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NATURE MORTE
NATURE MORTE

Quelle expression moins appropriée, pour désigner la représentation d’objets usuels, de denrées alimentaires, d’animaux ou de fleurs, toutes choses qui ont à voir avec les sens, le plaisir, bref la vie même, que celle de «nature morte» forgée, semble-t-il, au milieu du XVIIIe siècle, à l’époque où, précisément, triomphe l’art d’un Chardin? En 1667, pour définir le moins noble des sujets selon la hiérarchie académique des genres, le critique français André Félibien parle de «choses mortes et sans mouvement», désignant ainsi tant l’aspect des objets que leur état physique. Cette notion d’absence de mouvement qui ne sous-entend pas nécessairement l’idée de mort, est essentielle: on la retrouve sous une forme un peu ambiguë chez Diderot («nature inanimée»), mais il semble que ce soit aux Pays-Bas aux alentours de 1650 qu’elle ait vu le jour, avec une acception technique: les peintres hollandais, dans leur langage d’atelier, parlent alors de still-leven , ce qui, littéralement, signifie «nature immobile» ou encore «nature posant comme un modèle» (et non explicitement «nature morte»). De là sont issus l’allemand Stilleben et l’anglais still-life , qui ajoutent à l’idée de pose celle de silence, également présente en France, au milieu du XVIIe siècle, dans l’expression «vie coye». Alors, dira-t-on, pourquoi pareille dichotomie entre les pays nordiques et anglo-saxons, qui ont su conserver une terminologie quasi professionnelle, et le monde latin où s’est imposé peu à peu l’usage français, plus dramatique, et moins juste, donnant natura morta en italien (à la place du cose naturale du XVIe siècle, voire de natura in posa ) et, plus rarement il est vrai, naturaleza muerta en espagnol (au lieu de termes spécialisés tels que floreros , fruteros ou bodegones )?

Il y a à cela au moins deux raisons possibles: le rang subalterne imposé en France au milieu du XVIIe siècle à la peinture d’objets par la doctrine académique – qui n’a pas vraiment d’équivalent dans les pays nordiques, à la différence de l’Italie – explique que se soit imposée aux hommes des Lumières, encore très familiers de ces conceptions, l’expression un peu péjorative de «nature morte», de préférence à «vie coye» ou à une traduction de l’allemand comme «vie silencieuse». Mais ne peut-on alléguer aussi, pour transcender ce déterminisme un peu facile, une sorte de «contamination sémantique» inconsciente de tout le genre par un thème connu depuis l’Antiquité, celui de la Vanité, où domine précisément l’idée de la mort?

1. L’Antiquité classique: trompe-l’œil et «Carpe diem»

La nature morte en tant que genre pictural à part entière trouve son origine en Grèce, au début de la période hellénistique, quand apparaît, à côté de la peinture monumentale (mégalographie) ou sur panneau d’inspiration mythologique et historique, un art tourné vers la nature et la vie quotidienne, privilégiant la description de victuailles, de fleurs et de menus objets (rhopographie). De cette production ne nous sont parvenus, hélas, que des copies et des dérivés tardifs: mosaïques et fresques romaines du Ier siècle avant J.-C. au IVe siècle, découvertes notamment en Campanie (Pompéi, Herculanum) et sur certains sites d’Afrique du Nord.

Selon le témoignage de Pline l’Ancien (Histoire naturelle ), le plus illustre adepte du genre aurait été un certain Piraeicos (IVe-IIIe siècle?), auteur de tableaux (tabellae ) représentant des artisans au travail, des animaux ou des «provisions de bouche et autres denrées du même type» (obsonia ac similia ), qui font penser aux xenia , ces présents de vivres que les Grecs fortunés mettaient à la disposition de leurs hôtes. Le fait que Piraeicos ait été surnommé rhyparographos («peintre de choses sordides») est à mettre au compte d’une hiérarchie des valeurs esthétiques, d’inspiration littéraire, qui préfigure celle en vigueur en France au XVIIe siècle, mais dissimule mal le succès d’un genre prisé avant tout pour ses effets illusionnistes: depuis Apollodore, inventeur de la «skiagraphie» (jeu des ombres et des lumières) et le naturaliste Zeuxis (env. 464 avant J.-C.-env. 398 avant J.-C.), l’esthétique du trompe-l’œil prévaut dans la peinture grecque, inspirant entre autres chefs-d’œuvre la mosaïque dite asarotos oïkos («la chambre mal balayée») de Sosos de Pergame (IIIe siècle avant J.-C.; perdue, mais connue par une copie du IIe siècle apr. J.-C.). En marge du domaine proprement pictural, on peut mentionner également les fruits et les poissons d’argile modelés et peints par Possis, un artiste grec connu de Pline d’après le témoignage de Varron, qui le vit à Rome.

Art plus sensuel que didactique, avant tout destiné au décor des salles d’apparat et de festin des demeures patriciennes (à Rome, elle se conjugue souvent à l’art des «grotesques», elles-mêmes riches en motifs végétaux), la nature morte antique n’en revêt pas moins parfois une résonance morale: le combat de la langouste et du poulpe, visible au centre de la magnifique mosaïque marine de la villa du Faune à Pompéi, la perdrix morte accompagnée de deux grenades mûres, qui compose le sujet d’une fresque d’Herculanum, ne sont-ils pas, en même temps que des invites épicuriennes à jouir de la beauté de la nature et des plaisirs d’ici-bas, de troublants rappels de la précarité de la vie, des Carpe diem en somme? N’est-ce pas aussi de Pompéi que provient la première Vanité de l’art occidental: une mosaïque au crâne, illustrant la sentence: Mors omnia aequat ?

2. Moyen Âge et Renaissance: réalité et symboles

Disparue pendant près d’un millénaire – l’art byzantin ne lui accorde pratiquement aucune place –, la nature morte réapparaît en Italie, au début du Trecento. Le sens spatial d’un Giotto et le goût siennois du détail réaliste réhabilitent en effet les objets à l’intérieur des compositions à figures, pour donner à celles-ci davantage de vérité et de vie. Ambrogio Lorenzetti dans l’église inférieure d’Assise, vers 1320, Taddeo Gaddi à la chapelle Baroncelli à Santa Croce de Florence, vers 1337-1338, peignent des «niches liturgiques» en perspective, peuplées d’objets en trompe l’œil, qui sont probablement les premières natures mortes indépendantes de la Renaissance. La recherche d’illusion spatiale que dénotent ces compositions trouve son aboutissement au Quattrocento, sous l’influence des recherches géométriques de Paolo Uccello et de Piero della Francesca, dans les fameuses marquetteries (tarsie ) de la cathédrale de Modène (atelier des Lendinara, 1461-1465) et des studioli de Federico de Montefeltre aux palais d’Urbin (Baccio Pontelli, 1476) et de Gubbio (1480-1482; Metropolitan Museum, New York), riches décors d’architecture et d’arrangements de livres et d’objets scientifiques en trompe l’œil, dont le parti général et certains détails (motif du placard entrouvert, du tableautin intégré à un décor, etc.) semblent directement issus de l’art romain antique.

La miniature, de son côté, tant lombarde (par exemple, dans les Tacuina sanitatis du Trecento) que franco-flamande (tel le célèbre Calendrier des frères de Limbourg, à Chantilly) assure la pérennité d’un réalisme descriptif, d’un rendu méticuleux des textures, des menus objets, des fleurs et des petits animaux, bientôt développé avec un sens supérieur de l’observation, et grâce à la peinture à l’huile, par les maîtres flamands du XVe siècle: le Maître de Flémalle, Jan Van Eyck, Rogier Van der Weyden, chez qui tous les éléments du réel, hommes et choses, semblent revêtir une importance égale, englobés qu’ils sont dans une admiration sans réserve pour la Création. Dans les Pays-Bas, comme en Allemagne et en France, toutefois, la nature morte demeure partie intégrante de la composition à figures, où elle revêt en général une signification symbolique (ainsi des arrangements de livres et de boîtes placés dans la partie supérieure des niches des prophètes Isaïe et Jérémie , les deux volets du retable de l’Annonciation d’Aix de Barthélemy d’Eyck; musées d’Amsterdam et de Bruxelles); lorsqu’elle s’en détache, c’est pour orner le revers d’un panneau à sujet religieux, élément d’un diptyque ou d’un polyptyque (Hans Memling, vers 1485; Jan Provost, vers 1510), à moins qu’il ne s’agisse, plus trivialement, d’une porte de placard, dont elle est alors chargée d’évoquer le contenu, empruntant parfois ses motifs – empilement d’objets, porte entrebâillée – aux tarsie d’Italie (ainsi dans Armoire entrouverte , Allemagne du Sud, vers 1470-1480, musée d’Unterlinden, Colmar; et Le Placard , Flandres, 1538, musée Kröller-Müller, Otterlo).

La nécessaire présence d’éléments de nature morte dans des sujets religieux universellement traités, tels que l’Annonciation («bouquet de pureté» symbolisant les vertus de la Vierge), Noces de Cana (table servie), certains saints (Jérôme, Augustin...) dans leur studio (livres et objets scientifiques, tête de mort, sablier) a, d’autre part, certainement concouru à faciliter l’apparition de sous-genres indépendants: tableaux de fleurs, représentation de tables servies et de victuailles, Vanités enfin. Dans tous les cas, cette définition semble être passée par une référence à l’Antiquité. Ainsi de la Vanité, déjà constituée comme on l’a vu dans l’art romain, et dont on retrouve les éléments au revers de panneaux du XVe siècle et dans une marquetterie de Fra Vincenzo da Verona, vers 1520 (musée du Louvre). Ainsi des bouquets de l’Allemand Ludger Tom Ring l’Aîné (Vase de fleurs , 1562, Landesmuseum, Münster), qui ont probablement pour source d’inspiration les grotesques de fleurs, de fruits et de légumes d’un Giovanni da Udine, collaborateur de Raphaël, inspiré lui-même par les décors de la Domus Aurea redécouverte à Rome à la fin du XVe siècle, et qui, travaillant au château de Spilimbergo (Frioul), tout près du Tyrol, vers 1555, «contamina» peut-être la peinture nordique. Ainsi également des étalages de viandes et autres victuailles, placés au devant de sujets religieux réduits à la portion congrue, par le Flamand Pieter Aertsen (L’Étal du boucher , 1551, université d’Uppsala), bientôt imité par son neveu Joachim Beuckelaer, et qui, via Bartolomeo Passerotti, Vincenzo Campi et les Carrache, devait léguer sa formule à tout le mouvement naturaliste italien, espagnol et nordique du XVIIe siècle: l’allusion à l’art de Piraeicos a ici valeur de manifeste. Tandis que dans ces compositions monumentales le maniérisme s’efforce de donner à la peinture d’objets la portée du grand art, sa curiosité universelle, son goût du détail précis et sa passion pour les jeux de l’esprit lui inspirent aussi les bizarreries d’Arcimboldo à la cour de Prague, et, toujours pour Rodolphe II, à l’époque des Cabinets de merveilles (Wunderkammer ), les microcosmiques enluminures de fleurs et d’insectes de Georg Hoefnagel (Missel romain , 1582-1590, Bibliothèque nationale, Vienne; Album d’insectes , Bibliothèque royale, Bruxelles), qui préfigurent les recherches de certains nordiques au XVIIe siècle (J. Van Kessel, O. Marseus Van Schrieck...).

2. L’Âge baroque, Âge d’or

La «table servie»: un thème international

De l’inventaire du réel entrepris par les maniéristes, et de l’étalage de victuailles à la Aertsen (qui lui-même rappelle le xenion antique) procède un thème appelé à s’internationaliser entre 1600 et 1620, celui de la «table servie», disposition aérée, le plus souvent en vue plongeante, de comestibles et de vaisselles – «déjeuner», «dîner», «dessert», «collation» – voire de coquillages et autres objets précieux, aux contours précis, aux couleurs vives soutenues par un éclairage uniforme. Illustré en Hollande, à Delft et à Haarlem surtout, avec des compositions plus ou moins élaborées mais toujours d’une certaine densité plastique, par des artistes comme F. Van Dijck, N. Gillis, F. Van Schooten et B. Van der Ast, ce courant se fait plus raffiné et plus intime en Flandres, avec C. Peeters, O. Beert, J. Van Es, J. Van Hulsdonck et J. Van Essen, plus aigu, et plus austère parfois, en Allemagne avec D. et I. Soreau, P. Binoît, G. Flegel et même le luministe G. von Wedig (Collation à la chandelle , Hessisches Landesmuseum, Darmstadt). L’art des bouquets, des guirlandes et des couronnes de fleurs, qui, à l’occasion se conjugue avec les motifs de la «table servie», connaît un essor parallèle: les principaux représentants en sont le Hollandais A. Bosschaert l’Aîné, qui place ses bouquets dans des niches ouvertes sur un fond de paysage (formule qui rappelle les Deux Singes de P. Bruegel l’Ancien) et le Flamand J. Brueghel de Velours, qui, en plus de ses qualités éminentes de peintre et de son intérêt pour le langage symbolique des fleurs – par quoi il se rattache à l’art religieux de la fin du Moyen Âge –, a le mérite d’avoir développé une formule déjà en place chez Hoefnagel mais promise au XVIIe siècle au plus grand succès, celle de la guirlande entourant un sujet religieux ou un portrait (J. Van Kessel et D. Seghers en Flandres, Mario de’ Fiori en Italie, J. de Arellano en Espagne, J. Davidsz de Heem en Hollande, J.-B. Blain de Fontenay en France...).

Le «festin monochrome»

Entre 1620 et 1640, cependant, sous l’influence des idées austères de la bourgeoisie protestante de Hollande, le thème de la table servie fut le théâtre d’une petite révolution plastique. Chez Pieter Claesz et chez Willem Claesz Heda, la table servie devient «festin monochrome», formule caractérisée par un choix plus restreint d’objets, une composition plus serrée et un point de vue plus frontal que précédemment, enfin par une harmonie de tons bruns, beiges ou gris-vert révélée par un éclairage diagonal d’une poésie toute métaphysique. Dans le même climat, principalement à Haarlem avec W. Claesz Heda, à Leyde avec H. Van Steenwijck, et à Anvers avec C. N. Gysbrechts, se développe le thème de la Vanité, sorte de méditation sur la mort et la fragilité des valeurs de ce monde, qui, loin de demeurer une spécialité protestante, va s’étendre au monde catholique, notamment à la France (P. de Champaigne, S. Renard de Saint-André...) et à l’Espagne (Valdés Leal, F. Velázquez Vaca...): les origines, on l’a vu, en sont fort anciennes, et la signification, fondée sur un répertoire de motifs codifiés, devait plus ou moins marquer ensuite toute la nature morte.

Le baroque néerlandais: verve et opulence

À l’opposé, en Flandres, dès les années 1610-1620, F. Snyders, collaborateur de Rubens pour les fruits et les légumes, renouvelle la vieille formule aertsienne de l’étalage de victuailles à travers des compositions dont la richesse de motifs, la vitalité plastique, le chromatisme chaleureux et les éclairages lyriques satisfont le goût pour l’opulence du baroque anversois, tout en cantonnant la nature morte dans une fonction purement décorative. Ce style, suivi par P. de Vos, N. Bernaerts et P. Van Boucle, trouva au cœur du siècle un interprète particulièrement distingué en J. Fyt (Le Paon mort , musée Boymans-Van Beuningen, Rotterdam).

De son côté, la table servie hollandaise, sans se soumettre vraiment à la dynamique plastique de la peinture flamande, entame, au milieu du siècle, une évolution analogue vers le décoratif, en s’attachant surtout à la richesse des motifs, à la monumentalité des arrangements, aux effets de lumière, à la joaillerie de la couleur et de la matière: ainsi dans les prodigues buffets de J. Davidsz. de Heem, les étincelants tableaux de poissons de S. Van Ruisdael, les natures mortes d’orfèvrerie et de tapis de W. Kalf ou encore, plus tard, les somptueux bouquets de J. Van Huysum. Avec le Bœuf écorché (1655, musée du Louvre), Rembrandt participe au sens large de ce mouvement baroque, mais engage le réalisme vers une sorte d’expressionnisme proprement pictural qui évoque la magie du dernier Titien et laisse pressentir l’art d’un Goya, d’un Géricault, voire d’un Soutine.

L’Italie et l’Espagne: réalisme et mysticisme

Avant même que la formule nordique de la table servie ne fasse l’objet en Italie d’interprétations dépouillées chez Lodovico de Susio et Fede Galizia notamment, le jeune Caravage, avec la Corbeille de fruits de l’Ambrosienne de Milan (vers 1596), atteint un point d’équilibre entre précision descriptive, force plastique, justesse chromatique et sens spatial, qui confère à sa vision une vérité, à ses objets une qualité de présence, disparues depuis l’Antiquité. Sa leçon (en vérité assez mal comprise, car réduite le plus souvent à des schémas) est d’abord portée par une sorte d’école dans la Rome d’avant 1650 (T. Salini, G. B. Crescenzi, P. P. Bonzi dit Gobbo de’ Frutti... plus tard M. A. Cerquozzi); elle devait se répandre, de manière plus ou moins diffuse à travers toute l’Italie, notamment à Naples dont la tradition réaliste est alors confortée par l’exemple espagnol (et réciproquement): d’essence caravagesque – les contrastes d’ombre et de lumière y sont très marqués comme dans la peinture d’histoire –, la nature morte napolitaine du XVIIe siècle est illustrée principalement par l’étrange Luca Forte, qui marie poétiquement animaux vivants et objets inertes (Fruits et oiseau. «Pour Don Josef Caraffa» , coll. part., New York), et par deux dynasties de peintres: les Recco, Giuseppe et Giovanni Battista, fils de Giacomo, peintre de fleurs, plutôt spécialisés, le premier dans la peinture de poissons, le second dans celle des ustensiles de cuisine; et les Ruoppolo: Giovanni Battista, qui peignait des étalages de produits de la terre et de la mer, et Giuseppe, auteur de somptueux amoncellements de fleurs et de fruits. Ces motifs, souvent plantés devant un fond de paysage ténébreux, évoluent avec Paolo Porpora, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, vers un style décoratif monumental où s’exprime la verve du baroque napolitain.

Dans la première moitié du siècle, la leçon de Caravage est contrebalancée en bien des endroits par celle des Carrache, voire par des réminiscences flamandes, en particulier dans la formule de l’étalage avec figure humaine (ainsi chez P. A. Barbieri, frère du Guerchin, à Bologne, chez J. Chimenti dit Empoli à Florence, ou encore chez S. del Tintore à Rome). Mais on assiste, aux alentours de 1650, dans le milieu, il est vrai, traditionnellement réaliste de Bergame, à la résurgence d’un style nettement «caravagesque» (par le clair-obscur notamment) en la personne d’E. Baschenis, spécialiste de compositions d’instruments de musique, dont la richesse relève néanmoins d’une inspiration baroque. Celle-ci s’épanouit en fait à Rome, après 1650, dans les grandes natures mortes de tapis et de pièces d’orfèvrerie de F. Fieravino, dit le Cavalier maltais, qui aura des émules en France (M. Comte, M. Gobin, J. Hupin), et dans les guirlandes de fleurs de Mario de’ Fiori, lointain héritier de Brueghel de Velours et de D. Seghers.

Au XVIIIe siècle, quelque chose de l’esprit de cet Âge d’or se perpétue dans certain trompe-l’œil de livres du Bolonais G. M. Crespi, voire dans les austères «tables servies» du peintre de Fano, C. Magini, tandis que les ultimes accents du rococo animent les bouquets de fleurs, au faire léger et au chromatisme délicat du Vénitien Francesco Guardi et de Margarita Caffi.

Quant à la nature morte espagnole, dont les origines demeurent assez obscures (pour la fin du XVIe siècle, J. de Labrador et A. Vázquez ne sont guère plus que des noms prestigieux), elle trouve assez vite sa personnalité, en dépit (et grâce à) de multiples apports extérieurs: si J. Van der Hamen le Jeune, J. de Espinosa, B. de Ledesma et d’autres encore se cantonnent avec plus ou moins d’originalité aux formules internationales de la table servie et de la corbeille de fruits, avec J. Sánchez Cotán et Zurbarán (Poteries , musée du Prado) s’impose un style d’une rigueur et d’une sobriété sans précédent, dont la géométrie essentielle concilie, dans un esprit humaniste, mysticisme et rationalité: sagement alignés, les objets aux formes simples et fermes sont détachés d’un fond neutre par un éclairage latéral implacable.

Le caravagisme, relayé par l’école napolitaine, s’exprime surtout dans les bodegónes (au sens originel, des représentations d’intérieurs de cuisine et d’aliments) de Velázquez, qui renouvelle ainsi la vieille formule maniériste de l’étalage à figure, pratiquée également, dans des styles plus traditionnels, par F. Barrera et A. de Loarte. Des échos de ces compromis se retrouvent, après 1650, chez Andrès Deleyto ainsi que dans les allégories d’A. de Pereda et J. de Valdés Leal. Mais, à cette époque, si la table servie flamande jette ses derniers feux à Valence avec T. Hiepes, et si le style géométrique se perpétue chez F. de Vargas, c’est dans la peinture de fleurs (J. de Arellano, B. Pérez) et, déjà, dans le trompe-l’œil (V. Victoria), c’est-à-dire dans des schémas et des répertoires décoratifs, que la nature morte espagnole trouve de nouveaux débouchés. Au XVIIIe siècle, alors que la plupart des formules de l’époque précédente se maintiennent, seules deux figures émergent vraiment: celle de L. Meléndez, qui s’inscrit dans la lignée de Sánchez Cotán et de Zurbarán, malgré de fortes influences picturales françaises et napolitaines, celle, enfin, de Goya, dont les audaces techniques et le réalisme expressif sans artifice ouvrent la voie à des artistes comme Géricault et Manet.

La France: de Baugin à Chardin

À Paris, dans la première moitié du XVIIe siècle, l’influence flamande véhiculée par la colonie artistique de Saint-Germain-des-Prés se combine à la leçon caravagesque, donnant naissance à un style français, caractérisé par la simplicité des compositions, un choix d’objets restreint, un coloris souvent froid, une certaine uniformité de l’éclairage ou un clair-obscur recueilli, et un rendu minutieux. Cet art qui se ressent de l’austérité protestante (beaucoup de peintres de natures mortes appartiennent à la religion réformée) ou janséniste atteint son point d’équilibre et de perfection chez Lubin Baugin, dans les années 1630, de même que chez l’Alsacien S. Stoskopff (Corbeille de verres et pâté , musée de Strasbourg). La description attentive des fleurs et des fruits, qui profite de l’exemple des peintres sur vélin, héritiers de la miniature médiévale, est illustrée avec beaucoup de sobriété par L. Moillon, N. Baudesson, F. Garnier, H. Habert, R. Nourrisson ou encore J. Linard, lequel, en se faisant de la représentation des Cinq Sens une sorte de spécialité, rejoint par ailleurs les préoccupations des peintres de Vanités.

Vers le milieu du siècle, à travers l’œuvre d’artistes comme P. Liégeois, les «fleuristes» J. M. Picart et P. Dupuis qui, à l’exemple de l’Italie, de Naples surtout, introduit dans ses tableaux de fleurs et de fruits le motif du socle de pierre sculpté, et installe ses compositions devant un fond de paysage, une évolution se dessine. À partir de là, l’influence croissante des suggestions flamandes (entre Paris et Anvers, le mouvement des artistes est continuel), notamment celle de peintres de gibier comme l’Anversois J. Fyt, ou d’autres qui résident à Paris, tels P. van Boucle, P. Boel et N. Bernaerts, les règles édictées par l’Académie qui fixe la hiérarchie des genres, enfin les priorités tracées par les chantiers royaux devaient orienter la nature morte française vers des formules et un style baroque-classique essentiellement décoratifs: grands vases de fleurs, tapis et pièces d’orfèvrerie de Monnoyer, guirlandes et bouquets accompagnant un buste ou des instruments de musique chez Blain de Fontenay et Huilliot, trophées militaires un peu archaïques de M. de Boullogne, plus tard buffets et gibiers de Desportes, ou tableaux de fruits de Largillière, sans oublier la contribution de ces artistes et d’autres encore aux accessoires des portraits officiels et des grands décors, voire aux cartons des tapisseries (bordures) tissées par les Gobelins.

Quant à l’art du trompe-l’œil, représenté dans la seconde moitié du siècle par un Wallerand Vaillant (Lettres , 1658, Gemäldegalerie, Dresde) ou un Le Motte, la tradition en est plus que jamais vivante au XVIIIe siècle, époque où la nature morte semble de plus en plus reléguée dans un rôle décoratif (trumeaux, dessus de porte, écrans de cheminée, etc.): la tentation en est présente chez Oudry (Teste bizarre d’un cerf... , 1741, château de Fontainebleau), et les grisailles du Tournaisien Sauvage, comme celles de Chardin, devaient en perpétuer la vogue jusque sous le règne de Louis XVI et au-delà. Si, d’autre part, au XVIIIe siècle, on assiste avec Chardin, Subleyras et A. Vallayer-Coster à un renouvellement de la nature morte allégorique, révélateur des préoccupations culturelles propres à l’esprit des Lumières (allégories des arts et des sciences, trophées de divers genres de musiques, etc.), ce siècle est par-dessus tout celui de l’intimité bourgeoise et d’un certain retour aux valeurs et à la quiétude domestiques, que célèbrent, dans la peinture d’objets notamment, Chardin et ses émules (Bounieu, le Suisse Liotard et, avec davantage d’afféterie, Roland de La Porte). L’évolution de Chardin lui-même, depuis de grandes compositions à la flamande comme Le Buffet et La Raie (1728, musée du Louvre) jusqu’à une œuvre aussi dépouillée que Le Gobelet d’argent (1768, musée du Louvre), est révélatrice du chemin parcouru depuis le XVIIe siècle entre un art didactique ou décoratif, et une peinture dégagée de tout contenu littéraire et apte à ne plus vivre que de ses propres ressources. Diderot l’avait bien senti, qui s’exclamait devant de tels tableaux: «On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres [...]. Approchez-vous, tout se brouille [...]. Éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.»

4. XIXe et XXe siècles: déclin et retour de l’objet

Bien que le trompe-l’œil, avec des artistes comme Boilly et Leroy de Barde (Réunion d’oiseaux étrangers placés dans différentes caisses , 1810, Cabinet des dessins, musée du Louvre) et la peinture de fleurs, avec l’école lyonnaise, adepte d’un faire méticuleux et porcelainé (A. Berjon, Saint-Jean), y produisent des œuvres d’un grand raffinement et d’une indéniable poésie, la période néo-classique, qui privilégie la peinture d’histoire à résonance héroïque, n’est guère propice à la nature morte: le soin extrême apporté par David aux accessoires de ses tableaux – ainsi la corbeille à ouvrage du Brutus – montre cependant que l’attention portée aux objets est loin d’être éteinte.

Disons plutôt qu’elle tend à se confondre avec des préoccupations d’ordre plastique. Au temps du romantisme, par exemple, le genre est peu goûté, mais Delacroix lui-même y revient de loin en loin, dans des compositions d’une grande force chromatique, réminiscences des fastes français et flamands du XVIIe siècle (Nature morte au homard , 1824, musée du Louvre; Fleurs , 1842?, Kunsthistorisches Museum, Vienne). À partir du réalisme, avec Courbet, Bonvin, T. Ribot, Fantin-Latour, puis Manet, qui, tous, subissent plus ou moins l’influence de la peinture espagnole, la nature morte devient prétexte à des morceaux, opulents ou discrets, de peinture pure, où la méditation d’antan sur la fragilité des choses d’ici-bas se dérobe derrière une sorte de constat matérialiste de la beauté du réel (Manet, Le Jambon , Glasgow Museums and Arts Galleries).

Mais, au-delà des impressionnistes, qui, quoique avant tout peintres de plein air, ne dédaignent pas de si adonner (Bazille, Caillebotte, Morisot, Monet, Renoir, J.-E. Blanche...), la nature morte devait faire montre de ressources encore inexploitées. Chez Van Gogh, qui, à son arrivée à Paris en 1886, étudie les tableaux de fleurs riches en matière de Monticelli, elle est l’occasion de puissants exercices de style japonisant (Tournesols défleuris , 1887, musée Kröller-Müller, Otterlo) – voie déjà empruntée par Gauguin (Nature morte à la tête de cheval sculptée , 1886, coll. part.) –, mais retrouve surtout une dimension symbolique, liée à un langage pictural à caractère expressionniste: ainsi dans Le Fauteuil de Gauguin (1888, Rijksmuseum V. Van Gogh, Amsterdam), Vincent célèbre-t-il son amitié pour le peintre frère et son vieux rêve de communauté artistique, ou encore dans Branche d’amandier en fleurs (1890, Rijksmuseum V. Van Gogh), la naissance d’un fils chez Théo. D’une toute autre veine, plus onirique, procède le symbolisme des nombreux Vases de fleurs d’Odilon Redon.

Pour Cézanne, qui réussit une synthèse de la «petite sensation» et d’une démarche intellectuelle lucide, la nature morte est un motif comme un autre, équivalent à un corps humain ou à une montagne, mais qui se prête particulièrement bien à des recherches sur l’espace, la géométrie des volumes, le rapport entre couleur et forme: «quand la couleur, dit-il, est à sa puissance, la forme est à sa plénitude» (Pommes et biscuits , env. 1880, musée d’Orsay). Ce serait toutefois une erreur de croire qu’à partir de Cézanne le choix des objets, si banals et peu sollicités pour leurs qualités esthétiques intrinsèques soient-ils, devient indifférent à l’artiste.

Au contraire, les cubistes, Braque, Picasso, J. Gris – et leurs émules comme R. de La Fresnaye et, plus tard, N. de Staël –, qui mènent à leur terme logique les recherches du peintre d’Aix, utilisent des objets familiers – guitare, journal, verre, bouteille, paquet de tabac, etc. – pour organiser sur la toile, voire en trois dimensions, comme de véritables sculptures, des compositions d’aspects très divers, tantôt à la limite de l’abstraction, tantôt nettement figuratives, mais toujours reliées à la vie par des motifs qui fonctionnent comme autant d’allusions au quotidien. Par ailleurs, dans une œuvre comme Nature morte au bucrâne (1942, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen), Picasso retrouvera tardivement quelque chose des valeurs expressives d’un Rembrandt.

Présente chez des artistes aussi différents que Vlaminck, Derain, Dufy, Dunoyer de Segonzac, Balthus, Léger, Fautrier et Buffet, la nature morte s’impose une dernière fois au XXe siècle grâce au poète de la lumière et du silence qu’est l’Italien Morandi, grâce également à deux grands peintres du bonheur de vivre, Bonnard et Matisse: tout en lui conservant son statut cézannien de champ d’expérimentation plastique, ceux-ci expriment à travers elle leur fascination pour la splendeur picturale du réel (Matisse, Nature morte aux aubergines , 1911-1912, musée de Grenoble; Bonnard, Coupe et corbeille de fruits , 1944, coll. part., États-Unis). Balthus qui, dans ce domaine, retrouve quelque chose de la sobriété d’un David, confère aux réunions d’objets un aspect mystérieux et souvent cruel (Nature morte , 1937, Wadsworth Atheneum, Hartford).

À la différence des dadaïstes et des surréalistes pour qui l’objet, détourné de son sens initial, est le support du rêve, du fantasme et du calembour, des mouvements récents, tels, aux États-Unis, le pop art (S. Davis, J. Johns, A. Warhol, R. Rauschenberg...) et l’hyperréalisme (préfiguré, au XIXe siècle, par deux maîtres du trompe-l’œil, R. Peale et F. Peto), en Europe, le nouveau réalisme (Y. Klein, César, M. Raysse, Klasen, Stämpfli...), en s’attachant notamment à mettre en lumière la «poésie d’une civilisation urbaine» (P. Restany), ont ramené, par de multiples voies, depuis la description glaciale des apparences jusqu’au culte du détritus, la vie silencieuse des choses au cœur des débats artistiques contemporains.

Nature morte représentation d'objets inanimés (fruits et fleurs, gibier, nourritures, instruments, objets usuels ou décoratifs). [Pratiquée depuis l'Antiquité, la peinture de natures mortes a triomphé au XVIIe s. dans les Pays-Bas (les Hollandais Claesz., Heda, Van Huysum [fleurs], etc., les Flamands Snijders, Fyt…), en Espagne (bodegones), en Italie, en France (Desportes, Monnoyer). Chardin domine le XVIIIe s.]

⇒NATURE MORTE, subst. fém.
PEINTURE
A. —Sujet constitué d'objets inanimés (fruits, fleurs, vases, etc.) ou d'animaux morts. Je défie tout autre portraitiste de mettre une figure dans un intérieur, avec une égale énergie, sans que les natures mortes environnantes nuisent à la tête (ZOLA, Édouard Manet ds Mon Salon, Paris, Garnier-Flammarion, 1970 [1868], p.142).
Peinture, reproduction de nature morte. Les grands panneaux des lambris étaient couverts de peintures de nature morte dignes de Venninx, mais d'une main inconnue (BOREL, Champavert, 1833, p.10). Rien ne prouve qu'ils se soient confinés dans des reproductions de nature morte et qu'ils n'aient pas travaillé, aussi, aux parties vives des modèles (HUYSMANS, Oblat, t.2, 1903, p.128).
B.P.méton. Tableau représentant une nature morte. C'est réellement faire des natures mortes, librement, en paysagiste, en peintre de genre (BAUDEL., Salon, 1845, p.70). Ce sont, dans des pots de jardinier, des fleurs aux tons mourants, et de vagues dessertes de table, montrées dans le crépuscule d'une grisaille: des natures mortes un peu hoffmannesques (GONCOURT, Journal, 1892, p.259). Dans ses natures mortes [de La Patellière], les objets inanimés palpitent (MAURIAC, Journal occup., 1942, p.336).
REM. 1. Nature-mortiste, subst., rare. Peintre de natures mortes. Ses objets usuels, ses pauvres bibelots, ses ustensiles de ménage sont caractéristiques d'un milieu, ce qui le distingue immédiatement de tous les actuels nature-mortistes et l'approche de Chardin (F. FÉNÉON in Le Symbolisme, 15 oct. 1886, OEuvres, 111 ds QUEM. DDL t.15); aussi en un seul mot ds L'Illustration, 13mai1882, in C. WAHLUND, Modernismes en -isme et en -iste paru ds Studier. 1. Modern Språkvetenskap, Uppsala, 1898, p.28. 2. Nature-mortier, synon. V. nudiste ex. de Thérive.
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. 1. 1752 «en peinture, objets inanimés» (M. SAUVAGE, Reflex. joy., p.27 cité ds BRUNOT t.6, p.758, note 4: il n'est guère possible de mieux imiter «la nature morte»); 2. 1833 peintures de nature morte (BOREL, loc. cit.). Comp. de nature et de l'adj. morte.

nature morte [natyʀmɔʀt] n. f.
ÉTYM. 1752; de nature (II., 6.), et mort.
Nature, cit. 72 à 74 et supra.
DÉR. Naturemortiste.

Encyclopédie Universelle. 2012.