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ARS NOVA
ARS NOVA

Ars nova , tel est le titre d’un traité que le compositeur et théoricien Philippe de Vitry (1291-1361) écrivit à Paris vers 1320. Plus qu’un manifeste, c’était la prise de conscience d’une évolution esthétique, dont les signes précurseurs apparaissaient dans la seconde moitié du XIIIe siècle. D’autres théoriciens, le «conservateur» Jacobus de Liège dans son Speculum musicae , le «progressiste» Johannes de Muris dans sa Musica speculativa de 1321, l’Italien Marchetus de Padoue (Pomerium artis musicae mensurabilis ), l’Anglais Simon Tunstede (De quatuor principalibus musicae ), constatent et contribuent à imposer les tendances nouvelles. Aussi bien la musicologie moderne a-t-elle attribué le terme ars nova à toute la production musicale du XIVe siècle, tant française qu’italienne et, par antithèse, a donné le nom d’ars antiqua à la musique du siècle précédent, celle de Léonin, de Pérotin et de son école, dite école de Notre-Dame.

1. Le cadre historique

Avant d’étudier l’aspect technique de cet art nouveau, il convient de le replacer dans son cadre historique.

Dans son ouvrage, Fondements d’un nouvel humanisme (Genève, 1966), Georges Duby écrit: «Incontestablement, le XIVe siècle ne fut pas dans l’ordre des valeurs culturelles un moment de contraction, mais bien au contraire de rare fécondité et de progrès. Il apparaît que les dégradations mêmes et les dérangements de la civilisation matérielle ont stimulé la marche en avant de la culture [...]. Tourmentés, les hommes de ce temps le furent certainement plus que leurs ancêtres, mais par les tensions et les luttes d’une libération novatrice. Tous ceux d’entre eux capables de réflexion eurent en tout cas le sentiment, et parfois jusqu’au vertige, de la modernité de leur époque. Ils avaient conscience d’ouvrir des voies, de les frayer. Ils se sentaient des hommes nouveaux.»

Ce modernisme se fait jour dès la fin du XIIIe siècle: il s’annonce par la critique des hautes classes de la société dans la seconde partie du Roman de la Rose ; il éclate avec le Roman de Fauvel , satire violente écrite par Gervais du Bus entre 1310 et 1314. Le nom de Fauvel – l’âne rouge chargé de tous les vices du siècle – est composé des initiales des mots flatterie, avarice, vilenie, vanité, envie, lâcheté. Les grands de ce monde y sont pris à partie, et cette œuvre véritablement révolutionnaire comporte 132 pièces musicales, intercalées dans le texte par Chaillou de Pestain, les unes de facture ancienne, la plupart annonçant ou confirmant les tendances nouvelles (parmi ces pièces, on trouve quelques œuvres de jeunesse de Philippe de Vitry). Ce vigoureux réquisitoire se situe donc à la fin du règne de Philippe le Bel. Or, ce règne marque un tournant décisif dans l’évolution des mœurs et des idées. C’est sous Philippe le Bel que fut consacrée la rupture du pouvoir temporel avec l’autorité spirituelle, rupture dont les fameux démêlés du souverain avec le pape Boniface VIII sont l’illustration évidente. On peut constater avec René Guénon (Autorité spirituelle et pouvoir temporel , Paris, 1947): «Les légistes de Philippe le Bel sont déjà bien avant les humanistes de la Renaissance les véritables précurseurs du laïcisme ...»

La musique ne pouvait rester en marge de ce mouvement général des idées, et l’esprit nouveau qui anime les musiciens émeut à ce point les autorités de l’Église que d’Avignon le pape Jean XXII lance en 1324-1325 sa célèbre décrétale Docta sanctorum patrum dont voici le passage essentiel: «Certains disciples de la nouvelle école, tandis qu’ils mettent toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent à faire les notes de façon nouvelle, préfèrent composer leurs propres chants que chanter les anciens, divisent les pièces ecclésiastiques en semi-brèves et minimes; ils hachent le chant avec les notes de courte durée, tronçonnent les mélodies par des hoquets, polluent les mélodies avec des déchants et vont jusqu’à les farcir de «triples» et de motets en langue vulgaire. Ils méconnaissent ainsi les principes de l’antiphonaire et du graduel, ignorent les tons qu’ils ne distinguent plus, les confondent même: sous cette avalanche de notes, les pudiques ascensions et les discrètes retombées du plain-chant, par lesquelles se distinguent les tons eux-mêmes, deviennent méconnaissables. Ils courent sans se reposer, enivrent les oreilles au lieu de les apaiser, miment par des gestes ce qu’ils font entendre. Ainsi, la dévotion qu’il aurait fallu rechercher est ridiculisée et la lascivité qu’on aurait dû fuir est étalée au grand jour...»

Il va sans dire que cette homélie resta sans effets. Le courant novateur était trop fort. Au reste, la papauté semble en avoir pris son parti, puisque Jean XXII lui-même combla Philippe de Vitry de prévenances et de bénéfices et l’invita en Avignon. Son successeur Clément VI en fit son «chapelain et commensal» et Philippe le remercia par la dédicace d’un motet. Le plus illustre des musiciens du IVe siècle, Guillaume de Machaut, fut également invité en Avignon. On sait le rôle éminent que joua la cité des papes en tant que centre de rayonnement intellectuel et artistique.

2. Les progrès de la notation

L’essentiel des innovations reprochées aux musiciens par Jean XXII trouve sa source dans les progrès de la notation. Depuis l’époque des neumes jusqu’à l’école de Notre-Dame, la notation musicale était restée imprécise. C’est aux disciples de Pérotin qu’il faut attribuer les premières réformes qui furent à l’origine de la notation dite proportionnelle (nota mensurabilis ).

Les musiciens de l’école de Notre-Dame furent en effet les premiers à utiliser les ligatures, artifices graphiques destinés à définir le rythme selon l’accentuation brève-longue (ou vice versa). Il ne s’agissait encore que de la découverte d’un principe qui en se perfectionnant au cours du XIIIe siècle allait mettre à la disposition des compositeurs un système cohérent et efficace. Cette notation fut enrichie par les deux Francon: Francon de Paris, qui fut maître de chapelle à Notre-Dame et que l’on tient généralement pour l’auteur de l’Ars cantus mensurabilis , et Francon de Cologne, auteur d’un Compendium discantus . La notation dite franconienne se caractérise par l’attribution aux notes de formes différentes selon leur durée; ainsi se précisent les figurations de la longa , de la brevis et de la semi-brevis : .

Jusque-là, on ne connaissait que le rythme ternaire, considéré comme tempus perfectum en vertu d’un symbolisme hérité des théories pythagoriciennes transmises par le philosophe Boèce, néo-pythagoricien du Ve siècle, vénéré par tous les musiciens du Moyen Âge. Le tempus perfectum était représenté par un cercle, la figure géométrique parfaite par excellence; un peu plus tard apparaîtra le demi-cercle (ancêtre de notre lettre C indiquant la mesure à quatre temps) comme symbole de la mesure binaire. L’unité de temps était la brevis. La longa perfecta valait donc trois brèves; la longa imperfecta n’en valait que deux. Les difficultés surgissaient du fait que la figuration des notes ne leur accordait point une valeur absolue; cette valeur était fonction des rapports des notes entre elles, ou, plus précisément, de leur position réciproque: ainsi une longa devant une autre longa ou devant trois brèves était considérée comme perfecta; mais si elle était précédée ou suivie d’une brevis, celle-ci lui ôtait un tiers de sa valeur et elle devenait imperfecta. Dans le cas de deux brèves séparant deux longues, l’une des deux brèves, la première, se voyait attribuer la moitié de la valeur de la seconde; l’une était dite brevis recta et l’autre brevis altera.

On voit la complexité du système et les difficultés d’interprétation auxquelles il pouvait donner lieu. Aussi pendant longtemps, les compositeurs devaient-ils faire choix au début d’un morceau d’un mode rythmique, imposant a priori le schéma longue-brève ou le schéma brève-longue, et rester fidèles à ce mode jusqu’à la fin du morceau. Au cours du XIIIe siècle, on vit apparaître des pièces en mode mixte où les deux schémas se trouvaient utilisés alternativement. L’invention du punctus divisionis permit de clarifier cette situation et de la rationaliser. Puis, l’emploi des notes rouges (on en trouve dans les pièces du Roman de Fauvel) permit d’introduire avec plus de précision les divisions binaires (la notation noire restant réservée aux rythmes ternaires). En même temps que naissait la notation bicolore apparaissait une nouvelle valeur, la minima , notée, comme la brevis, par un point losangé, mais pourvu d’une hampe: . Plus tard encore, on utilisera la semi-minima: . Ainsi, les valeurs se font de plus en plus brèves, et l’on dira au XIVe siècle: «Gaudent brevitate moderni

Toutes ces innovations furent consignées et codifiées par Philippe de Vitry, salué par le poète Pétrarque comme un chercheur avide de découvrir la vérité («Veri semper acutissimus et ardentissimus inquisitor »). À la théorie des modes (major et minor), Philippe de Vitry ajouta celle des «prolations» qui littéralement doublait les possibilités du système de notation. La figure 1 résume ce système. Le mode était indiqué au début du morceau par un rectangle pourvu ou non d’un point intérieur selon la «perfection» ou l’«imperfection»; de même, le tempus était indiqué par un cercle pourvu ou non du point intérieur et la prolation par un demi-cercle pointé ou non.

Philippe de Vitry n’abandonna point pour autant la notation rouge qui indiquait des modifications de valeur autres que celles déjà établies par le système des prolations. Cette notation colorée fut d’ailleurs développée par les successeurs de Vitry, donnant aux manuscrits de la fin du XIVe siècle un aspect somptueux. L’usage du point ajouté à une note pour en augmenter la valeur (usage conservé de nos jours) ajoutait encore à la subtilité et à la précision du système.

Dès lors, on assista à ce qu’on pourrait appeler l’émancipation du rythme, les musiciens pouvant donner libre cours à leur imagination en ce domaine. Ils ne s’en sont point fait faute, et l’on a vu se généraliser la pratique du hoquet (interruption du son par des silences), déjà utilisée dans des motets de la fin du XIIIe siècle, brisant les lignes mélodiques pour leur conférer un aspect heurté, chaotique, mais singulièrement dynamique (on parlerait aujourd’hui de musique syncopée).

De même se développa et s’amplifia le principe de l’isorythmie, déjà en application au siècle précédent.

On appelle isorythmie la normalisation du rythme du cantus firmus , ou tenor (on disait encore «teneur») emprunté généralement au chant grégorien. On doit aux théoriciens de l’ars nova la double notion de color et de talea . Le mot color désignait le thème mélodique; Le mot talea s’appliquait aux périodes rythmiquement semblables découpées dans ce thème. La color et la talea se superposaient, c’est-à-dire que si, par exemple, la color comprenait six notes et la talea cinq durées, les fragments isorythmiques se répétaient jusqu’à ce que la dernière note de la color corresponde à la dernière durée de la talea. (La figure 2 aidera à comprendre ce processus.)

Cette technique admettait des variantes: fréquemment, le compositeur, à la fin de son œuvre, utilisait des valeurs plus brèves pour la talea , ce qui donnait plus de vie à la coda.

Le motet isorythmique devait être la grande forme musicale du XIVe siècle. Il était basé sur un tenor liturgique au rythme normalisé, auquel s’adjoignait un contratenor obéissant aux mêmes principes. Les parties supérieures de la composition, dites respectivement motetus et triplum , se développaient librement dans un mouvement relativement plus vif que les parties de tenor et de contratenor, celles-ci étant notées en valeurs longues, les autres en valeurs brèves (le triplum accusant la brièveté par rapport au motetus). On verra vers la fin du XIVe siècle le principe de la talea s’appliquer aussi aux parties supérieures, sinon intégralement, du moins partiellement. Ce sera le cas dans divers fragments de la Messe de Guillaume de Machaut.

«Il en résulte, dit Van den Borren, un mode de composition tellement rigoureux qu’il n’est point exagéré de l’assimiler à une sorte de jeu mathématique.»

L’émancipation du rythme ne fut pas la seule conquête de l’ars nova: une révolution s’accomplit aussi dans l’ordre harmonique. On vit se multiplier les altérations modifiant les lignes mélodiques jusqu’à laisser pressentir le «chromatisme». En effet, avant le XIVe siècle, les musiciens n’avaient connu que le diatonisme des modes ecclésiastiques. C’est au XIIIe siècle qu’apparut pour la première fois sous la plume des théoriciens le terme de musica ficta désignant la transposition des modes grégoriens, transposition exigeant l’emploi d’altérations. L’usage de l’armure n’existait pas, et le système de la «solmisation» en vigueur depuis Guy d’Arezzo, c’est-à-dire depuis le XIe siècle, avec son jeu complexe de muances, rendait délicates de telles transpositions. On sait que le système de Guy d’Arezzo, perfectionné par les théoriciens qui lui succédèrent, était fondé sur l’attribution aux notes de syllabes conventionnelles empruntées à l’hymne à saint Jean-Baptiste (Ut queant laxis ), syllabes qui donnèrent six désignations: Ut , , mi , fa , sol , la , rendant compte de la place du demi-ton (mi -fa ). Mais on conserva pour la septième note la lettre B (au lieu de si , syllabe qui n’apparut que plus tard). Il existait deux sortes de B : le B mollitum (équivalent de notre si bémol) et le B quadratum (notre si naturel, ou bécarre, désigné par la lettre H dans la notation allemande). Dans le système dit solmisation, les syllabes mi, fa s’appliquaient aussi bien à nos notes réelles mi , fa qu’au demi-ton existant entre la et si bémol, ou entre si bécarre et ut . Les syllabes n’avaient donc pas de valeur absolue; elles n’avaient d’autre but que de renseigner sur la position du fameux demi-ton. D’où un système en hexacordes: l’hexacorde naturel (sans si bémol ni si bécarre), l’hexacorde dur (avec si bécarre) et l’hexacorde mou (avec si bémol). Lorsqu’on changeait d’hexacorde (muance ou mutation) les syllabes changeaient de signification, c’est-à-dire qu’elles ne s’appliquaient plus aux mêmes sons. Ainsi la note C pouvait être sol , fa ou ut . Si la note pivot, lors du changement d’hexacorde, était un sol , elle devenait fa . Ce système était, on le voit, délicat à manier. Pour en simplifier l’usage, on avait eu l’idée d’attribuer le nom des différents sons de l’échelle sonore aux phalanges des doigts de la main, procédé mnémotechnique connu sous le nom de main harmonique ou guidonienne. L’étude de la main guidonienne resta pendant longtemps à la base de l’enseignement musical.

Le développement des altérations de la musica ficta au cours du XIVe siècle allait transformer l’aspect des lignes mélodiques. Sans pouvoir parler encore de chromatisme, on en prévoit déjà l’usage dans certaines œuvres de Guillaume de Machaut comme dans les écrits théoriques de Marchetus de Padoue.

Le XIVe siècle voit apparaître l’ut dièse, le sol dièse – voire le dièse. On mesure l’étendue de cette découverte et ses conséquences sur l’évolution du langage musical vers la tonalité moderne. L’emploi des «doubles sensibles» qui se généralisa avec l’ars nova, donnant des formules cadentielles du genre:

(fréquentes chez Guillaume de Machaut), ouvrait la voie au verticalisme harmonique.

3. Les formes

Parmi les formes héritées de l’école de Notre-Dame, certaines disparurent peu à peu au cours du XIVe siècle, d’autres se transformèrent; enfin des formes nouvelles naquirent.

Nous avons défini ci-dessus la technique du motet isorythmique; il nous faut revenir sur la forme motet et en retracer l’évolution.

Le motet (étymologiquement, petit mot, motetus , motulus ) est né au XIIIe siècle de l’adaptation de parole aux longues vocalises des organa (selon le même processus qui vit naître à l’époque carolingienne tropes et séquences de l’adaptation de textes aux jubilations alléluiatiques du chant grégorien). L’organum était construit sur une «teneur» liturgique, d’abord présentée en valeurs longues, valeurs qui allaient ensuite en se rétrécissant tandis qu’évoluaient souplement les autres voix (une, deux ou trois), échangeant motifs mélodiques et rythmiques. L’usage des modes rythmiques conférait à ce genre de composition une extraordinaire unité. Mais les longs mélismes des voix du déchant éprouvaient les chanteurs; l’adaptation de paroles leur simplifia la tâche. Quand déclina le genre organum que Pérotin le Grand avait porté à son apogée, ce fut tout naturellement le motet qui lui succéda. La teneur liturgique de l’organum d’autre part, en s’animant progressivement, acquérait un rythme plus accusé; ce rythme en s’organisant en périodes régulières allait entraîner l’apparition de l’isorythmie.

La grande originalité du motet fut que les textes surajoutés pouvaient n’avoir aucun rapport avec le texte liturgique de base. On en arriva même à superposer des textes différents, les uns profanes, les autres religieux, les uns en français, les autres en latin, accusant par là même le caractère indépendant, individuel de chaque ligne mélodique. Ainsi rencontre-t-on des motets profanes à côté des motets sacrés.

Avec l’ars nova, le motet ne s’amplifie pas seulement dans sa forme, mais aussi dans son esprit. Van den Borren a pertinemment défini cette évolution: «Le motet n’est plus à l’époque de Philippe de Vitry et Guillaume de Machaut ce qu’il était au siècle de Saint Louis. L’intime concentré religieux ou le candide divertissement profane en quoi il consistait alors ont fait place à une composition de vaste envergure dont le texte ou plutôt les textes ne sont plus d’humbles prières à la Vierge ou d’aimables pastourelles, mais des poèmes religieux, moraux, politiques, satiriques dans lesquels la vie du siècle est évoquée à grands traits en vers français ou latins dont le style marque un renversement complet par rapport à celui de l’ars antiqua.»

Un autre genre de composition en honneur au XIIIe siècle était le conduit (conductus ). Il diffère de l’organum en ce que son tenor n’est plus liturgique, mais laissé à l’imagination du compositeur et, ce qui est encore plus important, en ce que les autres voix adoptent le rythme de la voix principale. Au cours de son évolution le conduit tendra vers le contrepoint, note contre note; si le tenor est syllabique, les autres voix le seront aussi, créant une polyphonie homorythmique. Dans le conduit d’ailleurs, à la différence du motet, toutes les voix chantaient le même texte.

Ce genre n’est plus pratiqué par les musiciens de l’ars nova; mais il méritait d’être mentionné ici, car c’est manifestement le style du conduit qui a influencé certains fragments de messes polyphoniques au XIVe siècle, notamment le gloria et le credo de la Messe de Machaut.

Considérons maintenant la messe polyphonique, cette grande innovation des musiciens du XIVe siècle.

La première messe polyphonique de l’histoire semble être la Messe dite de Tournai , parce que le manuscrit figure aux archives de la cathédrale de cette ville. Van den Borren, qui l’a transcrite (1957), attire notre attention sur le caractère hétérogène de cette œuvre. Les fragments qui la composent (l’ordinaire de la messe, c’est-à-dire successivement kyrie , gloria , credo , sanctus , agnus Dei , ite missa est ) sont de style et de notation différents. On peut en déduire que les divers morceaux de la Messe ne seraient ni du même auteur, ni de la même époque. Les fragments les plus anciens dateraient de la fin du XIIIe siècle, les plus récents du milieu du XIVe siècle. Au reste, la présence du credo et de l’ite missa est dans d’autres manuscrits (Las Huelgas, Apt, Madrid, Ivrea) renforce cette hypothèse et nous incline à conclure que les parties les plus récentes de la Messe de Tournai proviennent du répertoire d’Avignon. C’est en effet, d’après les dernières découvertes de la musicologie, au répertoire de la chapelle pontificale en Avignon qu’il convient de rattacher la plupart des œuvres sacrées figurant dans les manuscrits méridionaux, plus particulièrement celui du trésor d’Apt et celui de la bibliothèque capitulaire d’Ivrea, en Italie. L’essentiel de ce répertoire a fait l’objet d’une publication critique en 1962 (H. Stäblein-Harder: Fourteenth Century Mass Music in France). À l’analyse, trois styles apparaissent:

1. Compositions en forme de motet: trois voix dont une instrumentale; les deux voix supérieures plus élaborées que la teneur qui joue le rôle de simple soutien.

2. Compositions dans le style du déchant: une seule partie vocale souple et ornée comme dans les œuvres profanes. Une ou deux parties instrumentales, rarement trois.

3. Compositions purement vocales (quoi-qu’un soutien instrumental ne soit pas exclu) qui se caractérisent par la déclamation syllabique simultanée du texte dans toutes les parties. Ce genre fait songer à l’ancien conduit, mais il s’agit plus d’une ressemblance que d’une filiation. Les compositions de ce style se rattachent plus vraisemblablement à la pratique de l’improvisation collective, recommandée par Jean XXII dans sa décrétale de 1324, et dont l’usage a été assez tenace pour qu’au XVe siècle Tinctoris y fasse encore allusion dans ses écrits théoriques. On remarque généralement la prédominance mélodique de la voix supérieure et une certaine verticalité qu’accusent des mouvements parallèles de quartes ou de quintes, formant parfois avec la basse des accords de sixte (faux-bourdon).

Outre la Messe de Tournai et les fragments de messes du répertoire avignonnais, il nous faut encore citer les cycles formant des ensembles plus ou moins homogènes (comme la Messe de Tournai ) et connus sous le nom de Messe de Toulouse , Messe de Barcelone et Messe de la Sorbonne , ou Messe de Besançon ? (cette dernière étant probablement l’œuvre de J. Lambuleti).

Mais, dominant toute cette production, et même toute la musique du siècle, la Messe Notre-Dame , de Guillaume de Machaut, conçue comme un tout homogène, quoique ses diverses parties ne soient pas de même facture, apparaît comme un chef-d’œuvre unique, le premier monument de la musique française. Elle a l’immense mérite de ne point renier la tradition du siècle passé tout en bénéficiant de toutes les acquisitions de l’ars nova. Guillaume de Machaut a su opérer la synthèse de ce qu’il appelle dans son Remède de Fortune «la vieille et nouvelle forge».

Dès lors la messe polyphonique deviendra une des formes essentielles de la musique, de Dufay à Palestrina.

Il faut maintenant aborder les formes profanes; parallèlement au «gothique flamboyant» qui inspire les grands motets isorythmiques, un «gothique de joaillerie», selon la jolie expression de Van den Borren, rappelant l’art des miniaturistes, inspire une floraison de petites pièces profanes: virelais, rondeaux et ballades.

Ici, plus de tenor liturgique, plus d’isorythmie, mais une écriture libre, pleine de fantaisie mélodique et rythmique, conditionnée par les formes littéraires. Quelques-unes de ces pièces sont monodiques et se situent dans la tradition de l’art courtois des trouvères (c’est le cas des Lais de Guillaume de Machaut).

Les techniques de l’ars nova sont plus directement impliquées dans les formes polyphoniques: le virelai (chanson à danser, qui se confondit par la suite avec le rondeau); le rondeau, forme surtout littéraire, obéissant à un schéma stéréotypé – strophes de 8 vers faisant apparaître le retour d’un refrain et dont le plan peut se définir ainsi: AB, A A, A B , AB. Musicalement, il ne comportait que deux parties correspondant aux lettres A et B. Adam de la Halle au XIIIe siècle avait conçu ses rondeaux dans l’esprit des conduits (les 3 voix chantaient le même texte). Les musiciens du XIVe et du XVe siècle ont adopté l’accompagnement instrumental; le rondeau, sous cette forme (3 voix, une chantée et 2 instrumentales), allait devenir la forme favorite de la chanson française.

Quant à la ballade, issue de la vieille estampida des troubadours, Machaut contribua à en fixer la forme poétique; elle perd définitivement avec lui son caractère original d’air à danser pour devenir une composition artistique plus élaborée. Machaut créa d’autre part la double ballade; un certain Thomas Païen lui ayant envoyé le texte d’une ballade (Quant Theseus, Hercules et Jason ), Machaut écrivit incontinent une seconde ballade avec les mêmes rimes et le même refrain (Je voy assez puisque je voy ma Dame ). Il mit les deux textes en musique, en les superposant comme dans le motet, et y adjoignit deux parties instrumentales. L’œuvre ne resta pas une curiosité isolée; elle fut imitée, et c’est cette forme qu’adopta F. Andrieu écrivant plus tard sa Déploration sur la mort de Machaut sur un texte (une double ballade précisément) d’E. Deschamps.

Mentionnons enfin les caccie ou chaces, genre particulièrement en honneur en Italie. L’usage de l’écriture en canon y était symbolique: on y voyait l’image de la bête poursuivie se dérobant devant le chasseur. Les caccie étaient généralement à 3 voix: 2 parties vocales en canon strict et une teneur instrumentale.

4. L’ars nova en Italie

On sait peu de chose du développement de l’art polyphonique en Italie au XIIIe siècle, il semble cependant, à l’examen des premières œuvres polyphoniques conservées (datant environ de 1330), que les Italiens y avaient acquis une certaine maîtrise. Ces premières œuvres en effet mettent en évidence une originalité, une habileté d’écriture qui ne sauraient être le fait d’auteurs encore novices. L’influence française est manifeste et, cependant, elle apparaît assimilée, adaptée à des particularités stylistiques proprement italiennes. On remarquera d’abord la qualité et l’originalité de la notation (décrite par Marchetus de Padoue dans son traité Pomerium artis musicae mensurabilis , écrit entre 1321 et 1326). Cette notation est issue des perfectionnements apportés à la notation proportionnelle en France, par Pierre de La Croix à la fin du XIIIe siècle.

Une première remarque s’impose: la polyphonie italienne est avant tout profane. On trouve très peu d’œuvres conçues pour les besoins de la liturgie. La première fonction du compositeur semble avoir été de fournir de la musique pour les réjouissances et fêtes mondaines. Les sources littéraires (Boccace, le Décameron ; Giovanni da Prato, Paradiso degli Alberti ) indiquent clairement que la musique faisait partie de la vie sociale et qu’elle n’était point l’apanage des seuls professionnels: un «amateurisme éclairé» préfigurait l’esprit de la Renaissance.

Pour plaire à ce public de dilettanti , les compositeurs devaient accorder moins d’importance que les Français aux complexités du contrepoint ou du rythme, mais veiller à l’élégance des lignes mélodiques et laisser la porte ouverte à l’improvisation, à l’habileté de l’exécutant. Van den Borren a parfaitement défini l’esprit de cette musique: «La musique du Trecento italien se distingue par une physionomie toute particulière à laquelle l’appellation de gothique ne saurait convenir que très partiellement. En effet, nulle angulosité, nulle tendance à l’orfèvrerie délicatement travaillée ne se discerne dans les pièces de Landini, de ses contemporains et de ses prédécesseurs, mais bien plutôt une recherche de souplesse de la ligne mélodique qui donne à celle-ci un semblant de lyrisme dont on chercherait en vain la trace en pays gaulois.»

Ainsi, la différence majeure entre l’ars nova française et l’italienne réside dans ce fait: alors qu’en France la composition était fermement établie sur la base d’une teneur liturgique, en Italie, la ligne mélodique supérieure, celle qui supportait le texte poétique, avait la prépondérance et les autres voix en dérivaient.

La pratique de l’improvisation à laquelle nous faisions allusion plus haut s’étendit au sanctuaire. Si bien que les théoriciens eux-mêmes adoptèrent une attitude empirique, livrant dans leurs traités des règles ou conseils d’exécution, plus que des principes rigides de composition.

En France, on restait encore attaché à la vieille distinction médiévale entre musique théorique et musique pratique, le théoricien seul ayant droit au titre de musicus ; la musique était encore, sous son aspect spéculatif, considérée comme une science (elle faisait partie du quadrivium, aux côtés de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie). En Italie, la musique était déjà un véritable art.

La caccia , le madrigal et la ballata étaient parmi les formes les plus pratiquées en Italie.

La caccia, analogue à la chace française, était fondée, nous l’avons vu, sur l’écriture en canon; mais, comme le remarque André Pirro: «Entre les chants en canon des Français et ceux des Italiens, il y a la même différence qu’entre les plans d’un architecte et les croquis d’un peintre.»

Le madrigal, à l’origine chant populaire de caractère pastoral, né dans le nord de l’Italie (Vénétie et Lombardie), fut cultivé à la fin du XIIIe siècle comme forme monophonique; lorsqu’il devint polyphonique (à 2 ou 3 voix), il ne perdit point son caractère agreste, mais la forme évolua sous l’influence de la caccia et les techniques françaises. La partie supérieure resta plus ornée et écrite en valeurs plus brèves que la ou les parties graves (vocales ou instrumentales). Les madrigaux de la fin du XIVe siècle sont plus complexes; le style en imitations y apparaît ainsi que les passages en hoquets à la française.

La ballata fut la forme la plus en vogue, surtout à la fin du Trecento. Il ne faut point la confondre avec la ballade française; elle s’apparente plutôt au virelai. Comme celui-ci, c’était à l’origine une chanson à danser, à une voix. Lorsqu’elle devint polyphonique, vers 1365, elle obéit à une forme fixe: deux parties pour la musique, la première utilisée comme refrain et supportant en outre les 3e et 4e vers de la strophe du couplet; la seconde affecte aux 1er et 2e vers du couplet. Le schéma était donc le suivant: ABBAA.

La forme «motet» fut négligée par les Italiens, à quelques exceptions près. Citons cependant Jacopo da Bologna dont le Lux purpurata Dilige justiciam (motet à 3 voix et à double texte), composé vers 1342, ressemble superficiellement aux motets français contemporains; un examen attentif fait toutefois ressortir l’italianisme des formules mélodiques, la prééminence du cantus sur les autres voix et le rôle de simple soutien du tenor instrumental, non soumis d’ailleurs aux lois rigoureuses de l’isorythmie.

Les mêmes observations sont valables à l’égard des quelques fragments de messes qui nous soient parvenus. Un cycle complet comprenant toutes les parties de l’ordinaire, plus un benedictamus Domino , figure dans le manuscrit italien 568 de la Bibliothèque nationale à Paris. Les diverses parties de cette messe sont signées d’auteurs différents (Ser Gherardello, Bartolino et Lorenzo da Firenze) et leur style ne diffère guère de celui du madrigal.

5. Les compositeurs

En France, deux noms dominent le XIVe siècle: celui de Guillaume de Machaut et celui de Philippe de Vitry.

Philippe de Vitry (1291-1361), né à Vitry en Champagne, théoricien et compositeur, servit les rois Charles IV, Philippe VI et Jean II en qualité de notaire royal, maître des requêtes et conseiller. Il fut à la fin de sa vie évêque de Meaux. On a pu identifier certaines de ses œuvres, pour la plupart des motets qui ont été publiés par Leo Schrade (Polyphonies du XIVe siècle ).

Des recherches ont également permis d’identifier certains chantres de la chapelle pontificale en Avignon, parmi lesquels se trouvaient d’éminents compositeurs. Mais il s’agit de musiciens de la fin du XIVe siècle, qui servaient le pape Clément VII, au début du Grand Schisme (Clément VII occupa le trône pontifical de 1378 à 1394). Il faut citer Jean-Simon de Haspre, dit Hasprois; Mayhuet de Joan (Mattheus de Sancto Johanne); Jean Haucourt (Johannes de Alta Curia).

Citons aussi le grand musicien liégeois Johannes Ciconia, qui résida en Avignon après 1350, au service du cardinal Gil Albornoz, et devait ensuite s’installer à Padoue où son influence et sa réputation furent grandes.

D’autres noms nous sont parvenus, mais ils représentent l’ars nova à son déclin; mentionnons les Parisiens Jean Vaillant et Pierre Taillandier; Mathieu Solage, qui servit le duc de Berry; Jacques de Senlèches, François Andrieu, Trebor, Cuvelier et, au début du XVe siècle, ceux que Martin Le Franc cite en son Champion des Dames comme ayant «enchanté tout Paris»: Carmen, Césaris et Tapissier.

En Italie, il y eut trois générations de compositeurs. Ce fut d’abord en Italie du Nord que se situa le centre de l’activité musicale, autour de Milan, Venise, Vérone et Padoue. Nous citerons, parmi les maîtres les plus éminents, Giovanni da Cascia et Jacopo da Bologna, qui servirent tous deux Martino della Scala, tyran de Vérone de 1329 à 1351. Puis, l’activité se déplaça vers le sud, et Florence, cité de Dante et de Boccace, devint la métropole artistique qu’elle ne cessa d’être durant toute la Renaissance. Le plus grand nom de cette école florentine est celui de Francesco Landini (1325-1397), organiste aveugle qui fut, dit-on, l’élève de Jacopo da Bologna. Musicien poète, comme Guillaume de Machaut, sa réputation déborda rapidement les frontières de la Toscane. Il nous reste 154 œuvres de Landini, principalement des ballate . Aux côtés de Landini faisons une place à Gherardello, Donato da Firenze et Nicoló da Padua.

Enfin, parmi les musiciens de la dernière génération, ceux de l’extrême fin du Trecento, particulièrement influencés par leurs contemporains français, trois noms émergent: ceux de Matteo da Perugia, qui fut maître de chapelle à la cathédrale de Milan; Filippo de Caserta, compositeur et théoricien napolitain, et Bartolomeo da Bologna.

6. La fin de l’ars nova

À la limite du XIVe et du XVe siècle, l’ars nova se désagrège sous le poids d’une complexité accrue de la notation, dont les célèbres manuscrits 1047 du musée Condé de Chantilly et latin 568 de la bibliothèque Estense de Modène portent témoignage. Un raffinement excessif se traduit par des énigmes rythmiques de plus en plus difficiles à résoudre, voire par des artifices graphiques (Baude Cordier, par exemple, dispose ses portées en forme de cœur pour son rondeau Belle, bonne et sage ou en forme de cercle, pour le canon Tout par compas suis composé ). Ces fantaisies et cet hermétisme relèvent de l’intellectualisme le plus gratuit.

En Italie, où la notation française avait finalement triomphé de l’autochtone, quelques théoriciens se tournent encore vers le passé: Prosdocimus de Beldemandis, Jo Ciconia (le Liégeois établi à Padoue) et Ugolino de Orvieto (1380 env.-1457 env.), auteur d’une Declaratio musicae disciplinae , encore imprégnée de l’esprit médiéval. Mais ce ne sont que les derniers échos d’un monde désormais révolu.

Le XVe siècle allait voir naître une esthétique nouvelle. Il appartenait à l’Anglais Dunstable et au Cambrien Guillaume Dufay d’ouvrir la voie.

Ars nova
mots désignant:
d1./d le style polyphonique qui s'élabora en France de 1320 env. à 1377 (mort de Guillaume de Machaut);
d2./d le traité de théorie musicale de Philippe de Vitry (1291 - 1361);
d3./d les formes musicales de l'Italie du Trecento (madrigal, notam.).

Encyclopédie Universelle. 2012.