NARCISSISME
Le narcissisme, ou amour de soi-même, d’après la fascination qu’exerçait sur Narcisse sa propre image, est, pour la psychanalyse, l’un des concepts les plus nécessaires à la compréhension de processus fondamentaux tels que le rêve, la psychose, l’instauration du principe de réalité et du principe de constance.
Dans l’œuvre de Freud, il fut l’objet, pendant vingt-cinq ans, de travaux qui précisèrent, modifièrent aussi partiellement sa portée. Puisque le narcissisme désigne l’investissement de l’énergie psychique (ou libido ) qui a pour objet le moi, l’analyse de cet investissement doit varier avec celle de cet objet. C’est pourquoi Freud, à mesure qu’il précise la fonction du moi, aborde différemment le narcissisme.
À l’heure actuelle, l’acception du concept varie selon qu’on le rapporte à tel moment de la pensée freudienne ou qu’au contraire on tient compte de ses lignes et de son mouvement d’ensemble.
On montrera d’abord l’évolution de ce concept non seulement chez Freud, mais aussi, après lui, à travers les recherches de Melanie Klein, de Françoise Dolto, de Jacques Lacan, qui en marquent des étapes essentielles. Puis, à propos des processus du rêve, du délire, du rapport à la réalité, des hypothèses – nécessairement provisoires – seront formulées, qui concernent la genèse et la fonction du narcissisme, la nature de la «liaison», selon Freud, de cette force au sujet de laquelle celui-ci se demandait: «Et quelle pourrait être, cette force, si ce n’est Éros, qui assure l’unité et la cohésion de tout ce qui existe dans le monde?»
Historique du concept psychanalytique
Freud et le narcissisme
Nous disposons, dit Freud, d’une quantité d’énergie, qui est placée ou investie sur le monde et sur nous-mêmes. Mais cette réserve est limitée. Par conséquent, un investissement important consacré à la personne propre entraîne un retrait des forces attachées au monde extérieur. Ainsi la libido d’objet (ou investissement de la réalité) se trouve-t-elle en balance avec la libido du moi. Selon les cas, l’une ou l’autre l’emporte: «Plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit.» Le narcissisme désigne à la fois l’ensemble des processus qui permettent un placement de la libido sur le moi, et les effets de ce placement. Il est un instrument majeur de l’analyse de l’économie de l’inconscient, que Freud utilise d’abord dans l’analyse du délire: «Le malade a retiré aux personnes de son entourage, et au monde extérieur en général, tout l’investissement libidinal orienté vers eux jusque-là [...] Dans la paranoïa, la libido devenue libre se fixe sur le moi [...]; ainsi, le stade du narcissisme, qui nous est déjà connu comme étant l’un des stades de l’évolution de la libido, et dans lequel le moi du sujet était un objet sexuel, est à nouveau atteint [...] Les paranoïaques possèdent une fixation au stade du narcissisme.»
La double polarité de l’économie libidinale, fixée sur le moi ou sur le monde, est nettement formulée dans ce texte. Ce moi, objet de l’amour narcissique, quel est-il? Dans le même texte deux réponses s’énoncent, qui diffèrent: l’objet est désigné tantôt comme moi , tantôt comme corps propre. L’un et l’autre sont-ils équivalents? «Le stade du narcissisme consiste en ceci [...]: l’individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels, qui jusque-là agissaient sur le mode auto-érotique, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps comme objet d’amour.»
Ces deux objets possibles, corps et moi, sont évoqués dans un contexte différent. Lorsque Freud se réfère au moi, il l’oppose au monde extérieur, supposant, par conséquent, que le rapport à la réalité se trouvait déjà établi. L’amour qui a le moi pour objet, ou narcissisme secondaire , suppose donc la mise en place – au moins partielle – du principe de réalité.
Au contraire, lorsque Freud assigne au narcissisme le corps comme objet, c’est en parlant d’un stade infantile où le rapport à la réalité n’est pas encore établi. Le narcissisme dit primaire ne se produit pas en même temps que l’investissement de la réalité; il ébauche le modèle d’un premier objet d’amour, qui est le corps propre. L’unicité – la cohérence qu’il prête à cet objet – plus tard seulement pourra s’étendre aux objets de la réalité. Il est un état intermédiaire, à situer entre le stade où chaque organe jouit de soi-même, pour son compte, indépendamment des autres, et le stade où se constitue le principe de réalité.
Ainsi, trois formes d’amour de «soi-même» se succèdent: l’auto-érotisme, ou jouissance qu’une partie du corps prend à soi-même (l’ensemble du corps n’existe pas; celui-ci est divisé, morcelé en territoires pulsionnels «partiels»); le narcissisme primaire, où le corps propre se constitue comme objet unique; le narcissisme secondaire, où l’objet n’est plus un organe, ni même un ensemble d’organes, mais le moi, c’est-à-dire un système de liaison de représentations entre elles.
Telles sont les distinctions établies par Freud entre 1910 et 1925. Deux modifications essentielles seront par la suite apportées. La première introduit plus de souplesse dans la succession des trois stades: le narcissisme primaire notamment ne renvoie plus à un moment du développement; il s’exerce continûment dans l’économie inconsciente, depuis la vie intra-utérine peut-être, dans la mesure où celle-ci est l’expérience la plus parfaite de la jouissance prise à soi-même. La seconde modification consiste à reconnaître dans les deux types d’investissement opposés la manifestation d’un seul «instinct», Éros, force qui est au principe de toute cohésion, de toute liaison. Libido du moi et libido d’objet travaillent, chacune également, dans un sens inverse de celui vers lequel tend la pulsion de mort , cette force «obsédante», «irrépressive», qui tend à défaire toute vie, à faire que l’être vivant retourne «à l’état inanimé».
De plus en plus, dans les travaux de Freud, l’accent est mis moins sur la nature de l’objet investi que sur le fait de l’investissement lui-même. Qu’est-ce que cette pulsion qui attire, unit les êtres et aussi, dans l’inconscient, les affects, les représentations? Qu’est-ce qu’Éros? Comment penser sa lutte contre Thanatos? Ce questionnement continu, pressant de Freud sur la liaison, ses contemporains n’ont pas su l’entendre. Insistant sur le caractère social et normatif du moi, ils oublient de s’interroger sur sa structure. Ils négligent d’y reconnaître avec Freud le lieu de la liaison, ce territoire où au moins provisoirement Éros a gagné la partie.
Qu’est-ce que la liaison? Dans l’inconscient, quel processus suppose-t-elle? Telle est la question primordiale qui, concernant le moi et son économie narcissique, se pose toujours après Freud.
Le stade du miroir et l’image du corps
L’œuvre de Jacques Lacan s’est ouverte par la reprise de cette question. Le moi, dit Lacan, n’est pas d’emblée instance «désexualisée» de synthèse, d’adaptation à la réalité. Il prend son origine dans la captation de l’enfant par sa propre image, expérience qui ne cessera plus de projeter son ombre sur le monde environnant.
À la naissance, l’enfant ne possède aucune maîtrise tonique et motrice de son propre corps. Il ne peut pas appréhender celui-ci comme unité; des expériences hétérogènes, discordantes de ce corps, au contraire, se succèdent sans lien entre elles, sur un fond de «détresse originelle». Bien avant que la maturation permette la coordination des activités organiques, un modèle d’unité se propose pourtant au regard. Ce modèle est l’image globale du corps propre que l’enfant découvre dans le miroir.
Expérience fascinante, et leurrante, puisque dès lors le sujet s’identifie à la forme qu’il considère, tout en n’étant pas cette forme: «Ce rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et c’est là la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi.» Derrière la reconnaissance de soi et de l’autre, dans toute expérience amoureuse ou conflictuelle, une menace toujours possible se profile: l’effritement de l’unité, de la maîtrise, le retour du morcellement, ce qu’on nomme l’agressivité .
Les analyses de Melanie Klein ont montré la prolifération, la force des fantasmes mis en jeu dès les premiers mois de la vie. Avant qu’il ne se repère comme «un», l’enfant participe du fantasme de l’autre, en tant qu’objet de son désir. De leur côté, Jacques Lacan et Françoise Dolto, chacun par un abord et un langage différents, ont mis l’accent sur l’existence d’un narcissisme primaire antérieur au stade du miroir. Dans l’univers fantasmatique, chaotique, morcelé de l’enfant, des liaisons pourtant se constituent. Pour les désigner, il faut parler de cohésion plutôt que d’unification, puisqu’elles se produisent dans le cas de la pulsion partielle.
Selon Françoise Dolto, la liaison s’établit dans un rapport de l’enfant à la parole maternelle. Une fois le besoin apaisé, les soins donnés, la mère parle, «gratuitement» pour ainsi dire, pour son seul plaisir et celui de l’enfant. Peu importent les paroles dites. Ce qui compte, c’est que des phonèmes, une voix s’énoncent au moment où la satisfaction est apaisée. La parole dit , alors, qu’il existe un registre où les mots ne sont plus de simples instruments à l’usage de la satisfaction. Ces mots circonscrivent une «autre scène». Ces expériences privilégiées, où la parole maternelle se soutient des états de satisfaction du corps propre, sont les «organisateurs» les plus anciens, les plus fondamentaux du narcissisme. Selon Dolto, elles fixent des images du corps , désignation qui a pu prêter à confusion: l’image s’entend d’ordinaire comme la représentation visuelle ou conceptuelle du corps propre, ce que ne saurait désigner l’image du corps mise en place avant le stade du miroir. La formule désigne, au contraire, une mobilisation d’organes, privilégiée parce qu’elle s’est produite en même temps qu’une découverte symbolique, celle d’un discours où se soutient non le besoin, mais le désir.
Qu’est-ce que la liaison?
Il n’y a pas de contradiction entre ces trois abords du narcissisme. Chacun éclaire par des perspectives différentes un même fait: l’objet du narcissisme est la liaison elle-même. Le narcissisme, autrement dit, consiste dans la possibilité, pour des systèmes de liaison toujours les mêmes, de s’établir et de se maintenir. Analyser le narcissisme, c’est préciser quelles conditions, quels processus rendent possible cette maintenance de la liaison.
Freud a défini celle-ci comme un système de frayage: l’énergie tendrait à emprunter des circuits privilégiés de neurones, ceux qu’elle s’est déjà frayés. À ces formes de liaison, biologiques, correspondent des associations de représentations qui se répètent, toujours les mêmes. Dans la cohésion de ces liens, dans les circuits qu’ils maintiennent, Freud reconnaît le moi lui-même.
Ces associations, les processus d’investissement (narcissiques) qui les soutiennent, doivent, semble-t-il, s’analyser à partir de ce qu’on appellera ici les effets de résistance propres à tout discours inconscient.
Narcisse et la parole
Le discours inconscient «résiste» dans la mesure où il se maintient et s’investit pour lui-même. Narcisse, c’est d’abord la parole qui non seulement se répète, mais s’articule aussi à seule fin de se commenter, de se mettre en scène, en quelque sorte de jouir d’elle-même. Jouissance qui est au principe du rêve et de la folie.
Comment pourrait, en effet, se comprendre le plaisir pris au rêve, sinon comme plaisir pris au signifiant? La représentation (abstraite) d’un objet (absent) ne saurait réduire une tension (physiologique) par des effets de signification seulement: la satisfaction se produit en fonction d’une réalité. Or, dans le rêve et le délire, la seule qui puisse être en cause est celle du signifiant, avec ses valeurs phonématiques, sémantiques, sonores, etc. La satisfaction tient dans un jeu avec la matérialité des mots, jeu mené non pas par le rêveur, mais par l’ordre du discours lui-même, puisque le rêveur, avec son histoire, ses affects, son corps, sa présence, fait la valeur, l’étoffe de mots que l’ensemble du rêve met en scène (comme on le fait, dit Freud, dans le rébus).
De même, la folie consiste dans le reflux du discours sur soi-même, reflux où les attributs, la personne, la «raison» deviennent langage : le psychotique est – sans médiation, sans recul – la forme, la sonorité, le glissement des mots. Lorsqu’un schizophrène dit: «C’est la fête de la verdure», il ne s’exprime pas; autrement dit, il n’utilise pas les mots comme instrument pour dire un message. Ces mots ne signifient pas qu’un jardin, des arbres, une forêt lui apparaissent comme une fête printanière. Ils s’énoncent pour eux-mêmes, constituent leur propre certitude. Certitude sans faille, absolue, puisque la totalité de l’énergie psychique se rapporte à ces mots: le psychotique est donc la phrase qui s’énonce.
Il ne suffit donc pas de désigner cette forme de certitude, de parfaite sûreté propre au délire, comme investissement total du moi. Il faut parler d’un investissement non moins absolu du discours qui fonctionne à la place du moi. Peut-on de la même façon, à propos du narcissisme primaire, considérer que la cohésion des pulsions s’établit dans un rapport à la parole? Sans doute, mais ce rapport ne saurait se concevoir sans une analyse plus précise que ce que Freud appelle résistance .
Résistance et narcissisme primaire
Partons de l’hypothèse que les mots introduisent dans le réel une résistance constante. En effet, les mots n’étant pas ce qu’ils disent (par exemple, «tarte aux fraises», dans le rêve d’Anna Freud, n’est pas une tarte aux fraises réelle), aucune satisfaction immédiate ne saurait être apportée par la simple énonciation de ces mots, sauf dans le cas du rêve et du délire, où les mots jouissent d’eux-mêmes. Si, d’autre part, il est vrai, ainsi que Lacan l’a montré, qu’aucune demande n’est reçue absolument et selon nos critères; si l’autre y répond, au contraire, selon son code et son désir , alors le fait de parler oppose une résistance à la satisfaction pleine et entière. Le narcissisme tient dans le fait que cette résistance introduite par le discours est investie, «aimée» en quelque sorte pour elle-même. Pourquoi cet investissement qui semble aller contre le principe de plaisir ?
Il faut s’attacher, pour répondre, à la dimension matérielle, c’est-à-dire proprement phonique de la parole, s’arrêter sur ce fait d’évidence que la parole d’abord est un geste , autrement dit un mouvement du corps, qui, comme tel, est spécifique. Tout mouvement d’expression du corps (parole, mimique, etc.) varie d’une personne à l’autre et reste constant, au contraire, pour un individu donné. Dans le mouvement du corps, le «propre», autrement dit, se manifeste (d’où la possibilité, par exemple, d’une étude graphologique). Si certains mouvements du corps, toujours les mêmes, se répètent, si d’autres ne peuvent jamais se produire, il est possible de parler d’une censure : il semble qu’une fois pour toutes des limites fixées par l’autre, d’abord par la mère, aient été imposées au geste.
Au début de la vie, en effet, la mère, son propre désir et les mouvements qui l’expriment déterminent un ensemble fini de signifiants selon lesquels le discours (verbal ou préverbal) de l’enfant s’organise. Ces signifiants orientent les activités pulsionnelles: dès lors, les mouvements de ses organes s’infléchissent selon des sens, toujours les mêmes, qui à la fois expriment, signent le désir maternel et confèrent un style, un tour propres aux activités de l’enfant. Que ces sens, ou trajectoires, jouent dans un double registre, celui de l’Autre et celui du sujet, permet de comprendre pourquoi la résistance est investie, autrement dit pourquoi le discours, sa matérialité ainsi que la résistance à la satisfaction qu’il comporte sont maintenus, aimés pour eux-mêmes.
En s’énonçant, le discours, en effet, donne corps au désir de la mère: puisque le mouvement qui l’articule signe le désir maternel. Constamment, ce mouvement fait que ce désir prend corps; avec le matériau qu’il informe (voix, geste, organes, environnement), il lui tisse comme une étoffe. En même temps, cette étoffe constitue les premières liaisons pulsionnelles. Les mille intensités qui traversaient le corps s’équivalent, puisqu’elles deviennent les valeurs d’un même mouvement, d’un même trait.
On peut donc supposer que le narcissisme primaire consiste dans le fait que le corps, sa réalité organique fonctionnent comme valeurs d’un mouvement qui donne corps au désir de l’Autre.
Le principe de constance
De même, le plaisir narcissique ne saurait être défini comme satisfaction pleine et entière du besoin. Il résulte de l’équivalence des multiples tensions organiques, équivalence qui est rendue possible par le mouvement et la censure. Si les tensions constituent chacune les valeurs d’un même mouvement, elles s’équivalent en tant que telles et s’unissent en un tout cohérent. Ainsi s’instaure le principe de constance, qui consiste, selon Freud, dans le fait que la liaison maintient à un niveau constant les excitations contenues dans l’appareil psychique et organique.
En d’autres termes, on parle de constance quand un certain niveau de consistance (ou niveau de cohérence) du corps, toujours le même, est maintenu. Ce niveau est la condition du plaisir narcissique , encore que la plupart du temps il aille tellement de soi qu’il nous échappe. Il fait l’étoffe, le poids, l’identité d’intensité (et non l’identité à soi-même) dans chacune de nos expériences, sans que nous y prêtions attention.
C’est lorsqu’il fait défaut qu’il s’éprouve cruellement comme le «fond» nécessaire de tout geste, de toute pensée. Antonin Artaud, Rainer Maria Rilke ont admirablement décrit sa disparition comme la perte de ce qu’ils nomment «état de neutre», «niveau corporel». Tout exercice, qu’il mette en jeu la motricité ou les opérations de pensée, maintenant terrorise: il semble que les excitations qu’il engendre se déchargent chacune pour elle-même, déchirant, déformant l’intimité au gré de leurs pauses, de leurs retombées. Si plus rien ne résiste à ces forces, c’est que la liaison narcissique s’est défaite: le mouvement qui liait les excitations s’est arrêté; la résistance s’est dissoute. L’analyse de la «dé-liaison» (Entbindung ) conduirait à préciser les rapports qui existent entre narcissisme et pulsion de mort.
La forme
La cohésion primaire, maintenue dans des liaisons organiques partielles, diffère de la reconnaissance narcissique et secondaire du sujet comme un «soi-même». La première est l’effet d’un discours que l’autre censure, articule; le sentiment de soi suppose que, dans ces chaînes du discours primaire, un détour se produise par lequel un recul est rendu possible. En clair: il ne s’agit pas de supprimer les processus primaires – ceux-ci continueront de se produire, d’assurer le principe de constance – mais de privilégier certaines chaînes signifiantes, de les isoler en formes fixes où le moi se «reconnaît». L’image au miroir, parce qu’elle est à la fois un signifiant et une fortune, rend cette opération possible.
Les analyses de Lacan montrent bien que l’image spéculaire prend seulement fonction de repère quand elle est un signifiant , c’est-à-dire un élément de la chaîne où le désir de l’autre s’articule, où, aussi, une résistance se produit. L’image est remarquée, privilégiée, seulement si l’enfant la voit dans le miroir, au moment où sa mère le regarde. Cette image, objet d’un regard, est donc élément de la chaîne où le désir maternel s’articule. D’autre part, de ce signifiant du désir, on peut dire qu’il résiste à s’intégrer dans la réalité des objets: résistance directement éprouvée à l’instant où l’enfant, qui accourt devant le corps qu’il voit, ne peut l’étreindre, mais éprouve une surface lisse et dure , qui ne laisse aucune prise.
Le mode visuel selon lequel le signifiant s’appréhende est essentiel: le regard isole la forme, il la repère, la perd, la retrouve constamment identique à elle-même. Repérage formel, qui, de la vue, s’étend aux autres sens: l’oreille s’arrête aux formes fixes des mots, elle s’y attarde comme à des repères, des dessins où les objets se reconnaissent. Ainsi, la substance verbale se sépare en un «fond» et en une «forme». La forme fixe est celle des lettres, des mots, du code, etc.; le fond est la résistance primaire, l’étoffe pulsionnelle intime qui se soutient du mouvement. Autrement dit, le narcissisme secondaire résulte de ce que la forme se vide de son étoffe, opération de refoulement qu’on pourrait formuler ainsi: la forme du mot n’est pas (négation II) sa substance qui n’est pas (négation I) la satisfaction. Tout se passe comme si la négation II, ou résistance secondaire de la forme, rendait possible une «représentation» de la négation I, ou résistance primaire. C’est ce refoulement qui rend possible l’idée de même que le moi s’approprie, et que, pour expliquer, il ne suffit pas de rapporter à une assimilation spontanée du concept d’identité par l’enfant.
Pourquoi l’homme se reconnaît-il dans ce qui n’est pas lui, mais au contraire dans une forme extérieure à son corps? Pourquoi dit-il qu’il est le «même» qu’elle? L’affirmation de l’identité à soi-même se produit comme l’effet d’une autre reconnaissance; celle du discours par lui-même. Reconnaissance non conceptuelle, tenant dans la mise en place d’un «second tour» qui va de pair avec le refoulement: la résistance secondaire (la forme) à la fois refoule et «fait le tour» de ce qui jusque-là échappait à toute saisie, à toute maîtrise: la résistance, ou liaison primaire. En d’autres termes, l’image informe le discours primaire, à condition de le vider de sa substance, information qui, agissant par (et comme) le contour, la frontière des mots, s’étend au corps propre, aux objets du monde, pour faire leur réalité. C’est pourquoi Rilke parle du regard comme de la fonction privilégiée qui arrête, fixe des limites et, par là, introduit la mort dans toute réalité quotidienne:
DIR
\
De tous ses yeux la créature voit l’ouvert.
Mais nos yeux seuls sont comme retournés
et posés tels des pièges autour de cette issue.Ce qui est au dehors nous ne le connaissonsque par la vue de l’animal.Car dès l’enfance on nous retourneet nous contraint à regarderle monde des formes, en arrière et nonce libre espace qui, dans le visage de l’animal,
est si profond. Quitte de mort.
Elle, nous ne voyons qu’elle.../DIR
Narcissisme et état amoureux
Notre rapport à la réalité (à autrui, aux choses quotidiennes, aussi bien qu’à ce que nous appelons «nous-même»), rapport dénommé par Freud relation d’objet , parce qu’il pose le monde comme une collection d’objets séparés, identiques à eux-mêmes, suppose donc un refoulement, une sorte d’oubli de nos liens archaïques avec le monde. La tentative de «passer» ce refoulement, cet oubli, mène l’homme à privilégier d’autres modes de liaison: création, jouissance esthétique, expériences mystiques sont autant de formes différentes selon lesquelles la cohésion narcissique s’organise. On ne traitera ici que de l’état dans lequel Éros se manifeste (et avec lui les forces de liaison) sur le mode le plus spectaculaire, c’est-à-dire l’état amoureux. Pourquoi le dieu qui nous attache à l’Autre se désigne-t-il du même nom que la force qu’on a repérée au principe de la liaison inconsciente? En d’autres termes, quels rapports l’amour entretient-il avec le narcissisme?
Freud définit l’amour comme un état spécifique où le moi, progressivement, s’appauvrit au profit de l’objet aimé; il déclare que cet objet prend la place du moi. Ces propos prennent tout leur relief, tout leur sens, si l’on se rappelle comment le moi vient de nous apparaître: comme effet de la résistance maintenue par la parole, sa matérialité et sa forme. Dire que dans l’amour l’objet prend la place du moi, signifie qu’il se substitue (partiellement et provisoirement) au réseau de mouvements, de signifiants et de formes, qui, jusque-là, assuraient les fonctions narcissiques. C’est, par conséquent, supposer que l’être aimé, ses mouvements, son discours, son image donnent forme à l’énergie psychique, ou libido de celui qui aime, et la rassemblent. Substitution de liaison qui fascine et qui prend un son de vérité d’autant plus que l’autre, son désir sont au principe du narcissisme. L’amour consiste à mettre en scène, avec une personne élue par soi, l’expropriation fondamentale qui rend le narcissisme possible.
Nul écrivain peut-être n’a montré plus précisément que Robert Musil quels liens unissent l’amour de l’Autre à l’amour-propre. Ulrich, héros de son roman majeur, se désigne comme «homme sans qualités», c’est-à-dire comme celui dont le propre ne peut tenir dans une intériorité, dans un caractère dont il posséderait la maîtrise. Pourtant, Ulrich n’apparaît pas comme irresponsable, incertain de ses pensées, de ses actes: il évoque ce type d’homme «honnête», à la fois réfléchi et bien vivant, qui, parvenu à sa maturité, se trouve en pleine possession de ses moyens. En d’autres termes, son narcissisme apparaît au lecteur comme étant fermement, constamment assuré, et cela d’autant plus qu’Ulrich sait que son centre, son principe se trouvent ailleurs qu’en lui-même. «De nos jours [...] le centre de gravité de la responsabilité n’est plus en l’homme, mais dans les rapports des choses entre elles [...]. Il est probable que la désagrégation anthropomorphique, qui, pendant si longtemps, fit de l’homme le centre de l’univers [...], atteint enfin le moi lui-même: la plupart des hommes commencent à tenir pour naïveté l’idée que l’essentiel dans une expérience soit de la faire soi-même, et dans un acte d’en être l’acteur.»
Retournement de «l’intérieur» dans l’Autre, le narcissisme trouve donc sa suite logique dans l’amour. «Tu es mon amour-propre», dit Ulrich à celle qu’il aime: non qu’il la tienne pour un alter ego , mais il repère, dans l’étrangeté radicale, la raison essentielle de soi.
narcissisme [ narsisism ] n. m.
• 1894; de Narcisse
1 ♦ Cour. Admiration de soi-même, attention exclusive portée à soi. ⇒ égotisme.
2 ♦ Psychan. Fixation affective à soi-même.
● narcissisme nom masculin (de Narcisse, nom propre) Amour excessif porté à l'image de soi. ● narcissisme (synonymes) nom masculin (de Narcisse, nom propre) Amour excessif porté à l'image de soi.
Synonymes :
- autolâtrie
- culte du moi
- égocentrisme
narcissisme
n. m.
d1./d Cour. Admiration plus ou moins exclusive de sa propre personne.
d2./d PSYCHAN Amour morbide de soi-même.
⇒NARCISSISME, subst. masc.
A. — PSYCHOL. Amour excessif (de l'image) de soi, associant survalorisation de soi et dévalorisation de l'autre, habituel chez l'enfant, courant chez l'adolescent, compensatoire chez l'adulte. Vous verrez comme il sera (...) content d'être regardé! Tous ces nains sont atteints de narcissisme (BOURGET, Némésis, 1918, p. 217). On peut critiquer les écrivains de profession, dénoncer leur narcissisme (MAURIAC, Bâillon dén., 1945, p.436):
• —. Ce qui m'agace, c'est ce waterproof de narcissisme qui me colle aux épaules... Depuis le jardin des plantes. Ai-je pourtant jamais tant regardé mon nombril? Ai-je jamais parlé de culture du moi?
VALÉRY, Corresp. [avec Gide], 1917, p. 451.
— PSYCHANAL. Investissement de la libido sur le Moi (qui est point de départ et de retour des investissements sur les objets d'amour extérieurs) et effort visant à rendre les actes et les représentations du sujet conformes aux images idéales du Moi. Aussi peut-on considérer le narcissisme comme un raté plus que comme un refus de socialité, une sorte de raté au départ même de l'élan (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 486). L'équation est classique: narcissisme = enfance = innocence = sanctification (P. DOMMERGUES, L'Aliénation dans le roman amér. contemp., Paris, Coll. 10-18, 1977, p. 180).
♦Narcissisme primaire, primitif. Stade précoce de constitution du Moi, précédant l'amour des autres. La quatrième année connaît une étape de narcissisme primaire (MOUNIER, Traité caract., 1946 p. 144). L'artiste créateur trouve un compromis qu'il arrache au narcissisme primitif (MOUNIER, Traité caract., 1946 p. 659).
♦Narcissisme secondaire. Repli défensif de la libido sur le Moi, consécutif à une perte d'objet d'amour extérieur. Pour Freud, le narcissisme secondaire ne désigne pas seulement certains états extrêmes de régression; il est aussi une structure permanente du sujet (LAPL.-PONT. 1967, p. 264).
B. — Souvent péj. Synon. égoïsme, égocentrisme, égotisme. Il me parle de Narcissisme, je lui rétorque qu'il s'agit de ma vie (A. ARTAUD, L'Ombilic des limbes, Fragments d'un journal d'Enfer, Paris, Gallimard, 1968 [1926], p. 123). Une sincérité qui ressemblait à du narcissisme (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p. 355).
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. a) 1894 «très grand amour de soi-même» (SACHS-VILLATTE); b) 1922 en partic. dans la théorie psychanalytique (FREUD, Introd. psychanal., trad. par S.Jankélévitch, La Théorie de la libido et le «narcissisme», p. 433 [leçons professées en 1915-1917]). Dér. de Narcisse2 à l'aide du suff. -isme; cf. angl. narcissism, 1822 ds NED Suppl.2. Freud aurait repris le terme narzissmus à P. Näcke (1899) qui l'avait empl. pour désigner une perversion, dans le commentaire d'un ouvrage de H. Ellis (1898) décrivant un comportement pervers en relation avec le mythe de Narcisse, v. LAPL.-PONT. Fréq. abs. littér.:36. Bbg. DUB. Dér. 1962, p.36. — LAPLANCHE (J.), PONTALIS (J.-B.). Narcissism. Yale fr. St. 1972, n° 48, pp. 194-197. — QUEM. DDL t.4.
narcissisme [naʀsisism] n. m.
❖
♦ Amour de soi, contemplation de soi-même. ⇒ Égotisme, infatuation.
1 Ce qui m'agace, c'est ce waterproof de narcissisme, qui me colle aux épaules (…) Ai-je pourtant jamais tant regardé mon nombril ? Ai-je jamais parlé de culture du Moi ? (…) Le Narcisse se gobe, je crois, par définition.
Valéry, Lettre à Gide, Notes, fin juin 1917, in Œ., Pl., t. I, p. 1625.
2 Même cette incapacité à sortir de lui qui l'isolait si dangereusement des autres le servait ici puisque en cette femme, semblable à lui (sa demi-sœur), c'était encore lui qu'il cherchait. À son goût pour elle dut se mêler comme un étrange narcissisme.
A. Maurois, Vie de Byron, II, XVIII.
3 L'homme (au moyen âge) n'avait pas encore le regard fixé sur soi dans un narcissisme qui à la fois l'exalte et le détruit. Le souci de l'être faisait dépasser ce qu'il y a dans la personne humaine de transitoire et de périssable.
Daniel-Rops, Ce qui meurt…, p. 53.
♦ (1914, in D. D. L.). Psychan. Fixation affective et libidinale à soi-même. || Narcissisme primaire : « état précoce où l'enfant investit toute sa libido sur lui-même »; narcissisme secondaire : « retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux » (Laplanche et Pontalis). || Narcissisme infantile. || Narcissisme et stade du miroir.
4 Si l'on veut conserver la distinction entre un état où les pulsions sexuelles se satisfont de façon anarchique, indépendamment les unes des autres, et le narcissisme où c'est le moi dans sa totalité qui est pris comme objet d'amour, on est ainsi amené à faire coïncider la prédominance du narcissisme infantile avec les moments formateurs du moi.
Laplanche et Pontalis, Voc. de la psychanalyse, p. 262.
Encyclopédie Universelle. 2012.