CANNIBALISME
Souvent rapproché de l’inceste à cause de la répugnance qu’il inspire lui aussi, et des prohibitions analogues auxquelles il a donné lieu, le cannibalisme social s’en distingue pourtant: en effet, tandis que l’inceste et sa prohibition sont universels, le cannibalisme n’est attesté que dans certaines sociétés et, là où on le trouve, loin d’être interdit, il est souvent prescrit ou recommandé. Le terme «cannibalisme», formé à la fin du XVIIIe siècle à partir de «cannibale», provenant lui-même de l’espagnol caníbal , altération de caribal , qui, dans la langue des Caraïbes, signifie «hardi» et, au figuré, «homme cruel et féroce», désigne le fait de manger de l’homme (l’anthropophagie stricte), ce qui correspond toujours, dans les sociétés où l’on rencontre cette pratique, à une institution rituelle. Alors que l’anthropophagie est un acte, le cannibalisme est en effet une institution sociale, dont la règle essentielle, comme l’a montré H. Clastres à propos des Tupinamba du Brésil, est que tous y participent.
Il convient toutefois de distinguer ce cannibalisme réel, fait culturel institué qui est propre à certaines sociétés et qui a suscité l’horreur indignée des premiers voyageurs, d’un cannibalisme imaginaire, présent dans les productions mythiques et les contes des sociétés les plus diverses. Les mythes grecs, aussi bien que les contes amérindiens ou africains, sont remplis de thèmes tels que ceux de l’ogre, de la dévoration des descendants, de l’autocannibalisme. L’analyse structurale a montré que ces fantasmes renvoient à d’autres catégories, qui mettent en jeu, par exemple, la nécessité de l’exogamie ou les oppositions entre le comestible et le non-comestible, entre la nature et la cultureo.
1. Approche anthropologique
Le cannibalisme institué
Dans les sociétés qui le pratiquent, le cannibalisme est toujours un acte rituel qui présente une structure sacrificielle. Mais il faut se garder, d’une part, de le confondre avec le sacrifice humain – dans lequel la victime, au lieu d’être un animal ou une chose, est une personne –, d’autre part, de le ramener à un simple «désir» de manger de l’homme, car, s’il existe dans les sociétés cannibales des individus qui ont du goût pour la chair humaine, les premiers chroniqueurs des sociétés brésiliennes racontent que beaucoup supportaient mal celle-ci et la vomissaient. Il s’agit donc là d’une institution sociale normative, étrangère à quelque penchant que ce soit, la substance humaine à ingérer, éventuellement considérée comme dangereuse, devant être prélevée, préparée et consommée dans des conditions particulières. Par là, le cannibalisme s’insère dans des schémas symboliques plus vastes concernant la nature de la mort, les représentations du monde des ancêtres, les conceptions qu’on se fait de la personne (l’image du corps humain, le devenir des instances psychiques ou «âmes»). Ainsi, bien qu’il faille se garder de généraliser, il semble que, dans l’endocannibalisme, forme de cannibalisme où le groupe mange ses propres morts, celui-ci cherche à maintenir une unité, à ne pas laisser perdre la substance qui le définit et le circonscrit, tout en établissant une distance avec ceux-ci ou tout en leur conférant le statut d’ancêtres. L’exocannibalisme, forme de cannibalisme dont les victimes appartiennent à un groupe extérieur, permettrait, en revanche, au groupe cannibale de s’approprier des substances ou des vertus qu’il ne possède pas; il s’expliquerait aussi par le souci de venger ou d’apaiser les morts du groupe (en particulier, lorsque les victimes sont prises chez ceux qui ont tué ces derniers). D’ailleurs, ces deux formes de cannibalisme ne coexistent pas au sein d’une même société et elles semblent incompatibles. Là où l’on ne consomme que des étrangers, il semble que la guerre et le cannibalisme soient les deux faces d’une même intentionnalité (le fait de manger des captifs est attesté dans diverses parties du monde, notamment en Amérique du Nord et du Sud): on part en guerre pour ramener des victimes à consommer (qu’on cherche ainsi à s’incorporer ou à neutraliser) et l’on mange des individus capturés au combat et reconnus comme ennemis. Ce lien entre la guerre et le cannibalisme se trouve par ailleurs renforcé du fait de la réciprocité de l’affrontement: dans les sociétés sud- et nord-américaines, chacun des groupes qui combattaient était exocannibale et prélevait ses victimes chez l’adversaire, la guerre fournissant l’occasion d’établir, en quelque sorte, une «symétrie» des captures. Dans ce type de cannibalisme ritualisé et fondé sur le consensus des parties ennemies, il est malaisé de distinguer l’acte sacrificiel comportant l’ingestion de tel ou tel organe de la victime (le cœur de son ennemi par exemple) et le cannibalisme guerrier étendu à l’échelle d’une société. L’un et l’autre présentent en effet certains caractères du sacrifice tel que l’ont analysé Hubert et Mauss: identité ou fusion entre le sacrifiant, la victime et le destinataire; communication avec le monde extra-humain par la destruction d’une victime.
Le cannibalisme, dont l’aire d’extension est étonnamment vaste, puisqu’on le rencontre dans les sociétés mélanésiennes aussi bien qu’au nord et au sud de l’Amérique, est partout partie intégrante d’un système rituel et donc d’un système cognitif, si bien qu’il passe pour «naturel» aux yeux des groupes qui le pratiquent. Ceux-ci réprouvent le cannibalisme des «autres», le cannibalisme «sauvage» des «étrangers», voisins ou éloignés, par le fait qu’il contraste avec les caractères institutionnels de leur cannibalisme propre. Répugnance analogue à celle qui s’exerce vis-à-vis du cannibalisme «imaginaire» de tel ou tel, notamment de celui que l’on désigne comme sorcier: dans le discours de la sorcellerie, c’est l’autre qui constitue la cible privilégiée et qu’on soupçonne d’être un sorcier mangeur d’hommes (ou d’âmes).
Le caractère organisé du cannibalisme se traduit par une série de distinctions: entre les individus «consommables» et ceux qui sont prohibés (membres du groupe/étrangers); entre un sexe et un autre (ici ou là, on mange seulement des mâles, par exemple); entre le caractère collectif de l’ingestion et sa limitation à certains individus; à propos de la nature de ce qui est consommé, entre la totalité du corps et une partie seulement; à propos de la réglementation de l’attribution des parts (certains organes sont destinés ou, à l’inverse, interdits à telle ou telle catégorie de personnes); à propos des modes de préparation culinaires, etc. La grande variabilité de ces règles et prohibitions accroît la difficulté qu’il y a à parler d’un cannibalisme en général, auquel on pourrait assigner une fonction unique qui vaudrait pour toutes les configurations sociales.
Cannibalisme et parenté
L’organisation du cannibalisme et celle des catégories de la parenté et de l’alliance sont souvent en étroite corrélation. Les Indiens Tupinamba du Brésil, qu’a étudiés A. Métraux et qu’avait déjà mentionnés Montaigne dans son chapitre des Essais «Les Cannibales», constituaient, comme nombre de sociétés amérindiennes, un groupe fortement guerrier, pour lequel le fait de capturer des prisonniers et de les consommer représentait un rituel complexe. Par la guerre, ce groupe visait bien plus à s’emparer d’individus vivants qu’à les tuer, le lien entre le combat et l’anthropophagie se trouvant fondé sur une sorte de consensus avec l’ennemi. Mort sur le champ de bataille, celui-ci était mangé sur place ou découpé et emmené au village, tandis que les prisonniers, propriété de celui qui les avait capturés, étaient incorporés temporairement dans la communauté tupinamba, avant d’y être exécutés et consommés en un rituel collectif de plusieurs jours, assez rapidement s’ils étaient âgés, vingt ans plus tard parfois s’ils étaient jeunes (ils avaient alors reçu une épouse). Les Tupinamba entendaient ainsi venger la mort d’un des leurs tué à la guerre, et ils s’en expliquaient clairement devant les voyageurs étonnés: la vengeance ne pouvait être complète que si l’ennemi était dévoré. N’ayant, il faut y insister, pas de goût pour la chair humaine, ils ne se mangeaient jamais entre eux; leur exocannibalisme strict s’exprimait de façon remarquable par le fait qu’ils appelaient «beaux-frères» les individus «consommables», montrant ainsi que la parenté et l’alliance peuvent fournir un «idiome» au cannibalisme et que, comme la nomenclature de la parenté, celui-ci comporte des individus qui sont prescrits et d’autres qui sont prohibés et, ici, métaphorisés. Selon Métraux, cette mise à mort rituelle des captifs répond moins à un désir de vengeance proprement dite ou à l’espoir d’acquérir par manducation les qualités de ces derniers qu’elle ne constitue un véritable acte religieux, un sacrifice au sens strict, destiné à apaiser l’âme d’un parent. Elle s’inscrit donc comme élément de rites funéraires. H. Clastres a montré, en outre, la pertinence, dans la pratique tupinamba, des règles d’alliance: les ennemis mangés étaient des alliés potentiels, car leurs femmes pouvaient être des épouses; ainsi s’engageaient des relations avec les «beaux-frères ennemis».
À l’opposé, les Guayaki du Paraguay, endocannibales, mangeaient les morts de leur groupe, avec lesquels ils avaient presque toujours, du fait de la taille réduite de celui-ci, des liens de parenté. Ses victimes étant ici des parents, là des alliés, le cannibalisme métaphorise rapports de parenté et relations sexuelles. Les Guayaki, par exemple, ne mangent pas ceux que les règles de la prohibition de l’inceste leur interdisent dans le champ de l’alliance (père-mèreils-fille; frères/sœurs).
D’autres sociétés du groupe Tupi-Guarani ont pratiqué le cannibalisme: Guarani, Chiriguano, Guarayu, Shipaia. Chez les Tupinamba et les Guarani, le meurtrier du captif devait, dans la logique des rituels funéraires et des représentations des âmes des ancêtres, se protéger de l’âme irritée de sa victime et se conformer à un rituel de passage (avec deuil et purification), dont le moment principal était le changement de son nom.
En Amérique du Nord, tout comme leurs voisins les Hurons et les Algonkins, les Iroquois pratiquaient la capture de prisonniers, mais ils ne mangeaient (ils étaient strictement exocannibales) que les étrangers tombés à la guerre, la plupart des captifs étant intégrés dans le groupe et dans le système matrimonial iroquois. Cet exemple illustre la relation qui peut exister entre l’incorporation sociale ou matrimoniale et l’intégration «phagique», relation qui est tantôt d’exclusion, tantôt de métaphorisation. Pour les Iroquois, l’alternative était ainsi de choisir entre la consommation ou l’adoption de leurs prisonniers; cette organisation guerrière qui leur permettait de venger et de remplacer les morts de leur groupe a fortement contribué à augmenter la population de leur confédération.
Le cannibalisme et l’imaginaire
Le cannibalisme socialisé, «policé» comme dit Jean Pouillon, a été pratiqué jusqu’à une période récente en Mélanésie, par les Falateka notamment. L’anthropophagie de ces derniers était étroitement liée à des rituels funéraires et constituait le fondement de leur pensée religieuse et de leur organisation cultuelle. Acte sacrificiel, la consommation d’une victime humaine était le moment principal et la clôture du cycle funéraire en l’honneur de sacrificateurs défunts dont la fonction était de renouer le dialogue avec les ancêtres. Les victimes ne pouvaient être prises que dans un clan différent de celui qui effectuait le rituel et parmi les hommes, les femmes étant considérées comme impures. Dans un tel cas, où les rapports de guerre n’interviennent pas, le cannibalisme est soutenu par des représentations de la personne et du monde d’après la mort.
Les Azandé d’Afrique, qui furent aussi appelés Niam-Niam par les premiers voyageurs, ont eu longtemps en Occident la réputation d’être de féroces cannibales. En réalité, comme l’a montré Evans-Pritchard, ils ne mangeaient que des guerriers tués sur le champ de bataille et des criminels; et ce cannibalisme, limité seulement à telle ou telle occasion, n’était le fait que de certains individus. La chair humaine répugnait à la majorité du groupe et les actes anthropophagiques qu’on a pu relever au sein de celui-ci semblent avoir eu pour explication l’appétence pure et simple et, dans certains cas, une faim extrême (ce qu’on a appelé le «cannibalisme de pénurie»). Néanmoins, pendant des siècles, Arabes et Européens ont cru au farouche cannibalisme des Azandé – et ont été fascinés par lui –, tandis que ceux-ci étaient convaincus que les médecins anglais étaient de véritables cannibales et qu’ils pratiquaient des opérations chirurgicales «pour satisfaire leur penchant répugnant».
L’existence de l’Autre et son étrangeté donnent souvent naissance à des accusations de cannibalisme d’un groupe social à un autre, mais ce mécanisme joue aussi à l’intérieur d’une même société. Ainsi, en Afrique, les accusations de sorcellerie s’énoncent constamment en termes d’atteintes au corps humain: le sorcier «mange» la chair de ses victimes, «boit» leur sang ou les mutile en leur enlevant un membre ou un organe. C’est souvent par de telles imputations que l’on explique la maladie ou la mort. Marc Augé a montré que le soupçon d’anthropophagie disparaît avec la distance (sociologique et géographique). À l’intérieur d’une communauté, les représentations de la sorcellerie et les fantasmes de dévoration qu’elle induit dépendent étroitement des conceptions locales qu’on se fait des différentes instances psychiques composant la personne. Ces conceptions sont en rapport métaphorique ou complémentaire avec les représentations biologiques (l’intégrité corporelle) et sociologiques (les relations d’incorporation et d’alliance: nous/les autres). La fantasmatique de la dévoration prend aussi pour référent le pouvoir, qui représente une modalité différente de l’altérité: ainsi dit-on chez les Mossi (Burkina Faso) ou chez les Hadjeraï (Tchad) que le chef ou le souverain «mangent» le territoire ou le royaume.
Les relations manifestes qui existent entre le cannibalisme et l’inceste, notamment quant aux modalités de leur prohibition, ont pu autoriser la psychanalyse à tenter d’élaborer une théorie du premier comme du second, mais, ce faisant, la psychanalyse opère à un niveau hétérogène à celui de l’anthropologie. Plus qu’à des fantasmes d’incorporation ou à des processus d’introjection, le cannibalisme ressortit, pour la théorie anthropologique, à des règles sociales; il s’interprète à l’intérieur d’une problématique de l’échange réglé entre individus et de la prohibition de consommer – et de s’unir – sans loi et de façon indifférenciée. Institution rituelle, le cannibalisme est un fait de culture, tout comme les règles de l’échange matrimonial.
2. Approche psychanalytique
Le cannibalisme de la «horde primordiale»
L’humanité, selon Claude Lévi-Strauss, se diviserait en deux catégories: «Il y a des sociétés qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci et de les mettre à leur profit, et celles qui, comme la nôtre [...], ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables du corps social, en les tenant temporairement ou définitivement isolés.» Les uns seraient donc anthropophages, les autres anthropèmes (du grec émein , «vomir»). Freud soutenait, dans une lettre à Marie Bonaparte, qu’«il y a naturellement de bonnes raisons pour que, dans la vie moderne, on ne tue pas un homme pour le dévorer, mais aucune raison [...] pour ne pas manger de chair humaine au lieu de viande. Pourtant, la plupart d’entre nous trouveraient cela tout à fait impossible.» Cette impossibilité est toutefois relative, comme en témoigne le cas des rescapés d’un accident d’avion, réduits à cette dernière extrémité, ou celui des naufragés du radeau de La Méduse : après avoir utilisé les cadavres des moins résistants, les officiers s’attaquèrent à l’équipage. La faim peut transformer à ce point un groupe d’hommes civilisés et hiérarchisés. Hérodote a raconté comment les soldats de Cambyse, lors d’une expédition contre les Éthiopiens, furent amenés à dévorer un homme sur dix; Cambyse dut renoncer à sa conquête, car il craignait que ses hommes ne devinssent pareils à des bêtes sauvages, comme ces mercenaires phéniciens et lyciens réduits, par la famine, à se manger entre eux; Hamilcar Barca les fit écraser par ses éléphants car il pensait que ces hommes «ne pouvaient plus, sans sacrilège, se mêler aux autres hommes» (Porphyre, De abstinentia , II, 57).
Être cannibale serait donc être un animal, un monstre, un malade mental, un fou dangereux, un sauvage, un barbare, un primitif, quelqu’un qui ignore les règles, les lois, les interdits, qui vit dans la promiscuité, pratique l’inceste et s’abandonne sans frein à tous les dérèglements et à toutes les turpitudes. À cette «nature» ensauvagée s’oppose la «culture», qui interdit d’abolir les différences et de «conjoindre les identités».
Étudiant le cannibalisme des «peuples primitifs», Freud, dans Totem et Tabou (1912), expliquait qu’«en ingérant les parties du corps d’une personne, dans l’acte de dévoration, on s’approprie aussi les propriétés qui ont appartenu à cette personne». En reprenant les idées de Robertson-Smith sur la fonction du repas sacrificiel comme ciment de l’unité du groupe, Freud soutenait qu’«un jour les frères se rassemblèrent, tuèrent et dévorèrent le père, mettant ainsi fin à la horde primitive [...]. Dans l’acte de dévoration, ils accomplirent l’identification avec lui, chacun s’appropriant une partie de sa force.»
Ce «mythe» de la horde primordiale conjoint le meurtre du père, l’inceste, le cannibalisme, le sacrifice, la loi morale, la mort. Le meurtre du père instaure la «castration symbolique», puisque le «signifiant du nom du père» (en tant qu’auteur de la Loi) est lié à sa mort, un tel meurtre étant ce «moment fécond de la dette par où le sujet se lie à la Loi» (J. Lacan).
On comprend que Freud, par cet opérateur «symbolique», ait pu arracher le cannibalisme à l’imaginaire incorporatif prégénital (mère-enfant). On comprend aussi que les ethnologues éprouvent quelque difficulté à accepter le «mythe freudien» de la horde primitive, lequel, d’une part, situe l’histoire de l’humanité dans une perspective patriarcale, d’autre part, considère qu’un sentiment de responsabilité a pu «persister pendant des millénaires, se transmettant de génération en génération, et se rattachant à une faute tellement ancienne qu’à un moment donné les hommes n’ont plus pu en conserver le moindre souvenir».
Expliquer le sentiment de culpabilité par l’«hérédité des dispositions affectives» et faire du tabou «une prohibition très ancienne, imposée du dehors par une autorité» et une «tradition transmise par l’autorité paternelle et sociale», c’est assurément sous-estimer la véritable importance des fantasmes. Dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), Freud se demandait comment la prohibition de l’inceste avait pu se transmettre. «Comme tant d’autres tabous faisant partie de notre moralité», est-elle fixée par hérédité? S’agit-il d’idées «innées»? Ces idées ont-elles «déterminé la fixation du tabou, à elles seules, ou en collaboration avec l’éducation»?
Le stade oral
Quelle que soit la valeur des considérations anthropologiques de Freud, on doit noter que, dans la théorie analytique, le terme de cannibalisme a désigné le «stade oral», non la phase de succion, mais le temps de la poussée dentaire, celui où l’enfant éprouve le besoin de mordre. Séparé du placenta au moment de la naissance, l’enfant sera mis au sein, mais le sein de sa mère sera d’abord fantasmé comme faisant partie de son corps à lui. Il découvrira ultérieurement que le sein fait partie du corps de sa mère. Quand il a faim ou soif et que son estomac se contracte douloureusement, il fantasme une mère terrible qui veut le dévorer et le mettre en morceaux. Ce n’est pas lui, c’est elle qui est affamée.
Dévorer ou être dévoré, pour finalement tomber dans le sommeil, ainsi peut être résumée l’expérience digestive. Quand, «ivre d’amour», l’enfant s’endort dans les bras de sa mère, après avoir été nourri, la «mère-support» vient prendre le relais de la «mère-nourriture». En l’absence de sa mère, il se sent alors exister et, détendu, s’endort. Au réveil, il sait que ses cris font venir sa mère; il est capable d’attendre puisqu’il sait qu’il sera nourri: la faim est agréable, c’est une promesse de satisfaction. L’expérience digestive n’est sécurisante que dans un contexte de temporisation confiante: sa faim n’a pas fait disparaître la mère, et l’ogresse ne viendra pas le dévorer.
Le stade oral n’est définitivement sécurisé qu’avec l’apparition du «tabou cannibalique» (on mange tout ce qui est bon à manger, mais pas la mère, pas les humains!). En renonçant définitivement à la «mère-nourriture» (elle donne le lait, mais elle n’est pas la nourriture), l’enfant sécurise sa fonction digestive: il ne sera jamais dévoré. Le tabou cannibalique apparaît donc comme le fruit d’une structuration irréversible: l’autre ne peut me manger, puisque je ne veux pas le manger.
Avec le «tabou du meurtre» (stade anal) et le «tabou de l’inceste» (socialisation de la sexualité), le tabou cannibalique apparaît comme verrou de sécurité, promesse de non-retour: l’enfant ne sera jamais ré-incorporé par sa mère. Le pacte n’est définitivement scellé que lorsque sont acquis ces trois tabous, qui ne sont pas seulement imposés de l’extérieur par l’ancêtre, l’Être suprême, la préhistoire, la loi du groupe, les coutumes, mais sont aussi d’origine endogène, fruits d’une histoire individuelle, inhérents à toute structuration symbolique.
Cependant, diront les ethnologues, le cannibalisme n’est pas qu’imaginaire, il est réel : il y a un cannibalisme social, rituel, public, le groupe tout entier y participant le plus souvent. Aussi est-il nécessaire d’étudier, en même temps, les structures élémentaires du cannibalisme et celles de la parenté : la table est aussi importante que le lit, la nourriture que la sexualité; on «consomme» de diverses façons, en parlant et en agissant. Le cannibalisme généralisé, partout redouté, associé dans les mythes à une sexualité déchaînée, n’est jamais réalisé. Pour ceux qui pratiquent l’endocannibalisme ou l’exocannibalisme policé, il apparaît comme figure de désordre, métaphorisant la sexualité excessive (l’endogamie abusive aussi bien que l’exogamie trop poussée). Pour ceux qui ne mangent ni le bœuf de labour, ni le cheval, ni le chien, ni le chat, ni le placenta, ni l’enfant, ni l’ami, ni l’ennemi, le cannibalisme se fait langagier: on jette un regard «dévorant», on couvre de baisers celui qui est mignon «à croquer», les fantasmes de dévoration remplissant les contes, les légendes, les croyances.
cannibalisme [ kanibalism ] n. m.
• 1796; de cannibale
1 ♦ Anthropophagie. — Fig. ⇒ cruauté, férocité.
2 ♦ Comportement qui consiste, pour un animal, à manger les individus de sa propre espèce. Cannibalisme qui suit la parturition.
● cannibalisme nom masculin (de cannibale) Action ou habitude pour les hommes ou les animaux de manger des êtres de leur propre espèce. (Chez les insectes, les araignées et les scorpions, le cannibalisme de la femelle dévorant le mâle à la suite de l'accouplement est fréquent.) Littéraire. Grande férocité et avidité. Pratique rituelle et collective de l'anthropophagie. Ensemble des fantasmes cannibaliques. Synonyme de picage. ● cannibalisme (synonymes) nom masculin (de cannibale)
Synonymes :
- picage
cannibalisme
n. m. Fait de manger les êtres de sa propre espèce.
|| Fig. Cruauté.
⇒CANNIBALISME, subst. masc.
A.— Synon. de anthropophagie :
• 1. Ces tribus [les Krik et d'autres Indiens] pratiquaient une forme très répandue de cannibalisme : (...) ils mangeaient le cœur d'un ennemi valeureux pour acquérir du courage.
R.-H. LOWIE, Manuel d'anthropol. culturelle, 1936, p. 248.
♦ P. métaph. :
• 2. On était alors plus près de la nature : nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race faible (...) se plaît dans un cannibalisme sournois.
A. FRANCE, Histoire comique, 1903, p. 81.
— P. anal. :
• 3. La prospérité y est toujours limitée, les lois sont mal définies et mal obéies, le cannibalisme, l'infanticide primitifs reparaissent par intervalles, l'architecture est informe et dispendieuse, mais ce qui, plus que tout, différencie les deux cités, c'est que l'une est permanente et l'autre éphémère.
MAETERLINCK, La Vie des abeilles, 1901, p. 288.
B.— Au fig. Grande cruauté, férocité. Acte de cannibalisme, c'est du cannibalisme (Ac. 1932).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1932. Étymol. et Hist. 1797 « anthropophagie » (L'Abréviateur universel d'apr. Lar. Lang. fr.); 1801 (CRÈVECŒUR, Voyage dans la Haute Pensylvanie, t. 1, p. 14). Dér. de cannibale; suff. -isme. Fréq. abs. littér. :19. Bbg. RUPP. 1915, p. 77.
cannibalisme [kanibalism] n. m.
ÉTYM. 1797; de cannibale.
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1 Anthropophagie.
0 Certaines sociétés observent vis-à-vis de leurs morts une attitude de ce type. Elles leur refusent le repos, elles les mobilisent : littéralement parfois, comme c'est le cas du cannibalisme et de la nécrophagie quand ils sont fondés sur l'ambition de s'incorporer les vertus et les puissances du défunt (…)
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 199-200.
2 Fig. ⇒ Cruauté, férocité.
3 Psychan. Fantasme du stade oral consistant à vouloir inconsciemment s'incorporer et s'approprier l'objet aimé et ses qualités (⇒ Cannibalique).
Encyclopédie Universelle. 2012.