Akademik

ACADÉMIES
ACADÉMIES

L’académie telle qu’elle se développe à partir du Quattrocento italien, dans le grand mouvement de retour à l’Antiquité qui caractérise la Renaissance, est inspirée du modède grec de l’akademia (le jardin où enseignait Platon). Elle s’épanouit dans toute l’Europe à l’âge classique, pour décliner ensuite à l’époque romantique jusqu’à revêtir une connotation plus souvent péjorative qu’emphatique: «académicien» peut être encore un titre envié par certains, et si même des arts récents, tel le cinéma, se dotent à leur tour de leurs propres académies, l’adjectif «académique» n’en est pas moins devenu, dans les milieux artistiques éclairés, une forme d’invective.

L’«académisme» est, on le sait, un phénomène particulier aux activités culturelles, celles-ci pouvant s’entendre, en l’occurrence, de diverses façons: au sens large (celui de l’anthropologie, qui assimile plus ou moins «culture» et «civilisation»), l’académie est un instrument parmi d’autres de ce processus de «civilisation des mœurs» décrit par l’historien Norbert Elias, et qui touche aussi bien l’élite intellectuelle que l’aristocratie – dont les enfants allaient apprendre le maniement de l’épée, les règles de l’équitation et l’art de la danse dans ce qu’on appelait, justement, des «académies». Au sens étroit de la familiarité avec les arts tel que l’entend la sociologie, la «culture» des académies fut avant tout celle des arts libéraux, enseignés par ailleurs à l’université et non soumis à rétribution directe (activités littéraires et poétiques, musicales et mathématiques essentiellement); elle ne s’étendra que progressivement à certains des arts dits mécaniques, en particulier la peinture qui, paradoxalement, finira par symboliser le lieu par excellence de l’académisme.

Ainsi, en tant qu’elle opère un regroupement plus ou moins formalisé – ne serait-ce que par son titre – de certaines catégories d’activités, l’académie se définit par opposition à d’autres formations collectives: le cercle d’amis ou le salon, dont elle constitue un avatar plus formel ou moins mondain; l’Université, contre laquelle elle s’est parfois explicitement constituée; ou encore l’atelier ou la boutique, la corporation ou la manufacture, par rapport auxquels elle affirme sa rupture avec l’univers du «métier» (artisanal ou industrialisé mais, en tout cas, ressortissant du negotium ) pour revendiquer l’accès à la «profession», intellectuelle et libérale, autrement dit désintéressée (telle que la pratique ceux qui vivent dans l’oisiveté, l’otium ).

On conçoit ainsi l’importance du mouvement académique dans la culture des Temps modernes même si, comme le fait remarquer l’historien Daniel Roche, il ne concerne guère qu’une élite très limitée (de l’ordre de 1 à 5 p. 100 tout au plus de l’ensemble de la population au siècle des Lumières). Il est en tout cas partie prenante de l’histoire de ces lieux universitaires que les Américains désignent encore, justement, du terme academic .

L’expansion européenne de la Renaissance

Avant de se trouver officialisées par une protection princière ou royale, les académies de la Renaissance ne furent à l’origine que des cercles privés ou, selon l’expression de N. Pevsner, des «regroupements informels d’humanistes». La première à avoir été ainsi recensée fut l’Accademia platonica de Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, fondée à Florence en 1462 sous le règne de Laurent le Magnifique. Sur ce même modèle d’une culture à la fois encyclopédique et humanistes, par opposition à la scolastique, se développèrent dans l’Italie du XVIe siècle un grand nombre d’académies; on en compte environ 500 vers 1530, dont 70 à Bologne, 56 à Rome, 43 à Venise, ainsi qu’à Naples, à Vérone, etc., et, bien sûr, à Florence, où l’Accademia degli Umidi devint en 1540 l’Accademia fiorentina, sous l’égide de Cosme de Médicis qui présida également la fondation par Vasari en 1563 de l’Accademia del disegno, première académie pour la peinture et la sculpture. C’est à Florence également que fut créée, puis officialisée en 1584, l’Accademia della Crusca, autre académie importante.

Mais avec le succès, dont témoigne cette multiplication, la formule évolua très vite. D’une part, en se spécialisant: à l’encyclopédisme humaniste des premiers temps se substituèrent des spécificités (ainsi furent créées des académies exclusivement consacrées au théâtre ou à la musique, à l’italien ou aux langues classiques, à la théologie ou au droit, à la médecine ou aux sciences, etc.); et, d’autre part, en s’institutionnalisant, notamment grâce à la protection d’un prince ou d’un prélat, par le choix d’un nom, d’une devise, d’un emblème allégorique, ou par l’instauration de réunions régulières et, parfois, d’un enseignement. Or une telle évolution ne pouvait que ré-activer, par rapport aux institutions concurrentes (en particulier l’Université ou, dans certains cas, les corporations), une rivalité qui n’était plus seulement intellectuelle, mais aussi structurelle, et qui pouvait aboutir, selon les cas, soit à un rapprochement (comme lorsque le consul de l’Accademia fiorentina devint recteur de l’Université), soit au contraire à une «autonomisation» plus radicale encore: c’est ainsi que, grâce aux efforts des académiciens concernés (et de Vasari au premier chef), peintres et sculpteurs florentins furent, par un décret de 1571, libérés de l’obligation de s’affilier aux corporations. Il en fut de même un peu plus tard à Rome, où fut créée en 1593 l’Accademia di San Luca, sous la protection du cardinal Borromée et sous la direction du peintre Federico Zuccari, qui s’efforça de donner à la peinture ses lettres de noblesse intellectuelle grâce à une production théorique importante. Ce même processus d’académisation affecta ultérieurement d’autres villes italiennes: Bologne, Venise, Milan, etc.

Mais le XVIIe siècle fut, en Italie, le grand siècle des académies scientifiques: à la suite de l’Accademia dei Segreti, apparue à Naples en 1560, fut créée à Rome en 1603 la célèbre (et toujours active) Accademia dei Lincei, puis, en 1657, l’Accademia del Cimento, qui rompait d’une certaine façon avec la tradition humaniste en privilégiant un travail d’expérimentation au sens moderne.

Au même moment, et dans la même perspective, apparut en Angleterre la Royal Society, créée sous forme privée en 1645 puis officialisée par Charles II en 1662. En revanche, les arts n’y furent pas «académisés» avant 1720. On constate le même décalage en Allemagne, où les académies littéraires et scientifiques furent les premières à émerger (avec, notamment, le Collegium Naturae Curiosum de Rostock en 1652), alors que les académies d’art ne s’y formèrent qu’entre 1650 et 1750 (à Nuremberg, Augsbourg, Dresde, Berlin, Vienne). De même, la Hollande ne connut sa première académie de peinture que dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

C’est à cette époque également que la France connut le plus grand essor du mouvement académique à l’échelle européenne, sous sa forme la plus officielle et la plus institutionnalisée. Il avait été précédé, dès le XVIe siècle, d’une floraison d’académies privées, à Paris et en province. On a pu compter au total plus de 70 académies au XVIIe siècle: par exemple celle de saint François de Sales à Annecy ou encore celle des frères Dupuy ou le cercle du père Mersenne à Paris, etc. La fondation de l’Académie française sous Richelieu, en 1635, marque dans le domaine littéraire le départ d’une série d’académies royales créées sur ce même modèle dans les dix premières années du siècle de Louis XIV: l’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée sous Mazarin en 1648 mais officiellement protégée et pensionnée à partir de 1661; l’Académie de danse (1661 également); la Petite Académie (future Académie des inscriptions et belles-lettres) en 1663; l’Académie des sciences (1666); l’Académie de musique (1669); L’Académie d’architecture (1671); on mentionnera également l’Académie de France à Rome (sorte de filiale italienne de l’Académie de peinture) en 1666, ainsi qu’une Académie royale des spectacles, projetée en 1673 mais qui ne vit jamais le jour.

Cette floraison du mouvement académique parisien, spectaculaire tant par son caractère systématique que par son haut degré d’officialisation par la royauté, fit du cas français le paradigme, pour ainsi dire, des académies telles qu’elles se multiplièrent ensuite dans le courant du XVIIIe siècle: soit en province, où elles furent autorisées par Colbert en 1676 (pour les seules peinture et sculpture, près d’une quarantaine d’académies de ce type y furent créées jusqu’à la Révolution, surtout à partir de 1740); soit à l’étranger, où on peut citer notamment les académies de Berlin en 1697 et 1700, de Vienne en 1705 et 1726, de Madrid en 1713, de Lisbonne en 1720, de Saint-Pétersbourg en 1726, de Stockholm en 1739, et jusqu’en Amérique (Philadelphie en 1744), etc.

L’institutionnalisation de l’âge classique

Les académies royales créées avant ou pendant le règne de Louis XIV avaient en commun le nom et la structure, ainsi qu’une fonction de sociabilité, d’information et de reconnaissance mutuelle, venant d’ajouter au prestige conféré à leurs membres à l’extérieur des académies. Mais, par-delà ces similitudes formelles, d’importantes différences les opposaient dans leur rôle et leur fonctionnement, selon le statut antérieur des disciplines concernées. Un statut «libéral», autrement dit affilié aux arts libéraux (littéraires, avec le Trivium , ou scientifique, avec le Quadrivium ), impliquait un exercice peu ou pas professionnalisé (service du roi, salons, cercles privés), auquel l’académisation apportait essentiellement une légitimation des pratiques extra-universitaires et, par là même, extrascolastiques: par exemple, la défense de la langue vulgaire ou, dansle cas de la science, le recours à l’expérimentation et à une certaine spécialisation. En revanche, lorsque le statut antérieur était – comme dans le cas de la peinture et de la sculpture et, dans une moindre mesure, de l’architecture – du ressort des arts mécaniques, donc des corporations, l’académie représentait avant tout un instrument d’intellectualisation et de «libéralisation», donc de promotion sociale, de ces arts et de leurs représentants. On va le voir avec les trois cas les plus significatifs à cet égard: celui de l’Académie française, de l’Académie des sciences et de l’Académie de peinture et de sculpture.

Première non seulement par sa date de fondation, mais aussi par son impact, l’Académie française fut créée en 1635 avec la protection de Richelieu, comme une «compagnie de personnes libres et détachées de l’obligation d’instruire le public, qui voulussent joindre ensemble leur étude et leur travail», selon la définition de l’abbé d’Aubignac en 1663. Instrument, donc, d’autonomisation par rapport à l’Université et, dans une certaine mesure, à l’égard des mécènes, elle constituait également un moyen de distinction vis-à-vis des «doctes» et de «toutes sortes d’esprits qui ne sont pas propres à cet exercice» comme les gens du peuple, les gens de robe, les gens d’Église ou les gens de Cour qui défigurent la langue, de sorte que les académiciens doivent la «nettoyer des ordures qu’elle a contractées» («Projet de l’Académie pour servir de préface à ses statuts» de Nicolas Faret en 1635). Cette fonction d’expertise se concrétisera par le projet, longtemps retardé, d’établissement d’un dictionnaire. L’Académie française aura également en propre l’instauration immédiate d’un numerus clausus , ainsi qu’un haut degré de ritualisation (port de l’uniforme, rituels d’intronisation).

Fondée en 1666, l’Académie des sciences eut, pour sa part, deux origines distinctes: la première, issue du pouvoir politique (Colbert et son conseiller Charles Perrault), consistait en un projet éclectique d’«académie générale» rassemblant toutes les disciplines, et où l’on aurait également pu traiter de droit, de politique, de théologie; la seconde, issue du milieu savant et, notamment, de l’académie de Montmort, préconisait une «compagnie» spécialisée dans les matières spécifiquement scientifiques – l’astrologie et l’alchimie en étant explicitement exclues. Cette seconde formule s’imposa très vite, non pas tant d’ailleurs sous la pression des savants qu’en raison de l’hostilité des institutions concurrentes, la Sorbonne et l’Académie française ainsi que la toute récente «Petite Académie» qui en était issue, chargée notamment de l’établissement des devises royales.

Les trente premières années d’existence de l’Académie des sciences furent relativement informelles, l’activité consistant exclusivement en assemblées bi-hebdomadaires sans public, sans règlement écrit, sans bulletin (le «Journal des savants», fondé en 1665, ne proposait que des notes critiques mais aucun compte rendu suivi des séances, au contraire de la Royal Society qui publiait régulièrement ses Transactions ). Si les mathématiciens et, en particulier, les géomètres y étaient en position dominante, numériquement et hiérarchiquement, par rapport aux physiciens, chimistes, botanistes et anatomistes, la spécialisation y était encore embryonnaire – les académiciens étant par exemple censés assister à toutes les séances. À cette structure hiérarchique, en grande partie héritée du découpage médiéval entre les «arts» (libéraux et mécaniques), une atténuation va être apportée en 1699 avec l’instauration de règlements très formalisés et l’introduction d’académiciens «honoraires» (amateurs) et «associés» (étrangers), mais avec, en contrepartie, un renforcement de la hiérarchie interne.

Par rapport à l’activité scientifique telle qu’elle s’exerçait à la Renaissance, l’«académisation» va donc engendrer, directement ou indirectement, des transformations structurelles fondamentales: concentration de l’activité et de l’information (qui auparavant tendait à circuler par les voyages et les correspondances), fixation des hiérarchies entre disciplines et spécialisation. C’est là la base d’un processus de professionnalisation qui, sur le plan proprement scientifique, va prendre une triple forme: d’une part, l’extension du rôle accordé à la pratique et, notamment, à l’expérimentation, par opposition aux discussions scolastiques; d’autre part, la systématisation et l’organisation des publications, sous l’égide de l’Académie, qui gère collectivement les travaux individuels; enfin, l’instauration de plus en plus fréquente et régulière d’une rémunération qui, de pension irrégulière et arbitraire qu’elle était du temps où elle était négociée directement entre les représentants de l’État et l’individu, prendra peu à peu la forme d’un traitement automatiquement attribué par le biais de l’appartenance à l’Académie.

Si donc, dans le cas des sciences, la structure académique tend à une professionnalisation proche du fonctionnariat – auquel on est effectivement parvenu aujourd’hui, alors que l’Académie française consistait essentiellement en un instrument de regroupement des pairs et d’accumulation du prestige –, à l’opposé, l’Académie royale de peinture et de sculpture détache ses membres des structures de métier dont ils dépendaient jusqu’alors. L’affiliation traditionnelle à l’artisanat, à une époque où la catégorie «mécanique» renvoyait aux plus bas degrés de l’échelle sociale, était en effet une entrave suffisamment puissante aux velléités d’ascension sociale des peintres et des sculpteurs, pour que ceux-ci – dont les plus privilégiés pouvaient fréquenter l’univers des courtisans – tentassent par tous les moyens d’échapper à une corporation qui s’ingéniait en outre, par toutes sortes de pressions juridiques, à restreindre les possibilités d’accès au métier (notamment avec les «privilèges» ou brevets octroyés par le roi ou la famille royale et qui permettaient d’échapper au contrôle corporatif). Et ce furent, justement, des peintres et sculpteurs du roi, avec à leur tête Charles Le Brun, qui décidèrent en 1648 de fonder une académie de peinture et de sculpture, à l’encontre de la tradition académique qui réservait cette faveur aux arts libéraux, mais avec, cependant, l’exemple du prédécent italien et, notamment, de l’académie de Saint-Luc à Rome dont revenaient, entre autres, Le Brun, ainsi que le diplomate Martin de Charmois. C’est ce dernier qui se chargea de présenter à Mazarin et à la reine (le roi n’étant alors qu’un enfant) une requête en faveur de ces «excellents artisans», auxquels se joignirent très vite une douzaine d’autres confrères – requête vraisemblablement inspirée du Trattato della nobiltà della pittura composé en 1585 par Romano Alberti pour la fondation de l’Académie romaine, qui s’appuyait lui-même en grande partie sur le livre XXXV de l’Histoire naturelle de Pline. Explicitement dirigée contre la maîtrise, qu’elle attaque violemment au nom de la liberté des peintres et des intérêts de la royauté, cette requête défend, avec un luxe d’arguments lettrés, la nécessité du rétablissement de la peinture et de la sculpture. Celles-ci doivent échapper à la «troupe abjecte» des «artisans les plus mécaniques», en vertu de leurs qualités éthiques (noblesse, honneur, vertu, étude) et aussi de leur nécessaire utilisation des règles de la rhétorique, de la musique, de la géométrie, de l’arithmétique, de l’astronomie – autrement dit des arts libéraux, parmi lesquels il convient non seulement de compter la peinture et la sculpture, mais encore de leur y rendre le «premier rang». On observe ainsi que cette requête ne touche guère à des questions de «liberté», mais bien plutôt de «libéralité», autrement dit de légitimité du statut ou – selon un euphémisme qui n’en était pas un à l’époque – de «dignité»: revendiquer la libertas (Libertas artibus restituta sera la devise de l’Académie), ce n’était pas tant exiger plus de liberté, juridique ou morale, que réclamer plus de considération. Il ne s’agissait pas de récuser la distinction entre le «mécanique» et le «libéral» mais, simplement de déplacer au profit des peintres et sculpteurs la frontière entre les deux: de sorte que le mépris affiché par les aspirants-académiciens et leur porte-parole envers les artisans n’est qu’une arme supplémentaire pour faire de ces derniers les marchepieds de leur ascension – ascension dont leur déclaration d’allégeance au roi est destinée à garantir l’efficacité politique et symbolique, et dont la fondation de l’académie représente, au sens fort du terme, l’institution .

Mais prendre le parti du roi, contre la corporation soutenue par le Parlement, n’était pas, en ces temps troublés par la Fronde, un pari gagné d’avance. De contre-attaques juridiques en tentatives de conciliation, d’alliances éphémères en créations d’institutions concurrentes (la corporation fonda peu après sa propre «académie de Saint-Luc», qui connut une existence durable mais confidentielle malgré la nomination à sa tête de l’illustre Simon Vouet), de coups de force politiques en astuces juridiques, le sort des académiciens suivit peu ou prou les aléas du parti du Mazarin durant la Fronde, jusqu’à la première normalisation en 1656 suivie – à l’avènement de Louis XIV, puis à la nomination de Colbert à la surintendance des Bâtiments – d’une protection officielle, définitive et concrète (nouveaux statuts, pension, logement, etc.).

La réussite de l’académie est donc désormais assurée, et sur tous les plans: institutionnellement, le soutien royal se renforce par la création en 1666 de l’Académie de France à Rome, dont l’une des fonctions essentielles était, explicitement, l’importation des antiques, au moins par les nombreuses copies que les élèves, sélectionnés parmi les meilleurs éléments de l’académie parisienne, étaient incessamment invités à réaliser. Sur le plan géographique, l’ancienne domination de l’Italie tend à se renverser au profit de Paris (ainsi les peintres français seront beaucoup moins nombreux à faire le voyage à Rome dans la seconde moitié du XVIIe siècle). Sur le plan fonctionnel, on organise tant bien que mal un enseignement (exclusivement consacré au dessin, à la perspective et à l’anatomie, le reste de la formation demeurant du ressort des ateliers) et, plus tard, des conférences, destinées à parfaire l’intellectualisation des arts du dessin. Sur le plan matériel, l’académie attire les commandes d’État les plus prestigieuses. Sur le plan honorifique, enfin, le statut d’arts libéraux ne tardera pas à être accordé à la peinture et à la sculpture, comme en témoignent en particulier les dictionnaires de la fin du siècle, tel le Dictionnaire de l’Académie française (1694) qui, à l’article «Académie», propose: «Lieu où s’assemblent des gens de lettres ou d’autres personnes qui font profession de quelqu’un des arts libéraux, comme la peinture, la sculpture, etc.»

Triomphe et déclin

Cette incontestable réussite ne fut pas éphémère, et marqua profondément toute la peinture française du XVIIIe siècle, époque ou l’Académie exerça quasiment un monopole non seulement sur la «grande» peinture – dont on établit les règles au cours des conférences et dans les nombreux écrits qui se mirent à paraître sur le sujet – mais également sur des genres plus marginaux, représentés notamment par Watteau ou Chardin qui, formés ailleurs, ne tardèrent pas à s’y faire admettre. Il faut dire que, en l’absence de tout numerus clausus , l’appartenance à l’académie n’exigeait guère que la fourniture d’un morceau de réception, pas forcément représentatif de la manière habituelle du peintre; elle permettait, en contre-partie, une carrière fonctionnalisée, organisée de poste en poste (professeur et, pour les peintres d’histoire exclusivement, «officier»), ainsi qu’une position avantageuse sur le marché des commandes d’État ainsi que des amateurs privés. Ceux-ci en effet se multipliaient, qu’ils fussent collectionneurs, commanditaires ou simples connaisseurs. Ces derniers apparurent avec les salons, organisés régulièrement à partir du début du XVIIIe siècle, et qui avaient notamment pour fonction de compenser l’interdiction d’exposer en boutiques, que les artistes s’étaient imposés dans les premiers statuts de l’académie afin de marquer la rupture avec l’univers artisanal et commercial. Ces salons, longtemps réservés aux seuls académiciens, entraînèrent l’apparition d’une forme particulière de littérature artistique: la critique d’art, dont Lafont de Saint-Yenne fut le premier représentant et Diderot, le plus illustre.

Ce grand règne de l’académie n’alla pourtant pas sans conflits. Ainsi, le développement du marché privé des amateurs entraîna une vogue des genres considérés comme mineurs (le paysage, la scène de genre, la nature morte, et, particulièrement prisé, le portrait), qui engendra à son tour une réaction des défenseurs de la peinture d’histoire, directement subordonnée au marché prestigieux mais fragile des commandes d’État. Or cette domination de la peinture d’histoire, inséparable de l’esthétique académique, n’était elle-même qu’une séquence de la subordination aux références littéraires (les tableaux d’«histoire» ayant en commun de s’appuyer sur un texte), qui dans la première génération académique ne tardèrent pas à supplanter – autre conflit – les références mathématiques et, plus généralement, scientifiques (observance des règles anatomiques et, surtout, perspectives). Cette prégnance du littéraire n’est sans doute pas non plus étrangère à la lutte qui opposa, vers la fin du XVIIe siècle, les partisans du dessin (représenté par Poussin) aux partisans de la couleur (représentée par Rubens) qui prônaient des critères de perception et d’évaluation plus spécifiquement plastiques.

L’académie, quoi qu’il en soit, cumulait les instruments de prestige qui en faisaient une institution d’État et d’élite tout à la fois. C’est sans doute ce qui lui valut sa suppression par la Convention, tout comme sa reconstitution quasi imméditae, en 1795, sous une forme quelque peu différente, celle de l’«institut», dont peinture et sculpture occupèrent, avec les belles-lettres, la troisième classe, jusqu’en 1803, date où les beaux-arts conquirent leur autonomie dans une classe séparée. Mais ces transformations nominales s’accompagnèrent d’une réforme structurelle importante: l’instauration, comme à l’Académie française, d’un numerus clausus , entraînant une forte sélection des membres et une élévation de leur âge. Ce durcissement des frontières à l’entrée, qui imposa notamment l’instauration d’un jury pour les salons, ne fut sans doute pas pour rien dans les attaques et les contestations répétées qui, s’ajoutant à des transformations numériques (augmentation du nombre des peintres) et sociologiques (élévation de leur origine sociale), ébranlèrent peu à peu la légitimité de l’institution. Les grands fondements de l’esthétique académique furent ainsi, de génération en génération, battus en brèche: la domination du dessin sur la couleur, contestée par Delacroix dans les années 1830; la domination de la peinture d’histoire sur tous les autres genres (encore qu’un grand prix ait été créé en 1817 pour le paysage), domination malmenée par Courbet et le courant réaliste dans les années 1840-1850; la domination du «fini» sur l’esquisse, transgressée par Manet puis par les impressionnistes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. L’organisation en 1863 (année où, sur 5 000 œuvres présentées au Salon officiel, plus de 3 000 avaient été refusées) du premier Salon des refusés marque le début de la fin du grand règne académique, de plus en plus marginalisé à l’intérieur d’un nouveau système, hautement complexe, où les courants dominants se renouvellent à un rythme accéléré, selon le jeu des intérêts convergents ou contradictoires des groupes d’artistes, des critiques, des marchands, des conservateurs, des collectionneurs. Ce n’est plus, quoi qu’il en soit, la reproduction plus ou moins fidèle des règles enseignées par l’académie qui fonde la légitimité des modernes mais, au contraire, la capacité à inventer de nouveaux sujets, de nouvelles formes, de nouvelles matières, de nouvelles manières d’occuper la position d’artiste.

L’effet académique

Cet impératif d’innovation apparaîtra-t-il à la postérité comme une autre forme d’académisme? Il est trop tôt pour en juger, mais il est certain que le phénomène académique (au sens strict qu’il revêtait du temps de son triomphe, et non pas sous la forme négative, péjorative, qui tend à lui être assignée depuis lors) renvoie à un ensemble de caractéristiques tout à fait spécifique.

Il s’agit, tout d’abord, d’un effet d’institution, à travers une formalisation à plusieurs niveaux: formalisation juridique (confirmation par lettres patentes; privilèges tels que l’exemption du service militaire ou de certaines taxes; tenue de registres, comptes rendus, procès verbaux); formalisation politique, à travers la signature du roi et l’engagement de l’État, attestant la reconnaissance de l’utilité publique de l’académie, ainsi distinguée d’une académie privée; formalisation, enfin, au niveau de la pratique, par la fixation d’un mode de fonctionnement (le règlement), d’un lieu et de dates régulières de réunion.

Un autre effet spécifique du phénomène académique est l’«effet de corps»: le regroupement des pairs, par un processus de dé-singularisation, autorise la formation d’une identité collective fondée sur l’exercice d’une activité donnée et sur l’universalisation des intérêts. Cette identité collective (dont la première concrétisation est le choix du nom de l’académie) se soutient d’un double processus d’identification ou d’assimilation entre semblables, et de distinction ou de différenciation vis-à-vis des profanes.

Autant dire que toute académie est, foncièrement, un processus élitaire, un instrument de sélection et de regroupement des «meilleurs» (selon les critères en vigueur). Ainsi, on ne s’étonnera pas d’y trouver à l’œuvre divers principes de sélection, tel le sexe: les femmes étant soit exclues, comme ce fut le cas durant trois siècles et demi de l’Académie française, soit admises en nombre très limité par un numerus clausus (elles se comptaient sur les doigts d’une main dans l’Académie de peinture au XVIIIe siècle, et encore presque uniquement dans les genres réputés mineurs tels que la nature morte). Mais il convient de remarquer, avant tout, que le principe de sélection était, pour la première fois dans l’histoire, proprement culturel. En effet, mis à part le cas de quelques «honoraires» admis pour leur nom ou leurs bonnes œuvres au moins autant que pour la qualité de leurs ouvrages, l’académie a ceci de particulier qu’elle ne sélectionne et ne rassemble ni des noms (privilège de la noblesse), ni des fortunes (privilèges de certaines couches de l’aristocratie ou de la bourgeoisie), ni même des diplômes (l’Université y pourvoit) – mais cette qualité, purement individuelle et relativement impondérable en l’absence des critères formalisés et universellement reconnus, qu’on appelle le talent (qu’il soit fondé sur le travail et l’étude, comme on tendra à le supposer à l’âge classique, ou sur un don inné, comme on voudra le croire à partir de l’époque romantique). Toujours est-il que l’effet de distinction ou, si l’on préfère, de prestige, propre à l’académie, opère dans un univers à la fois intellectualisé et désintéressé (les académiciens ne sont pas directement rémunérés, si l’on excepte les «jetons de présence» distribués à certaines époques dans les séances de l’Académie française pour assurer un minimum de présence, nécessaire à l’avancement du dictionnaire) qui est celui des professions qu’on appelle aujourd’hui «culturelles».

Deux remarques s’imposent pour finir. La première tient à ce qu’on pourrait appeler les «perversions» propres au phénomène académique: perversion de l’effet d’institution, par la routine qui s’installe dans les pratiques, facteur d’immobilité; perversion de l’effet de corps, par la fermeture aux éléments extérieurs, facteur de conformisme. Ce sont bien ces effets pervers que l’on a aujourd’hui en tête lorsqu’on parle d’académisme, sans bien voir peut-être à quel point ils sont indissociables du principe même de toute académie, de sorte qu’il paraît tout à fait vain de rêver d’une académie qui ne devienne pas, tôt ou tard, «académique» (quels que soient la forme et le nom qu’elle se donne).

La seconde remarque tient au rôle de l’État, qu’une certaine tendance de l’analyse historique, modernisée à peu de frais, se plaît à hypertrophier, faisant de l’«État» (toutes nuances confondues) le grand responsable et le grand bénéficiaire du processus académique. Or, responsable, il ne l’est que dans une faible mesure, étant en général appelé pour légitimer une entreprise pré-existante, comme on le voit bien par exemple avec l’Académie de peinture et de sculpture qui mit quinze ans à se voir, après force manœuvres, officialisée et protégée par le roi (seules en fait la «Petite Académie» et l’Académie de France à Rome peuvent apparaître comme des émanations directes de la politique colbertiste). L’État tire certes un certain prestige de l’académie (notamment vis-à-vis de l’étranger) et l’assurance de services sans doute plus sûrs, plus réguliers ou plus homogènes que ne lui en assuraient des commandes individuelles (encore qu’il ne s’agisse ni plus ni moins que d’une systématisation des rapports d’échange traditionnels entre demandeurs et producteurs, les pressions esthétiques ne pouvant d’ailleurs guère s’exercer que sur les sujets des travaux); mais on ne peut en aucune manière parler de «mainmise du pouvoir»: l’académie, loin de se réduire à un simple instrument politique aux mains des fractions qui se disputent le pouvoir, est bien la première responsable, et la première bénéficiaire, de l’allégeance à l’État et à ses mandataires instrument essentiel de sa légitimité.

Ainsi, par-delà les différences de professionnalisation des activités concernées par le mouvement académique, celui-ci a pour principe un double effet d’élitisme – institutionnel (par les carrières) et culturel (par les œuvres) – propre à assurer l’existence et la reconnaissance d’une nouvelle catégorie, constituée grâce à des critères d’excellence spécifiques: à la fois dématérialisés (par le désintéressement et l’intellectualisation) et individualisés. Cette nouvelle élite se trouve ainsi dotée d’un double facteur de distinction: temporel, par la notoriété que confère l’appartenance à une institution au prestige en principe illimité (les «Immortels»); et social, par l’obtention d’une sorte de titre de noblesse culturelle, propre à assurer, à défaut d’un véritable anoblissement, une forme inédite, et spécifiquement culturelle, d’ennoblissement.

Encyclopédie Universelle. 2012.