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TITIEN
TITIEN

Lorsqu’en 1590 Paolo Lomazzo déclarait: «Comme l’éclat du Soleil l’emporte sur la lumière des étoiles, Titien resplendit plus que tous les autres peintres non seulement d’Italie mais du monde entier», l’écrivain consacrait une renommée qui reposait sur un vaste consensus et sur le sentiment d’acheteurs faisant autorité, ainsi que de maisons princières et royales. Titien représente un des sommets de la peinture de la Renaissance; il élève le langage de la tradition picturale de Venise, fondé sur la couleur, à une capacité expressive très haute, qui portera ses fruits, à travers l’œuvre des grands peintres du XVIIe siècle, Rubens et Velázquez, et jusqu’à l’impressionnisme, sur l’évolution de la peinture européenne.

Sa longue activité, qui se déploie durant les trois premiers quarts du XVIe siècle, est inspirée par le souci de retrouver les modèles antiques, qui lui permettent d’exalter l’homme en tant que protagoniste de l’histoire et d’en arriver à la constatation de la fragilité de l’homme aux prises avec les forces obscures de l’âme et du cosmos; aussi a-t-on – à juste titre – comparé Titien à Shakespeare.

Le peintre des princes

Titien (Tiziano Vecellio) naquit à Pieve di Cadore vers 1488-1490, ainsi que permettent de le préciser les reconstructions; en effet, on le trouve, en 1508, occupé à la décoration du Fondaco dei Tedeschi à Venise, alors que, selon le témoignage de ses contemporains Dolce (1557) et Vasari (1568), il n’a pas encore vingt ans. Il acquit les premiers rudiments du métier dans l’atelier de Gentile Bellini et de Sebastiano Zuccato; mais l’esprit du jeune homme se tourna vers les exemples les plus hauts et les plus riches du renouveau contemporain, les œuvres de Giovanni Bellini et de Giorgione. La mort prématurée de celui-ci fit de Titien son héritier spirituel, appelé ainsi à compléter les œuvres que le maître avait laissées inachevées; cette situation devait entraîner de graves problèmes pour la discrimination de ce qui revient à chacun des deux peintres.

La renommée de Titien attira l’attention d’acheteurs appartenant à la noblesse, ce qui lui fournit l’occasion de fréquenter les cours de Ferrare et de Mantoue. D’une certaine Cecilia, qu’il épousa en 1525 et qui mourut en 1530, il eut trois enfants, Pomponio et Orazio, qui devinrent peintres, et Lavinia. En 1527, il se lia d’une profonde amitié avec l’Arétin et Sansovino, qui s’étaient réfugiés à Venise à la suite du sac de Rome. En 1530 et 1533, il se rendit à Bologne pour faire le portrait de Charles Quint, ce qui marqua le début de ses rapports avec la cour d’Espagne, pour laquelle il allait fournir un labeur fécond. Après un bref séjour à Urbin, il gagna Rome en 1545, où il reçut un accueil chaleureux. La protection de Charles Quint, qui le nomma comte et chevalier, puis le fit venir à Augsbourg en 1548 pour y peindre les portraits de princes et d’électeurs convoqués à la Diète, consacra alors la réputation de l’artiste. À peine dix années plus tard, dans son dialogue sur la peinture intitulé l’Aretino , Dolce opposait au mythe de Raphaël et de Michel-Ange le génie de Titien. Après un second voyage à Augsbourg, le maître s’installa en 1551 à Venise, où il travailla intensément, luttant avec ténacité, même auprès de princes et de rois, pour obtenir la rémunération de ses commandes. Il mourut dans sa maison des Birri, tandis que la peste dévastait la région.

Par-delà l’influence de Giorgione

La longue vie de Titien – presque un siècle – fut marquée par une évolution complexe de sa mentalité et de celle du temps où il vécut. C’est en relation avec le renouvellement apporté par la vision de Giorgione que se déploie l’activité de Titien au cours de la première période, pour laquelle on peut envisager deux moments. Si on laisse de côté l’époque la plus ancienne, sur laquelle on n’est pas bien renseigné mais où la critique moderne voit le moment de l’imitation consciente de Giorgione (Portrait d’homme , Kress, caissons du musée de Padoue), c’est dans la décoration à fresque du Fondaco dei Tedeschi (1508) que Titien révèle sa personnalité, alors qu’il travaille aux côtés de Giorgione. Des estampes du XVIIe siècle d’A. M. Zanetti, des images fragmentaires et usées qui ont été restituées, permettent d’appréhender la richesse du sentiment artistique qui caractérise Titien et par lequel celui-ci, dans un style dramatique, semble se distinguer consciemment du maître. Une telle liberté d’action est au principe du cycle des fresques de la Scuola del Santo de Padoue (1510-1511), dans lesquelles Titien substitue aux conceptions symboliques de Giorgione de dramatiques noyaux narratifs, avec des couleurs ardentes et sur des fonds de paysage évocateurs. Mais, à la fin de 1510, Giorgione étant mort de la peste et ayant laissé inachevées certaines de ses œuvres, une transformation s’opère dans le rapport de Titien à son ancien maître. Les témoignages de ses contemporains font état d’une intervention de sa part dans l’achèvement de la Vénus endormie (Gemäldegalerie, Dresde); les critiques lui ont attribué, avec raison semble-t-il, d’autres opérations analogues, notamment à propos du Concert champêtre (musée du Louvre, Paris), dans lequel l’intuition qu’avait Giorgione d’une condition humaine en accord avec la respiration de la nature se trouve splendidement mise en œuvre, mais avec des couleurs plus intenses et d’un pinceau à la fois doux et rigoureux. Des tableaux comme La Vierge et deux saints du Prado et le Noli me tangere du Louvre apparaissent comme le résultat d’une intense méditation de l’art de Giorgione, dans des formes toutefois plus construites, avec une pureté et une luminosité qui rappellent Bellini. L’équilibre des éléments formels, tant dans la composition des personnages que dans leur accord avec l’environnement naturel, caractérise, jusqu’en 1515, les œuvres de Titien: l’Allégorie des trois âges et la Sainte Conversation d’Édimbourg, le Portrait d’homme du Metropolitan Museum, l’énigmatique Amour sacré et amour profane de la villa Borghèse sont parmi les exemples les plus représentatifs de cette époque. Le pouvoir d’évocation de Giorgione a agi en profondeur, il a contenu le dynamisme du jeune peintre, il a porté celui-ci à réaliser un idéal de beauté, compris de manière classique, dans des rythmes formels amples et solennels, avec des couleurs lumineuses qui font la preuve d’une préoccupation foncière, spontanée, de reconstruire dans l’imaginaire l’harmonie du cosmos. En cet effort pour atteindre un monde d’un équilibre supérieur s’exprime la profonde intuition du caractère dramatique de la condition humaine, tel qu’il apparaît dans des œuvres d’allure plus tumultueuse comme la Vierge de l’Assomption (1516-1518) dans l’église des Frari à Venise et le polyptyque de Brescia (dans l’église des saints Nazaire et Celse, 1522) dont le panneau central représente la Résurrection. Dans de telles œuvres, Titien célèbre la victoire de la mort en des formes d’une puissance insolite, selon une composition aux rythmes serrés, qui témoigne d’une connaissance approfondie des motifs de Michel-Ange.

Une période de vérité «olympienne»

Une tension des formes, une composition complexe et mobile animent la splendide orchestration de couleurs de la série mythologique exécutée pour le cabinet de travail d’Alphonse Ier d’Este (Offrande à Vénus et Bacchanale du Prado; Bacchus et Ariane de la National Gallery de Londres, 1518-1523). Par comparaison avec l’élégance humaniste du Festin des dieux , peint par Bellini pour ce même cadre de la cour d’Este et dont Titien modifia le fond de paysage, ces œuvres donnent la sensation d’un changement d’atmosphère culturelle et de la capacité qu’a le peintre de faire revivre les mythes antiques et d’y adhérer en imagination. Les sources littéraires où il puise les épisodes (Philostrate, Ovide, Catulle) ne sont pas purs documents de l’ancienne culture, mais le moyen d’évoquer le monde antique selon une tonalité plus dionysiaque qu’apollinienne.

Le savoir dont Titien fait preuve en matière de composition dans ces peintures mythologiques lui permet de parvenir à l’effet grandiose que produit la Pala Pesaro (réalisée en 1526 pour l’église des Frari), avec le déplacement de la Vierge à droite et la fuite de l’espace entre les deux colonnes monumentales: une lumière chaude anime l’ensemble et donne une impression de vie aux superbes portraits de la famille Pesaro.

À cette manière «triomphaliste» avec laquelle sont traités les thèmes religieux s’oppose en même temps une recherche de plus grande intimité, dans le drame contenu de la Déposition du musée du Louvre (env. 1525) ou encore dans la poésie idyllique de certaines «saintes conversations», comme la Vierge au lapin (Louvre), dont les personnages, au coloris délicat, sont placés dans les paysages sereins de la campagne vénitienne. Dans la fameuse Présentation au Temple (Gallerie dell’Accademia, Venise), l’événement évangélique se déroule au milieu des confrères de la Charité, qui suivent du regard la mince silhouette de la Vierge gravissant les marches du Temple, sur le fond de montagne du Cadore. Si cette composition n’est pas exempte d’une certaine rhétorique, on retrouve toutefois dans la Vénus d’Urbin (musée des Offices, Florence, 1538) l’aptitude de Titien à représenter une réalité concrète, un moment du temps, un climat particulier; le modèle de composition de la déesse nue et allongée est celui de la Vénus de Giorgione; cependant l’environnement somptueux, avec les servantes, et le regard de la femme qui se pose sur le spectateur brisent l’isolement mythique dans lequel Giorgione avait situé son idéal de la beauté. Avec une série de superbes portraits, qui vont du Charles Quint avec un chien (musée du Prado, 1532) à la Bella du palais Pitti (1536) et au François Ier du Louvre, la Vénus d’Urbin marque la fin d’une période de l’art de Titien, qui était caractérisée par une vérité, un naturel «olympien».

L’expérience maniériste

Le changement dans le goût du peintre correspond certainement à d’intimes exigences spirituelles, mais aussi à des sollicitations extérieures. En 1527 s’établissent à Venise Pietro Aretino et Francesco Sansovino, avec lesquels Titien contracte des liens d’amitié qui l’aident sans doute à suivre l’évolution du goût de l’Italie centrale, c’est-à-dire les développements du maniérisme. Le carton de Raphaël représentant la conversion de saint Paul, que possédait le cardinal Grimani à Santa Maria Formosa, lui inspire déjà quelques idées pour des œuvres antérieures à 1537-1538. Mais c’est seulement dans les Portraits des Césars , exécutés à cette époque pour le palais ducal de Mantoue, aujourd’hui perdus et connus par des copies ou des estampes, que l’on saisit la nouveauté du style de Titien, sous l’influence du maniérisme brutal de Giulio Romano. Dans des œuvres comme l’Allocution d’Alphonse d’Avalos (musée du Prado, 1541), sombre et de composition violente, ou comme le monumental Couronnement d’épines , le peintre insiste sur l’élément plastique aux dépens de la couleur, il recherche un style emphatique plutôt que des tons capables de toucher la sensibilité. Peut-être le point culminant de ce changement dans les moyens d’expression est-il représenté par les plafonds de l’église de la Salute, qui furent peints pour San Spirito in Isola, et dont les personnages reliés entre eux par des mouvements violents baignent néanmoins dans une lumière chaude et mobile. La critique moderne attribue une grande importance à l’expérience maniériste de Titien, par laquelle il se trouve arraché à la vision sereine, naturaliste, qui était au principe de son œuvre de jeunesse, pour inaugurer des procédés plus libres dans l’imagination des figures, les formes étant alors recréées dans un climat dramatique, avec un chromatisme plus expressif. Le séjour de Titien à Rome (1545-1546) n’apporte donc pas de renouvellement dans son goût, déjà engagé dans des solutions neuves; c’est plutôt la révélation de la tension des intérêts et des passions humaines dans l’ambiance de la cour pontificale qui lui inspire ce chef-d’œuvre qu’est le Portrait de Paul III avec ses neveux , où la composition maniériste trouve dans des couleurs suggestives, qui réduisent l’importance de la plastique, la force d’exprimer le dramatique contraste des caractères. Un semblable pouvoir de pénétration par rapport aux personnages et aux événements, qui fait de Titien un témoin de l’histoire de son temps, se manifeste dans le Portrait équestre de Charles Quint , où le souverain est exalté comme un héros mythique et inflexible. Pour peindre ce tableau, l’artiste s’était rendu à Augsbourg en 1548 avec son fils Orazio et son collaborateur Lambert Sustris; il y réalisa, par ailleurs, une série d’importants portraits.

La dernière période

En 1551, plus que sexagénaire, Titien revient définitivement à Venise, pour une période de travail intense, occupée en grande partie par l’exécution de commandes princières. L’énergie créatrice, la résistance physique, les recherches de style faites dans l’enthousiasme permettent au génie de l’artiste d’élaborer de nouvelles formes d’expression. C’est surtout à l’époque actuelle que la critique a compris cette dernière phase de l’activité de Titien; en 1920, Max Dvo face="EU Caron" シák a mis en évidence la haute spiritualité qui caractérise cette phase, «comme si l’artiste, renonçant à l’ivresse sensuelle des œuvres de jeunesse, s’était cherché lui-même dans une région plus élevée et plus lointaine de l’esprit».

Dans les œuvres religieuses telles que la Crucifixion peinte pour San Domenico d’Ancône, le Martyre de saint Laurent exécuté pour l’église des Jésuites de Venise et terminé en 1559 après une longue élaboration, la Sainte Marguerite du Prado (1559), un nouveau sens dramatique apparaît dans la manière de situer les événements en des atmosphères sombres, animées comme magiquement par les lumières rouges du couchant ou par les flammes des torches. Parallèlement, au cours de la décennie 1552-1562, le peintre se consacre à une intense production profane, à ce qu’on appelle les Poésies , œuvres à thèmes mythologiques réalisées souvent pour le compte de Philippe II. Ici encore, une simple comparaison avec les évocations mythologiques de la jeunesse permet de constater un changement de sensibilité et, par conséquent, d’expression: apparition de thèmes dramatiques dans les Adieux d’Adonis et Vénus (Prado et National Gallery de Londres), où se lit le pressentiment de la mort, ou dans la série du mythe de Callixte et d’Actéon (National Gallery d’Édimbourg, 1556-1559) punis par l’implacable Diane. Dans l’Actéon déchiré par les chiens (National Gallery de Londres) et le Rapt d’Europe (collection Gardner, Boston, 1562) surtout s’opère une destructuration de la forme du dessin à travers une matière dense, animée par des lumières très mobiles; on y trouve un langage marqué par une conception angoissée de l’humanité, un jeu fragile de forces qui tendent à l’anéantissement de celle-ci. L’exaltation du nu féminin, dans lequel s’était complu la profonde sensualité de Titien à travers les diverses versions de la Vénus avec l’organiste (depuis le prototype du Prado, qui date de 1550 environ), revêt également, dans l’élaboration du mythe de Danaé, des accents quasi dramatiques. Le pouvoir pour ainsi dire transfigurateur de la couleur, qui absorbe en elle tous les autres éléments de la composition, ligne, relief, délimitation spatiale, informe les chefs-d’œuvre de la dernière période de Titien, de 1564 à 1576. Dans l’Annonciation de l’église San Salvatore à Venise, l’Ange fait irruption dans la chambre de la Vierge à travers un éclair de lumières fulgurantes; dans la mystérieuse scène de l’Enfant avec des chiens du musée de Rotterdam, les lueurs de l’incendie illuminent un bébé atterré; dans La Nymphe et le berger du Kunsthistorisches Museum de Vienne, «la matière de la couleur, exaltée en un tissu de fine poussière [...], confère à la scène d’amour un sauvage pouvoir d’expression» (R. Pallucchini). La souffrance du Saint Sébastien de l’Ermitage, la violence et l’effroi de Tarquin et Lucrèce , surtout dans la dernière version, celle de l’académie de Vienne, la cruauté du Martyre de saint Laurent , terminé en 1567 (Escurial) ou du Supplice de Marsyas (musée national de Kromeriz, env. 1570) illustrent de manière suprême l’imagination visionnaire du dernier Titien. L’artiste peint ses représentations fantomatiques, comme détruites par la souffrance ou les passions, dans des atmosphères sombres, irréelles, avec une violence qui s’exprime même physiquement, Titien se servant de ses mains pour apporter les ultimes retouches aux toiles, savamment préparées et longuement élaborées. Les pensées et les pinceaux de Titien, dans les derniers jours de sa vie, s’attardent sur la solennelle composition religieuse de la Pietà (Gallerie dell’Accademia, Venise), qu’il ne parvient pas à terminer et qu’achèvera Palma le Jeune.

Titien
(Tiziano Vecellio ou Vecelli, dit en fr.) (v. 1490 - 1576) peintre italien. à neuf ans, il vint étudier la peinture à Venise. à partir de 1518, le duc de Ferrare lui commanda des oeuvres mythologiques dont le réalisme rompt avec l'idéalisme de Giorgione, son princ. maître. Peu à peu, Titien abandonna la primauté de la ligne au profit d'une dynamique de la touche, puis s'ouvrit au maniérisme. En 1548, Charles Quint l'invita à Augsbourg. En 1551, il revint définitivement à Venise, où il exécuta de nombreuses commandes pour Philippe II d'Espagne. Riche, comblé d'honneurs, il mourut de la peste.

Encyclopédie Universelle. 2012.