BAULE
On considère aujourd’hui comme étant le «pays baoulé» (ou «baule», prononcé de la même manière) une vaste région de plus de 32 000 kilomètres carrés occupant, dans le centre de la république de Côte-d’Ivoire, un milieu naturel diversifié: au centre, une importante savane préforestière qui pénètre le massif forestier guinéen; au sud, à l’ouest et à l’est, des marches forestières. La densité démographique moyenne (plus de 32 hab./km2) y est sensiblement supérieure à la moyenne nationale. Les Baule sont environ 1 400 000, dont au moins un tiers résident en permanence hors de leur pays d’origine, à Abidjan ou dans les villes et les campagnes des autres régions de Côte-d’Ivoire – notamment dans la région forestière occidentale où ils ont essaimé en grand nombre à la recherche de terres propices au cacaoyer et au caféier, principales cultures d’exportation ivoiriennes. Les Baule représentent environ 18 p. 100 de la population de Côte-d’Ivoire. La non-concordance entre l’ethnie et son territoire d’origine, qui est le lot commun dans l’Afrique noire contemporaine, joua un rôle historique particulièrement important dans la constitution du pays baule et de l’identité spécifique de ses ressortissants, comme en témoigne l’existence d’un toponyme «baule» distinct de l’ethnonyme. Le fait baule constitue, autant qu’un phénomène proprement ethnique, un fait historique ivoirien.
Géographie historique du pays baule précolonial
Les traditions d’origine baule font référence, pour le XVIIIe siècle, à un espace plus restreint et culturellement plus hétérogène: celui qu’occupèrent les migrants conduits par les Asabu de la reine Abla Pokou, personnage à la fois historique et légendaire qui fuyait les querelles dynastiques et les troubles du pays ashanti, et à qui les traditions imputent la fondation de l’ethnie baule à une époque assez mal précisée (entre 1730 et 1760). Un espace réticulé mettait en relation plusieurs zones de peuplement se réclamant d’une même origine et des mêmes institutions politiques. D’abord quelques forts noyaux de peuplement dans la partie septentrionale de la savane centrale, seule région à laquelle correspond strictement le toponyme «baule», où les villages baule cohabitaient avec des groupements très divers: des Gbomi, considérés comme autochtones; des anciens occupants Krobu, Guro ou Mande; des groupes plus récemment établis, de même culture akan que les Baule Asabu. Parmi ceux-ci, les Alangira, qui constituaient la principale entité politique que les Asabu trouvèrent en place au terme de leur migration. En relation avec ces forts noyaux baule existaient des établissements plus localisés ou plus diffus qui correspondaient soit à des groupements mis en place au cours de la migration (comme les Elomwen dans la région méridionale de Tiassalé), soit à des fractions qui se séparèrent du corps principal de la migration (Nzikpli et Ngban notamment), soit enfin à des groupes de nouveaux migrants d’origine akan (les Asandre par exemple).
Progressivement, et surtout au cours du XIXe siècle, la structure en réseau du peuplement baule s’étoffa par l’essaimage de ces groupes et l’établissement de leur hégémonie politique, économique et linguistique sur l’ensemble de la savane préforestière et sur les marches forestières de l’Ouest (aux dépens des Guro) et surtout de l’Est (par la «baoulisation» des Agba d’origine alangira et des Abe, et par le refoulement ou l’intégration de populations anyi). L’expansion baule correspondait à des motifs divers: recherche de terres à cultiver ou de terrains de chasse, de gîtes aurifères à exploiter, d’étapes-relais sur les routes de commerce qui unissaient la côte au nord du pays baule et aux régions forestières de l’Ouest. Le sud de la savane centrale profita d’un afflux de migrants, ce qui valut à cette région le toponyme de ngonda (carrefour), distinct du toponyme «baule».
On peut estimer qu’au moment de la pénétration coloniale la population de l’actuel pays baule était de l’ordre de 300 000 habitants, très inégalement répartie entre des microrégions fortement individualisées par les caractères écologiques, l’histoire du peuplement et les activités économiques. La culture de l’igname était prépondérante dans le système de production et culturellement valorisée dans la symbolique baule, mais les systèmes de cultures vivrières et les productions variaient assez considérablement à la fin du XIXe siècle. Les régions du Nord abritaient une série de marchés en contact avec le réseau commercial dyula, par lequel transitaient notamment du fer et des esclaves – ceux-ci particulièrement nombreux durant la présence de Samory dans l’Hinterland baule (de 1894 à 1898). Ces régions accordaient une grande place aux céréales tandis que la banane plantain fournissait une part importante de l’alimentation dans les régions périphériques forestières. La grande région de production agricole, la plus peuplée aussi, était le Centre-Ouest, où des sols fertiles et des conditions climatiques moins aléatoires que dans le reste de la zone de savane permettaient d’associer à la culture de l’igname d’importantes cultures de riz, d’arachide, d’indigo et de coton. Celle du coton alimentait un tissage actif orienté vers les échanges. Cette région du Centre-Ouest était connue aussi pour le travail de ses orfèvres. Le sud du pays baule était plus spécialement tourné vers l’extraction de l’or et vers les échanges côtiers, dont il constituait une plaque tournante en contact avec les traitants asoko de la côte, fournisseurs d’armes à feu, de poudre et de produits manufacturés. Cette micro-région méridionale était occupée par de nombreux groupements mêlés, dont beaucoup était originaires du Nord et du Centre-Ouest du pays.
Des relations constantes existaient entre ces différentes régions, surtout dans les temps creux du cycle agricole. Le pays était sillonné périodiquement par des expéditions de commerce, par des devins-guérisseurs (komyen ), des marchands de charmes et d’amulettes, des artisans itinérants semi-spécialisés: forgerons, tisserands, orfèvres et sculpteurs, dont les œuvres sont aujourd’hui particulièrement prisées. Les échanges étaient sporadiquement troublés par des guerres, généralement peu meurtrières et closes par des négociations qui ne coupaient pas toujours court à des rivalités tenaces. Cependant, le tissu de relations qui couvrait le pays baule était très fortement renforcé par des aires d’alliance matrimoniale étendues, par les solidarités entretenues entre les différentes fractions essaimées des groupements initiaux (mé ou nvlé ) et par les alliances entre groupements (tukpè ). Les échanges étaient encouragés par d’autres facteurs plus directement économiques. D’abord, par la diversité même du pays dans le domaine écologique et dans celui des activités de production. Ensuite, par l’existence d’un système d’échange efficace. Certes, ce système excluait généralement le fonctionnement de marchés localisés et stabilisés. Mais les commerçants baule (watafwè ) utilisaient les services des hôtes-courtiers (sikefwè ) établis dans les principaux villages-relais, système qui avait l’avantage d’être moins sensible aux troubles sporadiques, de pouvoir s’articuler sur les réseaux étendus d’alliance et d’offrir, pour les échanges à longue distance, une possibilité de faire varier, en fonction des conjonctures, les partenaires d’échange. En outre, les échanges étaient facilités par l’existence de biens et de monnaies d’échange généralisés. À l’intérieur du pays et dans les relations avec les peuples de l’Est et de la côte, la poudre d’or était d’usage courant: le pays baule était l’ultime marche occidentale de la «zone monétaire or» des Akan, caractérisée par un système standardisé de poids et de mesures. Mais, en contact à l’ouest et au sud avec d’autres systèmes d’échange, les Baule utilisaient aussi les pagnes, les bœufs, les tigettes de fer dyènde et les manilles de laiton. Des facteurs exogènes ont stimulé jusqu’à la fin du XIXe siècle les échanges entre les Baule et les peuples voisins: d’abord, à partir des années 1830, le développement de la production et des échanges dans les sociétés littorales engagées dans l’exportation d’huile de palme; ensuite, au cours du XIXe siècle, le déplacement de la zone d’influence de l’ashanti vers l’est et le relâchement de son emprise économique sur la vallée de la Comoé; enfin, l’afflux d’esclaves vendus aux Baule par les chefs militaires mandé et hawsa établis dans la savane du Nord, et dont Samori Ture ne fut que l’ultime mais impressionnante figure.
L’organisation sociale
Le village (klo ), dont les plus importants comptaient au début du XXe siècle deux milliers d’habitants, est composé de différents quartiers (akpaswa ) regroupant, autour d’une famille prééminente, des unités de résidence restreintes (awlo ) et de niveau supérieur (awlobo ). Chacune de ces unités (qui, à l’exception de l’awlo , ne correspondent pas forcément à des entités topographiques discrètes à l’intérieur du village) est soumise à l’autorité d’un aîné ou d’un chef (du klo kpingbin à l’awlo kpingbin ...) qui regroupe autour de lui des membres de sa famille (osufwé ) et des dépendants (awloba ). Les femmes ne sont pas systématiquement exclues de ces fonctions. C’est autour de ces aînés et surtout des plus prestigieux d’entre les awlobo kinpgbin (dont le chef de village n’est que le primus inter pares , généralement issu d’une des lignées du fondateur) que se conjuguent les principes de parenté, de résidence et de hiérarchie et que se concrétisent les groupements de base en matière de production, de consommation et d’accumulation.
Le système de parenté s’inspire du modèle général akan et de sa terminologie. Il en réalise cependant une variante où, dans les principes, la descendance matrilinéaire (communauté d’abusua ) estompe la parenté patrilinéaire et où, dans le pratique, la parenté est reconnue selon un système cognatique, mais valorise, notamment dans la dévolution des biens et des fonctions, la parenté utérine (bla ba et neveux utérins: aoswa ). En réalité, la parenté socialement «efficace» est reconnue autant par rapport au groupe local de résidence et à son aîné que par le moyen de principes de descendance unilinéaires et rigides – ce qui fait qualifier l’organisation sociale baule de souple et adaptative, voire de laxiste, en rapport avec une histoire du peuplement très fluctuante. Dans ces conditions, la reproduction des unités de résidence dépend avant tout de la capacité de l’aîné à résoudre les conflits, à protéger ses ressortissants et à faire fructifier le trésor familial (adya ). Le système matrimonial est de type semi-complexe: il n’existe pas de mariages prescrits. Il est souvent analysé comme favorisant particulièrement l’extension du réseau des alliés (sia ).
Le système de parenté et d’alliance est articulé à un système hiérarchique prononcé. Aux unités familiales de résidence sont d’abord rattachés des dépendants (awlo ba ) d’origines diverses: esclaves achetés (kanga ), captifs de guerre (lomwè ), enfants nés de mariages d’esclaves, captifs pris en otages pour dettes impayées ou individus mis en gage pour dette (aowa slan ). Une autre catégorie d’awlo ba est constituée par des parents qui dépendent unilatéralement du groupe de résidence: personnes nées de mariage aton vlé qui accordent, contre le versement d’une forte compensation matrimoniale, le monopole de la descendance à la famille du marié; individus adoptés ou réfugiés (dye slan ) qui sont intégrés à la famille comme clients; personnes nées du mariage d’hommes ou de femmes de la famille avec des esclaves. Il existe par conséquent une grande disparité dans la taille, le statut social et le prestige des awlobo . Les plus éminents des awlobo kpingbin jouissent d’une autorité sur des groupements étendus, largement relayée par les réseaux de leur parenté, leurs fonctions de juges ou de négociateurs, leur influence politique ou économique.
À l’époque précoloniale, les sources d’une position sociale élevée étaient diverses. Les plus grands personnages (famyen ) cumulaient une origine noble (non entachée par une ascendance captive et liée aux grandes maisons anciennement établies) et la gestion d’un patrimoine familial imposant qu’ils se devaient de faire fructifier (l’adya était alors constitué des sièges des ancêtres, d’or et du matériel de pesée de ce métal, d’esclaves, de bovins, de pagnes de prestige, de régalia précieux, de bijoux). De rang moins élevé, les blengbi tiraient leur prestige et leur force du nombre de leurs dépendants, de l’étendue de leur influence et de leur assise économique, dont l’origine provenait souvent d’entreprises personnelles réussies (orpaillage, commerce, artisanat). La structure sociale était ouverte à une mobilité certaine, notamment pour les individus ayant accumulé de la richesse (sikafwé , de sika : or) et même pour une fraction d’esclaves de confiance. Mais cette mobilité s’inscrivait dans la reproduction du système politique et d’inégalité, notamment entre esclaves, certains descendants d’esclaves et personnes «libres» (liewa ).
L’organisation politique
Certains voient dans le système politique baule une organisation à la fois confédérale et monarchique, semblable à celle de l’Ashanti et fondée sur la prééminence du clan walebo Agwa, héritier de la reine Poku et des premiers souverains qui contribuèrent à élargir l’hégémonie baule (Akwa Boni, Kwaku Dye, Kwame Toto notamment). Le royaume aurait ensuite dépéri sous l’effet de dissidences internes (en particulier de la part des Faafwè, constituant une confédération autonome) et de l’essaimage des groupes initiaux. D’autres auteurs limitent la référence à un modèle étatique. Elles incluent également les transformations progressives entre le milieu du XVIIIe siècle et la fin du XIXe et prennent davantage en compte l’hétérogénéité et la variabilité régionale constitutives de l’entité socio-culturelle baule. Certes, les catégories baule relèvent manifestement de l’outillage culturel et politique akan, qui comporte notamment: la désignation des entités politiques (men ) et territoriales (mé , nvlé ), leur identification analogique à des éléments d’une armée en campagne, la titulature attachée aux différentes fonctions dans l’entourage des famyen , l’existence marquée de rangs sociaux, l’usage de serments (nda ) permettant aux plaideurs de faire appel aux juridictions des chefferies prééminentes. Mais, en dépit de l’hégémonie réelle de quelques chefferies sur certaines régions ou sur certains réseaux d’alliance, l’organisation politique, militaire, diplomati que et – peut-être surtout – administrative du Baule précolonial était difficilement comparable à celle des États akan de l’Est, même si cette organisation tranchait avec l’organisation segmentaire des peuples voisins de l’Ouest forestier.
La «cristallisation» de l’ethnicité baule et son devenir à partir de la colonisation
L’identité baule contemporaine est le produit de configurations historiques et d’une relecture de l’histoire à partir des enjeux contemporains. La colonisation et le développement des cultures cacaoyères et caféières ont eu des effets particulièrement notables. Comme durant la période précoloniale, ces effets seraient incompréhensibles si l’on détachait l’ethnie et le pays baule du contexte de leurs relations avec les autres régions, avec les autres ensembles culturels et, en fin de compte, avec l’espace ivoirien et même ouest-africain. La pénétration coloniale du pays baule fut longue et difficile (des années 1890 à la Première Guerre mondiale). Les habitants du pays baule eurent à réagir à une occupation étrangère progressive (en s’opposant violemment ou en collaborant, selon les catégories sociales et les situations locales) et à reconvertir leur système politique et économique antérieur. Malgré sa diversité, le pays baule constituait, aux yeux des administrateurs, un «bassin économique» cohérent qui lui valut un traitement spécifique. Une condition commune face à la situation coloniale renforça sans nul doute l’identification des habitants à cette entité territoriale désormais qualifiée de «pays baoulé». Plus fortement soumis aux contraintes coloniales que les Akan de l’Est (relativement protégés par leur conversion précoce à la cacaoculture), les Baule adoptèrent rapidement une stratégie de migrations vers les régions cacaoyères et, surtout pour les femmes, vers les villes de la côte. Dans les années 1930, la caféiculture, adaptée à l’écologie du pays baule, et le commerce des produits vivriers suscitèrent une recolonisation de leur région d’origine en même temps que les Baule amorçaient un nouveau mouvement de colonisation agricole vers l’Ouest forestier. Jusqu’à l’époque présente, l’insertion des Baule dans la société ivoirienne se caractérise par le caractère polymorphe de leurs initiatives face à l’évolution du contexte économique: un fort investissement (au sens affectif comme économique) dans la région d’origine s’accompagne d’un important essaimage dans toute la zone forestière, d’une implication dans les activités urbaines les plus diverses et d’une participation à la mesure de leur poids démographique à l’appareil d’État. L’identité baule a trouvé à se cristalliser autour de ce polymorphisme qui facilitait la reconversion de l’ancien système d’inégalité (notamment vis-à-vis des esclaves et descendants d’esclaves qui furent les premiers à être scolarisés) vers de nouveaux réseaux de solidarité et de clientèle. Les pratiques matrimoniales volontiers exo-ethniques des femmes baule contribuèrent, avec l’homogénéisation culturelle interne au pays baule, à «gonfler» l’effectif des personnes qui, à un titre ou un autre, étaient en mesure de se réclamer de cette identité. Le destin personnel d’Houphouët-Boigny, qui toujours prit soin de se réclamer de son origine baule pour mieux se faire entendre des couches rurales ivoiriennes dans leur ensemble, participa également à ce «dynamisme baule». C’est dans cette adéquation, largement non intentionnelle et contingente, du destin d’une région à celui du pays tout entier qu’il faut voir les raisons profondes du poids baule dans la vie politique et économique ivoirienne, beaucoup plus que dans un complot tribaliste qui nous laisse ignorant des complexités et des finesses de l’histoire contemporaine des sociétés africaines. La crise de la société ivoirienne qui a éclaté en 1990, et qu’une analyse superficielle réduit à une réaction «anti-Baule», traduit aussi le besoin, en Afrique comme ailleurs, de s’inventer des traditions nouvelles.
Encyclopédie Universelle. 2012.