense charnier.
De l’horreur à la révolte, il n’y a qu’un pas, que les membres les plus exaltés de la Jeune Irlande croient pouvoir franchir, en entraînant le peuple dans un soulèvement général. L’insurrection, maladroitement déclenchée par Smith O’Brien à l’été de 1848, se réduit à quelques escarmouches peu glorieuses, dont la dernière en date s’achève piteusement dans les carrés de choux d’un potager de Ballingary. Épisode dérisoire noyé dans le maelström de ces quatre années de misères et d’agonies. Un million et demi de morts, un autre million d’êtres humains faméliques, contraints d’émigrer pour fuir la hideur et la désolation du pays natal, tel est le lourd bilan de la Grande Famine.
L’émigration n’est pas le salut. À Manchester, à Glasgow, à Londres, les Irlandais s’entassent dans des bidonvilles abjects où ils se heurtent aux ouvriers anglais. De l’autre côté de l’Océan, cela ne vaut guère mieux. Dans les quartiers d’immigrants misérables et insalubres de la côte est des États-Unis, l’âge moyen est de quatorze ans. L’alcoolisme, la violence et la prostitution y font des ravages. À force de courage et d’obstination, les Irlandais émergent peu à peu de cet enfer. Ils prennent le contrôle de l’Église catholique américaine, montent à l’assaut de l’administration, des syndicats, du Parti démocrate. Ils s’emparent de la police et des bas-fonds de New York.
Pendant ce temps, à Paris, James Stephens, un des insurgés de 1848, et John O’Mahony, un autre exilé, caressent le projet de fonder une société secrète révolutionnaire ayant pour but de conquérir l’indépendance de la verte Erin. O’Mahony gagne New York, où il organise bientôt la Fenian Brotherhood , du nom des légendaires guerriers de l’antique Hibernie, tandis que James Stephens, de retour en Irlande, fonde l’Irish Republican Brotherhood (I.R.B.) dont il se nomme dictateur provisoire. Des deux côtés de l’Océan, le fenianisme fait des progrès foudroyants. Malgré la condamnation de l’Église, qui abhorre ces disciples de Mazzini, et l’opposition des modérés, qui récusent la violence, les cellules de la société secrète révolutionnaire prolifèrent dans les villes, dans les campagnes, et jusque dans l’armée.
À la perspective de ce nouveau soulèvement, le Château s’alarme et prend les devants. En septembre 1865, les chefs fenians sont arrêtés, l’habeas corpus suspendu, le régiments noyautés expédiés aux colonies. Mais Stephens passe à travers les mailles du filet, tandis que l’Irish Republican Brotherhood tombe sous la coupe des officiers américano-irlandais qui ont combattu dans les rangs nordistes et sudistes pendant la guerre de Sécession. L’insurrection éclate en mars 1867, mal préparée comme toujours et desservie par le mauvais temps. Des engagements très vifs ont lieu à Dublin, dans les comtés de Cork, de Kerry, de Limerick, de Clare, de Waterford et de Lough. La gendarmerie et l’armée, depuis longtemps sur le pied de guerre, ont vite raison de cette révolte. Les fenians déclenchent alors des coups de main spectaculaires qui frappent l’opinion.
L’Angleterre comprend qu’il est temps de lâcher du lest. Le Premier ministre libéral, W. E. Gladstone, « désétablit » l’Église anglicane d’Irlande, abolit ses privilèges, et fait voter une première loi agraire qui étend aux paysans du sud la régime de faveur dont jouissent les tenanciers protestants d’Ulster.
Indignation des landlords. Si l’Angleterre pactise avec l’émeute, à quoi bon maintenir l’union? On voit ainsi apparaître sous la direction d’Isaac Butt un mouvement fédéraliste aux contours ambigus, qui rassemble aussi bien des protestants ultras que des nationalistes modérés et des fenians convertis à l’agitation légale. À la surprise générale, il remporte une soixantaine de sièges aux élections de 1874. L’aile gauche du mouvement s’ingénie à perturber les débats de la Chambre des communes en utilisant tous les moyens d’obstruction autorisés par le règlement. Elle passe bientôt sous le contrôle d’un stratège parlementaire de première force, Charles Steward Parnell. Grand propriétaire protestant, élevé à Cambridge, il est un pur produit de la société coloniale, à ceci près qu’il partage les aspirations de Wolfe Tone et de Robert Emmet, la propension à la violence en moins. Sous sa férule, les députés irlandais paralysent le fonctionnement du parlement britannique. Aux élections de mars 1880, Parnell est triomphalement réélu avec soixante et un députés activistes. Le mois suivant, il est porté à la présidence du Parti parlementaire irlandais. Succédant à Daniel O’Connell, il est sacré « roi non couronné de l’Irlande ».
Parnell et la guerre agraire
Le pays est en crise. Les propriétaires continuent d’extorquer des rentes exorbitantes et d’évincer les paysans avec la dernière brutalité. L’émigration draine des milliers d’Irlandais vers le Nouveau Monde. Une série de mauvaises récoltes fait planer la menace d’une nouvelle famine. Mais, cette fois-ci, la paysannerie renâcle. Michael Davitt, un ancien fenian, fonde la Ligue agraire et en offre la direction à Parnell, qui tient désormais les rênes de l’agitation rurale et de la revendication constitutionnelle. La résistance aux évictions s’organise. Contre les propriétaires qui y ont recours, et contre les tenanciers qui osent prendre la place des expulsés, on utilise une arme terrible: l’ostracisme. Un des premiers à en faire les frais est un certain capitaine Boycott, qui donnera son nom à cette nouvelle forme de lutte. Mais il n’y a pas que le boycott et l’action concertée et pacifique de la paysannerie, canalisée par la Ligue agraire. La violence ravage les campagnes. On saccage les récoltes du propriétaire, on mutile ses bêtes et, si cela ne suffit pas, on le crible de chevrotines aussitôt qu’il commet l’imprudence de se séparer de la troupe de gendarmes qui l’escorte partout et campe l’arme au pied sur ses terres.
Le gouvernement anglais décide d’apporter remède à la crise sociale. En 1881, une loi ambitieuse est votée qui consacre les droits du paysan sur la terre qu’il cultive. Elle reconnaît au tenancier le droit de vendre sa tenure, celui d’exiger un juste fermage révisable tous les quinze ans, et celui enfin de se maintenir sur la terre sans avoir à redouter à tout moment l’éviction porteuse de misère et de mort dans les campagnes. C’est un véritable droit de copropriété qui est reconnu aux paysans. L’aristocratie terrienne anglo-irlandaise est sur le déclin.
Le problème agraire en partie réglé à l’avantage des paysans, Parnell relance la campagne pour l’autonomie interne, le Home Rule , terre promise de l’agitation constitutionnelle. Il persuade Gladstone, qui inscrit la revendication irlandaise au programme du Parti libéral. Aussitôt le pays s’enflamme. L’extrémisme fleurit de toutes parts. Les traditions britanniques les plus établies vacillent. Le projet libéral déchaîne une frénésie annonciatrice de guerre civile.
Les presbytériens d’Ulster enflammés par l’ordre d’Orange et par les appels à la révolte de lord Randolph Churchill s’arment pour défendre l’union. En juin et juillet 1886, ils en profitent pour mettre à feu et à sang les quartiers catholiques de Belfast.
L’un après l’autre, les projets de Home Rule sont repoussés. On essaie par tous les moyens d’abattre Parnell. On le traîne devant les tribunaux pour répondre d’une accusation de complicité avec la fraction terroriste du mouvement fenian. La pièce maîtresse de l’accusation est un faux en écriture. Le chef irlandais triomphe. Par son calme et sa dignité, il en impose à l’Angleterre et galvanise une Irlande qui ne doute plus de sa victoire.
Mais le roi non couronné a un point faible. Il entretient une liaison avec la femme, séparée de fait, d’un politicien irlandais véreux qui intente un procès en divorce à sa femme et jette le scandale en pâture à l’opinion publique. Le chef irlandais est traîné dans la boue. La prude société victorienne et la puritaine Irlande se déchaînent contre l’homme adultère. L’idole d’Erin, le stratège génial qui tenait le lion britannique à la gorge devient soudain un proscrit aux abois qui meurt, abandonné de tous, le 6 octobre 1891.
Parnell éliminé, les conservateurs essaient de balayer les dernières velléités autonomistes en promulguant de vastes et opportunes réformes. Ainsi du Wyndham Act , voté en 1903, qui systématise le rachat à l’amiable des terres par les paysans grâce à des avances de l’État remboursables par annuités sur près de soixante-dix ans. C’est une réforme agraire qui préfigure le transfert général de la propriété foncière et porte le coup de grâce à la vieille aristocratie anglo-irlandaise. Ainsi également de certaines tentatives de modernisation rurale. Ainsi enfin du gouvernement local rendu électif par une loi de 1898. Mais, parallèlement, les conservateurs multiplient les brimades policières, gaspillant ainsi très largement l’effet salutaire de leurs « bontés » politiques.
La marche vers l’indépendance
Écœurée par l’échec du grand rêve de Parnell, la jeune génération se recueille et prête l’oreille à d’autres sirènes. On est en pleine « renaissance irlandaise »: toute une pléiade d’auteurs, comme Standish O’Grady, William Butler Yeats, Lady Gregory, George Russell, James Stephens, récusent l’utilitarisme anglo-saxon et célèbrent les vertus de l’antique Celtie, redonnant aux jeunes Irlandais foi en eux-mêmes. La Ligue gaélique, fondée par Douglas Hyde en 1893 pour préserver et étendre l’usage de la langue et des traditions irlandaises, connaît un vif succès, comme les écoles nationalistes fondées et dirigées par le poète Padraic Pearse. Il en va de même pour le Sinn Fein, créé en 1905 par Arthur Griffith à l’effet d’inciter les Irlandais à boycotter les institutions coloniales britanniques et à reprendre en main leur propre destin. La classe ouvrière n’est pas la dernière à s’organiser: sous l’influence de « Big Jim » Larkin, puis de Jammes Connolly, apparaissent les premiers mouvements socialistes et les premiers syndicats purement irlandais. De nouvelles méthodes agricoles sont acclimatées, l’industrialisation séduit les meilleurs esprits de la bourgeoisie. Le Parti parlementaire irlandais, divisé, déconsidéré, panse ses blessures et refait son unité sous la houlette de John Redmond qui relance la campagne autonomiste pour le Home Rule. Cette véritable révolution culturelle, fortement teintée de nationalisme, creuse un fossé de plus en plus grand entre l’establishment colonial et l’Irlande nationale.
Reste l’Ulster. Dans le coin nord-est de l’île, les descendants des colons anglo-écossais du XVIIe siècle refusent toujours de faire cause commune avec les nationalistes du sud. Et, lorsque le gouvernement libéral d’Asquith, après avoir neutralisé la Chambre des lords, décide, en avril 1912, de donner partiellement satisfaction à Redmond en concédant à l’Irlande tout entière une faible mesure d’autonomie, ils pétitionnent, s’arment, lèvent des milices, défilent dans les rues, courtisent le Kaiser et désignent même un gouvernement provisoire pour s’opposer à la politique libérale. Ils sont soutenus par la City, les conservateurs et l’armée qui refuse de marcher contre eux. En fait de loyalisme, ce que fomentent les chefs unionistes, Edward Carson et James Craig, c’est un véritable coup d’État qui constitue l’acte de naissance de cette Irlande du Nord qui se débat aujourd’hui dans les affres de la guérilla urbaine. Coup d’État victorieux, puisque, aussi bien, les libéraux n’osent point relever le défi et cèdent à la force en reconnaissant que l’Ulster a droit à un « traitement séparé » qui porte en germe la future partition. La loi de Home Rule promulguée en 1914, et aussitôt suspendue, veut plaire à tout le monde et ne donne satisfaction à personne.
Le temps n’est plus aux tergiversations. La violence appelle la violence. La leçon du chantage armé des ulstériens n’a pas été perdue. Au sud aussi on s’arme et on lève des milices: Citizen Army ouvrière et Irish Volunteers nationalistes. Mais au lieu de la guerre civile, c’est la Première Guerre mondiale qui éclate. L’union sacrée est rétablie. Sur cent soixante-dix mille volontaires, onze mille à peine refusent d’endosser l’uniforme britannique. Manipulés en sous-main par une fraction du conseil militaire secret de l’I.R.B., ils ne sont guère plus de mille à se lancer, tête baissée, dans l’insurrection déclenchée à Dublin le lundi de Pâques 1916. Contre toute attente, ils tiendront une semaine, luttant à un contre quinze dans les ruines fumantes de la capitale irlandaise. Il ne faudra pas moins de seize mille Tommies soutenus par l’artillerie de campagne et les pièces d’une canonnière remontant la Liffey pour venir à bout de la résistance désespérée des insurgés. Cinq années tragiques s’écouleront avant que l’Irlande obtienne son indépendance, mais il est clair qu’une nouvelle page de son histoire vient d’être tournée dans la fureur des combats de rues dublinois d’avril 1916.
2. L’Irlande du Nord
La partition
Elle trouve son origine juridique dans le Government of Ireland Act voté par le parlement de Westminster le 23 décembre 1920. Cette loi crée deux entités distinctes ayant chacune leurs institutions: l’Irlande du Sud, constituée par les vingt-six comtés de l’Irlande méridionale et nord-orientale; l’Irlande du Nord, issue d’un morcellement de la province historique d’Ulster, comprenant les six comtés de colonisation d’Antrim, Armagh, Down, Fermanagh, Londonderry et Tyrone. Entériné par l’accord frontalier du 3 décembre 1925, ce découpage arbitraire, effectué à huis clos, au mépris des aspirations de la population qui ne fut consultée à aucun moment, avait essentiellement pour fin d’assurer la mainmise des protestants unionistes sur un territoire économiquement viable, où ils seraient assurés de disposer d’une confortable majorité. Pour être viable, la province devait cependant inclure en son sein une substantielle minorité catholique et nationaliste représentant environ un tiers de la population, et se voir rattacher contrairement à toute équité des comtés d’obédience nationaliste comme le Fermanagh et le Tyrone, comtés qui comptaient respectivement 56,2 p. 100 et 55,4 p. 100 de catholiques nationalistes.
Le Parlement d’Irlande du Nord fut inauguré officiellement par le roi George V le 22 juin 1921. Conformément aux dispositions du Government of Ireland Act de 1920, le pouvoir législatif était conjointement exercé par Westminster et le parlement de Stormont à Belfast. Westminster, où l’Irlande du Nord envoie douze députés, gardait la haute main sur un certain nombre de matières « exclues » et « réservées ». Les matières qui n’étaient ni exclues ni réservées étaient considérées comme « transférées » au parlement de Stormont qui, dans les limites ainsi fixées, se voyait reconnaître le pouvoir de faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement du pays ». Le parlement de Stormont se composait de deux chambres: une Chambre des communes comprenant cinquante-deux membres élus pour cinq ans à la représentation proportionnelle, et un Sénat de vingt-six membres dont vingt-quatre étaient élus par la Chambre des communes à la représentation proportionnelle, les lords-maires de Belfast et de Londonderry étant membres de droit. Les règles de l’organisation parlementaire étaient calquées sur le modèle anglais. Le pouvoir exécutif était, quant à lui, dévolu à un Premier ministre, chef de la majorité parlementaire, et à la Couronne, représentée par un gouverneur d’Irlande du Nord.
Le régime ulstérien était, il convient de le souligner, un régime subordonné. Au terme de l’article 75 du Government of Ireland Act de 1920, le parlement de Westminster conservait la liberté de restreindre, élargir ou supprimer le domaine de l’autonomie nord-irlandaise. Le parlement du Royaume-Uni restait, en outre, libre d’amender ou d’abroger par une autre loi ce qu’il avait institué en 1920 par une loi ordinaire. Pendant près de cinquante ans, Westminster laissa le parlement de Stormont gouverner quasiment à sa guise, fermant les yeux sur des pratiques qui ne visaient à rien moins qu’à maintenir et fortifier la domination des protestants unionistes au moyen de l’écrasement politique, économique et social de la minorité catholique et nationalistes.
La polarisation des deux communautés, aggravée par la partition, a complètement gelé la vie politique de la province. Unique objet du débat politique, la question constitutionnelle du maintien de l’union a assuré pendant un demi-siècle l’hégémonie sans partage du Parti unioniste qui fit du Stormont « le parlement protestant d’un peuple protestant ». De 1921 à 1972, l’Irlande du Nord aura vu se succéder à la tête des affaires six Premiers ministres, tous unionistes et liés de plus ou moins près à l’ordre d’Orange: sir James Craig de juin 1921 à novembre 1940; John Miller Andrews de novembre 1940 à mai 1943; lord Brookeborough de mai 1943 à mars 1963; Terence O’Neill de mars 1963 à avril 1969; James Chichester Clark de mai 1969 à mars 1971; Brian Faulkner de mars 1971 à mars 1972.
Les catholiques nationalistes, hostiles à la partition depuis le premier jour de son établissement, ne s’accommodèrent jamais d’un régime politique qui faisait d’eux des citoyens de seconde zone. Ils mobilisèrent toute leur énergie en vue de renverser l’État d’Irlande du Nord, tantôt par les moyens non violents de la propagande et de l’agitation constitutionnelle (le Parti nationaliste de Joseph Devlin attendra 1924 pour faire son entrée au Parlement), tantôt par le terrorisme et la guérilla. Pour lutter contre ces tentatives de subversion de l’ordre politique et social, les unionistes ont eu recours à une discrimination multiforme et systématique dans le domaine de l’emploi (refus d’embauche dans le secteur privé, pratiques restrictives dans la fonction publique, développement prioritaire des zones protestantes); du logement (traitement préférentiel accordé aux protestants unionistes en matière de logements sociaux); des droits civiques (abolition de la représentation proportionnelle et adoption du système majoritaire, vote censitaire lié au droit de propriété dans les élections locales, découpage arbitraire des circonscriptions dans certaines villes comme Londonderry, Omagh, Lurgan, etc.); de la défense de l’ordre public (arsenal de lois répressives dont le tristement célèbre Special Powers Act voté en 1922 et rendu permanent en 1933, donnant à l’exécutif les pouvoirs d’une véritable dictature policière, exactions constantes des forces de l’ordre et surtout des supplétifs « B. Specials », véritable corps de guerre civile).
La discrimination a parfaitement rempli son office. Alors que les familles catholiques sont au moins deux fois plus prolifiques que les familles protestantes, le chiffre de la population catholique est resté stationnaire en Irlande du Nord où l’émigration a régulièrement absorbé le surplus des naissances de la minorité nationaliste. Elle a également renforcé l’isolement hostile des deux communautés qui vivent moralement et physiquement en camp retranché.
Une économie délabrée
Dans le domaine économique et social, la situation est rien de moins que critique. L’Irlande du Nord, qui fut à la pointe de la révolution industrielle avec ses orgueilleux chantiers navals et ses industries textiles prospères, entre dans une période de stagnation qui va durer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il y a 23 p. 100 de chômeurs en 1923, et 25 p. 100 durant les années trente. Les services sociaux sont quasi inexistants. Le système des « dépôts de mendicité » (workhouse ), dénoncé en son temps par Charles Dickens, est toujours en place. Dans les campagnes, avant 1939, 85 p. 100 des habitations n’ont pas l’eau courante. La tuberculose est responsable de 50 p. 100 des décès dans la tranche d’âge des quinze - vingt-cinq ans.
La Seconde Guerre mondiale donne à l’économie nord-irlandaise une bouffée d’oxygène. L’Eire s’étant déclarée neutre, les ports d’Irlande du Nord acquièrent une importance vitale pour la protection des convois de l’Atlantique et l’acheminement des hommes et du matériel en provenance des États-Unis. L’Ulster se reconvertit dans la fabrication de matériel de guerre: 550 chars d’assaut, 150 navires totalisant 500 000 tonnes, 1 000 bombardiers sortiront des usines nord-irlandaises. Le chômage est pratiquement épongé. Les chantiers Harland & Wolff voient leur personnel passer de 7 300 en 1938 à 20 600 en 1945. Dans l’industrie, les emplois passent de 27 000 à 70 000. L’agriculture n’est pas en reste: les surfaces cultivées passent de 400 000 à 800 000 acres. Entre 1939 et 1948, les salaires doublent. Belfast, Londonderry et Larne deviennent des bases navales importantes; Londonderry, notamment, devient une base américaine, au grand dam de Dublin; Belfast est le centre de ralliement des navires de soutien des U.S. Western Forces qui couvriront le débarquement de Normandie. Rançon de son engagement total dans la guerre, l’Irlande du Nord subit quatre raids aériens au printemps de 1941: le premier, qui survient le 15 avril, fait 700 morts et 1 500 blessés.
L’après-guerre est le temps des réajustements. Réajustement social par l’introduction progressive de la parité des services sociaux avec le reste du Royaume-Uni, réalisé aux dépens de l’autonomie financière de la province. Réajustement industriel par la promulgation en 1945 d’une loi portant sur le développement des nouvelles industries, qui rend possible l’implantation de 143 usines employant 21 000 personnes, et la reconversion de l’industrie textile moribonde dans les fibres synthétiques, dont l’Irlande du Nord devient le plus grand centre britannique grâce à l’implantation de puissants groupes industriels comme Courtaulds, Chemstrand, I.C.I., British Enkalon, DuPont de Nemours, etc. Dans le domaine politique, toutefois, on en reste aux stéréotypes obsessionnels du passé. La proclamation de la république d’Irlande en 1948 et les campagnes d’opinion contre la partition lancées par Dublin conduisent même les gouvernants nord-irlandais à raidir leur position et à requérir de Londres l’engagement solennel de ne pas modifier le statut de la province sans le consentement du Parlement de Stormont, exigence entérinée dans l’Ireland Act de 1949. De 1956 à 1962, une nouvelle campagne de l’I.R.A. (Irish Republican Army ) ne bénéficiant d’aucun soutien dans la minorité catholique d’Ulster est facilement jugulée par les autorités de part et d’autre de la frontière. L’élimination du danger terroriste, le nouveau réalisme affiché par Dublin et la complémentarité des politiques de développement mises en œuvre par les gouvernements des deux Irlandes engagent le nouveau Premier ministre d’Irlande du Nord, le capitaine Terence O’Neill, à tenter un rapprochement, à vocation essentiellement économique, avec la république d’Irlande. Préparée en grand secret, une entrevue avec son homologue du Sud, Sean Lemass, a lieu à Stormont en février 1965; elle est bientôt suivie par une autre à Dublin à la fin de l’année. Il n’en faut pas plus pour réveiller la fureur des extrémistes protestants qui ne connaît plus de bornes lorsque Terence O’Neill laisse passer sans réagir les commémorations du centenaire de l’insurrection de Pâques 1916. Le raidissement des ultras mobilisés par le bouillant pasteur Paisley coïncide avec une mobilisation croissante des jeunes et des représentants de la nouvelle classe moyenne catholique, qui a bénéficié de l’élargissement du Welfare State après la guerre. Ils ne remettent pas en cause le statut de la province, mais exigent l’égalité des droits civiques entre protestants et catholiques. Fondée en février 1967, la Northern Ireland Civil Rights Association organise des marches non violentes qui se heurtent souvent aux forces de police et aux contre-manifestants « loyalistes ». L’Ulster se transforme peu à peu en un baril de poudre qu’une simple étincelle peut faire exploser à tout moment.
La révolte des ghettos blancs de John Bull
Cette étincelle jaillit le 5 octobre 1968 à Londonderry, où des manifestants non violents sont molestés par la police nord-irlandaise. Rappelé à l’ordre par Londres, le gouvernement unioniste de Terence O’Neill promet des réformes. Mais, insuffisamment soutenu par les électeurs de la province, abandonné par ses collègues, ébranlé par les désordres de la rue et par les premiers attentats à la bombe perpétrés par les protestants extrémistes de l’Ulster Volunteer Force (U.V.F.), il doit céder la place à son cousin, le major Chichester Clark. Celui-ci commet l’erreur de rappeler les B. Specials, une formation de territoriaux recrutés parmi les pires têtes brûlées de la communauté protestante. À l’été de 1969 – panique ou provocation –, la poudrière explose dans les deux grandes villes d’Ulster. À Londonderry, le ghetto catholique du Bogside se mue en camp retranché et repousse l’assaut des B. Specials. À Belfast, l’affaire tourne vite au pogrom: cent cinquante maisons catholiques sont incendiées, on relève six morts et trois cents blessés. Harold Wilson donne ordre à l’armée anglaise de s’interposer. Dans les ghettos catholiques, les Tommies sont accueillis en libérateurs. Le 20 août 1969, la déclaration de Downing Street définit les axes principaux de la politique anglaise: maintien de l’Ulster dans le Royaume-Uni, « égalité de traitement pour tous les citoyens » de la province. La police nord-irlandaise est reprise en main sur le modèle britannique, et les B. Specials dissous.
Au début de l’été 1970, le conflit change brusquement de nature. Moribonde en 1969, l’I.R.A. redresse la tête dans le même temps qu’elle éclate en deux factions rivales: l’I.R.A. officielle, marxiste et politicienne, et l’I.R.A. provisoire, nationaliste et militaire. En Irlande du Nord, les « provos » supplantent les « officiels », réorganisent leurs réseaux, achètent des armes et se préparent à en découdre avec l’armée qui s’enlise dans un maintien de l’ordre difficile et ingrat que ne vient épauler aucune perspective de solution politique.
Juin 1970: à Londres, les élections ramènent les conservateurs au pouvoir; à Belfast, pour la première fois, l’I.R.A. provisoire assure la défense des quartiers catholiques, attaqués par les émeutiers protestants. Le ratissage systématique des quartiers catholiques et quelques actes de brutalité suffisent à braquer la minorité et à convaincre l’I.R.A. que le moment est venu de prendre l’offensive. En février et en mars 1971, les premiers soldats britanniques tombent sous les balles des snipers républicains. Chichester Clark, aux abois, implore des renforts immédiats et une répression accrue. Désavoué par Edward Heath, il remet sa démission. Il est remplacé, le 23 mars 1971, par Brian Faulkner, politicien habile qui esquisse un rapprochement avec les représentants modérés de la communauté catholique, regroupés au sein du Social Democratic and Labour Party (S.D.L.P.), fondé en août 1970.
La chute du régime ulstérien
La dégradation de la situation à Londonderry fait capoter cette tentative de conciliation: le S.D.L.P. abandonne le parlement de Stormont et décrète le boycott des autorités nord-irlandaises. Faulkner change alors son fusil d’épaule: il obtient de Londres le rétablissement de l’internement administratif sans procès. Le 9 août 1971, trois cent quarante-deux personnes sont arrêtées et parquées dans des camps d’internement; ils seront plus de mille cinq cents internés à la fin de l’année. Mais les bévues inévitables et l’acharnement qui vise uniquement la minorité s’avèrent psychologiquement désastreux. L’I.R.A., nullement décapitée, redouble d’ardeur: plus de cent attentats à la bombe pour le seul mois d’août 1971 et cent quatorze personnes tuées, dont soixante-treize civils, au cours des quatre mois suivant le rétablissement de l’internement. Attaqué par le gouvernement de Dublin, boudé par les catholiques modérés, pris à partie par les extrémistes de son propre bord, Faulkner a de plus en plus de mal à se faire entendre en Angleterre, où l’on commence à regretter de s’être laissé prendre au piège. Lorsque Harold Wilson, de son banc de l’opposition, proclame, le 25 novembre 1971, que la réunification de l’Irlande dans le cadre du Commonwealth est la seule solution efficace à long terme à l’imbroglio ulstérien, le porte-parole du gouvernement conservateur, loin de s’offusquer, déclare même que « le peuple britannique accueillerait chaleureusement » une telle réunification, pour autant qu’elle soit obtenue par consentement mutuel. Ce ne sont malheureusement que des mots. Le 30 janvier 1972, les parachutistes anglais ouvrent le feu, à Londonderry, sur une foule de manifestants désarmés. On relève treize morts et quatorze blessés parmi les manifestants. Une vague d’anglophobie submerge l’île tout entière: l’ambassade anglaise à Dublin est incendiée par une foule déchaînée, tandis qu’au mess des officiers parachutistes d’Aldershot en Angleterre l’I.R.A. officielle fait exploser une voiture piégée qui tue cinq jeunes femmes et un aumônier catholique. Atterré par ce déferlement de violence aveugle et passablement excédé par les prétentions des dirigeants unionistes, Edward Heath suspend le gouvernement nord-irlandais le 24 mars 1972 et prend en main l’administration directe de la province.
L’échec des tentatives d’ouverture
Le nouveau secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, William Whitelaw, s’efforce d’amadouer les extrémistes républicains: les deux ailes de l’I.R.A. ordonnent un cessez-le-feu en mai et juin 1972. Les milices protestantes de l’Ulster Defence Association (U.D.A.) hérissent aussitôt les quartiers loyalistes de barricades, tandis qu’une banale échauffourée met fin à la trêve républicaine. Les attentats reprennent de plus belle: le « vendredi sanglant », 21 juillet 1972, les provos font exploser vingt-deux bombes à Belfast. Bilan: onze morts, cent trente blessés. En représailles, William Whitelaw déclenche l’opération « Motorman »: les bastions catholiques sont pris d’assaut par l’infanterie anglaise. L’ouverture du dialogue avec les modérés se révèle aussi difficile, comme le démontre l’échec de la conférence de Darlington à la fin de septembre. Malgré ce fiasco et les attentats qui n’épargnent point la capitale anglaise, le gouvernement britannique ébauche une politique ulstérienne qui s’efforce de donner satisfaction aux représentants des deux communautés: reconnaissance de la « dimension irlandaise » du conflit, qui comble d’aise Dublin et les catholiques (« livre vert » du 30 octobre 1972); organisation d’un référendum sur la frontière, qui rassure les protestants en éloignant le spectre de la réunification (8 mars 1973); publication d’un « livre blanc » qui prévoit l’élection d’une assemblée à la proportionnelle et la formation d’un exécutif interconfessionnel (20 mars 1973). Élue au début de l’été, l’Assemblée commence à siéger dans le plus grand désordre. Un exécutif interconfessionnel est formé sous la présidence de Brian Faulkner. Une conférence tripartite historique réunit à Sunningdale, le 6 décembre 1973, les chefs de gouvernement anglais, irlandais et ulstérien. Un accord est signé qui prévoit notamment la mise en place d’un conseil de l’Irlande destiné à favoriser la coopération économique entre l’Ulster et la République. C’était sous-estimer la violence de la réaction protestante. Les élections générales du 28 février 1974, favorables aux loyalistes, qui emportent onze des douze sièges nord-irlandais à Westminster, minent un peu plus la position de Brian Faulkner, évincé depuis peu de la présidence du Parti unioniste. La grève générale insurrectionnelle déclenchée par l’Ulster Worker’s Council au mois de mai 1974 et la pusillanimité du gouvernement travailliste d’Harold Wilson, qui recule devant l’épreuve de force, portent le coup de grâce à l’exécutif interconfessionnel de Faulkner et aux accords de Sunningdale. La violence redouble d’intensité: violence loyaliste, caractérisée par les crimes sectaires perpétrés avec un raffinement de cruauté inouï sur des catholiques sélectionnés au petit bonheur; violence républicaine culminant avec la boucherie de Birmingham, qui fait dix-sept morts et plus de cent blessés. La situation est militairement et politiquement bloquée. Merlyn Rees, le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord ne parvient pas à consolider le cessez-le-feu de fin d’année. Quant à la Convention constitutionnelle élue le 1er mai 1975, elle est dominée par les loyalistes qui repoussent obstinément toute idée de partage du pouvoir entre catholiques et protestants. Faute d’en pouvoir obtenir le compromis escompté, le gouvernement dissout la Convention en mars 1976. Et la violence continue de plus belle: violence des autorités stigmatisée par Amnesty International et la Commission européenne des droits de l’homme; violence sectaire des tueurs loyalistes de l’U.V.F.; violence des terroristes de l’I.R.A. responsables du meurtre de Christopher Ewart-Biggs, le nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne à Dublin (21 juill. 1976). À ce torrent de violence, le Mouvement des femmes pour la paix va opposer à partir de l’été de 1976 l’éphémère digue d’un pacifisme unitaire.
Sous la houlette de Roy Mason, un secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord trop lié à l’armée pour n’être pas tenté, en l’absence de tout consensus politique, d’imposer à l’Ulster une solution militaire, l’année 1978 ne diffère guère des précédentes, si ce n’est par les gages donnés aux unionistes en contrepartie de leur soutien au cabinet chancelant de James Callaghan. Mais la décision opportuniste du gouvernement britannique de leur octroyer cinq sièges supplémentaires à Westminster ne suffira pas à sauver James Callaghan de la défaite électorale cuisante qu’il n’était plus en son pouvoir de différer. Surmontant l’horreur légitime provoquée par l’assassinat de leur porte-parole pour l’Irlande du Nord, le populaire Airey Neave (30 mars 1979), les conservateurs tentent à leur tour de résoudre la crise ulstérienne. Celle-ci connaît un rebondissement tragique le 28 août 1979 avec l’assassinat, revendiqué par l’I.R.A., de lord Mountbatten, et l’attaque, le même jour, d’un convoi militaire, qui fait dix-huit morts parmi la troupe. Cela n’empêche pas Humphrey Atkins, le nouveau secrétaire pour l’Irlande du Nord, de réunir le 7 janvier 1980 une conférence sur l’avenir de l’Ulster qui, hélas, connaît le sort de la défunte Convention constitutionnelle de 1975-1976.
Les années 1980 et 1981 enregistrent une escalade de l’agitation dans les prisons, qui prend successivement la forme d’un refus d’endosser la livrée carcérale prévue par le règlement qui assimile les prisonniers républicains à des « droits communs », puis de la grève de l’hygiène, et, enfin, du refus de s’alimenter. Cette phase ultime culmine le 1er mars 1981 avec la grève de la faim de Bobby Sands et de ses compagnons, qui ne durera pas moins de deux cent dix-sept jours ponctués par l’agonie et la mort volontaires de dix détenus de la prison de Maze. Ni le chantage des prisonniers ni les multiples pressions de toutes sortes dont elle fera l’objet ne parviendront à fléchir Margaret Thatcher, la « dame de fer ». Le 2 octobre 1980, les grèves de la faim seront suspendues. Tandis que la capitale britannique enregistre une nouvelle flambée d’attentats en 1981 et 1982, James Prior, le secrétaire d’État nommé par Margaret Thatcher, tente d’apaiser les esprits et de susciter une nouvelle initiative. Rendu public le 5 avril 1982, le « plan Prior » propose l’élection d’une assemblée de soixante-dix-huit membres qui, outre un rôle consultatif, pourra demander à ce que lui soient transférées, petit à petit, un certain nombre de compétences dans le domaine législatif et exécutif jusqu’à dévolution complète des pouvoirs. Une seule condition est mise à cette rolling devolution : que l’organisation des pouvoirs soit compatible avec les aspirations des deux communautés. Condamnée par Dublin, critiquée vertement en Ulster même, boycottée par les représentants de la minorité catholique, S.D.L.P. et Sinn Fein, cette nouvelle initiative est mort-née. Le scrutin du 20 octobre 1982 est un camouflet pour James Prior: le Sinn Fein provisoire, paravent de l’I.R.A. terroriste, obtient 10 p. 100 des voix, ce qui traduit une inquiétante radicalisation de la communauté nationaliste; quant aux unionistes, toutes tendances confondues, ils s’adjugent 64 p. 100 des voix et 49 sièges sur 78. La consultation politique débouche, une fois de plus, sur une impasse.
Belfast à court d’idées et d’expédients, l’initiative passe à Dublin où le Forum pour une nouvelle Irlande, convoqué par le gouvernement, réunit pendant près d’un an les représentants des partis nationalistes modérés du sud et du nord de l’île, assistés par une cohorte d’experts indépendants. Le 1er mai 1984, le Forum publie ses conclusions: si le diagnostic formulé représente un aggiornamento remarquable de la position nationaliste, les remèdes prescrits ne sont pas tels qu’ils puissent être ingurgités de gaieté de cœur par le patient. Tourné en dérision par les unionistes et toisé avec le plus parfait dédain par Margaret Thatcher, l’effort de réflexion courageux et lucide entamé par le Forum n’en connaît pas moins de fructueux prolongements de l’autre côté du canal Saint George où rapports, propositions et recommandations se succèdent allégrement. Dans la coulisse, fonctionnaires britanniques et irlandais négocient pied à pied pour leur donner une formulation adéquate.
L’accord anglo-irlandais
Résultat de dix-huit mois de laborieuses tractations, l’accord anglo-irlandais, signé le 15 novembre 1985 à Hillsborough par Margaret Thatcher et son homologue irlandais Garret FitzGerald, représente, sans conteste, l’avancée politique la plus importante depuis 1920 et la première initiative sérieuse pour débloquer la situation en Irlande du Nord depuis le regrettable échec des accords de Sunningdale en 1974.
Paraphé en grande pompe, ratifié solennellement par les deux parlements, enregistré comme traité international au secrétariat de l’Organisation des Nations unies, l’accord anglo-irlandais ne prétend pas apporter de solution toute faite au conflit ulstérien. Plus modestement, il ambitionne de créer les conditions favorables et de fournir le cadre à l’ouverture de négociations sérieuses entre les unionistes protestants et les nationalistes modérés du S.D.L.P. en vue de frayer la voie à une dévolution des pouvoirs acceptable par les uns et les autres.
L’accord institutionnalise la dimension irlandaise du conflit en conférant au gouvernement de la république d’Irlande un important rôle consultatif dans la conduite des affaires nord-irlandaises. Dans son préambule, il souligne la nécessité de réduire la tension et d’aménager les conditions d’une paix et d’une stabilité durables par le refus de la violence et de la discrimination et par le respect de l’identité et des aspirations de chacune des communautés en présence. Tout en se gardant de définir le statut de l’Irlande du Nord, l’accord réitère qu’il ne pourra être modifié sans le consentement de la majorité de la population, prend acte de l’absence actuelle d’un tel consentement et postule que, si dans l’avenir une majorité optait pour la réunification, les deux gouvernements déposeraient et soutiendraient des projets de loi en ce sens devant leurs parlements respectifs.
L’accord institue une conférence intergouvernementale régulièrement chargée de faire le point sur la situation en Irlande du Nord et sur l’état des relations entre les deux Irlandes sous le quadruple aspect de la politique, de la sécurité, du droit et de la coopération interfrontalière. Le gouvernement britannique accepte que le gouvernement irlandais exprime ses vues et avance des propositions dans le cadre des questions relevant de la compétence de la conférence. Il est convenu que tous les efforts nécessaires seront faits pour venir à bout des différences de points de vue. Un secrétariat permanent est chargé d’assurer la mise en application. Enfin, l’article 4 de l’accord fait expressément référence à la nécessité de parvenir à une dévolution des pouvoirs acceptable par la grande majorité de la population. L’entente Londres-Dublin est ainsi posée en préalable nécessaire à l’apparition – jusqu’ici problématique – d’un modus vivendi entre unionistes et nationalistes à Belfast même. Telle est la substance de ce traité qui modifie profondément, par sa seule existence, la physionomie de la question nord-irlandaise.
Le traité convenait que, le 15 novembre 1988 au plus tard, on procéderait à une révision du fonctionnement de l’accord – et non de l’accord lui-même comme cela a été quelquefois, à tort, suggéré. La révision suit son cours et il est permis de s’interroger sur l’impact et l’avenir de ce traité. Notons d’emblée qu’il repose sur une contradiction flagrante puisque aussi bien l’on voit, dans un même instrument juridique, un État poser en principe que sa souveraineté ne souffre aucune dérogation, et concéder au gouvernement d’un autre État un droit, ce droit fût-il de donner de simples avis, dans un domaine relevant de la juridiction interne de tout État souverain. Nolens volens , l’Irlande du Nord cesse du même coup d’être britannique à part entière – imagine-t-on pareil traité appliqué à Finchley auquel, dans un passé récent, Margaret Thatcher comparait l’Ulster? – pour se muer officiellement en ce qu’elle est en vérité, une province hybride mi-britannique, mi-irlandaise où chaque communauté, dans le climat de défiance actuel, requiert la caution d’un protecteur, Londres pour les protestants unionistes, Dublin pour les catholiques nationalistes.
Regain de violence et amorce de dialogue
Loyalistes et républicains hurlent à la trahison et se déchaînent contre l’« accord infâme ». Les unionistes donnent le coup d’envoi des manifestations de masse, défilés de protestation, démission collective suivie de la réélection des députés nord-irlandais à Westminster. Mais rien n’entame la détermination de la « dame de fer ». Devant cet échec, aggravé par la dissolution de l’assemblée mise en place dans le cadre du plan Prior, les unionistes font en vain monter la tension d’un cran. Les discours incendiaires, les appels à la sédition, les violences sectaires, le harcèlement de la police ne font que les discréditer davantage aux yeux d’une opinion métropolitaine qui ne se sent pas directement concernée par ce conflit qui s’éternise. Il n’est pas jusqu’aux élections générales de juin 1987 qui ne traduisent un certain désenchantement: la majorité unioniste tombe de 437 000 à 400 000 voix, tandis que le S.D.L.P. améliore son score de 17,9 p. 100 à 21,1 p. 100 des suffrages au détriment du Sinn Fein, qui perd 2 p. 100 de son électorat. Le chantage à la violence ayant échoué, on s’achemine à pas comptés vers l’ouverture de pourparlers qui s’annoncent laborieux. En 1987, un marathon de « discussions sur les discussions » (talks about talks ) réunit autour d’une table les leaders des deux formations unionistes et Tom King, le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord. Peter Brooke, qui lui succède en juillet 1989, fait montre d’une grande ouverture d’esprit: aux républicains, il confirme que l’Angleterre n’a aucun intérêt économique ou stratégique au maintien de l’Union; qu’elle s’inclinerait devant la réunification de l’île par consentement mutuel; et que le républicanisme, dès lors qu’il aurait renoncé à la violence, trouverait sa juste place dans l’éventail politique des partis; aux unionistes, il se dit prêt à discuter les termes d’un accord plus conforme à leurs vœux dans le cadre d’une négociation d’ensemble transcendant le traité de Hillsborough; il consent à ce que les réunions de la conférence intergouvernementale soient espacées pour permettre l’ouverture de pourparlers; et il suggère que, dans l’intervalle, le secrétariat anglo-irlandais soit employé à d’autres tâches. À Bangor, en janvier 1990, Peter Brooke indique qu’il devrait y avoir une triple négociation de manière à couvrir « la totalité des relations » affectées par la crise ulstérienne: une négociation intercommunautaire à l’échelle de l’Irlande du Nord; une négociation interirlandaise à l’échelle de l’île; une négociation anglo-irlandaise à l’échelle de l’archipel. Un peu plus tard, il est conduit à préciser que « rien ne serait définitivement accepté à l’un quelconque des niveaux de négociation tant que tout ne sera pas accepté au terme de l’ensemble des discussions ». Ébauchées à l’automne de 1990, ouvertes officiellement au printemps de 1991, suspendues en juillet, les négociations intercommunautaires achoppent sur plusieurs obstacles révélateurs du climat de défiance régnant dans la province: lieux de réunion, présidence des séances, fixation de l’ordre du jour, préalables aux discussions de fond, délai d’ouverture des négociations du deuxième niveau (strand two ), etc. Ballotté de ruptures en ruptures, l’« initiative Brooke », condamnée à l’échec par les pessimistes, considérée comme la seule voie possible par les optimistes, poursuivie avec plus de ténacité que de résultats par son successeur sir Patrick Mayhew, aura eu le mérite de combler un vide, de nouer les fils d’un dialogue qui reste fragile, et de fournir un schéma directeur au processus de négociation.
La fin de l’année 1991 et le début de 1992 sont dominés par l’attente puis le déroulement du scrutin législatif national dont les unionistes attendaient un surcroît d’influence dans la perspective des résultats serrés et d’une absence de majorité parlementaire. Pari perdu: les conservateurs, majoritaires, n’ont pas besoin de faire les yeux doux aux unionistes qui voient leur électorat s’émietter un peu plus à chaque consultation. Les deux grandes formations unionistes obtiennent moins de 396 000 voix et 47,6 p. 100 des suffrages contre 400 000 et 49,5 p. 100 des voix en 1987, en raison notamment de l’apparition d’une branche nord-irlandaise du parti conservateur, qui s’adjuge 5,7 p. 100 des voix. Le S.D.L.P. passe de 21,1 p. 100 des voix en 1987 à 23,5 p. 100 en 1992 aux dépens du Sinn Fein, qui tombe au-dessous de la barre des 10 p. 100 et perd le siège de Gerry Adams à Belfast-Ouest. Soit qu’ils affaiblissent le clan des « pacifistes » au sein du parti républicain ou qu’ils renforcent la primauté des « militaires » de l’I.R.A. sur les « politiques » du Sinn Fein, ces revers ne sont pas faits pour atténuer le climat de violence endémique, violence sectaire des paramilitaires protestants qui fait plus de victimes que l’I.R.A. en 1992, violence terroriste des commandos républicains qui n’épargne pas plus Belfast que le cœur de Londres (attentats dans le métro, à Whitehall et dans la City).
L’accord anglo-irlandais, étape capitale d’un processus inachevé
Ayant survécu depuis 1985 à toutes les critiques promptes à souligner qu’il n’en résultait aucun bien, à tous les coups de boutoir des activistes de chaque bord, et au refroidissement occasionnel des relations entre Londres, qui accorde une priorité absolue à la lutte contre le terrorisme, et Dublin, qui se préoccupe davantage des mesures susceptibles d’ancrer fermement la communauté catholique dans le camp de la modération, l’accord anglo-irlandais, dont l’éloge en matière de gestion de risques n’est plus à faire, est, contre toute attente, toujours en vigueur.
Il ne manque pas de Cassandre pour estimer que la crise d’Irlande du Nord est un problème sans solution. Sans solution militaire, assurément: en l’état actuel des choses, ni les forces de l’ordre ni l’I.R.A. ne paraissent en mesure de remporter une victoire décisive sur le terrain. Sans solution politique immédiate, globale et définitive, on ne saurait pas davantage le contester malgré l’abondance des propositions avancées ici et là. Dans une société qui souffre d’une absence de consensus aggravée par le climat de violence endémique, parler de solution équivaut à remuer le fer dans la plaie sous prétexte de la panser. La plus élémentaire prudence sémantique commande de substituer au mot « solution », lourd de menaces, l’image d’une progression à petits pas, expression d’une évolution graduelle et circonspecte. Dans une telle perspective de développement par degrés, l’accord anglo-irlandais, dont tout le monde s’accorde à penser qu’il peut et doit être dépassé, marque un tournant capital; il aménage en effet des structures permanentes de conciliation et de négociations entre deux États impliqués dans le conflit en raison de leurs attaches historiques avec deux communautés meurtries qui éprouvent les plus grandes difficultés à dialoguer sans arrière-pensée de domination ou d’obstruction pour établir un semblant de paix et d’ordre politique consensuel dans cette province désorientée qui ne sait plus à quelle nation se vouer.
3. Langue et littérature
Aperçu sur la langue irlandaise
La langue celtique, parlée en Irlande depuis le début de la période historique, est souvent appelée gaélique ou goïdelique, du vieil irlandais goidel , terme d’origine brittonique dont l’équivalent moderne est le mot gallois gwyddel , « irlandais ». On ne sait pas exactement quand le goïdelique a été introduit en Irlande: il semble que ce soit aux environs du début de l’ère chrétienne.
De façon assez arbitraire, on divise l’évolution de la langue irlandaise en quatre périodes: celle des inscriptions en ogham (c’est-à-dire un alphabet indigène), que l’on situe entre 300 et 600; le vieil-irlandais entre 600 et 900; l’irlandais moyen de 900 à 1200; enfin, l’irlandais moderne. Après 1600, la langue littéraire cesse d’être en usage et les dialectes modernes, dont le gaélique écossais et le mannois, font leur apparition.
Les témoins les plus anciens sont des inscriptions funéraires en alphabet oghamique. Elles attestent une langue archaïque, phonologiquement très proche du brittonique ancien des inscriptions celtiques de Grande-Bretagne et de Gaule; on pourrait comparer ses rapports avec l’irlandais trouvé dans les sources littéraires les plus anciennes à ceux qui existent entre le latin et le vieux français.
Le vieil-irlandais se présente comme une langue qui vient de se dégager du stade archaïque et qui est pourtant déjà dotée d’une structure remarquablement complexe de verbes composés et de pronoms infixes qui survivent pendant plusieurs siècles. Au cours de la période de l’irlandais moyen, elle se simplifie au point de ressembler aux premiers spécimens du gallois. Cette tendance s’est développée dans le gaélique écossais et le mannois où, tout comme dans le danois moderne, il n’y a qu’une forme verbale pour chaque temps de verbe. Aujourd’hui plus de cinq cent mille personnes parlent l’irlandais, surtout dans la région de Galway, à l’ouest du pays.
Le temps des filid
Depuis les temps les plus reculés, la littérature irlandaise fut une littérature aristocratique, l’apanage d’une classe professionnelle, les filid (au singulier fili , prophète, conteur). On a suggéré avec beaucoup de vraisemblance que fili , brithem (juge), senchaid (historien) et druí (druide) appartenaient à la même classe privilégiée. Le druide fut évincé par le clergé chrétien, mais il est resté un personnage important des sagas; dans les lois anciennes, les autres classes professionnelles sont mises sur le même rang que l’aristocratie terrienne.
Poésie et pièces versifiées
Peu de chose demeure de la poésie la plus ancienne, sans doute à cause de son hermétisme. Le Fáeth Fiada (Le Cri du cerf ) est une incantation rythmique que la tradition attribue à saint Patrick. Bien que l’ancienneté de ce poème soit certaine, il ne peut guère avoir été écrit au Ve siècle. L’Amra (Éloge ) en l’honneur de saint Columba (521-597), de style rhétorique, aux phrases courtes liées par allitération, est attribué à Dallan Forgaill, qui était le chef des poètes (rigollam ) d’Irlande. Cette forme de prose rythmée allitérative apparaît aussi dans les sagas et le terme technique qui la désigne est emprunté au latin, retoric .
La poésie officielle était faite en grande partie de panégyriques, d’élégies que les filid composaient pour leurs patrons. Le Tromdám Guaire (Les Convives tyranniques de Guaire ) est une satire dans laquelle un roi, après avoir écouté un poète, dit « que c’est un bon poème pour qui peut le comprendre »; les poètes usaient souvent en effet à dessein d’un style sibyllin, à la manière des trobar clus provençaux. Ce sont évidemment leurs œuvres officielles qui ont été le mieux conservées, mais on a retrouvé quelques fragments d’œuvres plus libres qui témoignent d’un véritable génie lyrique.
Toute la tradition écrite est monastique, et le nom donné à la science chrétienne, legend (du latin legendum ), évoque le passage de l’oral à l’écrit. Dès l’établissement de l’Église en Irlande, celle-ci non seulement toléra l’emploi de la langue vulgaire dans les écrits religieux, mais l’encouragea et, après les premiers siècles, l’irlandais avait entièrement supplanté le latin dans tous les domaines, sauf pour les textes liturgiques. La tradition littéraire et le sentiment religieux ont communié dans la poésie de la nature. Déjà la poésie locale, tant dans ses poèmes lyriques que dans les sagas et les chants de saison, s’y était montrée sensible. D’autre part, le mouvement monastique dans l’Église irlandaise favorise le courant « pastoral »; cette poésie presque franciscaine plaisait aux scribes monastiques, ce qui lui valut d’être en grande partie conservée.
Les filid étaient capables d’adapter leur technique à des conditions nouvelles, comme le montre un poème sur la mer (du XIe s.), marqué par l’influence scandinave.
Dans l’œuvre des filid, une place importante était réservée à la chronique du passé; en fait, certains de leurs poèmes sont plutôt des généalogies en vers. Cínaed ua Artacain († 975) résuma en un long poème, Fianna bátar i nEmain (Les Guerriers qui étaient à Emain ), les matériaux de la saga, tandis que Fland Mainistrech († 1056) recueillait les œuvres des générations de filid qui avaient synchronisé l’histoire traditionnelle de l’Irlande avec celle du monde extérieur telle qu’on la connaissait. Importante aussi est la grande collection, à la fois en vers et en prose, appelée Dindshenchus , qui forme, comme l’a fort bien dit R. Flower, « une sorte de dictionnaire national de topographie qui donne à chaque paysage d’Irlande sa légende appropriée ». Le développement, d’une forme très souple, à la rime facile, fit fleurir les vers mnémoniques sur les sujets les plus variés: hagiographie, grammaire, lexicologie, métrique, droit...
La saga
La première forme d’épopée irlandaise est un récit en prose qui contient généralement des passages non narratifs dans un style plus élevé, rhétorique ou poétique; ces derniers passages sont souvent écrits sous forme de dialogue. C’est à E. Windisch que l’on doit d’avoir découvert la ressemblance de la saga irlandaise avec les premiers textes sanscrits; selon lui, la tradition en remonterait aux premiers temps indo-européens. Il semble, au moins, que ce soit du celtique commun. Des procédés analogues se retrouvent dans le Gododdin gallois. Les poèmes qui composent ce texte ne forment pas une épopée, mais pourraient être les intermèdes lyriques d’une antique saga dont on aurait perdu la prose: ainsi en Irlande le fameux poème de La Vieille Femme de Beara .
La langue des sagas les plus anciennes fait supposer qu’elles ont été transcrites au VIIe et au VIIIe siècle, il est toutefois probable que ces versions sont dues à des clercs qui ont voulu fixer par écrit des contes appartenant à la tradition orale. Ces versions elles-mêmes ont été imparfaitement conservées puisqu’on ne possède pas de manuscrits antérieurs au XIIe siècle. Seuls les récits courts sont restés dans une forme proche de l’original; le reste abonde en doublets et répétitions parce que les sources ont été traitées sans esprit critique. La prose rythmée des anciens textes devint vite inintelligible et fut remplacée, dans les versions tardives, par des poèmes plus longs en mètres syllabiques.
Si l’ensemble de ces récits est dénué de valeur historique, il est possible que certains détiennent un fonds traditionnel susceptible d’une interprétation historique. Les plus anciens offrent l’image d’une société primitive et pré-chrétienne, les batailles de chars, les têtes prises comme trophées, la position privilégiée des druides, le pouvoir du tabou (Geis ) comme sanction surnaturelle – dont il y a très peu de témoignages dans les sources historiques.
Le classement de ces textes est peu aisé. Le cycle mythologique , ainsi nommé à cause de ses références aux êtres immortels, ne peut être séparé du cycle des rois . Le cycle le plus important est celui des Ulaid (le peuple qui a donné son nom à l’actuelle province d’Ulster). Il est certain que les personnages de Conchobar, roi des Ulaid, Cú Chulainn, l’enfant-guerrier, Medb, reine de Connaught, Noísi et Déirdre, les amoureux infortunés, sont des personnages importants de la première littérature irlandaise et plus encore du renouveau anglo-irlandais.
C’est sur des éléments des sagas des Ulaid que s’édifie ce qui ressemble le plus à une épopée. La Táin Bó Cúailnge (La Razzia du bétail ) semble être issue d’un effort délibéré pour doter l’Irlande d’une épopée comparable à L’Énéide . On y trouve des épisodes dramatiques, comme le dialogue de Medb avec le devin, et les démêlés de Cú Chulainn avec les éclaireurs de Connaught, mait les longues séries de combats singuliers deviennent monotones, et l’histoire traîne en longueur. Les meilleures parties sont certainement celles où Fergus, exilé de l’Ulster, retrace pour Medb et Ailill les exploits de jeunesse de Cú Chulainn. Cette histoire de l’enfance d’un héros abonde en touches saisissantes de vérité; c’est évidemment l’œuvre d’un artiste accompli et, par un heureux hasard, elle a été transmise sous une forme assez correcte. Pourtant, à la considérer dans son ensemble, la Táin ne présente pas un aussi grand intérêt littéraire; continuellement retravaillée, elle offre une sorte de document stratifié de la dégénérescence du style irlandais. De même que la simple prose de la première période est remplacée par les passages emphatiques allitératifs et le retoric , émouvant dans son obscurité, par de longs poèmes maladroits, de même le rude humour avec lequel les tueries de Cú Chulainn sont décrites est remplacé par la sentimentalité qui préside à son combat avec son ami d’enfance Fer Diad.
Autour du Táin vinrent se grouper bon nombre d’histoires accessoires dont certaines ont fait l’objet d’adaptations modernes dues à des auteurs de l’école anglo-irlandaise, J. M. Synge et W. B. Yeats.
Ces premières sagas poussent l’exagération jusqu’au grotesque: de même on y trouve peu de traces de surnaturel. Cela ne s’explique guère par l’origine monastique des manuscrits. Les quelques éléments chrétiens qui y sont introduits sont des interpolations facilement décelables et il est probable que les dieux païens avaient, eux aussi, une part minime dans ces récits, même dans les versions les plus anciennes. On y trouve, certes, des immortels, mais ils se mêlent peu des affaires des hommes et ils ne constituent pas une sorte de panthéon; ils vivent dans des demeures (síd ) qui sont des montagnes ou des îles, et qui les cachent aux yeux des humains. En général, les mortels ne peuvent se rendre aux sid que si, par exemple, une immortelle est amoureuse d’un homme. La vie y est éternelle mais aucun mortel ne peut retourner dans le monde sans que lui soit compté le temps qu’il a vécu dans le sid. L’Irlandais pré-chrétien croyait-il à l’immortalité de l’âme? Rien ne l’indique dans les sagas.
L’une des plus charmantes de ces histoires est Imram Brain (Le Voyage de Bran , édité en anglais par K. Meyer et A. Nut, 1895), qui décrit un voyage à Tír inna imBan (le pays des femmes). Le même plan préside aux autres imrama qui devaient trouver leur pendant ecclésiastique dans la Navigatio Brendani (Le Merveilleux Voyage de saint Brandan ).
Dans la suite, les récits accentuèrent le merveilleux plutôt que le surnaturel. Une des versions du Tochmarc Etaíne (La Quête d’Etain ) raconte comment Etain, autrefois une immortelle royale, fut réincarnée en une femme mariée à Eochaid Airem. Son mari immortel, Midir, la retrouve, la gagne au jeu à son mari terrestre et l’emporte à nouveau au sid où il la garde en dépit de tout ce qu’on tente pour l’enlever. Les charmes de l’autre monde sont décrits de façon délicieuse dans les chants où Midir évoque pour sa femme le pays qu’elle a quitté.
Dans Togail Troí (La Prise de Troie ) et dans un autre récit qui choisit pour héros Alexandre, on commence à voir des influences de l’Antiquité gréco-latine, mais l’érudition classique n’a guère eu d’emprise avant la période suivante. Quant au cycle de « l’homme des bois » associé au nom de Suibne Geilt, il semble originaire de Strathclyde, où la littérature irlandaise et la littérature brittonique se sont rencontrées à une époque très ancienne. Le mélange d’hagiographie, de saga, et de sentiment de la nature en fait un ensemble de récits parmi les plus attachants de cette période.
Religion et spéculations
Les vies de saints n’offrent pas un grand intérêt du point de vue littéraire. Écrites avant tout dans le but d’édifier, ce sont des œuvres de fantaisie, qui englobent de plus en plus de folklore et de matériaux épiques, et où l’accent est toujours mis sur le miraculeux. Elles contiennent une ample information sur la vie quotidienne dans l’Irlande ancienne et représentent, de ce fait, un document culturel de premier ordre. La tradition latine et la tradition irlandaise s’y trouvent mêlées. Autre genre important de prose religieuse, la vision; le plus connu de ces récits est Fís Adamnáin ou Vision d’Adamnan , dont l’âme quitte le corps pour quelque temps afin de visiter, sous la conduite d’un ange, le ciel et l’enfer. On a beaucoup débattu jusqu’à quel point ce genre de prose religieuse irlandaise, parfois écrite en latin, a pu influencer Dante. Vies de saints et visions peu à peu tombèrent dans l’exagération, si bien que ces deux genres donnèrent lieu à des parodies, dont le meilleur exemple est Aislinge Meic Con Glinne (La Vision de Mac Conglinne ) qui montre un roi possédé du démon de la gloutonnerie et guéri par le récit qui lui est fait d’une vision du pays de Cocagne.
Dans la vie culturelle des Irlandais, la théorie a toujours eu au moins autant d’importance que la pratique et les filid ont édifié tout un ensemble de recherches abstraites. Il en reste quelques obscurs fragments sur la nature de l’inspiration et sur l’origine du langage, combinée avec des instructions pratiques sur des questions de style et de métrique. Dans plusieurs textes très anciens, le débat sur l’art du poète est mêlé à celui relatif à son statut légal. Dès le Xe siècle, les changements survenus dans le langage avaient nécessité des gloses et des interprétations des textes plus anciens; Cormac mac Cuilennáin, le roi-évêque de Cashel († 908) avait compilé un glossaire de mots archaïques avec illustrations, étymologies (de l’école d’Isidore) et exemples.
Pour les filid, l’étude de l’histoire et de la généalogie était tout aussi importante que celle de la langue et de la littérature. Une histoire synthétique de la période pré-chrétienne fut ainsi établie, et l’on put faire remonter jusqu’à Adam la généalogie des familles nobles. La séquence d’événements relatés dans une compilation telle que Leabhar Gabhála (Le Livre des Conquêtes ) a été une source féconde de spéculation pour les archéologues et les historiens modernes. On peut néanmoins accorder plus de crédit aux annales conservées dans les monastères; on estime qu’elles sont sûres à partir du VIe siècle.
Le droit et la médecine constituaient deux professions importantes dans l’ancienne Irlande. La science médicale se transmettait oralement de maître à élève, et sans doute il en était de même pour le droit au début; toutefois, on est en possession de textes qui ont dû être composés dans la période la plus ancienne (VIe s.). Remarquablement archaïques, par le contenu autant que par la langue, ils représentent certainement plusieurs traditions, mais la première place appartient au Senchas Mór (Grand Livre des anciennes lois ), une codification ayant autorité, conçue par une commission qui siégeait sous saint Patrick. Actuellement, on estime que les strates les plus anciennes des lois apportent le meilleur témoignage à la fois sur l’irlandais archaïque et sur la société dans l’Irlande des premiers temps chrétiens. L’ensemble n’est pourtant qu’une description des relations légales d’une petite aristocratie terrienne. Lorsque la vie est devenue plus compliquée, il semble que le système se soit effondré, et que les juges aient rendu leurs arrêts ainsi que de simples arbitres, en les appuyant sur des citations mal comprises.
Du temps des bardes à l’aube de la Renaissance
Le XIIe siècle est une période de contradictions. D’une part, les plus anciens codes survivants étaient recopiés dans les monastères qui préservaient les lettres du passé avec une remarquable fidélité; d’autre part, les bardes, élaborant de nouvelles formes poétiques, tenaient compte des changements de la langue; ils codifièrent à l’usage de la poésie un langage très proche de la langue courante. Après le XIIe siècle, les familles de bardes héréditaires devinrent gardiennes de la littérature irlandaise jusqu’à la chute du régime gaélique.
La poésie des bardes
La réforme poétique des bardes fut radicale. La langue poétique fut accordée au langage parlé de l’époque. On réduisit le nombre des mètres poétiques; la plus grande partie des pièces conservées sont des éloges, des poèmes adressés au patron temporaire ou permanent du poète, ou à Dieu. C’était le résultat du nouveau statut des poètes: n’étant plus associés à des fondations monastiques, ils dépendaient entièrement de patrons pour pouvoir mener la vie large à laquelle ils prétendaient avoir droit.
Pour le goût moderne, même les meilleurs exemplaires de cette poésie officielle ont peu d’intérêt, ce sont les rares poèmes de circonstance qui ont le plus de valeur. Un des plus anciens poètes de la grande famille de bardes Ó Dálaigh, Muireadhach Albanach (env. 1214-1240), a laissé, en même temps qu’une vibrante défense pour le meurtre d’un percepteur, une élégie sur la mort de sa femme, qui est une des plus belles œuvres de la littérature irlandaise. De tels joyaux sont rares.
Une note nouvelle fut introduite dans les lettres par les envahisseurs normands gaelicisés, celle de l’amour courtois; et la combinaison de cet élément avec l’esprit du style des bardes a donné nombre de charmants poèmes.
Le cycle Fenian (ou ossianique)
La presque totalité de la prose de cette période concerne le héros Finn et sa bande de guerriers (fian , d’où « Fenian »). J. Mac Neill a peut-être raison de voir en eux des traditions plus populaires car les éléments de folklore y sont beaucoup plus nombreux que dans le cycle aristocratique de l’Ulster. L’œuvre la plus marquante est Agallamh na Seanórach (La Conversation des vieillards ): Oisin et Caoilte réchappent à la bataille de Gabhra; ils continuent à vivre jusqu’à l’époque de Patrick que Caoilte accompagne à travers l’Irlande, lui expliquant l’origine des noms des endroits qu’ils visitent – c’est là certainement un procédé narratif emprunté au Dindshenchus , tout comme la forme où à la prose se mêlent constamment les pièces versifiées. Mais, alors que, dans le cycle d’Ulster, l’introduction du héros d’autrefois n’est qu’une façon d’authentifier le récit, dans les histoires Fenian, elle vise à éveiller la nostalgie des gloires du passé. On voit bien là le contraste entre une vieille société hiérarchique et une société en pleine mutation confrontée à un monde hostile. La prose dégénère en un style ampoulé qui devient franchement de mauvais goût dans Cath Fíonntrágha (La Bataille de Ventry ). On retrouve des échos de ce style dans les « séries » de contes populaires modernes où règne encore la tradition Fenian. La technique des bardes se simplifia tellement que la versification devint même plus facile que dans la ballade anglaise; les thèmes changèrent quand cette littérature passa aux mains du peuple. Saint Patrick y paraît encore, mais c’est maintenant un personnage malveillant, brutalisant les vieux héros qui représentent la tradition païenne et guerrière. Ces ballades eurent un énorme succès auprès du peuple. Le recueil qu’en a fait James Macgregor, doyen de Lismore, au début du XVIe siècle, montre que la tradition des ballades ayant pour héros Oisin et Finn, sur lesquelles James Macpherson allait plus tard fonder ses pastiches d’Ossian et Fingal, était déjà florissante.
Reprises et adaptations
Les récits populaires des filid furent repris et mélangés à des éléments de folklore: c’est le cas notamment pour la très vieille saga de Fergus mac Léti qui fut récrite au XIVe siècle pour y inclure l’histoire de gens de petite taille, les leprechauns. On a suggéré que Jonathan Swift avait peut-être eu connaissance d’une version de cette histoire et s’en serait inspiré dans ses Voyages de Gulliver . Il existe un cas curieux où la technique de la saga a été appliquée à un grand personnage historique: Cogadh Gaedheal re Gallaibh (Le Combat de l’Irlandais avec l’étranger ), qui a pour sujet les guerres menées par Brian Bóroimhe. Le style en est alambiqué et déclamatoire: il eut cependant de nombreux imitateurs.
C’est vers la fin du Moyen Âge que les traductions du latin et de l’anglais se multiplient et que l’on commence à publier un nombre considérable d’ouvrages techniques. Au cours de toute cette période, la science et l’enseignement du continent ont éclipsé la tradition du pays. Les clercs ont réussi l’exploit, remarquable pour l’époque, de traiter de la philosophie dans la langue vernaculaire; malheureusement, très peu de ces traités sont parvenus jusqu’à nous.
Au XVe siècle, l’imprimerie mettait la littérature à la portée de tous dans la plupart des pays d’Europe. Mais en Irlande, bien que l’irlandais fût la langue du pays presque tout entier et que la littérature y fût très vivante, les Irlandais n’avaient pas le contrôle des villes et, par conséquent, n’avaient pas accès à l’imprimerie. La littérature irlandaise resta donc une littérature aristocratique, réservée à ceux qui pouvaient offrir aux écrivains le vélin coûteux que le papier ne remplaça qu’assez tardivement. Cela explique que cette littérature n’ait pu atteindre la masse du peuple.
Étouffement et renouveau
Sous le règne d’Élisabeth (1558-1603), l’Angleterre parvint à réduire la puissance de la noblesse irlandaise et anglo-irlandaise, et, vers le milieu du XVIIe siècle, la victoire lui était assurée. À partir de ce moment, la langue irlandaise allait perdre peu à peu sa place.
Cependant, la littérature irlandaise n’était pas morte; de même que les bardes avaient pris la succession des filid au XIIe siècle, de même une nouvelle école de poètes succéda aux bardes. La langue poétique se rapprocha de plus en plus de la langue du peuple et ce fait, allié à la liberté qu’offrait la nouvelle métrique, redonna vigueur à la poésie. Si les écrivains obtenaient difficilement des patronages, ils disposaient en revanche de papier, de sorte que leurs œuvres se propageaient, même sans le secours de l’imprimerie. Bien entendu, la poésie, durant tout le XVIIe siècle, fut un cri passionné contre le régime anglais et la première expression cohérente de patriotisme. Ces poètes-paysans ont maintenu une littérature fidèle au passé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La tradition de Munster a jeté un dernier et magnifique éclat dans Cúirt an Mheánoíche (La Cour de Minuit ) de Brian Merriman, un maître d’école de Clare (traduit en anglais par Frank O’Connor, 1945). C’est peut-être le mieux venu de tous les poèmes écrits en irlandais.
Pendant le XVIIe siècle se poursuivit la tradition d’œuvres en prose, qui ont aujourd’hui une valeur inestimable, car les écrivains avaient puisé à des sources qui sont actuellement perdues. Le premier livre imprimé en irlandais fut la traduction protestante du Nouveau Testament (1603) mais il n’exerça évidemment que peu d’influence.
En fait, l’apathie du public ne cessait de croître et il devenait de plus en plus incapable de lire la langue irlandaise.
Au début du XIXe siècle, la langue et la littérature irlandaises éveillèrent un intérêt d’ordre savant, et les publications de J. Hardiman, J. O’Donovan et E. O’Curry attirèrent l’attention de la classe bourgeoise cultivée, assez mince, dont la langue était l’anglais depuis plusieurs siècles. L’ouvrage de O’Curry On the Manners and Customs of the Ancient Irish (1873) eut une influence considérable. L’un des chefs de « Jeune Irlande », Thomas Osborne Davis (1814-1845), fut le premier à comprendre que la restauration de la langue irlandaise pourrait devenir une force politique dans un mouvement nationaliste. Toutefois, l’intérêt resta longtemps purement académique et se cantonna dans la préservation et l’extension de la langue, jusqu’à l’établissement de la Ligue gaélique en 1893.
Des mouvements semblables se manifestaient d’ailleurs dans tous les pays d’Europe, de la Catalogne à la Finlande, mais les obstacles ne furent nulle part aussi difficiles à surmonter qu’en Irlande.
Les Irlandais parlant leur langue nationale avaient un statut de minorité. De plus, pendant plus de deux cents ans, la langue du nationalisme irlandais avait été l’anglais et personne ne songeait à faire de la langue irlandaise la condition préalable d’une nation séparée. On arriva à ce résultat curieux: la renaissance de l’irlandais est due à l’enthousiasme des érudits et des nationalistes, dont presque aucun ne connaissait la langue, beaucoup plus qu’aux paysans qui la parlaient – une situation qui s’est maintenue jusqu’à un certain point. Le mouvement de renaissance gaélique a trouvé son apogée dans la République irlandaise où l’anglais et l’irlandais jouissent des mêmes droits devant la loi et où tous les enfants sont instruits dans les deux langues.
Il fut malaisé de résoudre le problème de l’écriture d’une langue qui avait perdu ses structures et s’était fractionnée en dialectes. C’est seulement au milieu du XXe siècle qu’une langue officielle a été choisie par décret. Cela se serait fait tout naturellement si plus de gens parlant l’irlandais s’étaient trouvés dans la province de Munster où les traditions littéraires étaient le mieux conservées.
C’est un prêtre de Munster, le père Peter O’Leary qui a donné l’élan à la renaissance avec toute une série de romans, d’essais et de traductions. Et c’est un pêcheur de Munster, Thomas O’Criomhthain qui a écrit le plus beau livre de la renaissance: An tOileanách , traduit en anglais par R. Flower (The Islandman , 1934). En dialecte de l’Ulster, on retiendra quelques ouvrages intéressants de Séamus O’Grianna (Máire ) et de son frère Seosamh Mac Grianna. Le Connaught a donné trois bons auteurs de nouvelles: Pádraic O’Conaire, Mairtin O’Cadhain et Liam O’Flaherty (qui écrit également en anglais).
D’une façon générale, c’est la nouvelle qui a le plus de succès. Le théâtre, privé d’un vaste public, se cantonne dans les traductions; quant à la poésie lyrique, elle compte des auteurs pleins de sensibilité comme Máirtin Ó Direáin, Máire Mhac an tSaoi, Michael Longley, Derek Mahon, et surtout Seamus Heaney, prix Nobel de littérature en 1995.
Irlande
la plus occidentale des îles Britanniques, séparée de la Grande-Bretagne par la mer d'Irlande; 83 500 km2; env. 5 106 400 d'hab. Divisée en 1921, elle comprend l' Irlande du Nord ou Ulster (au N.-E.), qui fait partie du Royaume-Uni, et la république d'Irlande ou Eire, état indépendant. Géogr. phys. et hum. - Socle de roches primaires limité par un littoral de 3 200 km, l'Irlande est bordée de massifs peu élevés. Le centre est une plaine tourbeuse où coule le Shannon. Modelée par les glaciers quaternaires, l'île a un climat océanique, doux et pluvieux, propice au bocage et aux herbages. La pop. demeure rurale à 40 %. Sa croissance (0,8% par an) est l'une des plus fortes d'Europe, mais la natalité baisse. L'émigration séculaire (l'Irlande avait 8 200 000 hab. en 1841) se tarit depuis 1970. Hist. - D'origine proto-celte, les Gaëls arrivèrent au IVe s. av. J.-C. Au Ve s., saint Patrick christianisa l'île, qui devint un intense foyer de monachisme. Sa civilisation chrÉtienne rayonna sur l'Europe occid. aux VIe et VIIe s. (par l'entremise de saint Colomban, notam.). Ravagée par les Norvégiens (VIIIe-X<sup>e</sup> s.), l'île fut conquise par les Anglais au XIe s. La conquête systématique date des Tudors (XVIe s.). Aux XVIIe et XVIIIe s., les grands propriétaires fonciers anglais (les landlords) confièrent l'admin. de leurs domaines à des régisseurs sans scrupules et l'on interdit les fonctions publiques aux catholiques. Les révoltes ne cessèrent pas (massacre de Drogheda par Cromwell en 1649). Après le soulèvement malheureux de Wolfe Tone (1798), l'Irlande fut rattachée au Royaume-Uni (acte d'Union, 1800). Grâce à l'action de l'avocat O'Connell, les catholiques furent émancipés. à la fin du XIXe s., des réformes agraires rendirent peu à peu la terre aux Irlandais. Dirigés par des parlementaires comme Parnell et animés par les premiers mouvements terroristes (fenians), les Irlandais réclamèrent l'autonomie (Home Rule). La lutte prit rapidement un caractère sanglant (création du Sinn Fein qui demandait l'indépendance). L'application du Home Rule, voté en 1914, fut remise à la fin de la guerre. Le Sinn Fein suscita la "révolte de Pâques" (23-29 avril 1916). Victorieux aux élections de 1918, il proclama l'indépendance (janv. 1919). Après trois ans de guérilla, le traité du 6 déc. 1921 créa un état d'Irlande ayant le statut de dominion; l'Ulster, à majorité protestante, restant attachée au Royaume-Uni. Le Sinn Fein n'accepta pas ce statut et continua la lutte armée. (V. Irlande [république d'].)
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Irlande
(mer d') mer de l'océan Atlantique qui sépare la Grande-Bretagne et l'Irlande.
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Irlande
(république d'), en gaéliqueEire état d'Europe occid.; 68 895 km2; 3 523 400 hab.; cap. Dublin. Nature de l'état: rép. parlementaire. Langues off.: irlandais (gaélique) et anglais. Monnaie: livre irlandaise. Relig.: catholicisme (91 %). écon. - Depuis l'entrée de l'Irlande dans la C.é.E. en 1973, l'économie a connu une évolution rapide. L'agriculture n'emploie plus que 13 % des actifs. L'élevage fournit 90 % des recettes agric. Tourbe, charbon, gaz couvrent 50 % des besoins. L'industrie s'est développée et diversifiée. Un millier d'entreprises étrangères sont attirées par une main-d'oeuvre bon marché et qualifiée, et par des avantages fiscaux; elles exportent agroalimentaire, matériel électrique, électronique, chimie et pharmacie, biens d'équipement. La zone franche de Shannon (dans l'O.) et Dublin sont les princ. centres industriels. Le tourisme est international. Les services emploient désormais plus de 60 % de la pop. active. Depuis 1987, la situation écon. s'est assainie: forte croissance du P.I.B.; maîtrise récente de l'inflation; balance comm. excédentaire; le chômage a un peu baissé. Hist. - Après deux ans d'une guerre civile menée par l'IRA (1922-1923), le Sinn Fein dut renoncer à la violence et le gouv. modéré de Cosgrave (1921-1932) ne satisfit pas les revendications paysannes. En 1927, De Valera fonde le Fianna Fáil, parti nationaliste, qui rompt avec le Sinn Fein extrémiste. Il succède à Cosgrave et affronte la G.-B. En 1932 il obtint l'indépendance, mais l'Irlande demeurera un dominion jusqu'à la proclamation de la rép. le 21 déc. 1948. Toutefois, le Fine Gael (parti conservateur fondé par Cosgrave en 1923) et ses alliés remportent les élections de 1948. Les deux partis alterneront au pouvoir, mais depuis 1992, le parti travailliste est une troisième force. En 1997, le Fianna Faíl et les démocrates progressistes ont vaincu la coalition "arc-en-ciel" (Fine Gael, parti travailliste et gauche démocratique). à partir de 1969, l'Eire a été confrontée au problème de l'Ulster: favorable aux revendications des catholiques de Belfast et à la réunification de l'Irlande, elle n'a jamais approuvé le terrorisme de l'IRA.
Encyclopédie Universelle. 2012.