SRI LANKA
Depuis 1972, Ceylan a retrouvé officiellement son nom précolonial de Sri Lanka. Dans un espace insulaire relativement réduit (69 610 km2, à peu près la superficie du Benelux) se rencontrent des milieux géographiques et des traits socioculturels très contrastés. Sri Lanka appartient au monde indien par sa morphologie et ses climats, par son peuplement, ses structures sociales et sa culture; mais l’île a acquis une physionomie originale au cours de deux millénaires et demi d’une évolution autonome, durant lesquels le bouddhisme est devenu le critère d’identité de la majorité de la population, tandis que quatre siècles et demi de colonisation laissaient une empreinte profonde sur l’économie et la société, notamment dans les zones littorales.
Un État fondé sur l’étroite collaboration de la monarchie et du Sangha (l’«Église» bouddhique) se constitua dès le IIIe siècle avant J.-C. autour de la cité d’Anur dhapura. La construction de remarquables ouvrages d’irrigation rendit possible l’épanouissement d’une brillante civilisation dont témoignent de nombreux vestiges d’un style original mais empruntant à l’Inde leurs thèmes essentiels. Tandis que le bouddhisme s’effaçait en Inde, l’île demeura le conservatoire de la doctrine orthodoxe du Therav da. Mais le déclin de cette économie hydraulique entre le Xe et le XIIIe siècle, associé à des invasions sud-indiennes, entraîna le déplacement vers le sud-ouest de l’île – la «zone humide» – des centres de peuplement et l’abandon des cités antiques, tandis que les influences en provenance de l’ouest devenaient sensibles: à la suite de leurs rivaux musulmans, les Portugais établirent des comptoirs dès le XVIe siècle; les Hollandais les supplantèrent au cours du XVIIe siècle, tandis que se maintenait un royaume indépendant au cœur de l’île. Enfin, entre 1796 et 1815, les Britanniques se rendirent maîtres de l’ensemble du pays, dont ils cherchèrent à faire, au cours d’un siècle et demi de domination, une sorte de colonie modèle.
Après l’indépendance, obtenue sans soubresaut en 1948, le régime démocratique légué par les Britanniques a dû faire face à deux défis redoutables qui l’ont gravement ébranlé: celui du développement économique rendu urgent par une très forte croissance démographique et par le déclin des ressources tirées des exportations; et celui de la préservation de l’unité nationale remise en cause par l’émergence d’un mouvement séparatiste dans les régions tamoules du Nord.
Dans la société sri-lankaise se juxtaposent des communautés qui diffèrent par la langue, la religion et les structures sociales, mais qui ont coexisté durant des siècles. Sur une population de dix-huit millions d’habitants en 1994, les Singhalais forment une majorité de 74 p. 100, dont près de 70 p. 100 sont bouddhistes et 4 p. 100 chrétiens. Cette communauté, dont les origines légendaires remontent au VIe siècle avant l’ère chrétienne, s’est sans doute constituée par apports successifs en provenance d’Inde du Nord, d’où sa langue est originaire, mais aussi par absorption de groupes autochtones et d’immigrés d’Inde du Sud adoptant la langue et la religion de la communauté dominante. Toutefois, les Indiens du Sud établis dans le nord et l’est de l’île entre le VIIe et le XVe siècle conservèrent leur identité tamoule et, pour la plupart, leur religion hindouiste; ils forment à présent le groupe des Tamouls sri-lankais (12,6 p. 100 de la population) dont les leaders revendiquent l’autonomie, voire l’indépendance des territoires qu’ils occupent. Attirés depuis le XIXe siècle par les planteurs britanniques en quête d’une main-d’œuvre docile et à bon marché, les Tamouls dits indiens (5,5 p. 100 de la population) constituent une communauté dont l’importance a fortement diminué en raison de la politique de rapatriement systématique poursuivie depuis les années 1960, mais qui n’a jamais durablement identifié ses intérêts avec ceux des Tamouls sri-lankais. Enfin, la communauté musulmane, qui se démarque de tous les autres groupes, représente 7,6 p. 100 de la population.
Héritées de la colonisation, les structures de l’économie sri-lankaise reposaient sur l’exportation de trois produits bruts, le thé, le caoutchouc et la noix de coco, tandis que les produits alimentaires et les biens d’équipement dominaient les importations, reflétant le déclin de l’économie vivrière et la sous-industrialisation. La mise en place précoce d’une politique sociale avancée, fondée sur la généralisation de l’équipement hospitalier et scolaire et des subventions massives aux produits de consommation courante, se traduisit par une croissance démographique qui entra en contradiction avec la stagnation de l’économie d’exportation. Après une expérience peu concluante de développement autarcique (1970-1977), les dirigeants ont choisi une stratégie libérale fondée sur le modèle de Singapour et de Taiwan, qui a permis à l’économie d’atteindre des taux de croissance supérieurs à 5 p. 100. Mais la poursuite de la croissance dépend de ressources fluctuantes (confection, tourisme, émigration dans les pays du Golfe).
Le système politique parlementaire mis en place dès avant l’indépendance faisait de Sri Lanka une des rares démocraties authentiques du Tiers Monde. Mais il n’était viable que tant que le gouvernement avait les moyens de gérer l’État-providence et qu’il n’était confronté à aucune menace sérieuse. Or il s’est trouvé, depuis 1971, devant la crise la plus grave de son histoire, marquée dans le Sud par deux insurrections de la jeunesse singhalaise durement réprimées (1971 et 1988-1989); par l’essor, depuis la fin des années 1970, d’un mouvement séparatiste armé chez les Tamouls, qui est parvenu à imposer sa loi dans le nord de l’île en dépit d’un renforcement sans précédent des effectifs militaires et de l’intervention des troupes indiennes en 1987; par la généralisation de la violence dans la vie sociale et politique dont témoignent les pogroms antitamouls de l’été de 1983, les carnages perpétrés par les escadrons de la mort contre les rebelles singhalais en 1989-1990, et l’élimination systématique de leurs opposants par les mouvements insurgés; enfin, par l’ampleur inédite de l’irresponsabilité et de la corruption politicienne sous le couvert d’un régime devenu présidentiel en 1978. Inquiet des effets d’une déstabilisation à laquelle il avait contribué, le gouvernement indien a cherché à imposer sa médiation et à réaffirmer ses intérêts stratégiques de grande puissance régionale (accord indo-sri-lankais de juillet 1987). Dans ces conditions difficiles, la reprise remarquable du processus démocratique en 1994 est signe que le système politique sri-lankais a résisté à la crise, au moins dans le Sud; son avenir dépendra de son aptitude à reconnaître et à intégrer les demandes des séparatistes tamouls.
1. Les contrastes du pays
Facteurs physiques et humains
Le relief et le climat combinent leur action pour opposer le sud-ouest de l’île, la «zone humide» des auteurs ceylanais, au reste du pays, la «zone sèche». Cette opposition résulte du jeu des courants atmosphériques autour d’un bloc de hautes terres qui occupe le centre-sud de l’île.
Le relief s’est établi sur une structure extrêmement simple, du moins dans ses grandes lignes, puisque la plus grande superficie est occupée par un socle de terrains anciens, archéens pour l’essentiel, comportant surtout des roches métamorphiques. Le Sud-Est et le Nord-Ouest sont formés de schistes et de gneiss relativement peu résistants à l’érosion. Sur le reste du pays affleure un ensemble métamorphique appelé «série des khondalites». On y rencontre, outre les khondalites elles-mêmes (roches métamorphiques à grenats et graphite), des quartzites et des calcaires cristallins, et aussi des granites intrusifs traversant cette série.
Dans cet ensemble, le jeu de failles et l’érosion sélective ont individualisé deux grands types de relief.
Les parties les plus dures du «socle», soulevées par des cassures gigantesques, portent les montagnes du centre et du sud. Elles sont d’altitude modérée (point culminant à 2 538 m au Piduru Talagala) et, malgré de beaux escarpements fortement disséqués sur les bordures, elles ont des sommets arrondis et des bassins de haute altitude, comme celui de Kandy.
En contrebas des montagnes, des roches moins résistantes et des parties moins soulevées du socle portent une région intérieure à 300 mètres d’altitude, au relief peu accentué: vaste surface ondulée établie sur les schistes et les gneiss, bordée par une plaine littorale ourlée de cordons sableux.
Tout au nord se trouve une région originale du point de vue géologique: la presqu’île de Jaffna, formée de calcaires miocènes, sur lesquels s’est développé un karst bas.
Le relief et l’étagement en altitude influencent la répartition des climats, dont le facteur majeur reste une remarquable alternance des courants aériens. En hiver (au mois de février par exemple), l’île est affectée par des vents de nord-est en provenance du continent asiatique. Ce courant sec, faiblement perturbé, apporte assez peu de pluie, et la plus grande partie de l’île reçoit durant cette période de 50 à 100 millimètres; seule la côte centre-est est plus arrosée, parce que mieux exposée au vent, et reçoit plus de 200 millimètres. À partir de mars, et surtout en avril et mai, les vents virent peu à peu au sud-ouest et à l’ouest, à mesure que se creuse une dépression atmosphérique sur l’Inde; des dépressions mobiles passent alors au-dessus de Ceylan: la partie sud-ouest reçoit des pluies abondantes de l’ordre de 300 millimètres par mois, tandis que le reste du pays est bien plus sec (moins de 100 mm par mois).
À partir de juin, et surtout de juillet à septembre, le courant d’ouest à sud-ouest connu sous le nom de mousson d’été domine la circulation atmosphérique. Comme il n’est guère perturbé, il apporte moins de pluies sur le Sud-Ouest que pendant les mois précédents (de 100 à 200 mm, sauf sur les montagnes où il pleut davantage). Mais, surtout, toutes les plaines ou les régions qui sont «sous le vent» du massif montagneux connaissent alors une sécheresse bien marquée (moins de 50 mm de pluie sur tout le Nord).
La situation commence à se modifier au cours du mois d’octobre et surtout en novembre: de nombreuses perturbations circulant de l’est à l’ouest passent à la latitude de Ceylan; elles précèdent la réinstallation hivernale des vents de nord-est. Il pleut abondamment sur toute l’île (en novembre, il tombe plus de 300 mm partout, sauf dans le Nord-Ouest et dans le Sud-Est, qui reçoivent cependant plus de 100 mm). Les régions orientales sont particulièrement avantagées, puisqu’elles sont «au vent» par rapport au courant dominant de nord-est et que les perturbations les affectent le plus fortement.
Ainsi s’établit l’opposition de base entre la partie sud-ouest, où aucun mois n’est vraiment sec et où la pluviosité annuelle est supérieure à 1 800 millimètres, et le reste du pays, où des pluies abondantes tombent en novembre et décembre, mais où une saison sèche de plusieurs mois apparaît, au cœur de l’été. Les rythmes thermiques sont beaucoup moins contrastés que le calendrier pluviométrique; au sud-ouest même, il n’y a pratiquement pas de différence entre les divers mois. À Colombo, les maxima moyens sont compris entre 30 et 29,4 0C, les minima moyens entre 24,4 et 22 0C. À l’est, la saison sèche est nettement plus chaude que la saison pluvieuse (ainsi, à Trincomalee, juillet a des maxima de 33,3 0C, des minima de 25,6 0C; décembre, des maxima de 26,7 0C, des minima de 24 0C). Naturellement, l’altitude amène une très nette diminution des températures: à Nuwara Eliya (1 880 m), la moyenne des maxima est comprise toute l’année entre 19,4 et 21,1 0C, celle des minima entre 6,6 et 13 0C. Les effets de l’altitude se font nettement sentir à partir de 400 à 600 mètres.
À ces contrastes physiques viennent s’ajouter ceux qui résultent de l’inégale répartition des groupes culturels, elle-même reflet des vicissitudes historiques de l’île.
Les Singhalais, parlant une langue de la famille indo-européenne et généralement bouddhistes, représentent près des trois quarts de la population, et sont nettement dominants dans le Sud-Ouest humide. Il est cependant habituel de distinguer les Singhalais du bas-pays des Kandyens, installés dans les montagnes, dont les contacts avec les Européens ont été tardifs et qui ont conservé longtemps leur indépendance. Une minorité très importante est constituée par les Tamouls, originaires du sud de l’Inde, généralement hindouistes, parlant le tamoul, langue dravidienne très différente du singhalais. Ces Tamouls forment deux groupes très distincts: les Tamouls sri-lankais, au nombre de 2,2 millions, sont installés dans l’île depuis plusieurs siècles et sont concentrés dans les régions septentrionales et autour de Colombo, où ils jouent un rôle important dans le commerce. Les Tamouls indiens sont arrivés beaucoup plus récemment, au moment de l’essor des plantations au XIXe siècle, dans un grand mouvement de migrations organisées par des agents recruteurs travaillant pour le compte des planteurs. Ils sont un peu plus de un million. Ces deux groupes de Tamouls sont actuellement dans une position difficile. Les Tamouls indiens sont de plus en plus ressentis comme des concurrents par les Singhalais des hautes terres, et il existe depuis 1964 un plan de «rapatriement» vers l’Inde, dont la réalisation se poursuit. Les Tamouls sri-lankais se plaignent de la discrimination dont ils sont l’objet à l’intérieur de l’État, et leur mouvement de protestation s’est rapidement radicalisé dans les dernières années. Ils vont jusqu’à réclamer la constitution, dans le nord du pays, d’un État tamoul indépendant.
Les autres minorités sont beaucoup moins importantes: environ quarante mille Malais, et à peu près autant de Burghers , descendants métissés de Hollandais; ils sont assez nettement concentrés dans le Sud-Ouest (région de Colombo).
La diversité régionale
La région sèche
On désigne ainsi la partie de l’île qui est insérée entre les hautes terres du Sud-Est et les régions côtières du Nord et du Nord-Est. Son peuplement, encore relativement faible, a connu des vicissitudes intéressantes. Il semble bien que les forêts claires ou savanes arborées, liées à un climat sec et à des sols médiocres (argiles rouges tropicales), aient été assez faciles à défricher, si bien que la région a été la première mise en valeur. Des royaumes bien organisés ont servi de cadre à une civilisation hydraulique, fondée sur la culture du riz irrigué, notamment grâce à la multiplication de petits réservoirs, connus sous le nom de tanks . Pour des raisons encore assez mal connues, cette civilisation hydraulique s’est effondrée au XIIe siècle de notre ère, et la région a subi une longue phase de décadence. L’abandon du contrôle de l’eau favorisa le développement de la malaria; les Européens s’intéressèrent peu à ces contrées incapables de produire des épices et des cultures de plantations. Pendant la période britannique, la zone sèche fut négligée, au profit des montagnes du Sud-Ouest, et les infrastructures y restèrent peu développées.
Ce vide démographique relatif confère maintenant au contraire à la région une position avantageuse. Les régions humides sont saturées; de plus, la concurrence des plantations, que l’on souhaite maintenir, y limite le développement des cultures vivrières. Or il est de plus en plus difficile pour Sri Lanka de continuer à importer une part importante de sa nourriture, comme ce fut longtemps le cas (l’augmentation de la population accroît la charge due à ces importations de produits vivriers, tandis que la dégradation des termes de l’échange rend de plus en plus difficile le financement des achats, notamment de riz, sur un marché asiatique de plus en plus sollicité). Le double désir de décongestionner la zone humide et d’atteindre l’autosuffisance alimentaire a donc amené les gouvernements de Colombo à tenter une véritable recolonisation de la zone sèche. Recolonisation impliquant l’éradication de la malaria, qui a été menée avec vigueur depuis l’indépendance, et le développement de l’irrigation. Sur ce second point, on s’est d’abord contenté de travaux localisés, reposant notamment sur la remise en état des systèmes anciens fondés sur les tanks. Puis, à partir des années 1970, on a redonné vie à un projet ancien, l’aménagement complet du système hydraulique de la Mahaveli Ganga, principal fleuve de l’île. Il prend sa source dans les hautes terres du Sud-Ouest, et s’écoule jusque dans la région de Trincomalee, au nord-est. Le projet est ambitieux: régularisation des écoulements par la construction de barrages réservoirs dans le haut bassin (région de Kandy); constitution d’un réseau d’irrigation dans le cours inférieur naturel du fleuve; détournement d’une partie des eaux vers le nord-ouest, en direction de Anur dhapura. Le coût de l’ensemble est élevé, et il a fallu avoir recours à des financements internationaux. On compte obtenir à terme l’irrigation de 130 000 hectares de terres nouvelles, améliorer la productivité de 40 000 hectares de rizières déjà existantes, et fournir une importante production d’hydroélectricité.
Actuellement, les transformations subies par la zone sèche créent des contrastes tranchés entre les parties peu transformées et les franges pionnières.
Dans les zones non atteintes par les réaménagements récents, le système de culture traditionnel s’est maintenu. Il combine la riziculture, fondée sur l’utilisation des rivières pérennes et des tanks, avec la production des vergers et des jardins entourant les villages (légumes et condiments), et la pratique de la culture itinérante, connue sous le nom de chena . Dans la pratique classique de cette technique, des champs sont ouverts par défrichement sur brûlis, cultivés pendant trois à cinq ans, puis abandonnés à la jachère forestière. Les chena fournissent des millets, du maïs, des piments, mais aussi des cultures orientées vers la vente, comme celle du coton. À la différence de ce qui se passe souvent ailleurs en Asie du Sud, la culture itinérante est, au Sri Lanka, liée à la riziculture: elle est pratiquée par les mêmes groupes humains, sur une partie différente du terroir. Le chena a longtemps offert des avantages considérables pour la mise en valeur d’une zone peu peuplée: les besoins en travail sont limités, et les calendriers faciles à harmoniser avec ceux de la riziculture. Mais la technique est très consommatrice d’espace, et la pression démographique oblige maintenant de plus en plus à lui substituer une culture permanente, même sur les terres sèches. Les parties de la zone sèche qui ont gardé pour l’essentiel leur système de culture traditionnel sont caractérisées par une organisation sociale, elle aussi marquée par la tradition, avec des villages homogènes du point de vue de la caste.
L’image est tout autre dans les zones de recolonisation récente. La base de la production est fournie par les rizières irriguées. Les colons ont été choisis par l’administration, qui leur attribue des lots de 0,8 ha à 1,6 ha de rizières. Ils viennent en majorité du haut pays kandyen et des plaines du Sud-Ouest, dont le surpeuplement est fortement marqué. Les villages sont plus hétérogènes du point de vue de la caste, en raison du brassage lié à la migration. Cependant, il faut noter que les Tamouls sont largement exclus des zones pionnières, ce qui a provoqué parmi eux bien des mécontentements.
Les régions de peuplement tamoul du Nord et du Nord-Est
Les Tamouls sri-lankais sont largement concentrés dans la péninsule de Jaffna et le long de la côte nord-est. La paysannerie est beaucoup plus experte dans les techniques de la riziculture que dans le reste du bas-pays sec. Elle utilise, dans la péninsule de Jaffna, l’eau fournie par de nombreux puits forés dans la nappe présente dans les calcaires, et a mis en valeur les creux interdunaires de la côte nord-est. Jaffna fait figure de capitale du pays tamoul; sa population dépasse cent mille habitants; Trincomalee est un ancien port militaire important dont la position stratégique intéresse les grandes puissances. Il est question d’y implanter une zone franche pour favoriser les industries d’exportation, comme à Colombo.
La région humide
L’ensemble du sud-ouest de l’île n’a pas de saison sèche; la courbe des précipitations passe par un double maximum, en mai et en novembre en général. Il s’agit, du moins dans les régions basses, d’une terre aux caractères franchement équatoriaux. Il existe évidemment des contrastes entre les régions les plus basses et les montagnes, mais elles ont en commun des traits fondamentaux. L’économie est caractérisée par la coexistence de cultures vivrières et de cultures depuis longtemps tournées vers le marché mondial, dont elles subissent les fluctuations (thé, cocotiers, épices, hévéas). La région a été dotée d’un bon équipement en voies de communication; le réseau ferré est important, même en montagne. Le pôle attractif de toute la région est le port de Colombo. La population y est plus dense que partout ailleurs: 86 p. 100 des habitants sont fixés dans cette zone humide. Depuis longtemps, le problème démographique est grave et les exploitations sont extrêmement petites.
Les montagnes
Au-dessus de 350 mètres commence le domaine des hautes terres , souvent séparées des régions basses par un escarpement vigoureux. Elles sont très arrosées et relativement fraîches: de 900 à 1 500 mètres, la température du mois le plus froid est comprise en moyenne entre 15 et 20 0C; au-dessus de 1 500 mètres, elle est inférieure à 16 0C, et des gelées, bien que rares, sont possibles sur les plus hauts sommets, autour de 2 200-2 500 mètres. Les forêts sont de type sempervirent; elles restent assez basses, avec des arbres ne dépassant guère 20 mètres, et sont peu étendues, car le paysage est profondément modifié par l’intervention humaine.
Le système économique a longtemps été dominé par une séparation assez nette, quoique non absolue, entre le domaine des villages kandyens et celui des plantations.
Les Kandyens ont vécu jusqu’au début du XIXe siècle dans le cadre d’un royaume, que ni les Portugais ni les Hollandais n’ont pu contrôler. Cette longue indépendance se marque encore de nos jours par l’existence d’une société plus traditionaliste que celle des régions basses; Kandy est la capitale d’un bouddhisme très orthodoxe. Les villageois sri-lankais pratiquent des cultures vivrières dans les fonds de vallée et sur les versants aménagés en terrasses, des cultures fruitières et maraîchères autour des habitations, et les chena sont présents comme dans la zone sèche.
Les plantations de thé ont longtemps été assez nettement séparées de l’économie villageoise. Elles furent développées à partir de 1880 – après une phase de culture du café de 1830 à 1880 – par des sociétés capitalistes britanniques. Avec ses travailleurs tamouls venus de l’Inde, ses installations propres, la plantation de thé faisait largement figure d’enclave nettement distincte, si bien qu’on a pu parler d’économie dualiste. Cependant, les villageois ont toujours été les fournisseurs de produits vivriers aux travailleurs des plantations, et ont développé quelques cultures de thé sur leurs propres terres.
L’évolution récente tend à gommer les oppositions entre plantations et paysannerie locale. Un élément essentiel de cette évolution a été la nationalisation des plantations, réalisée de 1972 à 1975 par le régime de Mme Bandaranaike. Le passage sous administration publique a permis des redistributions de terres à des villageois, le remplacement de plus en plus rapide de travailleurs tamouls par des autochtones – paysans sans terre et surtout chômeurs des bourgades de la région. Cependant, le gouvernement n’a pas voulu éliminer totalement les plantations, comme certains Kandyens le désiraient, et on les conserve, quitte à avoir recours à la colonisation de la zone sèche pour le développement des cultures vivrières.
Les régions basses
Situées au-dessous de 350 mètres, les régions basses gardent souvent un relief irrégulier. Il reste quelques témoins de forêt tropicale toujours verte à grands arbres et strates multiples. Mais, ici encore, le paysage est profondément humanisé, avec des rizières dans tous les creux, des arbres et des plantations sur les reliefs ou les zones sableuses: c’est ici le domaine de l’hévéa, du cocotier, secondairement du poivrier et du cacaoyer. À la différence de ce qui se passait dans le haut pays, domaine du thé, les plantations ont toujours été plus associées à l’économie paysanne. Certes, les grands domaines n’étaient pas absents, mais on observait un bon développement des petites exploitations d’arboriculture, comparables aux small holdings de Malaisie ou d’Indonésie. Ce trait était particulièrement marqué dans le domaine des cocoteraies, sur les terres sableuses, au nord de Colombo. La population a beaucoup plus l’esprit commerçant que celle du haut pays; il en est résulté une certaine désagrégation de la mentalité communautaire, et une diminution des protections qu’elle offrait aux plus démunis. Les inégalités sociales sont donc assez lourdes de conséquence, d’autant plus que la pression démographique est forte et les exploitations très réduites. Le gouvernement a fait un gros effort pour améliorer le rendement des arbres en aidant au remplacement des plus vieux, et il cherche à décongestionner la région en facilitant l’émigration vers la zone sèche.
La région basse est marquée par la présence de Colombo. Ce comptoir colonial classique, escale sur les grandes routes maritimes, exportateur des produits des plantations, capitale politique de l’île, distance de très loin les autres villes – l’agglomération est proche du million d’habitants. Les activités nouvelles que les gouvernements du Sri Lanka ont cherché à développer récemment, à savoir le tourisme et l’industrie légère d’exportation, ont largement profité à la ville. C’est là qu’est situé l’aéroport international, point majeur d’arrivée des touristes, pour lesquels les plages au sud de la ville ont été aménagées. Entre le port et l’aéroport a été développée la première des zones franches du Sri Lanka, qui cherche à imiter les exemples de Singapour ou de Hong Kong, avec un temps de retard et moins de succès pour le moment. Des firmes internationales, souvent asiatiques, ont implanté en premier lieu des usines de confection orientées vers le marché mondial, mais le gouvernement cherche maintenant à attirer des fabrications à plus forte valeur ajoutée, comme le matériel électronique.
La ville est marquée par des contrastes sociaux assez nets – quartiers ouvriers au nord, luxueuses villas de la bourgeoisie sri-lankaise au sud, et par une forte complexité ethnique. Les Tamouls sont nombreux dans les quartiers commerçants du centre – mais leur présence a été remise en question par les émeutes de l’été de 1983 –, et les Burghers sont à peu près tous concentrés dans la ville.
2. Histoire, société, politique
L’évolution historique de Sri Lanka a été marquée par deux mutations profondes. La première est contemporaine de la fin du Moyen Âge européen: avant, les influences indiennes dominent, et l’économie et la société demeurent essentiellement agraires; après, les influences occidentales s’imposent peu à peu et l’économie marchande occupe une place accrue. La seconde a débuté au cours de la période coloniale britannique et n’est pas encore achevée: la totalité de la société se trouve confrontée à la modernité, la totalité de l’économie est intégrée aux circuits mondiaux.
La civilisation précoloniale
L’histoire politique et religieuse et l’organisation de la société antique sont relativement bien connues grâce à une chronique continue depuis le IIIe siècle avant notre ère, dont des vestiges archéologiques de grande ampleur permettent souvent de contrôler les informations. Rédigés par des moines bouddhistes, le Mah vamsa et sa continuation, le C lavamsa , témoignent d’un sens de l’évolution historique qui distingue la conception bouddhique du monde de celle des hindouistes: il n’existe en Inde aucune source équivalente; toutefois, il est souvent malaisé d’y distinguer les faits des mythes, et d’importantes questions restent en suspens, telles que la chronologie et les modalités du peuplement de l’île, les causes du déclin de cette civilisation, les circonstances de l’apparition d’un système de type féodal.
Les premiers vestiges significatifs remontent à l’ère néolithique: des habitats de chasseurs et de cueilleurs, dont on a rapproché la culture matérielle de celle des Vedd qui nomadisaient encore au début du XXe siècle dans les jungles de l’est de l’île, et qui étaient, selon certains chercheurs, les descendants de ces habitants primitifs. Des habitats de riziculteurs beaucoup plus récents ont été mis au jour dans le nord-ouest de Sri Lanka; ils témoignent d’influences indiennes et ne sont guère antérieurs à l’apparition, au IIIe siècle avant J.-C., d’une civilisation urbaine qu’évoquent de leur côté les chroniques. Les légendes de fondation recueillies dans le Mah vamsa affirment l’origine nord-indienne de cette civilisation, ce que confirme, semble-t-il, le vocabulaire de la langue singhalaise, qui s’apparente à celui du sanskrit et des prakrits nord-indiens ; néanmoins, les influences sud-indiennes sont très présentes, tant dans la civilisation matérielle (systèmes d’irrigation) que dans la culture. Selon la chronique, un groupe d’Indiens se proclamant Fils de lions (Sinhala , d’où Singhalais) aurait débarqué sur l’île le jour même de la mort du Bouddha (483 av. J.-C.): concordance chronologique servant de point d’appui à toute l’idéologie bouddhique présentant Sri Lanka comme le conservatoire de la foi, l’«île de la Doctrine» (Dhammad 稜pa ). En fait, l’établissement du bouddhisme n’est pas antérieur au IIIe siècle avant J.-C.: il résulterait, d’après la chronique, de l’entreprise missionnaire d’un fils du grand empereur indien Açoka, Mahinda, qui aurait converti le roi Devanampiya Tissa. Il est certain que l’essor de la civilisation antique de Sri Lanka repose, dès les origines, sur une alliance étroite de la monarchie et de la communauté des moines bouddhistes. L’introduction du bouddhisme a hâté la maturation de l’idée monarchique, et en même temps mis un frein à l’absolutisme en imposant une sanction religieuse à l’exercice du pouvoir. Mais l’autorité des rois, qui ont établi leur capitale à Anur dhapura, dans le centre-nord, est loin d’être absolue sur l’ensemble de l’île: des pouvoirs locaux subsistent, et des usurpateurs venus d’Inde du Sud s’établissent à plusieurs reprises sur le trône; ainsi au temps d’El ra, roi tamoul que le prétendant singhalais Dutthag mani renverse à l’issue d’une lutte que la chronique présente comme une sorte de croisade (Ier s. av. J.-C.).
Dans la zone sèche de l’île où s’épanouit cette civilisation, la maîtrise des eaux est vitale. Grâce à des investissements d’une ampleur exceptionnelle poursuivie au cours d’un millénaire et demi, la riziculture prédomine, associée à l’élevage des buffles et aux cultures sur brûlis: à côté de milliers de petits réservoirs villageois, qui ne permettent pas de conjurer les sécheresses prolongées, la monarchie et les monastères font construire un système d’irrigation pérenne, l’un des plus perfectionnés du monde antique, qui rassemble dans de vastes lacs artificiels les eaux des rivières venues de la zone humide, et les redistribue dans les espaces de la zone sèche, grâce à un réseau de canaux très élaboré mesurant près de 1 000 kilomètres de longueur. Le bon fonctionnement du système hydraulique entraîne des contraintes collectives et une forme primitive de planification du terroir, et contribue à justifier la tendance à la centralisation, sans pour autant être responsable d’un «despotisme oriental» selon les thèses wittfogeliennes. Grâce aux surplus produits par cette agriculture perfectionnée, rois et moines bâtisseurs édifient barrages, monastères et palais, entretiennent artistes, médecins, théologiens et copistes, qui font d’Anur dhapura l’un des centres de culture les plus brillants du monde indien antique, où s’expriment tous les courants du bouddhisme. La retraite du bouddhisme dans la péninsule indienne face à l’hindouisme puis à l’islam n’atteint pas le théravadisme qui survit à Sri Lanka grâce à la protection de la monarchie, à la faible implantation des brahmanes et à l’isolement insulaire.
Néanmoins, les influences sud-indiennes ne cessent de se renforcer à la fin du Ier millénaire; la formation de royaumes tamouls puissants (P ndya, puis C 拏la) menace la stabilité de la monarchie d’Anur dhapura, dont le roi c 拏la R jar ja finit par s’emparer à la fin du Xe siècle. Ses successeurs gardent le pouvoir durant près d’un siècle, établissant leur capitale à Polonn ruva. Ils en sont finalement chassés par le roi singhalais Vijayab hu, dont le successeur, Par kramab hu Ier (1153-1186), parachève l’œuvre, rendant au pays la prospérité et le prestige qu’il avait connus jadis. Célébré par la chronique comme un souverain modèle, protecteur du bouddhisme, bâtisseur (il développa Polonn ruva et restaura nombre de barrages), conquérant (il aurait lancé des expéditions en Inde du Sud et jusqu’en Birmanie), Par kramab hu était un colosse aux pieds d’argile, dont le règne ambitieux prépara les conditions d’une proche décadence. Au cours du XIIIe siècle, le système hydraulique se dégrade sous la poussée conjuguée d’une recrudescence des invasions, de l’apparition du paludisme et de la désagrégation interne de l’État, tandis que la mise en valeur de la zone humide y attire irrésistiblement la population singhalaise: les navigateurs musulmans y développent une économie d’échanges, et les plantations de cocotiers y fournissent un complément bientôt indispensable à la riziculture. Cet exode s’accompagne d’une séparation physique des communautés singhalaise et tamoule, cette dernière se repliant sur la péninsule de Jaffna, à l’extrême nord de l’île, où s’établit un royaume tamoul indépendant (XIVe-XVIe s.), tandis que la capitale du Sud se fixe, après bien des vicissitudes, à K 拏tte (Sr 稜 Jayawardhanapura), à proximité de l’actuelle Colombo.
L’impact colonial
Lorsqu’au XVIe siècle surviennent les Européens, la rupture avec l’ordre ancien est déjà consommée. Les Portugais, à la recherche d’épices sur les traces de leurs concurrents musulmans, s’établissent à partir de 1505 dans les zones littorales, qui produisent la meilleure cannelle de l’époque. Ils convertissent une partie de la population locale, et s’emparent finalement du royaume de K 拏tte et de celui de Jaffna. Mais ils se heurtent à une constante résistance des Singhalais qui se replient à l’abri de la forteresse naturelle formée par les montagnes du cœur de l’île, et y reconstituent un royaume indépendant qui établit sa capitale à Kandy. Le roi R jasinha II (1635-1687), après avoir infligé une grave défaite aux Portugais, contribue par ses intrigues à attirer les Hollandais qui les supplantent à partir du milieu du XVIIe siècle. Ces derniers tentent à leur tour, mais en vain, de s’emparer de Kandy. Mais ils affermissent mieux que les Portugais leur emprise sur les zones littorales, qu’ils vont transformer en profondeur. Simple comptoir commercial au temps portugais, Ceylan devient colonie d’exploitation. Organisés dans le cadre de la Compagnie des Indes, les Hollandais réalisent des profits considérables sur la cannelle en astreignant une caste spécialisée à des livraisons fixes. Mais ils introduisent aussi des innovations de portée durable: un système administratif et judiciaire, un enseignement primaire largement diffusé, une infrastructure moderne (ports, voies d’eau, construction urbaine). Ils préparent ainsi les voies de l’impérialisme britannique: leur politique mercantiliste révèle vite ses limites face au dynamisme des marchands anglais. À la faveur de l’occupation par la France des Pays-Bas, la Grande-Bretagne annexe Ceylan en 1796.
Contrairement à ses prédécesseurs, le nouveau maître de l’île parvient à s’emparer, en 1815, du royaume de Kandy dont la capacité de résistance est affaiblie par la fronde d’une fraction de l’aristocratie contre la monarchie passée aux mains d’une dynastie d’origine sud-indienne; il s’y maintient en dépit d’une grave insurrection en 1817-1818, et va en quelques décennies bouleverser l’économie du centre de l’île, désenclavé par un réseau routier puis ferroviaire. La cannelle cessant d’être rentable, les Britanniques multiplient, au cours des années 1830 et 1840, les plantations de café sur les hautes terres. Le contrôle direct de la production, l’emploi d’une main-d’œuvre immigrée d’Inde du Sud maintenue sur les domaines dans une condition de quasi-servitude, et l’obtention à très bas prix de terrains soustraits à l’usufruit des communautés villageoises ou découpés aux dépens du patrimoine forestier: tels sont les ingrédients de la réussite qui attirent des milliers d’aventuriers et de spéculateurs; en dépit d’une crise en 1845-1849, la prédominance du roi-café et du propriétaire-planteur se maintient jusqu’à la fin des années 1870, lorsque, coïncidant avec une nouvelle dépression mondiale et avec l’affirmation de la concurrence brésilienne, la propagation d’une maladie cryptogamique anéantit en quelques années les cultures. Les planteurs britanniques se reconvertissent dans la culture du thé, tandis que les ceylanais se lancent dans celle du cocotier; le phénomène s’accompagne d’une concentration des capitaux entre les mains de grandes compagnies basées en métropole, et d’une concentration de la gestion financière entre les mains d’agences (managing agencies ) établies à Colombo ou en Inde.
À partir du début du XXe siècle, la culture de l’hévéa vient ajouter un nouveau produit d’exportation. L’essor de l’économie de plantation, longtemps analysé comme un phénomène créateur de dualisme, a en réalité contribué de façon décisive à intégrer l’ensemble de l’économie de l’île dans les circuits mondiaux d’échanges, avec les avantages et les risques qu’une telle dépendance impliquait. Les structures villageoises traditionnelles se sont en effet trouvées bouleversées par cette intrusion, qui privait les paysans des régions kandyennes de leurs terrains de pacage et de culture sur brûlis, tout en leur offrant en échange des emplois occasionnels et des débouchés pour leurs produits, mais non des ressources régulières: les villageois kandyens refusant dans leur grande majorité les conditions de travail proches de la servitude qu’acceptaient les Tamouls – très souvent des Intouchables chassés d’Inde du Sud par la famine. Cette masse d’immigrés maintenus dans l’isolement par leurs maîtres représentait 12 p. 100 de la population de l’île à l’indépendance; sa condition matérielle s’était améliorée, mais elle devait bientôt connaître les tribulations des peuples sans État.
La colonisation a transformé aussi profondément le visage social et culturel de l’île que ses structures économiques. Une bourgeoisie ceylanaise occidentalisée s’est formée sous l’effet de deux mouvements convergents: l’esprit d’entreprise de marchands et d’artisans du bas-pays qui ont su exploiter à leur profit les retombées de l’économie de plantations, et l’essor d’un système d’enseignement anglophone visant à former les cadres subalternes de l’administration coloniale. Cette classe n’est pas homogène par ses origines; elle comprend un fort pourcentage de familles appartenant aux minorités (Burghers d’origine hollandaise, Tamouls de Jaffna, castes singhalaises minoritaires du littoral occidental, tels les Kar va), et se divise en coteries; mais elle défend ses intérêts en bloc face aux colonisateurs comme aux paysans, et s’impose comme classe dirigeante dès que les Britanniques accordent à l’île un statut d’autonomie interne et un système représentatif fondé sur le suffrage universel (1931). Son occidentalisation la coupe de la masse de la population, à l’exception de quelques leaders tels D. S. Senanayake et S. W. R. D. Bandaranaike qui savent capter le courant national qui se dessine dans la petite bourgeoisie singhalaise, où la revendication anticoloniale prend l’allure d’un mouvement de renaissance bouddhique. De ce fait, la politique est marquée par des tendances communalistes et par un divorce croissant entre la minorité tamoule de Jaffna et la majorité singhalaise.
Les conditions dans lesquelles s’opère la décolonisation de Ceylan, en février 1948, présentent un contraste marqué avec les convulsions qui accompagnent l’indépendance de l’Inde et du Pakistan. Les structures et les hommes mis en place dès les années 1930 demeurent, l’influence et les intérêts britanniques sont sauvegardés, tandis que la conjoncture des années de guerre, favorable à l’économie de plantations, a permis de poser les bases d’une politique sociale avancée qui va favoriser l’enracinement d’un régime démocratique. Néanmoins, presque tous les problèmes que l’île a dû affronter par la suite ont pris naissance durant la période coloniale: dépendance économique liée à la place prise par les plantations et à la stagnation de l’agriculture vivrière; croissance démographique brutale; émergence de communalismes rivaux augurant mal de l’avenir de la nation ceylanaise.
3. Évolution depuis l’indépendance
Depuis l’indépendance, l’évolution de Sri Lanka a été dominée par deux facteurs dont la permanence a miné la stabilité politique du pays: le problème du choix d’une voie de développement pour faire face au défi démographique; et l’accentuation des attitudes communalistes empêchant l’affirmation d’un sentiment national sri-lankais. Trois vagues d’agitation ont troublé cette période; la première a déferlé entre 1956 et 1959 en prenant une forme communaliste. La deuxième a pris une importance croissante au cours des années 1960 jusqu’à donner naissance, en 1971, à un mouvement insurrectionnel. La troisième, qui est le symptôme d’une grave crise politique, a été marquée par l’essor du terrorisme tamoul, par les violences antitamoules de l’été de 1983, par l’intervention indienne de l’été de 1987, par la rébellion singhalaise du J.V.P. (Janata Vimuthi Peramuna) et sa répression de 1988 à 1990.
Les conservateurs au pouvoir (1948-1956)
D. S. Senanayake, le Premier ministre, est l’homme de la continuité; il jouit de l’appui des pays occidentaux, des classes possédantes locales, et d’une grande popularité auprès de la paysannerie grâce aux travaux d’irrigation qu’il a fait entreprendre alors qu’il était ministre de l’Agriculture et grâce à la politique sociale (distribution de denrées de première nécessité, équipements scolaires et hospitaliers) qu’une conjoncture économique favorable permet de poursuivre.
Mais sa mort accidentelle en 1952 coïncide avec la dégradation de cet équilibre fragile. Son fils Dudley Senanayake ne peut se maintenir au pouvoir qu’un an, faute de parvenir à maîtriser l’agitation sociale engendrée par sa décision de tripler le prix du riz, sur les conseils de la Banque mondiale. Le parti que son père a fondé, l’U.N.P. (United National Party), doit faire face non seulement à la contestation animée par le parti de gauche L.S.S.P. (Lanka Sama Samaja Party) qui se réclame du trotskisme, mais aussi à un groupe constitué autour de S. W. R. D. Bandaranaike, qui a quitté l’U.N.P. pour fonder sa propre organisation, le S.L.F.P. (Sri Lanka Freedom Party).
En effet se développe dans la population singhalaise un mouvement de décolonisation culturelle à retardement dirigé contre la prédominance de l’élite anglophone, animé par des groupes d’activistes bouddhistes qui préparent la célébration du deux mille cinq centième anniversaire du nirvana du Bouddha; les notables ruraux, instituteurs, médecins traditionnels, moines bouddhistes, y jouent un rôle actif; tandis qu’en ville s’instaure un sentiment d’animosité à l’égard des fonctionnaires et des commerçants tamouls qui occupent une place que les Singhalais considèrent comme privilégiée.
Le cousin de Dudley Senanayake, J. Kotelawala, qui lui a succédé en 1953, perd les élections de 1956, qui sont remportées par S. W. R. D. Bandaranaike, avec l’appui d’une fraction du L.S.S.P.
La première expérience de Bandaranaike (1956-1965)
Les trois années du gouvernement de S. W. R. D. Bandaranaike sont marquées par un climat de violence accrue qui culmine avec son assassinat en septembre 1959. Manipulées par certains politiciens, les tensions intercommunautaires dégénèrent en émeutes en 1956, puis en 1958, sans que le pouvoir, paralysé par l’influence en son sein des extrémistes singhalais, parvienne à les arrêter à temps. Ces troubles contribuent à freiner les réformes que Bandaranaike avait promis de mener à bien: évacuation des bases anglaises, nationalisations, loi de réforme agraire. Néanmoins, le Premier ministre tire de ces mesures incomplètes une grande popularité, qui vient renforcer le prestige personnel que lui confèrent ses origines aristocratiques et sa conversion opportune au populisme. Il dispose en outre d’une image de marque internationale, celle d’un leader non aligné. Son assassinat, par un fanatique de son propre bord, laisse le S.L.F.P. désemparé, jusqu’à ce que sa veuve, Sirimavo, entre dans l’arène politique. Dans une conjoncture qui s’aggrave, elle imprime à l’économie une marque étatique et mène à terme le rapprochement amorcé avec le L.S.S.P. en constituant en 1964 un cabinet de coalition. Cette évolution inquiète les milieux conservateurs qui l’abandonnent; ce qui permet à l’U.N.P. de remporter les élections de 1965.
L’intermède conservateur et la seconde expérience de Bandaranaike (1965-1977)
Dudley Senanayake forme le gouvernement; les milieux d’affaires rassurés investissent dans les industries de substitution, tandis que les organismes internationaux contrôlés par les États-Unis accroissent leur aide. Certains se croient revenus à la période antérieure à 1956; mais le contexte économique et social est différent, et un foyer de crise apparaît dans la jeunesse instruite. L’inflation, l’extension du chômage, le malaise universitaire: tous ces sujets de mécontentement donnent des arguments à l’opposition qui s’est regroupée en 1968 dans un Front uni de gauche rassemblant autour du S.L.F.P. le L.S.S.P. et le Parti communiste.
Cette coalition remporte les élections de 1970; son programme prévoit l’étatisation de tous les secteurs clés, une émancipation à l’égard des pays capitalistes et un resserrement de l’éventail des fortunes. Mais, une fois au pouvoir, elle se révèle incapable de tenir ses promesses, en raison de l’insurrection de 1971, de la crise économique mondiale et des pesanteurs de l’appareil bureaucratique.
Les événements de 1971 représentent une rupture majeure dans l’histoire contemporaine de l’île. Une jeunesse instruite mais acculée au chômage représentait un milieu favorable à la propagation d’idées révolutionnaires. Fondé dès 1964 par des gauchistes, le J.V.P. entreprend de diffuser une idéologie révolutionnaire teintée de communalisme singhalais; la révolution-éclair, partie de la campagne, doit encercler les villes. Attaquant une centaine de postes de police, les rebelles ébranlent sérieusement l’autorité du gouvernement qui ne reprend la situation en main qu’au bout de quelques semaines. La violence de la répression est à la mesure de la soudaineté de l’attaque; elle fait des milliers de victimes parmi la jeunesse, tandis que vingt mille sympathisants sont enfermés dans des camps.
Pour tenter de regagner la confiance de la population, le gouvernement multiplie les mesures radicales; il met en particulier en œuvre une réforme foncière qui nationalise en deux temps (1972 et 1975) les grandes plantations ; l’opération ne se heurte à aucune résistance organisée; mais l’inexpérience et la corruption handicapent le fonctionnement des nouvelles plantations d’État, tandis que la redistribution aux paysans des terres marginales obéit à des critères de favoritisme, et qu’un sentiment de malaise s’empare des travailleurs tamouls des grands domaines. Parallèlement, la crise mondiale crée inflation et pénurie, l’exode des cerveaux prive le pays de ses techniciens les plus qualifiés et la généralisation du clientélisme peuple l’administration d’éléments incapables.
Le retour au libéralisme économique et le problème de l’unité nationale (1977-1994)
En juillet 1977, le S.L.F.P. subit une défaite électorale sans précédent. La gauche s’effondre, perdant toute représentation parlementaire. Le nouveau dirigeant de l’U.N.P., J. R. Jayawardene, est issu de la classe politique établie, mais il s’est entouré d’hommes nouveaux, comprenant qu’un apport populiste pouvait régénérer son parti. Il inverse aussitôt la stratégie économique poursuivie par Mme Bandaranaike, misant sur l’investissement massif de capitaux étrangers, la libéralisation du commerce, la création de zones franches, selon le modèle singapourien. Mais il poursuit et accélère par ailleurs l’effort de développement de l’agriculture nationale à travers le plus vaste projet d’aménagement hydraulique jamais réalisé dans le pays, qui vise à irriguer la zone sèche à l’aide des eaux du Mahaveli Ganga.
Le libéralisme économique s’accompagne d’un autoritarisme politique accru. La Constitution nouvelle promulguée en 1978 institue un régime présidentiel à la française, et le gouvernement n’hésite pas, pour renforcer la stabilité du régime, à demander par référendum en 1982 la prolongation pour six ans du mandat des députés élus en 1977, tandis que des lois d’exception sont votées pour lutter contre les activités terroristes des séparatistes tamouls.
En effet, le principal défi auquel se trouve confronté le régime est celui de l’unité nationale remise en cause par la tension croissante entre la majorité singhalaise et les minorités tamoules, manipulée à des fins politiques par les extrémistes. Depuis 1974, certains jeunes Tamouls de Jaffna, en rupture avec le parlementarisme de leurs aînés, avaient multiplié les incidents dans le Nord, poussant le Parti fédéral tamoul à se transformer en mouvement de libération (T.U.L.F.: Tamil United Liberation Front), puis créant des organisations armées clandestines. Au lendemain des élections de 1977, des violences éclataient à Colombo et sur les plantations contre des Tamouls vivant dans les régions à majorité singhalaise. Au cours des six années suivantes, le cycle provocation-répression s’aggrave, pour aboutir au drame de l’été de 1983, où, par mesure de représailles contre une embuscade tendue à l’armée à Jaffna, des groupes d’émeutiers commettent incendies, pillages et meurtres de Tamouls avec l’appui tacite des forces armées et à la faveur de la paralysie du gouvernement affaibli par des factions et divisé sur la stratégie à adopter face au terrorisme.
De 1983 à 1987, les mouvements séparatistes tamouls (notamment les Liberation Tigers of Tamil Eelam, L.T.T.E.) sont parvenus à prendre le contrôle de la péninsule de Jaffna et à étendre leurs activités à la province orientale; les combats ne se sont pas limités à des engagements entre les forces armées sri-lankaises et les militants tamouls: terrorisme et contre-terrorisme ont gravement affecté les civils singhalais, musulmans et tamouls. Basés en Inde du Sud, les séparatistes étaient tolérés, voire encouragés par les autorités de Madras et les services secrets indiens, tandis que New Delhi s’efforçait d’imposer sa médiation entre les rebelles et le gouvernement de Colombo. Cette médiation s’est transformée en intervention en juin 1987 (parachutage de vivres et de médicaments sur Jaffna), suivie en juillet par la signature d’un accord entre le Premier ministre indien Rajiv Gandhi et le président Jayawardene. Ce texte prévoyait que, en échange de larges concessions à la minorité tamoule en matière politique (autonomie et possible fusion des provinces Nord et Est), économique et culturelle, et de la reconnaissance des intérêts stratégiques indiens, notamment à Trincomalee, l’Inde garantissait l’intégrité territoriale de Sri Lanka en s’engageant à mettre un terme aux activités des séparatistes. L’envoi immédiat d’un corps expéditionnaire indien ne réussit pas à désarmer les militants du L.T.T.E., que l’armée indienne finit par affronter en octobre 1987, perdant auprès des Tamouls sa popularité initiale et contrainte de se transformer en une force d’occupation qui comptait à la fin de 1988 plus de cinquante mille hommes.
Loin de résoudre la crise politique, les accords de 1987 contribuent à l’étendre à l’ensemble du pays: du côté singhalais, le J.V.P. a beau jeu d’exploiter l’impopularité d’un régime déconsidéré par son impuissance face à l’Inde, par ses atteintes à la démocratie et par un affairisme généralisé. Une situation insurrectionnelle s’instaure dans les régions singhalaises: le J.V.P. multiplie les attentats contre les politiciens partisans de l’accord de 1987, les boycottages visant à paralyser l’État, et s’efforce d’infiltrer les forces de l’ordre. Organisées dans une atmosphère de violence et de fraude qui se traduit par 45 p. 100 d’abstentions, l’élection présidentielle de décembre 1988 donne une courte majorité au Premier ministre sortant R. Premadasa, tendance confirmée aux élections législatives qui suivent. Le gouvernement lance alors, à l’aide d’escadrons de la mort, une contre-terreur effroyable qui annihile le noyau militant du J.V.P., puis frappe les défenseurs des droits de l’homme, les intellectuels et la jeunesse. Le bilan de deux années de violence dans le Sud s’établit à plusieurs dizaines de milliers de victimes singhalaises, plus que dans le conflit séparatiste tamoul.
Dans le Nord, les troupes indiennes s’enlisent pendant deux ans dans des opérations de maintien de l’ordre contre les militants tamouls qui se sont retournés contre elles. Leur retrait laisse le champ libre aux L.T.T.E., qui reprennent les combats dès juillet 1990 contre l’armée sri-lankaise et contre les groupes qui collaborent avec elle, notamment les milices musulmanes. Plusieurs centaines de milliers de personnes doivent chercher refuge dans des camps ou à l’étranger. Contesté par ses rivaux qui l’accusent de corruption et d’avoir institutionnalisé le règne de la violence, le président Premadasa est assassiné le 1er mai 1993, sans doute par les L.T.T.E. qui cherchent à déstabiliser le régime. Son successeur, D. B. Wijetunga, se révèle incapable de rassembler les factions de l’U.N.P., qui perd les élections législatives d’août 1994, puis la présidentielle de novembre 1994, gagnée très largement par la fille de Mme Bandaranaike, Chandrika Kumaratunga, qui a regroupé autour du S.L.F.P. les partisans d’un retour à la paix et à la démocratie, d’un assainissement des mœurs politiques et d’une redistribution des fruits de la croissance. La tâche qui l’attend est des plus difficiles: l’amorce d’un dialogue avec les L.T.T.E. est compromise par l’assassinat qui leur est attribué du principal rival de Mme Kumaratunga, et la méfiance des milieux d’affaires risque de freiner l’expansion.
Sri Lanka au début des années 1990
Près d’un demi-siècle après l’indépendance, le visage du pays est profondément transformé. L’environnement international n’est plus le même: la fin de la guerre froide a relâché les tensions dans l’océan Indien et, en dépit de l’effondrement soviétique, la prépondérance régionale de l’Inde est bien établie, tandis que l’influence américaine s’est faite plus discrète. Les pays arabes qui emploient de nombreux émigrés et se dotent d’une puissance stratégique n’exercent pas encore un rôle significatif, et le Japon et les nouveaux pays industriels d’Asie orientale, très présents économiquement, restent effacés sur le plan politique. Les groupes d’émigrés tamouls, nombreux en Occident, ont contribué à internationaliser les conflits internes de l’île en les portant devant l’opinion mondiale, tandis que les mouvements militants s’inséraient dans les trafics internationaux d’armes et de drogue.
Le cadre institutionnel a changé. Après trente ans de régime parlementaire unitaire, un régime présidentiel autoritaire avait été institué en 1978 au nom de l’efficacité: la crise séparatiste a démontré son impuissance, et le gouvernement de Mme Kumaratunga envisage de renouer avec la démocratie parlementaire en l’assortissant d’une dose de fédéralisme pour répondre aux revendications tamoules. La classe politique a cessé d’être exclusivement issue de l’élite anglophone des propriétaires de plantations et membres des professions libérales, pour inclure un nombre croissant de nouveaux riches – hommes d’affaires de moyenne envergure (les mudal li ) – dont l’influence repose sur des réseaux de pouvoir provinciaux et qui ne défendent pas les valeurs qui étaient celles que l’élite avait héritées de la période coloniale: cette mutation est identique à celle qui a abouti en Inde à l’érosion du Parti du Congrès.
Le contrat social ne repose plus sur le sentiment de sécurité que procurait à la masse de la population les institutions sociales de l’État-providence. L’idéologie concurrentielle, que le nouveau régime a voulu insuffler à une société bouddhique imprégnée de valeurs et d’attitudes fort différentes, a contribué à créer un désarroi qui peut expliquer certaines réactions de violence. Ces attitudes nouvelles étaient déjà présentes dans le milieu universitaire où la lutte pour l’emploi était devenue très dure dès les années 1960, et où ce malaise était largement responsable de la rébellion de 1971. Elles tendent à se généraliser dans l’ensemble de la jeunesse.
En dépit d’une réduction très substantielle du taux de natalité, la structure démographique de Sri Lanka est en effet caractérisée par la prépondérance des groupes d’âge de moins de quinze ans (35,3 p. 100 en 1981) et de quinze à vingt-cinq ans (21 p. 100). Leur arrivée sur le marché du travail pose des problèmes sans commune mesure avec ceux des années 1950, d’autant que la généralisation de la scolarisation rend les jeunes plus exigeants en matière d’emploi: le secteur primaire en offre encore dans la zone sèche ou dans les plantations (46 p. 100 des emplois en 1981); le secteur secondaire s’est moins développé qu’on ne l’avait escompté (12 p. 100, 17 p. 100 si l’on inclut le bâtiment); c’est le secteur tertiaire qui doit absorber la masse de cette main-d’œuvre nouvelle. Le phénomène s’accompagne d’une croissance de la population urbaine, certes moins rapide que dans beaucoup de pays du Tiers Monde (21,5 p. 100 en 1981 contre 15,3 p. 100 en 1953), mais suffisante pour créer un facteur d’instabilité.
Toutefois, les mouvements migratoires les plus forts continuent de porter la population paysanne depuis les zones congestionnées du sud-ouest en direction des nouveaux espaces ouverts au peuplement agricole dans la zone sèche du centre-nord et du sud-est. Le grand projet d’aménagement du Mahaveli Ganga a une dimension sociale autant qu’économique; en dépit de ses aléas, en particulier dans la phase en cours qui consiste à mettre en valeur une zone totalement vierge et non à améliorer un système d’irrigation existant, il représente incontestablement l’effort le plus convaincant de développement entrepris dans le pays. Il a déjà permis d’atteindre l’autosuffisance rizicole, un objectif qui n’avait jamais été réalisé au moins depuis le XVIIIe siècle; l’adoption rapide de variétés de paddy à haut rendement dans les zones de mise en valeur récente y a largement contribué. Mais cette «révolution verte» entraîne, dans une société rurale jusque-là relativement égalitaire, des disparités sociales accentuées, et des tensions nouvelles que les principaux bénéficiaires de ces transformations, les mudal li , cherchent de plus en plus à détourner contre des boucs émissaires, notamment contre les Tamouls. En outre, la localisation des zones de développement agricole, à la limite des régions de peuplement tamoul, singhalais et musulman, en fait des foyers de violence intercommunautaire.
La croissance démographique porte d’autre part à la limite de la rupture des équipements publics et une infrastructure conçus pour une population qui a triplé depuis 1931, dépassant, en 1994, dix-huit millions de personnes. Depuis 1977, l’État a rétrocédé au secteur privé plusieurs secteurs clés dont il avait le monopole (tels que les transports routiers) sans que le résultat soit réellement concluant. En revanche, l’effort de construction de logements, aussi bien en milieu rural que dans les zones urbaines, a permis de limiter l’extension des bidonvilles.
Ces mutations, si profondes soient-elles, n’ont pas encore oblitéré les caractères fondamentaux de la société sri-lankaise. La religion y tient toujours une place considérable: elle reste le critère par excellence d’identité communautaire, et représente un refuge face aux incertitudes du présent. Mais le bouddhisme et, dans une moindre mesure, l’hindouisme, l’islam et le catholicisme sont eux-mêmes en crise. Les jeunes moines, qui ont souvent reçu une formation universitaire, délaissent l’enseignement des principes moraux et abandonnent la didactique traditionnelle fondée sur les J taka , au profit d’une doctrine qui se veut scientifique mais ne répond pas aux besoins religieux des masses. Aussi voit-on se développer pour combler cette lacune des cultes nouveaux dérivés de l’hindouisme, dont l’exemple le plus spectaculaire est celui des pèlerinages à Kataragama, qui attirent des centaines de milliers de fidèles.
La caste demeure un facteur important d’organisation sociale. Le système n’avait jamais connu la même rigidité qu’en Inde, faute de sanction religieuse (le bouddhisme est en principe indifférent, contrairement à l’hindouisme, à la notion de pureté rituelle et à la hiérarchie qui en résulte); aujourd’hui, les interdits de caste ont disparu dans les régions singhalaises et la règle d’endogamie est parfois transgressée, mais le sentiment d’appartenance à une caste déterminée alimente des réseaux de fidélité et de clientélisme; la caste Goyigama, majoritaire et dominante, a perdu son monopole de l’autorité face à l’ascension sociale de castes minoritaires du bas-pays (comme les Kar va, originellement pêcheurs) dont beaucoup de familles se sont enrichies à la faveur de la domination coloniale; en revanche, les castes kandyennes tenues pour inférieures (tels les Vahumpura et les Batgama) ne se sont affirmées qu’à une date récente, et leur mécontentement diffus a joué un rôle dans l’éclatement de la rébellion de 1971 et dans les accès de fièvre communaliste chez les Singhalais. Dans la communauté tamoule, le système des castes garde sa force, et le groupe dominant des Vall lar de Jaffna continue d’exercer son autorité sur les castes inférieures, notamment les Intouchables, qui constituent un quart de la population du Nord; toutefois, l’appartenance à la caste des pêcheurs (Karaiyar) des chefs de l’organisation séparatiste dominante (L.T.T.E.) peut bouleverser les attitudes traditionnelles.
La force de la cellule familiale réside dans sa fonction traditionnelle de socialisation, et dans son rôle «alimentaire». Avec l’allongement de la durée des études et la difficulté de trouver un emploi, les jeunes doivent pouvoir compter de longues années sur leurs parents pour leur subsistance, tandis que ceux qui restent agriculteurs doivent attendre de plus longues années encore, en raison de l’allongement de la durée de la vie, le moment d’entrer en possession d’un patrimoine sans cesse amenuisé par les partages successoraux. Mais l’essor de l’instruction, ainsi que la généralisation de la communication de masse et de la circulation des personnes, a favorisé l’émancipation intellectuelle des jeunes, et la contradiction qui existe à présent entre dépendance matérielle et émancipation intellectuelle détermine des tensions sociales inconnues jusqu’alors; le gonflement du nombre des émigrants, l’attirance pour les mouvements révolutionnaires, ou pour le séparatisme, représentent des tentatives pour échapper à cette contradiction, aussi bien chez les jeunes Singhalais que chez les jeunes Tamouls; l’accroissement dramatique du taux de suicide (29 p. 100 000, de loin le plus élevé d’Asie) s’explique par les mêmes circonstances.
L’avenir de Sri Lanka en tant qu’État unitaire et démocratique est compromis par l’incapacité du régime à maîtriser une situation de crise nationale qui est liée à des facteurs stratégiques internationaux d’une part, et au poids du passé de l’île d’autre part. Mais le problème est rendu plus complexe parce qu’il est sous-tendu par les effets sociaux de la modernisation du pays.
4. Un «conservatoire» de l’art bouddhique
L’avènement du bouddhisme à Sri Lanka marque l’apparition des premiers monuments: au IIIe siècle avant notre ère, le roi Dev nampiya Tissa (250-210 env.) aurait reçu une ambassade du moine Mahinda, fils du souverain indien A ごoka. Une communauté monastique s’installe dans le nord de l’île, à Mihintale. C’est de cette époque que dateraient les deux plus anciens st pa singhalais (d goba ), le R jamah vih ra de Mihintale, fondé selon la tradition sur les reliques de Mahinda, et le Thup r ma de la capitale, Anur dhapura. Constamment en contact avec les courants religieux et esthétiques de l’Inde, l’art du Sri Lanka n’en poursuivra pas moins une évolution propre: il doit en partie son originalité à l’attachement des Singhalais au bouddhisme Therav da, qui allait assez tôt céder le pas en Inde à d’autres tendances. Toutefois, cette fidélité au Therav da n’excluait pas la tolérance, voire une certaine volonté d’assimilation, à l’égard de l’hindouisme ou du Grand Véhicule, dont l’iconographie porte l’empreinte.
Les débuts de l’art bouddhique
Comme son prototype indien, le d goba singhalais est un édifice cultuel commémoratif: son dôme plein est érigé sur les reliques du Buddha ou de ses grands disciples. Les dimensions gigantesques des d goba de la première période d’Anur dhapura (IIIe s. av. J.-C.-IIIe s. apr. J.-C.) attestent la vigueur du soutien que le bouddhisme trouva alors auprès des souverains singhalais. Probablement plus modeste à l’origine, le Thup r ma est considérablement agrandi au IIe siècle avant notre ère; le Mah th pa (sans doute IIe s. apr. J.-C.), connu dans la tradition comme le Ruvanveliseya, atteint un diamètre de 90 mètres; l’Abhayagiri d goba (Ier s. av. J.-C.), le Jetavana d goba (IIIe s. apr. J.-C.) s’élèvent à plus de 100 mètres de hauteur. Si son aspect général ne le différencie pas fondamentalement du st pa indien, le d goba singhalais offre néanmoins dès cette époque des particularités: un soubassement formé de trois terrasses en gradin et, à partir du IIe siècle avant notre ère, de hauts édicules (v halkada ) accolés au dôme, face aux quatre points cardinaux.
Les bas-reliefs en gneiss des v halkada comptent parmi les plus anciens exemples de la sculpture singhalaise. Leur style les relie aux œuvres des sites bouddhiques indiens du IIe et du Ier siècle avant notre ère (Bh rut, S nc 稜, Amar vat 稜). Plus abouties, les sculptures de l’Abhayagiri d goba sont apparentées à celles de l’école d’Amar vat 稜 à son apogée (150 env. apr. J.-C.). À cette époque sont sans doute aussi réalisées les premières images du Buddha. Comme les effigies d’Amar vat 稜 dont elles semblent s’inspirer, les représentations singhalaises du Buddha évoquent, dans leur sévère simplicité, l’idéal monastique rigoureux des débuts du bouddhisme. L’iconographie qui se fixe alors se maintiendra avec une continuité frappante à travers toute l’histoire de l’art singhalais: lourd vêtement asymétrique aux plis réguliers, stylisation «en colimaçons» de la coiffure, main droite faisant le geste de l’absence de crainte, etc.
La seconde période d’Anur size=5dhapura
À partir de 432, Anur dhapura subit pendant une trentaine d’années la domination tamoule, avant d’être reconquise par un roi singhalais. Une ère d’intense activité artistique s’ouvre alors.
De nouveaux types d’édifices religieux s’élaborent, d’une originalité certaine par rapport à l’ensemble de l’architecture bouddhique. Ainsi, c’est au VIIe ou au VIIIe siècle que remonteraient les plus anciens vatad g 勒 , constructions circulaires destinées à abriter un st pa: une ou plusieurs rangées de piliers monolithes supportaient un toit, dont la trace a généralement disparu (Mihintale, Medigiriya, Thup r ma d’Anur dhapura). Les monastères de cette époque se caractérisent par un plan beaucoup plus régulier que celui des édifices antérieurs. On a supposé que cette évolution était peut-être liée au développement de la secte bouddhique des Dhammarucika. Aux quatre angles d’une aire rectangulaire délimitée soit par une terrasse, soit par une enceinte se dressent les quatre monuments traditionnels: le d goba et la plate-forme de l’arbre sacré (évoquant l’arbre sous lequel le Buddha connut l’Éveil), fréquemment au sud, le sanctuaire de l’image (pali patim ghara ) et la salle du chapitre (uposathaghara ). Ce plan se rencontre en particulier dans les monastères forestiers (pabbata vih ra ) qui sont édifiés alors aux environs d’Anur dhapura. L’architecture rupestre comporte d’autres belles réussites: le bassin du lion à Mihintale, relié à l’origine au bassin du N ga, et, à Anur dhapura, le parc du poisson d’or (Ranmasu Uyana ), au nord d’Isurumuniya, ainsi que les bassins jumeaux (Kuttam pokuna ), reconstruits par les services archéologiques. Sans présenter d’innovations majeures, le décor architectural atteint à cette époque une perfection inégalée. Les reliefs ornent principalement les escaliers d’accès aux édifices: stèles à gardiens sculptées de nains ventrus, mais surtout, à partir des VIIe et VIIIe siècles, de rois-serpents (n gar ja ) souples et gracieux, pierres de seuil (moonstones ) semi-circulaires où se déploie en frises rythmées le bestiaire symbolique du bouddhisme.
Le site spectaculaire de Sigiriya occupe une place à part dans l’architecture singhalaise. Fuyant Anur dhapura, le roi parricide Kassapa Ier s’y établit à la fin du Ve siècle et y fait bâtir au sommet d’un énorme rocher une résidence imprenable. L’aménagement général du rocher et de ses environs manifeste une audace et une ampleur de conception exceptionnelles. L’ordonnance très classique des perspectives rappelle les réalisations d’Anur dhapura et annonce l’urbanisme des cités plus tardives. Deux enceintes, à l’est et à l’ouest, déterminent deux ensembles distincts. Celui de l’ouest, beaucoup plus vaste, peut se subdiviser en plusieurs parties: les palais d’été, la terrasse rocheuse, enfin les jardins de plaisance, au tracé régulier, qui comprenaient un savant système de bassins, de cours d’eau et de citernes. De ces jardins, deux escaliers mènent à une galerie creusée dans la pierre et bordée d’un haut mur dont la surface polie fut couverte de graffiti entre le VIIIe et le XIe siècle: ces courts poèmes en singhalais, non sans intérêt littéraire, rendent hommage à la beauté des figures féminines qui animaient les parois du rocher. Au nord, une terrasse naturelle marque une première étape dans l’ascension vers le palais: un escalier monumental était aménagé dans l’énorme avant-corps d’un lion assis, dont il ne reste que des fragments. Au sommet du rocher subsistent des vestiges de la résidence royale.
La représentation du Buddha perpétue en partie la tradition antérieure influencée par l’art d’Amar vat 稜, magnifiée cependant dans les Buddha colossaux qui répondent peut-être aux nouvelles exigences dévotionnelles des laïcs (site d’Avukana...). Les visages reflètent une forme de stylisation propre au Sri Lanka, qui ira s’accusant au cours du temps. Les représentations de Buddha assis sont plus nombreuses qu’auparavant. Le plus souvent en attitude de méditation, elles s’approchent parfois de la statuaire Gupta ou post-Gupta indienne: le vêtement est lisse, comme transparent, les formes s’épurent et le modelé s’adoucit.
La seconde période d’Anur dhapura voit l’essor du Grand Véhicule (Mah y na ) qui sera à l’origine de certaines des plus belles œuvres de l’art singhalais. Dès la fondation du monastère de l’Abhayagiri au Ier siècle avant notre ère, des dissensions s’amorcent au sein de la communauté monastique. La secte des Dhammarucika entre en rivalité avec les Therav din du Mah vih ra, qui se veulent scrupuleusement fidèles à la doctrine ancienne. Ces désaccords préparent l’émergence du Grand Véhicule au IIIe siècle, qui jouira de la faveur du roi Mah sena (274-301 apr. J.-C.) et se maintiendra pendant plusieurs siècles. Outre les effigies du Buddha, la sculpture singhalaise comprend désormais aussi des représentations de Bodhisattva («Être d’Éveil», le Bodhisattva, figure maîtresse du Mah y na, diffère son salut pour porter secours à la totalité des êtres). Il s’agit principalement de bronzes de grande qualité, datés entre le VIe et le VIIIe siècle, qui ont des affinités stylistiques avec la sculpture indienne Pallava. Ces images semblent se répartir essentiellement entre deux types: un Bodhisattva ascète, portant le chignon et la peau de tigre du renonçant (Maitreya ou Avalokite ごvara), et un Bodhisattva princier, richement vêtu et coiffé de la tiare royale (Avalokite ごvara...). L’idéal mah y na de la compassion trouve une magnifique expression dans le bronze doré conservé au musée de Colombo, un des chefs-d’œuvre de l’art bouddhique. Plus rares, quelques figures féminines témoignent du culte voué à la déesse T r , comme la belle T r en méditation du musée de Colombo ou celle du British Museum à Londres.
Enfin, les monuments de cette période nous ont livré les premiers vestiges de peinture trouvés à Sri Lanka. À Sigiriya, les femmes peintes sur les parois d’une cavité du rocher sont probablement des nymphes célestes (apsara ), qui allient un sens étonnant du portrait à l’idéalisation codifiée des formes. La sûreté du trait, l’élégance et l’équilibre des figures révèlent une maîtrise achevée des moyens picturaux et suggèrent le raffinement d’une civilisation à son apogée. Des peintures moins connues, plus fragmentaires encore, décoraient aussi la chambre-reliquaire du st pa de Mahiyangana à Mihintale (IXe-Xe s.), ainsi que les sites de Dimbulagala, Pulligoda, Hindagala (Ve-VIIIe s.).
L’époque de Polonnaruva
À la fin du Xe siècle, un souverain C 拏la venu du sud de l’Inde conquiert Sri Lanka. Pendant près d’un siècle (993-1070), l’île demeurera une province du puissant empire C 拏la. Le siège du pouvoir est transféré d’Anur dhapura à Polonnaruva. L’essor du shivaïsme sous les C 拏la inspire de nombreux bronzes consacrés essentiellement aux divers aspects de えiva ainsi qu’à ses principaux dévots, les N yan r. Si les premiers archéologues ont soutenu la thèse d’une origine indienne de ces représentations, on tend plutôt aujourd’hui à leur attribuer une provenance locale. Souvent intéressantes par leur iconographie, ces images sont généralement d’une exécution un peu lourde. Quelques temples hindous furent édifiés sous l’occupation C 拏la à Polonnaruva, tous dédiés à えiva.
La reconquête singhalaise fut l’œuvre de Vijayab hu Ier, mais la période de Polonnaruva est cependant surtout dominée par la figure de Par kramab hu Ier (1153-1186) qui inaugura la reconstruction économique, politique et religieuse du royaume. Beaucoup de monuments de Polonnaruva remontent à son règne ou à celui de son successeur Nissankamalla. Des résidences royales sont bâties: Par kramabahu Ier fait construire le palais de Panduwas Nuwara (à Par kramapura, district de Kurunegala), ainsi que deux autres palais à Polonnaruva. Le bassin dit Kum rapokuna renoue par son classicisme avec les exemples d’Anur dhapura. Les constructions religieuses les plus remarquables sont trois grands sanctuaires de l’image (patim ghara ): le Thup r ma, le mieux conservé, le Lank tilaka et le Tivanka, plus vastes et peut-être un peu plus tardifs. L’usage de murs de brique très épais et de voûtes en berceau les distingue au sein de l’architecture singhalaise. D’autres temples sont érigés à cette époque: l’Atad g 勒 (temple de la dent: la dent de Buddha était considérée comme une relique qui protégeait le pays et garantissait les droits du souverain), œuvre de Vijayab hu Ier, le Vatad g 勒, peut-être plus ancien et restauré par Nissankamalla, le Hetad g 勒, édifié par Nissankamalla pour la relique de la dent. Le Nissankamallamandapa comporte de curieux piliers qui affectent la forme de tiges de lotus. Le Sat Mahal Pasada, constitué d’une pyramide d’étages, reste sans équivalent dans le patrimoine singhalais; on n’a pu jusqu’ici identifier avec certitude sa fonction.
La sculpture de Polonnaruva se rattache à la tradition d’Anur dhapura. L’imposant ensemble rupestre du Gal Vih ra comprend un gigantesque Buddha couché de 15 mètres de longueur environ, un Buddha debout aux bras croisés ainsi qu’un autre en méditation. Les proportions monumentales, les formes dépouillées, l’expression intensément recueillie des visages prêtent à ces œuvres une grandeur sereine. Les quatre Buddha assis du Vatad g 勒 renvoient également, dans leur simplicité et leur équilibre, à la statuaire d’Anur dhapura. L’image du Potgul Vih ra, identifiée par la tradition à Par kramab hu, représente en fait un sage, peut-être le maître shivaïte Agastya ou l’ascète bouddhique Kapila, figure rayonnante d’énergie contenue dont les traits expressifs évoquent presque un portrait.
Malheureusement assez abîmées, les belles peintures murales du Tivanka apportent un témoignage précieux sur l’iconographie d’un sanctuaire bouddhique à cette époque. Les scènes de la vie du Buddha et de ses existences antérieures se disposent en registres horizontaux dans la salle d’entrée et le vestibule, tandis que les somptueux panneaux de la cella, plus vastes, montrent le Buddha entouré de divinités. La gamme colorée, assez limitée, joue sur des nuances discrètes de brun, d’ocre et de vert. Des accents plus clairs soulignent le volume des figures. Le dessin, à la fois ferme et délicat, y tient une grande place. Plus complexes, plus exubérantes que les peintures que nous a laissées l’époque d’Anur dhapura, les compositions du Tivanka mettent aussi en scène un monde aristocratique et idéalisé.
De la chute de Polonnaruva à la période kandyenne
Après le règne de Par kramab hu, un lent déclin commence. Le pays se scinde en plusieurs petits royaumes. Le délabrement du système d’irrigation qui assurait la prospérité du Nord pousse la population singhalaise à s’établir dans la zone humide du Sud-Ouest. L’instabilité politique, le vandalisme des colonisateurs portugais, arrivés en 1505, expliquent peut-être que l’art de cette époque ne nous soit connu qu’à travers quelques exemples isolés. Le palais fortifié de Yapahuva, construit par un chef militaire entre 1215 et 1236, est digne des demeures royales qui l’ont précédé. Deux enceintes concentriques renferment la quasi-totalité des édifices, assemblés sans ordre apparent. Son escalier monumental et son porche dénotent une influence Pandya, venue du sud de l’Inde.
Dans la région de Kandy, deux temples intéressants furent érigés par de hauts dignitaires du royaume de Gampola, le Gadaladeniya Vih ra et le Lank tilaka. Ils associent dans un même bâtiment un sanctuaire de l’image et un petit temple hindou (devale ) consacré à Vi ルユu/Upulvan. Cette époque voit en effet s’accuser, semble-t-il, des tendances syncrétistes sans doute déjà présentes depuis longtemps qui contribuent à l’originalité du bouddhisme singhalais. Le Gadaladeniya Vih ra offre des similitudes avec l’architecture Pandya tardive et celle de Vijayanagar, en Inde. De dimensions plus importantes, le Lank tilaka est un élégant monument en brique de plan cruciforme qu’on a rapproché de l’art de Pagan.
La période kandyenne
À la fin du XVe siècle, un pouvoir indépendant s’est affirmé dans les collines du sud-ouest de l’île, à Kandy. Pendant plus de trois siècles, le royaume kandyen parviendra à préserver la tradition culturelle singhalaise, en dépit des incursions portugaises, puis hollandaises.
L’art singhalais connaît un éclatant renouveau au XVIIIe siècle avec l’accession au pouvoir de K 稜rti Sr 稜 R jasimha. Issu d’une dynastie de Nayak du sud de l’Inde, traditionnellement alliés au trône kandyen, K 稜rti Sr 稜 R jasimha raffermit les structures du bouddhisme à Sri Lanka. Grâce aux efforts du roi qui fit appel à la congrégation siamoise (Syam Nik ya), l’ordination de jeunes moines fut désormais possible dans les limites du royaume.
On dénombre aujourd’hui plus de deux cents temples construits au XVIIIe ou au début du XIXe siècle dans les provinces kandyennes. Souvent érigés sur piliers, les sanctuaires de l’image, de proportions en général réduites mais harmonieuses, comportent une cella précédée d’un avant-corps. Le toit en pente qui les couvre s’étend parfois jusqu’à former une véranda pourtournante. Une salle de prédication (bana maduwa ), un d goba, une plate-forme de l’arbre sacré s’y adjoignent ainsi qu’un ou plusieurs temples dédiés à certains dieux hindous, et des résidences monastiques. Le décor peint du patim ghara puise toujours ses motifs dans la littérature narrative bouddhique, mais s’enrichit aussi de frises évoquant les lieux sacrés de Sri Lanka, les sept semaines qui suivent l’Éveil, les Buddha du passé, les divinités empruntées à l’hindouisme... Le ton plein de fraîcheur et de vivacité, le sens de l’observation et du détail évocateur rompent avec la sophistication subtile des œuvres antérieures; les couleurs sont franches et contrastées, posées en aplats, le dessin vigoureusement stylisé.
Au XIXe siècle, l’activité bouddhique se déplaça vers les régions côtières où l’art continua à s’inspirer largement du style kandyen jusqu’au début de l’époque contemporaine.
Sri Lanka
(république de) (Srî Lanka Janarajaya), état insulaire d'Asie situé au S.-E. de l'Inde, appelé Ceylan jusqu' en 1972; 65 610 km²; env. 17 millions d'hab. (croissance: 1,3 % par an); cap. Colombo. Nature de l'état: rép. présidentielle, membre du Commonwealth. Langue off.: cinghalais, langue usuelle avec le tamoul. Monnaie: roupie. Relig.: bouddhisme (73%), hindouisme, islam, christianisme. Géogr. et écon. - Le centre-sud de l'île est occupé par un vieux massif cristallin fracturé (fragment de l'ancien continent du Gondwana), culminant à 2 528 m. Il est entouré d'un vaste plateau ondulé (300 m) que borde une plaine littorale. Le climat tropical de mousson oppose le S.-O. de l'île, très arrosé, sans saison sèche (versant au vent) et couvert de forêt dense, au N.-E., plus sec (sous le vent), où dominent forêts claires et savanes arborées. Les Cinghalais, bouddhistes, descendants d'Indo-Aryens venus du N. de l'Inde, sont majoritaires (74 % des hab.); une lutte les oppose aux Tamouls, hindouistes. Deux tiers des Tamouls sont installés depuis des siècles, un tiers est venu au XIXe s. Les Tamouls (18 % de la pop.) sont majoritaires au N. et à l'E. de l'île. La pop. se concentre à 85 % dans la zone humide; sa fécondité a notablement diminué. Rurale à près de 80 %, elle pratique des cultures vivrières (riz, manioc, patates douces) et d'exportation dans les plantations du S.-O. (thé, hévéa, noix de coco, coprah). Autres ressources: élevage, pêche, bois, pierres précieuses. Depuis 1983, la guerre civile désorganise et appauvrit le pays. Hist. - Jusqu'au déb. du XVIe s., l'histoire de Ceylan est marquée par les migrations successives d'Indo-Aryens et de Tamouls, et par leurs luttes incessantes. La période la plus brillante fut celle du souverain Parâkramabâhu (XIIe s.), qui unifia l'île autour de la cap. Polonnaruwa. En 1505 débarquèrent les Portugais, qui dominèrent les côtes et contrôlèrent le comm. des épices et des pierres précieuses. Au XVIIe s., l'île devint néerlandaise puis passa en 1796 sous la domination de la G.-B., qui la rattacha à la Couronne (1802-1815), développa considérablement les plantations, mais se heurta à des révoltes (notam. en 1817 et en 1848). L'île acquit l'autonomie interne (1931) puis le statut de dominion indép. dans le Commonwealth (4 fév. 1948) et devint, en 1972, la rép. dém. de Sri Lanka. Deux partis, représentant la grande bourgeoisie, ont alterné au pouvoir: le parti d'Union nationale (U.N.P.), conservateur, animé par la famille Senanayake, et le parti de la Liberté (S.L.F.P.), de centre-gauche, animé par la famille Bandaranaike, attaché au non-alignement et au socialisme. Victorieux aux élections de 1977, l'U.N.P. a dirigé le pays jusqu'en 1994. Il a prôné le libéralisme (dénationalisations, ouverture de zones franches) et, à partir de 1983 surtout, il s'est heurté à la dissidence tamoule. De 1987 à 1990, l'armée indienne, appelée, est intervenue contre les Tamouls. En 1994, le S.L.F.P. est revenu au pouvoir. En 1995, l'armée a repris aux Tamouls Jaffna (leur bastion dep. 1990), mais la guérilla continue: en août 1997, un attentat a ensanglanté Colombo.
Encyclopédie Universelle. 2012.