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DÉMIURGE
DÉMIURGE

DÉMIURGE

La notion de démiurge revient à penser la réalité comme une création, puis de réduire celle-ci à une fabrication. L’histoire des civilisations et la continuité des traditions culturelles montrent que le thème du démiurge est largement réparti et singulièrement constant au cours de l’histoire humaine. Comment expliquer cette insistance et cette universalité? Pour y répondre, il serait nécessaire d’inventorier au moins deux domaines où joue l’idée d’une œuvre démiurgique.

Le démiurge constitue un mythème foisonnant en aspects symboliques tout à la fois différents et complémentaires. Il semble que toute civilisation ait mis en avant au moins un «geste» démiurgique. La démiurgie implique une séparation, préalable à toute autofécondation divine, procréatrice du Cosmos — démiurgie majeure dont les autres vont résulter. Séparation des Eaux d’en haut et des Eaux d’en bas (Veda, Bible, Enluma-Enlish, monde-de-Rê - monde-de-la-Douat), séparation de la lumière et des ténèbres. De là procède tout un ensemble de séries d’actes démiurgiques seconds. Un premier groupe comprend une série d’actes-archétypes exemplaires quant à la possession de l’espace et du temps. Répartition de parcelles de terre (ce qu’indique le mot démos compris dans le terme grec démiourgos ), arpentage (Yu le Grand), défrichage (fête du Premier Sillon), bornage et repérage (instauration d’un témènos), déploiement et mesure de l’espace-temps (les Trois Pas de Vishnu, les Sept Pas de Bouddha), mise en ordre (les travaux d’Hercule sont un parcours initiatique des Quatre Horizons). Un deuxième groupe est lié aux techniques des constructeurs et bâtisseurs. Le démiurge est architecte ou artisan — maçon, tailleur de pierre, charpentier. Ses outils sont l’équerre (principe mâle) et le compas (principe femelle), dont les symboles démiurgiques se retrouvent de la Chine (Fuxi et Nügua) à l’Occident (franc-maçonnerie). Un troisième groupe symbolique est constitué par l’art du tisserand. L’œuvre démiurgique joue alors sur tous les outils de cet art: tissu, fil, métier, fuseau, quenouille, ciseaux, aiguille, nœud, navette. Le démiurge est un «dieu lieur» (son œuvre est filet, réseau, tapisserie, toile), il croise la chaîne et la trame (Shruti-Smriti), il possède la clé de l’ornemental (tresse, torsade, entrelacs, etc.), il est le maître du fil de la parole (Dogon), des bornes temporelles (Zervan, moires, fées), par la navette il alterne, expire et inspire (taoïsme, Platon)... Un autre groupe a trait au travail de la matière. Par la salive, le sperme, le lait, le sang, les larmes, l’urine, l’excrément, le démiurge refaçonne, redonne vie, métamorphose, régénère, recycle. Ses ustensiles sont ceux de la cuisine : chaudron, cratère, coupe, pilon, mortier, pressoir, jarre à liqueur, alambic, etc. Le démiurge a le secret de l’ivresse et de la boisson d’immortalité. Il est magicien et possède le savoir des philtres les plus puissants. Plus universel encore est un cinquième groupe. Le travail du feu représente l’activité démiurgique la plus secrète, la plus dangereuse, la plus ambiguë. Creuset, four, fourneau, soufflet, forge sont les attributs du démiurge. Il est maître du feu et du souffle, et par là il maîtrise les transformations de la matière. Il conjoint dans un tout l’ensemble des forces des éléments: feu, eau, air, terre, métal. Potier, le démiurge fabrique les soufflets nécessaires à l’entretien du feu et à la concentration de la chaleur. Forgeron, il fond le métal et forge les armes du dieu suprême (faisceau de foudre, hache biface, huit vents). Cette connaissance de l’arme omnipuissante, le démiurge la paie de sa personne: il en reste boiteux, borgne, difforme, estropié, mutilé.

Le démiurge est aussi un thème philosophique extrêmement riche. Née dans les milieux pythagoriciens, la notion de cosmos comme parure implique une démiurgie, une répartition, une mise en ordre qui tout à la fois donne beauté et intelligibilité. Le démiurge possède la science des sons, des proportions, des formes idéales et des nombres idéaux. C’est par cette science du suprasensible qu’il peut contempler l’archétype divin, le principe organisateur. Tout le Timée de Platon, fortement influencé par le pythagorisme, est une démiurgie qui, par bien des points, lie à une arithmosophie et à une géométrie symbolique de nombreux aspects du mythème qui vient d’être évoqué. Dans le Timée , le cercle de la création relie l’Arché suprême ou modèle de toute création, la mimésis démiurgique, la chôra-réceptacle, et les puissances daïmoniques. Ce texte expose une véritable procession qui hiérarchise le principe absolu de perfection, le démiurge suprême, ses servants démiurgiques, les puissances des astres et leur hiérarchie céleste, les «daïmons», les âmes humaines, les âmes inférieures. Les alexandrins ont parlé ainsi d’une «théologie de Platon». Les commentateurs modernes ont souvent du mal à cerner cette démiurgie parce qu’ils restent prisonniers d’une lecture trop intellectualiste (Zeller, Brochard, Robin). Tout au contraire, A. J. Festugière souligne la dimension mystique et contemplative de ce mythe platonicien; M. de Gandillac pour Plotin et J. Trouillard pour Proclus ont montré, de leur côté, comment une tradition authentiquement platonicienne a approfondi le thème de la démiurgie dans le cadre d’une philosophie de l’Un.

démiurge [ demjyrʒ ] n. m.
• 1803; demiourgon 1546; lat. demiurgus, gr. dêmiourgos « architecte »
1Philos. anc. Le dieu architecte de l'Univers, pour les Platoniciens.
2Littér. Créateur, animateur d'un monde. « Le publicitaire est-il le démiurge de la société moderne ? » (H. Lefebvre). Adj. DÉMIURGIQUE .

démiurge nom masculin (grec dêmiourgos, artisan) Nom donné par les platoniciens au dieu qui crée le monde, constitue les êtres. (C'est un être identique et/ou complémentaire à l'être que les platoniciens appellent l'esprit.) Littéraire. Personne qui crée quelque chose d'important.

démiurge
n. m.
d1./d PHILO Nom donné par Platon, dans le Timée, à l'ordonnateur du cosmos, différent de Dieu, pure Intelligence.
d2./d Litt. Créateur d'une oeuvre de grande envergure.

⇒DÉMIURGE, subst. masc.
A.— PHILOS. ANC.
1. [Chez les Platoniciens] Divinité qui donne forme à l'univers :
1. Les innovateurs, (...) appliquant à leur ouvrier la théorie de l'entendement humain, ils prétendirent que le dêmi-ourgos avait fabriqué sa machine sur un plan ou idée résidant en son entendement. (...) comme d'ailleurs ils admettaient l'existence de l'ame du monde, ou principe solaire, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades ou échelons de personnes divines, qui furent, 1 le dêmi-ourgos ou dieu ouvrier; 2 le logos, parole et raisonnement, et 3 l'esprit ou l'ame [du monde].
VOLNEY, Ruines, 1791, p. 282.
P. compar. Grands visionnaires devant lesquels l'abstraction elle-même, comme au regard d'un démiurge, se mettait à vivre et à remuer sous ses longs voiles (GOURMONT, Esthét. lang. fr., 1899, p. 302).
2. [Chez les Gnostiques] Être émanant de l'Être suprême et parfois considéré comme malfaisant. L'existentialisme peut être rapproché du gnosticisme par le sentiment de l'absurdité du monde (le démiurge gnostique est ignorant et aveugle). (Philos., Relig., 1957, p. 3410) :
2. Toutes les sectes gnostiques qui reportent sur un démiurge inférieur la responsabilité de la création, pour mieux absoudre Dieu du reproche d'avoir créé un monde mauvais, sont immédiatement condamnées comme antichrétiennes. Œuvre d'un Dieu bon, le monde ne saurait s'expliquer comme le résultat d'une erreur initiale, d'une chute, d'une ignorance ou d'une défection quelconques.
GILSON, L'Esprit de la philos. médiév., 1931, p. 113.
P. iron. Jouissons, (...) du monde tel qu'il est fait. Ce n'est pas une œuvre sérieuse, c'est une farce, l'œuvre d'un démiurge jovial (RENAN, Drames philos., Prêtre Némi, 1885, III, 3, p. 583).
Emploi adj. Des mathématiciens ou philosophes démiurges (Arts et litt., 1935, p. 5809).
B.— P. anal. Créateur d'une œuvre (généralement de grande envergure).
1. En gén. :
3. Il y a de la grandeur à faire une œuvre par un acte d'amour. Il y a de la grandeur à la faire avec orgueil, et à connaître, l'ayant faite, le rire « puissant » du démiurge content de soi. Toutefois cette indifférence, tant remarquée, de la nature créatrice, peut être celle de l'homme créateur, se déchirant pour offrir ses fruits, parce que c'est cela sa fonction, ...
MONTHERLANT, La Petite Infante de Castille, 1929, p. 651.
P. métaph., emploi adj. Un temps mathématique et démiurge, (...) temps comme extérieur aux hommes, qui les pousse, les contraint (Traité sociol., 1967, p. 95).
2. Domaine sociol. La vie économique entre dans le plan du salut, (...) pour y devenir, dans et par l'homme, démiurge de l'univers par son travail, un élément de la construction du monde, selon le plan créateur et libérateur de Dieu (Univers écon. et soc., 1960, p. 6411) :
4. Mais si l'homme a été créé par un autre être, par un Dieu, il en dépendra toujours : le seul être indépendant et libre est celui qui s'est créé lui-même. Tel est bien d'après Marx le cas de l'humanité. L'homme est démiurge de l'homme, c'est-à-dire que c'est l'homme qui se fait lui-même. Et le moyen par lequel il se fait est précisément le travail.
LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 32.
3. Domaine littér., artistique. Votre Comédie humaine attend encore son démiurge. Vos deux mille personnages représentatifs sont en quête d'un auteur (MAUROIS, Journal, É.-U., 1946, p. 95). Je viens de me saturer de Balzac, de Tolstoï, et Proust, après ces démiurges, tient le coup (MAUROIS, Journal, É.-U., 1946 p. 164).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1932, sous la forme demiurge. Transpos. du gr. sous les formes dêmi-ourgos (cf. ex. 1), démiourgos, ... (Lar. 19e, ...). Étymol. et Hist. 1546 Demiourgon, proprement « le Travailleur », désigne le Diable (RABELAIS, Le Tiers-Livre, XXII, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. II, p. 111) 1791 dêmi-ourgos « créateur de l'univers », supra ex. 1; 1803 « souverain d'une cité grecque » (BOISTE). Empr. au gr. (lat. class. demiurgus) proprement « qui travaille pour le public, artisan », particulièrement en parlant de la divinité « créatrice du monde »; sert à désigner le premier magistrat des états doriens, v. CHANTRAINE. Fréq. abs. littér. :31.
DÉR. 1. Démiurgie, subst. fém. Pouvoir créateur du démiurge. a) Philos. Le plus important en toute chose, dit le Timée à propos de la divine démiurgie, est de commencer par le commencement (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 263). b) [À propos de l'Homme et de son activité] Les machines à information ne le [l'Homme] fascinent tellement que parce qu'elles lui semblent marquer un progrès décisif vers le vieux rêve de la démiurgie. L'utopie de la créature mécanique renouvelle, en l'inversant, le thème de la création de l'homme par Dieu (RUYER, Cybern., 1954, p. 30). [] 1re attest. 1951 (MALRAUX, Voix sil., p. 459); de démiurge, suff. -ie. Fréq. abs. littér. : 2. 2. Démiurgique, adj. a) Philos. Relatif au démiurge divin et à son pouvoir créateur. Comprendre est coïncider avec le mouvement créateur ou organisateur, et non point imiter un démiurge, mais reproduire et revivre pour son propre compte le geste démiurgique (...) l'intellection est une forme gnostique de création (JANKÉL., op. cit., p. 49). b) Domaine littér., artistique. Relatif au démiurge, au créateur d'œuvres d'art et à sa création. Les couleurs « en un certain ordre assemblées » sont inséparables du pouvoir démiurgique — au sens précis de ce mot — de l'art (MALRAUX, op. cit., 1951, p. 514). [] 1re attest. 1831 (CHATEAUBR., Ét. hist., t. 2, p. 97); de démiurge, suff. -ique. Fréq. abs. littér. : 9.

démiurge [demjyʀʒ] n. m.
ÉTYM. 1803, Boiste; dêmi-ourgos, 1791; Demiourgon, Rabelais, 1546; lat. dimiurgus, du grec dêmiourgos « qui travaille pour le public, artisan », en partic. « artisan de l'univers », de dêmios « commun, public », de dêmos « peuple », et ergon « création ».
1 Philos. anc. Le dieu architecte de l'univers, pour les Platoniciens et leurs émules.
1 D'Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur des mondes, des cieux et du Diable. Il habite bien plus bas que Plérôme, sans même l'apercevoir, tellement qu'il se croit le vrai Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes : « Il n'y a d'autre Dieu que moi ! » Puis il fit l'homme, et lui jeta dans l'âme la semence immatérielle, qui était l'Église, reflet de l'autre Église placée dans le Plérôme.
Flaubert, la Tentation de saint Antoine, p. 99.
Pour les gnostiques, Être émanant de l'Être suprême, parfois considéré comme malfaisant.
2 Littér. Créateur (d'une œuvre), animateur (d'un monde). || Le démiurge de la Comédie Humaine.
2 (…) le démiurge ne s'est pas occupé de la durée et de la résistance de ses œuvres tant que du plaisir de les faire.
Le plus grand artiste ne peut sculpter que dans un marbre qui est destructible (…)
Valéry, Suite, p. 140.
DÉR. Démiurgie, démiurgique.

Encyclopédie Universelle. 2012.