MATÉRIALISME DIALECTIQUE
C’est vraisemblablement avec l’ouvrier allemand Joseph Dietzgen que les mots de dialectique et de matérialisme se trouvent pour la première fois associés, et désignent ensemble la philosophie nouvelle du prolétariat. Marx et Engels reconnurent dans cette association de termes la juste expression de ce qui constituait leur «meilleur instrument de travail», leur «arme la plus acérée»: Engels la reprend en 1886 dans son livre sur Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (la IVe section a pour titre «Le Matérialisme dialectique»). On peut considérer qu’à partir de ce moment, avant même que Plekhanov et Lénine ne parlent de «matérialisme dialectique», elle désigne rigoureusement la philosophie marxiste.
1. Matérialisme dialectique, matérialisme historique et conception prolétarienne du monde
Matérialisme historique et philosophie de l’histoire
La doctrine marxiste est d’abord une science à laquelle Marx a donné le nom de matérialisme historique. Cette science, dont Le Capital présente la première réalisation objective, sous une forme d’exposition systématique, est science au sens strict, bien qu’en un sens absolument inédit: elle se définit par rapport à un objet matériel; elle détermine les limites et les lois qui permettent de constituer celui-ci en objet de connaissance, par voie de démonstration et de vérification pratique. Cet objet n’est pas l’«histoire» au sens empirique, l’évolution des sociétés humaines, le «passé», mais l’ensemble des modes de production apparus (et à paraître) dans l’histoire, leur fonctionnement et les formes de transition qui font passer d’un mode de production à un autre. La science de l’histoire se ramène à la théorie des modes de production, parce que c’est «le mode de production de la vie matérielle qui conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général» (Marx). Même si Marx n’analyse dans Le Capital que les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, essentiellement dans son infrastructure, en donnant des indications rapides et incomplètes sur les autres modes de production, la science qu’il inaugure rend compte en droit de toutes les formes historiques de la production, donc de toutes les formations sociales.
On peut alors se demander en quoi le matérialisme historique se distingue des théories de l’histoire universelle, c’est-à-dire des philosophies de l’histoire développées particulièrement au XIXe siècle et dont le modèle a été donné par Hegel. Cette confusion a été entretenue par des interprétations qui identifient l’œuvre scientifique de Marx à une prise de conscience du «présent» historique. On dira alors que la science de l’histoire est représentée dans Le Capital par une théorie du mode de production capitaliste, c’est-à-dire du mode de production dominant dans les sociétés dont Marx était le contemporain. De là à concevoir que le matérialisme historique n’est que l’expression de ce «présent», le présent historique de Marx lui-même, il n’y a qu’un pas, vite franchi: l’œuvre de Marx se présente alors comme une application tardive, une résurgence de la conception hégélienne de l’histoire, «conscience de soi du présent»; histoire elle-même historique, elle a pour seul contenu objectif l’époque qui la voit naître: elle la réfléchit et lui donne un sens. Cette conception historiciste du matérialisme historique ramène celui-ci à n’être qu’une philosophie: expression d’un temps, et d’un certain type de pratique historique, il en reflète les grandes orientations, il permet de s’y diriger, voire de s’en dégager, sans qu’on puisse démêler en lui ce qui relève d’une pratique (détermination d’un mode d’action) et ce qui relève d’une théorie (connaissance de lois objectives). Alors le marxisme est une philosophie de la pratique historique.
Ce que méconnaît une telle interprétation, c’est d’abord le statut scientifique de la théorie du Capital . Celle-ci n’exprime pas la prise de conscience d’une époque par soi-même (il suffit de savoir, pour s’en convaincre, comment cette «époque» la reçut), mais la connaissance nécessaire à une classe bien déterminée, seule susceptible d’en faire usage dans une transformation pratique. Des démonstrations spécifiques du Capital se dégagent les concepts et les méthodes générales qui permettent l’analyse, également spécifique, de tous les modes de production, sans la limiter dans un cadre temporel arbitraire; sans l’élargir non plus au cadre intemporel, parce qu’éternel et finalisé de l’histoire universelle, qui donnerait un cadre inéluctable («fatal») aux moments progressifs de sa réalisation. Si cette connaissance vraie des lois de l’histoire ne peut se développer qu’articulée sur une pratique politique concrète, celle du prolétariat, dont elle représente le point de vue dans l’histoire des sciences, elle ne se confond pas avec cette pratique. Ce qui fait problème alors, c’est le rapport de la science marxiste, d’une part avec la philosophie, d’autre part avec une pratique révolutionnaire.
La mort de la philosophie
À lire rapidement les écrits du seul Marx, la question des rapports de la science de l’histoire avec une philosophie semble se résoudre très simplement et très brutalement. Le matérialisme historique n’est pas une philosophie de l’histoire parce qu’il supprime la philosophie.
Cette suppression a été interprétée successivement comme une réalisation, comme une liquidation, comme une limitation.
Réalisation de la philosophie dans l’action politique, dans le prolétariat, dans la «pratique» en général, ce qui ramène le marxisme à une forme parmi d’autres de socialisme utopique. C’est l’interprétation philosophique courante de la onzième thèse sur Feuerbach: «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer.»
Liquidation de la philosophie: c’est apparemment la leçon de L’Idéologie allemande , où, de leur propre aveu, Marx et Engels ont «réglé leurs comptes avec leur conscience philosophique d’autrefois» (Marx, préface à la Contribution ), liquidation tellement radicale qu’elle n’eut pas à être rendue publique: «Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes.» La science nouvelle, rigoureuse, matérielle, de l’histoire permet de réduire les idées aux faits dont elles ne sont que la représentation; si on sait faire parler les faits eux-mêmes, on peut faire l’économie du détour par les idéologies qui les représentent à l’envers d’eux-mêmes, on peut faire abstraction de la philosophie, génératrice d’illusions dans la mesure où elle prétend se substituer à la réalité et lui imposer sa loi. Cette conception radicale de la mort de la philosophie, qui apparaît dans l’œuvre de Marx en 1845, semble définitive: Marx lui-même, après cette date, n’écrira plus de philosophie, alors que toutes ses œuvres de jeunesse étaient marquées au contraire par sa formation classique de philosophe; il consacrera tout son temps à la préparation du Capital et à l’organisation du mouvement ouvrier.
Limitation de la philosophie : le silence philosophique de Marx n’a pourtant pas le sens que lui donnait par anticipation L’Idéologie allemande : si Marx n’est jamais lui-même revenu à la philosophie, sinon par des allusions, c’est avec son accord et certainement sa collaboration qu’Engels l’a fait (1873: début de la préparation de la Dialectique de la nature , qu’il n’a jamais publiée; 1878: publication de l’AntiDühring ). Alors il apparaît que la philosophie ne doit pas être supprimée, mais limitée: «La conception marxiste de l’histoire met fin à la philosophie dans le domaine de l’histoire, tout comme la conception dialectique de la nature rend aussi inutile qu’impossible toute philosophie de la nature. Partout il s’agit non plus d’imaginer dans sa tête des enchaînements, mais de les découvrir dans les faits. Il ne reste plus dès lors à la philosophie chassée de la nature et de l’histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la doctrine des lois du processus même de la pensée, c’est-à-dire la logique et la dialectique» (Engels, Ludwig Feuerbach , 1886). Dans ces conditions, la philosophie, à côté des sciences de la nature et de l’histoire, dont elle a été séparée, reçoit un domaine propre (en contradiction avec une des thèses de L’Idéologie allemande , qui disait: «La philosophie cesse d’avoir un milieu où elle existe de façon autonome») et un programme. Mais à quel prix! Par le fait de la limitation qui la constitue comme discipline autonome, elle disparaît comme philosophie, pour devenir une science à côté des autres, la science des lois «pures» de la pensée, la dialectique comme logique.
La nouvelle conception du monde
L’œuvre philosophique d’Engels ne peut pourtant être ramenée à cette définition, qui contredit la conception marxiste de l’histoire, et prête à toutes les apories philosophiques d’une «science de la science». Comme la plupart des indications données par L’Idéologie allemande , elle n’est qu’un symptôme de la difficulté qu’on trouve à définir la philosophie du marxisme.
D’où vient cette difficulté? D’abord du fait que la philosophie marxiste se constitue après la science de l’histoire, donc dans un retard apparent par rapport à la révolution théorique opérée par Marx: mais il ne peut en être autrement, parce qu’il n’y a de philosophie nouvelle que sur la base d’une science nouvelle. La constitution du matérialisme historique, dans les années 1850-1870, bouleverse le champ des connaissances existantes, et ce bouleversement produit des effets dans la philosophie. Mais cet effet n’est pas produit mécaniquement: il doit justement reproduire les conditions très particulières qui ont permis le développement d’une science marxiste de l’histoire; cette science n’est possible que du point de vue du prolétariat, seule classe sociale capable de s’approprier le matérialisme historique et de l’utiliser pour diriger sa pratique révolutionnaire. La philosophie marxiste a d’abord pour objectif de représenter théoriquement la conception prolétarienne du monde.
D’après Marx, la conception du monde dominante pour une époque est celle de sa classe dominante: au moment où Le Capital est publié, c’est la conception du monde bourgeoise. Mais cette conception du monde ne peut être dominante que par rapport à une autre conception du monde, elle-même dominée, qui est celle du prolétariat. Lénine développe cette distinction dans ses Notes critiques sur la question nationale : l’idéologie dominante d’une époque se réalise dans un système achevé (et les philosophies qui la représentent en sont la réalisation la plus systématique), alors que la conception du monde dominée n’existe d’abord qu’à l’état d’éléments dispersés ou implicites. Si la philosophie marxiste, ou matérialisme dialectique, est une philosophie de type nouveau, c’est parce que, prenant appui sur une science qu’ignorent (à tous les sens du mot) les adversaires du prolétariat, elle est «l’idéologie prolétarienne organisée en idéologie dominante».
2. Matérialisme dialectique et histoire de la philosophie
Il n’y a du nouveau que par rapport à l’ancien: tout de suite se pose donc la question du rapport de la nouvelle philosophie à celles qui l’ont précédée. Le matérialisme dialectique n’est pas la mort de la philosophie, puisqu’il est encore philosophie (sinon «une» philosophie): d’une certaine manière, avec lui l’histoire de la philosophie continue. Pourtant, il contribue par un autre aspect à l’interrompre, puisqu’il met fin à une certaine manière de philosopher, et rejette dans son ensemble la tradition philosophique qui l’a précédé.
Hegel et Marx
Cette question se trouve en quelque sorte résumée dans celle du rapport de Hegel à Marx. En effet, la philosophie de Hegel rassemble toutes les philosophies qui l’ont précédée et les présente sous la forme d’une histoire de la philosophie. L’écart qui sépare Marx de Hegel permet donc de mesurer celui qui sépare le matérialisme dialectique de toutes les autres philosophies: il permet aussi de mesurer l’écart qui sépare Marx lui-même, celui du Capital , des œuvres philosophiques du «jeune Marx», inspirées par Kant, Hegel et Feuerbach, et qui appartiennent encore à la tradition de la philosophie ancienne.
Or la position de Marx par rapport à Hegel, dans les termes où il la présente lui-même, est au départ énigmatique. D’une part, Hegel apparaît comme le représentant de la philosophie classique, de la position idéaliste en philosophie: c’est son «côté mystificateur», qu’il faut détruire pour ramener la philosophie à sa base matérielle. Mais cette élimination a pour effet de libérer, de rendre à lui-même un autre aspect, positif celui-là, de l’œuvre de Hegel: «La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche en aucune manière qu’il ait été le premier à en exposer, avec ampleur et conscience, les formes de mouvement générales» (Marx, postface à la deuxième édition du Capital ). Tirons de ce texte une première conclusion: contrairement à la représentation qui nous en est communément imposée, l’œuvre de Hegel n’est pas un système clos, complet, unifié, irréductible; elle résulte de la combinaison de deux aspects hétérogènes, et même contradictoires, qui peuvent être séparés parce qu’aucune règle interne de constitution ne les rend solidaires l’un de l’autre; elle concentre, elle aggrave, en prétendant le résoudre, le conflit immanent à toute l’histoire de la philosophie, en étant à la fois la plus idéaliste et la plus matérialiste des philosophies, c’est-à-dire la plus contradictoire.
L’aspect négatif de l’hégélianisme, c’est la mystification qui fait dépendre le mouvement du réel du processus de la pensée, de l’Idée: c’est le système, nécessairement idéaliste en tant que système, comme l’explique Engels au début de son livre sur Ludwig Feuerbach; le système, c’est le mode d’exposition théorique où se reflète l’ordre établi de la domination idéologique des classes politiquement dominantes, et en même temps l’illusion d’autonomie et de création d’un «philosophe» comme sujet individuel: Marx, lui, n’est plus un sujet philosophique, un auteur de système, mais un théoricien qui occupe à ce titre une place délimitée dans un processus politique pratique.
Est-ce à dire que l’aspect positif, qui peut être isolé du précédent, c’est la dialectique ou la méthode de la philosophie nouvelle, déjà présente, mais coupée de sa base matérielle chez Hegel? C’est ce que semble indiquer la métaphore fameuse du renversement: «La dialectique est chez Hegel la tête en bas. Il faut la renverser pour découvrir dans la gangue mystique le noyau rationnel.» À prendre cette phrase à la lettre, il suffirait d’extraire la dialectique du système de Hegel, et de la relier au matérialisme en dehors duquel elle aurait été développée, pour obtenir le matérialisme dialectique. Ainsi, l’on pourrait dire que Marx sort de Hegel, aux deux sens du terme: il franchit les limites du système hégélien, mais il garde quelque chose de son passage dans ce système. Rapport «dialectique» au passé de la philosophie: qui détruit et qui conserve à la fois.
Mais une telle interprétation du texte de Marx, loin d’être dialectique, est des plus mécanistes. Elle implique que le matérialisme dialectique résulte de l’addition du matérialisme et de la dialectique, comme de deux éléments qui, prématurés et séparés, se seraient développés dans le cadre ancien de la philosophie sans avoir réussi, chacun de son côté, à en modifier le statut. Alors on peut écrire une histoire classique du matérialisme (de Démocrite à Feuerbach), une histoire classique de la dialectique (d’Héraclite à Hegel): avec Marx ces deux histoires se rejoignent, s’ajustent et se complètent. Conception tout à fait étonnante du matérialisme dialectique: il n’apporterait dans la philosophie aucun contenu nouveau, mais seulement un arrangement différent des pièces de la philosophie traditionnelle; la philosophie serait ainsi rendue à sa véritable essence, retardée et dispersée dans les étapes réactionnaires de sa genèse, rassemblée et renforcée dans cette phase «avancée» qu’inaugurerait la vraie philosophie. Or il est incompréhensible que la dialectique puisse rester elle-même tout en étant privée de sa base matérielle, et réciproquement. Marx, Engels, Lénine expliquent que le matérialisme vulgaire, qu’il soit mécaniste ou évolutionniste, est «inconséquent», c’est-à-dire inévitablement reconduit au compromis avec l’idéalisme, pour n’en représenter qu’une version camouflée: de même, la dialectique dans un contexte idéaliste se ramène nécessairement à une métaphysique. La dialectique de Marx ne peut donc être la même que la dialectique de Hegel, à l’endroit ou à l’envers: la «méthode» n’est pas transposée telle quelle, par un emprunt mécanique, de la philosophie classique au matérialisme dialectique; elle ne peut être construite que sur ses ruines.
Il reste que, de son propre aveu, Marx a repris quelque chose d’essentiel à Hegel, que Lénine a affirmé la nécessité du passage par La Logique , et a consacré à l’étude de cette œuvre une année entière dans une conjoncture historique (1914-1915) qui, apparemment, aurait dû le tenir éloigné de ce travail purement théorique. Pourquoi cette lecture de Hegel, et en quoi son apport est-il essentiel? La réponse à cette question ne peut être que paradoxale: Marx, Engels, Lénine ont trouvé dans Hegel quelque chose qui n’était pas hégélien. Ils ont eux-mêmes été hégéliens dans la mesure où ils ont transformé Hegel en quelque chose qu’il ne pouvait être par lui-même. Ils se sont servis de lui, et de quelques autres (Feuerbach, et même Héraclite ou Aristote), comme d’une matière première nécessaire à la production de la philosophie nouvelle: de ce travail de transformation, la philosophie ancienne est sortie découpée, élaguée, méconnaissable. Ils ont emprunté à la doctrine non ce qui lui donne son sens général, son unité, mais des éléments matériels, qui, disjoints de leur contexte, pouvaient prendre une signification non hégélienne: par exemple, cette catégorie essentielle de processus , qu’ils ont su exploiter, alors qu’elle restait, dans le cadre du système de Hegel, pratiquement stérile.
Une théorie de la philosophie
C’est pourquoi la philosophie antérieure reste toujours un objet d’étude pour Marx, Engels et leurs successeurs. C’est en dehors de cette philosophie que le matérialisme dialectique trouve son assise, mais dans la pleine connaissance de sa nature, et de l’écart qui l’en sépare. «La pensée théorique de chaque époque, donc aussi celle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps très différents une forme très différente, et par là un contenu très différent. La science de la pensée est donc, comme toute autre science, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine» (Engels, ancienne préface à l’Anti-Dühring ). Les philosophies qui représentent l’idéologie dominante des sociétés de classe ne sont pas des illusions, des apparences qu’il suffirait de critiquer pour les dissiper. Elles sont des faits matériels, constitutifs de la structure des sociétés où ils apparaissent; comme telles elles peuvent être scientifiquement analysées, dans leurs limites et leur spécificité. L’analyse philosophique coïncide alors avec une analyse historique: il faut déterminer les conditions matérielles, non «philosophiques» par définition, dans lesquelles certains effets philosophiques sont requis et eux-mêmes efficaces.
Le sens de la question traditionnelle: «Qu’est-ce que la philosophie?» est donc complètement modifié. Elle cesse d’être une question philosophique, la première question de la philosophie, et devient une question scientifique, une question de matérialisme historique, qui traite la philosophie comme un élément matériel de l’histoire des sociétés. Puisque l’activité philosophique ne se développe pas dans un milieu autonome, «l’élément pur de la pensée», elle relève d’une théorie non philosophique. Cette théorie ne remplace pas la philosophie ni ne tient lieu de philosophie: elle est partie intégrante du matérialisme historique, et à ce titre elle est distincte du matérialisme dialectique. Mais l’existence de cette théorie contribue, dès ses premiers résultats, à transformer la pratique de la philosophie: elle lui donne un nouveau champ d’application et un nouveau contenu.
3. Les thèses du matérialisme dialectique
Le contenu du matérialisme dialectique peut être ramené à quelques énoncés élémentaires: le premier affirme que toute l’histoire de la philosophie est déterminée par la lutte entre deux tendances, deux camps: le matérialisme et l’idéalisme.
Matérialisme et idéalisme
L’histoire de la philosophie, c’est en apparence la succession et la contradiction des systèmes philosophiques: diversité pure, qui ne peut être ramenée à un principe d’explication, à moins que ce principe ne se substitue à la philosophie elle-même pour la représenter dans sa totalité (c’est ce que fait Hegel en fabriquant un système qui remplace et comprend tous les autres). Cette diversité n’est que la surface de l’histoire de la philosophie; elle dissimule un processus extrêmement simple, qui est la contradiction entre deux principes: le principe idéaliste et le principe matérialiste.
On fera une première remarque: ce qui permet de comprendre l’histoire philosophique, c’est la contradiction entre deux principes, et non la lutte entre des systèmes ou des doctrines. L’existence de la philosophie sous la forme de système est l’effet de la domination du point de vue idéaliste sur le point de vue matérialiste. La domination du point de vue matérialiste fera probablement disparaître la philosophie comme système, et lui donnera une forme radicalement nouvelle.
Seconde remarque: les deux principes réalisent (ou représentent) deux points de vue, deux camps. En dernière analyse, ces deux points de vue sont ceux de classes sociales antagonistes; c’est ce qui permet de comprendre qu’à travers toute l’histoire des sociétés de classes, où se succèdent des formes renouvelées et d’exploitation de classe, une même contradiction soit à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie. L’enjeu de cette lutte – lutte matérielle et non conflit entre des idées, qui tend à la domination absolue d’un point de vue sur l’autre – exclut la possibilité d’une «troisième voie»: la contradiction ne peut se résoudre par la synthèse des deux éléments qui la composent. Une telle synthèse, si elle se présente, ne peut être qu’une version camouflée de l’idéalisme, et doit être dénoncée comme telle (ainsi Dühring est-il critiqué par Engels, les empiriocriticistes par Lénine). La lutte philosophique ne connaît pas de compromis: elle représente dans le domaine de la théorie une «position de parti» (cf. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme , chap. IV).
L’être et la conscience
Le deuxième énoncé du matérialisme consiste à affirmer le primat et l’indépendance du réel par rapport à sa connaissance, de l’être par rapport au pensé: «Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience humaine. Le matérialisme historique admet que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l’humanité. La conscience n’est ici et là que le reflet approximativement exact, adéquat, d’une précision idéale» (Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme , chap. IV). Le monde est matériel, il est la seule réalité: la pensée est elle-même un processus matériel, elle ne se développe pas dans un milieu autonome, elle n’a de sens que par rapport aux autres processus matériels dont elle est, en tant que connaissance, le reflet.
Cela appelle une première remarque: le réel est indépendant de la conscience, il subsiste inaltéré en dehors d’elle. Cela ne signifie pas que le matérialisme dialectique instaure une nouvelle forme de dualisme: d’un côté l’être, de l’autre la conscience. L’indépendance de l’être par rapport à la conscience n’a pas de réciproque: la conscience n’est pas indépendante de l’être, elle lui appartient, au contraire, par son contenu et par ses formes.
Deuxième remarque: la matière à quoi se ramène en dernière instance toute réalité est un principe simple, immuable, dont l’usage est complètement représenté par la thèse fondamentale du matérialisme: la matière est antérieure à la pensée. Cette catégorie philosophique de matière, qui a une valeur absolue, ne se confond donc pas avec les concepts de la matière que produit l’histoire des sciences de la nature, et dont la validité est toujours relative à un état donné des connaissances. C’est pourquoi précisément une telle catégorie est inséparable des transformations de la connaissance de la nature, et de l’histoire, car elle permet de représenter ce que cette connaissance a d’absolu: l’objectivité qui se manifeste dans ses étapes successives, relatives.
Troisième remarque: la notion de «reflet» n’introduit pas une catégorie philosophique supplémentaire. Elle énonce le rapport de l’être et de la conscience dans un contexte particulier: «Le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme» (Marx, Le Capital , t. I). Cette notion exprime à la fois l’extériorité de l’être par rapport à la conscience et l’intériorité de la conscience par rapport à l’être. Elle ne doit pas être interprétée mécaniquement: elle ne signifie pas que la conscience imite l’être, qu’elle le répète, par le fonctionnement d’un quelconque automatisme. En même temps qu’une identité entre les termes qu’elle relie, elle indique un écart, une différence: «L’image peut refléter plus ou moins fidèlement l’objet, mais il est absurde de parler ici d’identité» (Lénine). Les formes de la conscience sont des effets spécifiques: elles ne peuvent être réduites aux conditions qui les produisent. A fortiori la notion de reflet n’est-elle donc pas le germe, ou le mot d’ordre, d’une théorie de la connaissance, d’une théorie «scientifique» des «mécanismes» ou des «processus» (psychologiques, sociologiques, épistémologiques...) de la connaissance; une telle théorie est totalement exclue par le matérialisme dialectique.
Métaphysique et dialectique
Le principe matérialiste, en troisième lieu, se présente comme inséparable de l’affirmation du caractère dialectique de la matière. La propriété essentielle de la matière est le mouvement: elle n’est elle-même qu’en se transformant, en s’altérant. Cela signifie que la matière n’est pas une substance, la « Nature » comme totalité achevée et éternelle, mais un processus: «La nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement; elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais elle connaît une histoire réelle» (Engels).
Le contraire direct de la dialectique, c’est la métaphysique. La métaphysique représente des entités arrêtées, des choses éternelles, se suffisant à elles-mêmes, intransformables; elle les réfléchit comme des aspects isolés, détachés les uns des autres, c’est-à-dire des abstractions. La conception métaphysique de la matière est donc anhistorique, unilatérale. Elle culmine dans une représentation mécanique de la nature, et ne voit en elle qu’un agrégat, un arrangement de parties ou de qualités indépendantes et inaltérables; elle la réduit au modèle d’une composition abstraite. Le matérialisme métaphysique fait de la nature une idée: il est un idéalisme.
La dialectique se définit comme étant l’inverse de la métaphysique: aucun phénomène de la nature ne peut être compris dialectiquement si on l’envisage isolément, en dehors des rapports organiques qui le lient aux autres phénomènes; il n’a pas d’existence en dehors de ces rapports qui l’engagent dans un processus incessant de transformation. Ainsi est abolie la barrière qui sépare nature et histoire dans la philosophie classique: il n’y a dans l’histoire que des faits naturels, et, réciproquement, tout dans la nature est historique.
Ainsi la dialectique n’est pas seulement un procédé, une méthode pour représenter la matière: elle n’est pas elle-même une abstraction, un aspect prélevé sur la nature, et qui puisse être considéré indépendamment d’elle. «Le principe fondamental de la dialectique est qu’il n’existe pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète» (Lénine).
Le problème de la contradiction
Le quatrième énoncé du matérialisme peut se formuler à partir de la notion de contradiction. «Au sens propre, la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses» (Lénine, Cahiers philosophiques ). «La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et sont habituellement (et deviennent) identiques – dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre – pourquoi l’entendement humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, pétrifiés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre» (ibid .). «Il n’existe pas de chose qui ne contienne de contradiction. Sans contradiction, il n’y aurait pas d’univers [...]. La contradiction est universelle, absolue; elle existe dans tous les processus du développement des choses et des phénomènes et pénètre tous les processus, du début à la fin» (Mao Zedong, À propos de la contradiction ).
Cela ne signifie pas que la dialectique se ramène à une théorie, à une métaphysique de la contradiction. Il n’y a que des contradictions concrètes, interdépendantes, mais répondant chacune à des conditions spécifiques: «Dans les contradictions, l’universel existe dans le particulier [...]. Le particulier naît du fait que chaque contradiction a son caractère spécifique propre» (Mao Zedong). Ainsi, chaque contradiction est concrète ou matérielle: la contradiction n’est pas entre des idées mais entre des choses; elle est identique à la matière elle-même; une dialectique idéaliste est nécessairement une métaphysique.
La loi de la contradiction implique l’existence des contraires. Ceux-ci s’opposent, s’excluent: toute réalité, toute «unité» est déterminée par les conditions concrètes de cette lutte; «un se divise en deux». Réciproquement, les contraires ne peuvent exister isolément, l’un sans l’autre: ils se conditionnent mutuellement, et se transforment l’un dans l’autre, dans des conditions déterminées; il existe une unité des contraires. «L’unité des contraires se forme seulement dans des conditions déterminées et c’est pourquoi l’unité est conditionnée, relative [...]. La lutte des contraires existe partout sans exception et c’est pourquoi elle est inconditionnée, absolue» (Mao Zedong). La nature et l’histoire ne peuvent être réduites à un principe unique et unifié, qui mettrait fin aux contradictions et qui en interromprait le mouvement de transformation.
Le critère de la pratique
Le cinquième énoncé du matérialisme porte sur le problème de la pratique. «La pratique est supérieure à la connaissance (théorique), car elle a la dignité non seulement du général, mais aussi du réel immédiat» (Lénine, Cahiers philosophiques ). «La théorie matérialiste dialectique de la connaissance met la pratique à la première place, en estimant que la connaissance humaine ne peut être à aucun degré coupée de la pratique, et en rejetant toutes les théories erronées qui nient l’importance de la pratique et coupent la connaissance de la pratique» (Mao Zedong, À propos de la pratique ). Il n’y a de vérité objective que par rapport à la réalité matérielle: ce rapport est donné par la pratique sociale concrète, qui sert donc de fondement ou de critère à la connaissance.
La connaissance commence par la pratique, elle doit retourner à la pratique: une théorie n’a de signification objective que si elle est unie à une pratique, qu’elle permet d’organiser et de transformer. La théorie marxiste en donne l’exemple par excellence, puisqu’elle s’est alliée au mouvement ouvrier révolutionnaire pour lui servir de guide: «Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire» (Lénine, Que faire? ).
La représentation classique de la théorie et de la pratique est ainsi complètement bouleversée: il n’y a plus séparation de la pratique et de la théorie, soumission de la pratique à la théorie, mais soumission de la théorie à la pratique, union de la théorie et de la pratique. La théorie n’a plus de statut indépendant: comme la conscience, qui n’est qu’une forme de la matière, elle n’est qu’une pratique parmi les autres, reliée à elles dans les conditions d’une conjoncture concrète.
Les conditions qui déterminent la théorie (la connaissance) sont pratiques. En tant que la théorie est elle-même un processus, une pratique, ses conditions la déterminent de l’intérieur. C’est pourquoi la thèse du critère de la pratique est à l’opposé du pragmatisme qui, reposant sur l’idéologie idéaliste de la séparation entre la théorie et la pratique, assigne sous ce nom à la théorie un critère extérieur à sa pratique. Le critère de la pratique coïncide avec la constitution par la théorie de son propre critère de vérité.
Qu’y a-t-il de nouveau dans la philosophie marxiste? Elle ne se démarque pas seulement des autres philosophies par les principes qui permettent de la formuler, mais surtout par l’usage qu’elle fait de ces principes et par la fonction qu’elle leur attribue: la transformation de son contenu coïncide avec une transformation de la forme et du statut de la philosophie.
Les principes du matérialisme dialectique en concentrent en effet toute la vérité ou la validité théorique. Ils sont des thèses indémontrables, irréductibles; ils ne fondent pas un système philosophique nouveau, c’est-à-dire un ensemble d’argumentations complet, autonome, clos, «vrai» dans les limites idéales, purement théoriques, qu’il fixe à sa démonstration. Toute la justesse de ces thèses tient dans leur objectif, qui est de rendre possible, dans le champ des sciences constituées et dans celui des idéologies, une prise de position, une démarcation entre les points de vue des deux grandes classes sociales antagonistes.
Ainsi s’explique le caractère initialement négatif, critique, polémique de cette philosophie qui ne s’expose pas comme une doctrine, mais qui s’applique dès le départ à des situations concrètes, en démêlant dans les productions théoriques ou idéologiques ce qui relève du matérialisme et de l’idéalisme, du dialectique et du métaphysique, et en démasquant les formations de compromis qui se prétendent au-dessus de ces distinctions.
Alors la philosophie cesse d’être une «théorie» à côté des autres: elle assure concrètement l’union de la théorie et de la pratique, en se mettant au service de la pratique, en devenant elle-même une pratique directe. Telle est la fonction nouvelle de la philosophie du prolétariat: représenter la pratique révolutionnaire du prolétariat dans le domaine de la théorie.
● Matérialisme dialectique philosophie marxiste qui lie une conception matérialiste du monde, essentiellement fondée sur les progrès scientifiques, et une conception critique, la dialectique, héritée de la philosophie de Hegel.
Encyclopédie Universelle. 2012.