STENDHAL
Stendhal est fâcheusement réduit, de nos jours, à l’état de classique du roman: encore n’en connaît-on ordinairement qu’un ou deux titres. Stendhal s’éloigne, et l’on méconnaît le rôle magistral qu’il a joué dans la littérature française du XXe siècle et l’exceptionnelle présence qu’il a été, lui seul ou presque parmi les écrivains du romantisme. Mythe moderne, que lui-même a sans doute voulu et créé, mythe qui repose sur une certaine «sacralité» de l’auteur, sans laquelle son œuvre ne peut être ni saisie ni comprise, mythe enfin qui se confond avec l’égotisme, autre invention de Stendhal, ou mieux d’Henri Beyle, qui unit l’homme et l’œuvre, et brouille les distinctions entre littérature et existence. L’«égotisme» chez Stendhal, c’est d’abord l’affirmation d’un moi fort: tout événement vaut par la conscience qu’il en prend; il doit éprouver et connaître, c’est-à-dire se connaître éprouvant, explorer et apprécier son moi dans l’acte de se réfléchir et de se saisir. Étant à lui-même son propre idéal, l’être stendhalien vit et écrit d’un même mouvement. L’œuvre de Stendhal se confond donc avec sa vie, qui inversement devient une œuvre, et Stendhal est d’abord l’auteur dont l’existence révélée, exhibée et cachée par lui-même est contenue dans la masse des textes qui la rapportent, et qui vont du journal intime (presque continu de 1801 à 1817), de l’œuvre épistolaire, à l’autobiographie (deux essais inachevés, Souvenirs d’égotisme , 1832; Vie de Henry Brulard , 1835-1836), au journal de voyage fictif et à la fiction complète. Son moi, trop riche pour être contenu dans un nom, ne cessera, à travers l’usage des pseudonymes, de produire des dizaines de fausses identités. Une étrange graphomanie le conduit à écrire son moi sur tout support: meubles, vêtements, boîtier de montre, les livres des autres et les siens sur lesquels il griffonne d’innombrables marginales.
Vie de Stendhal
Né à Grenoble le 23 janvier 1783, Henri Beyle perd sa mère à sept ans et vit, dans une famille qu’il hait, une enfance sombre et révoltée; son opposition est soutenue par sa participation passionnée aux événements de la Révolution, par ses études à l’École centrale (1796-1799), où il reçoit une formation «moderne» et acquiert de bonnes connaissances en mathématiques. Il se rend à Paris sous prétexte de se présenter à l’École polytechnique. Là, son cousin Pierre Daru le fait travailler au ministère de la Guerre et l’emmène avec lui durant la campagne d’Italie. Le 10 juin 1800, il entre à Milan; nommé sous-lieutenant au VIe dragons, il reste en Italie jusqu’à la fin de 1801. Amoureux à Grenoble d’une actrice, Mlle Kubly, à qui il n’a jamais adressé la parole, il s’éprend à Milan d’Angela Pietragrua, l’Italienne exemplaire, qui sera sa maîtresse onze ans plus tard.
De 1802 à 1806, livré à lui-même à Paris, Henri Beyle vit une période, presque un roman, de formation: il lit beaucoup, se prépare à une carrière dramatique, fréquente les théâtres, prend des leçons d’art dramatique et se sent en état de rupture vis-à-vis d’un classicisme dont il n’ose pas encore rejeter l’emprise. Et aussi il essaie de s’initier à toutes les formes de succès en société: il veut faire fortune (d’où un séjour à Marseille pour y faire négoce), séduire des femmes (d’où la conquête de Mélanie Guilbert, une actrice, avec qui il vit à Marseille), vaincre à force de succès dans la réalité une sorte de timidité générale (littéraire en particulier) que l’idéologie, le pouvoir sur autrui, le déploiement en toutes choses de la raison et de la volonté, doivent guérir. Julien Sorel doit beaucoup à cette époque de sa vie.
En 1806, Pierre Daru consent à placer son cousin, qui va servir dans l’Intendance (à la fois administration militaire et administration des territoires occupés) dans l’ancien duché de Brunswick intégré au royaume de Westphalie. Il est commissaire des guerres et, en 1809, participe à la campagne de Wagram; puis il séjourne à Vienne. Amours toujours: platoniques à Brunswick, avec Mina de Griesheim; à Vienne, avec une actrice, Babette.
En 1810, Stendhal est nommé auditeur au Conseil d’État et attaché à l’administration de la maison de l’Empereur. C’est l’apogée de sa carrière: dandy, introduit à la cour, il mène une vie brillante. Il fait en vain la cour à sa cousine, la comtesse Daru, vit avec une chanteuse, Angela Bereyter. Il se laisse nommer «De Beyle» et rêve d’être baron, préfet... Ses fonctions administratives ont interrompu ses essais littéraires, mais il a découvert la musique et, plus il réussit, plus l’«ambition» l’ennuie. Entre août et novembre 1811, il renoue avec son passé, voyage en Italie (Milan, Florence, Rome, Naples). Il séduit Angela Pietragrua et s’initie à la peinture. Mais, en 1812, c’est la campagne de Russie. Stendhal fait son devoir avec héroïsme, mais en revient épuisé; en 1813, en Silésie, il occupe encore des fonctions d’intendant et retourne quelques semaines en Italie. En 1814, après avoir participé à la défense du Dauphiné, il «tombe avec Napoléon», et se retrouve demi-solde, endetté, sans place et sans espoir d’en avoir jamais. Il écrit son premier livre, Vies de Haydn, Mozart et Métastase (paru en janvier 1815), et décide de quitter la France en juillet 1814.
Stendhal vit à Milan mais voyage aussi en Italie, en France, en Angleterre. Il cherche sans trop de succès à s’intégrer à la vie de la cité lombarde et à devenir un écrivain «italien». Inconnu ou connu à travers des pseudonymes, apatride, retraité glorieux de l’épopée napoléonienne, il est livré à lui-même et à ses passions (Angela qui le trompe et qu’il quitte, Métilde Dembovski qui ne l’aime pas et le fait souffrir intensément), au bonheur de trouver dans la Scala le temple de l’opéra vivant, à la joie enfin d’écrire des livres publiés à son compte qui sont comme des bouteilles à la mer lancées pour d’hypothétiques lecteurs semblables à lui: L’Histoire de la peinture en Italie (1817), Rome, Naples et Florence en 1817 . Il ébauche une suite de son voyage en Italie, L’Italie en 1818 , une Vie de Napoléon , écrit De l’amour (1822). Mais le climat politique, la répression des complots libéraux, le désespoir de jamais être aimé de Métilde mettent un terme à ce moment de bonheur: en juin 1821 il quitte Milan, pratiquement pour toujours. Jamais la police autrichienne ne le laissera revenir.
Le retour à Paris est dur: ruiné (son père est mort, l’héritage a disparu en fumée), plongé dans une sorte de deuil mélancolique (relaté dans les Souvenirs d’égotisme ), presque inconnu, Stendhal doit réussir. Il a une vie mondaine, fréquente un certain nombre de salons célèbres. Il a son «cénacle», chez Étienne Delécluze, rue du Chabanais, petite réunion de romantiques libéraux qui contrebalance le groupe hugolien. Il a même un disciple, Mérimée. En 1823, La Vie de Rossini lui a donné une célébrité de bon aloi. Il intervient avec vigueur dans le débat littéraire avec deux pamphlets (le premier Racine et Shakespeare en 1823, le second en 1825), dans le débat politique avec D’un nouveau complot contre les industriels (1825). Il a sa chronique musicale et picturale dans le Journal de Paris , et parallèlement, clandestinement, il libère sa verve et augmente son revenu en collaborant à plusieurs revues anglaises.
En 1827, Stendhal publie une seconde version de Rome, Naples et Florence . Il est aimé: la comtesse Clémentine Curial, dite «Menti», est sa maîtresse de 1824 à 1826. Elle le quitte alors, et cette période qui avait commencé par un désespoir d’amour se clôt sur un deuxième échec. Mais brusquement se produit une mutation: à quarante-trois ans, Stendhal devient romancier. Armance , commencé au début de 1826, terminé en plein chagrin d’amour en septembre-octobre, paraît en août 1827. La même année, Stendhal perd une partie de sa retraite militaire, ainsi que les revenus des revues anglaises; il cherche vainement une place. Il se rétablit, car il publie en 1829 Les Promenades dans Rome , écrites à Paris. Il est aimé d’Alberthe de Rubempré, dite «Mme Azur». Le bonheur se confirme: la Revue de Paris nouvellement créée accepte ses premières nouvelles, il conçoit dans la nuit du 25 au 26 octobre 1829 le projet de son roman Le Rouge et le Noir . L’œuvre avance au rythme des événements politiques, qui annoncent la fin des Bourbons, et de ses amours: au début de 1830, dans une situation qui évoque les rapports de Julien et de Mathilde, il séduit une Italienne, Giulia Rinieri, beaucoup plus jeune que lui. Triple victoire: il a conçu un chef-d’œuvre, paru en novembre 1830, qui connaît un très beau succès; il a presque une épouse: il demande Giulia en mariage, en vain, mais celle-ci, mariée plus tard en Italie, lui demeure «fidèle». Enfin, il y a la révolution, et Stendhal, qui ne veut plus craindre la pauvreté et qui est cette fois du côté des vainqueurs, sollicite une place. Il aurait pu être préfet à Quimper. La monarchie de Juillet, peu généreuse, le nomme consul à Trieste. Mais la ville est autrichienne. Le gouvernement (l’Italie entière est en rumeur et en insurrection) refuse le nouveau consul. On le nomme alors à Civitavecchia, où il arrive en 1831.
Là commence un moment noir de sa vie. La ville, le travail l’ennuient effroyablement; il s’en va, vit à Rome, Florence, Sienne (où se trouve Giulia), livré à la bonne ou mauvaise humeur des ambassadeurs et des ministres. Sa présence diplomatique précaire dans les États du pape et son statut de fonctionnaire de Louis-Philippe gênent ses projets littéraires. C’est l’époque des grands livres inachevés: Une position sociale (1832) et Souvenirs d’égotisme (1832), Lucien Leuwen (1834-1835), Vie de Henry Brulard (1835-1836). Les manuscrits italiens, trouvés en 1833, sont annotés, recopiés et mis en réserve pour un usage ultérieur.
En 1836, Stendhal interrompt son autobiographie en apprenant qu’il a un congé de trois semaines en France. Grâce à la protection du comte Molé, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, le congé dure trois ans. Le milieu parisien rend à sa plume toute son allégresse: il commence une seconde Vie de Napoléon , entame un roman, Le Rose et le Vert , publie trois «chroniques», tirées de ses manuscrits, écrit les Mémoires d’un touriste (1838), en partie avec ses souvenirs, mais aussi à partir de vrais voyages qui le conduisent dans toute la France, en Allemagne, en Hollande. Vient enfin le moment miraculeux (fin du mois d’août, puis novembre 1838), où il conçoit La Chartreuse de Parme , écrit la première moitié de L’Abbesse de Castro , revient à La Chartreuse écrite et dictée du 4 novembre au 26 décembre (le livre paraît le 6 avril 1839), retourne à L’Abbesse , achevée en février. Il projette toute une série de récits (Suora Scolastica , Trop de faveur tue , Le Chevalier de Saint-Ismier , Féder , Lamiel ). Il n’en finira aucun.
En août 1839, il lui faut tout de même revenir au consulat. Stendhal reprend ses œuvres: La Chartreuse en suivant les conseils de Balzac, Lamiel sans cesse recommencé. Il écrit avec Abraham Constantin, un ami suisse peintre sur verre, les Idées italiennes sur la peinture , courtise une mystérieuse Earline (le journal de ces amours est appelé the last romance ), s’occupe de fouilles étrusques. Le 15 mars 1841, il est victime d’une attaque d’apoplexie dont il se remet lentement et, en novembre, il est à Paris en congé. Le 22 mars 1842, à 7 heures du soir, il est pris en pleine rue, sur le trottoir de la rue Neuve-des-Capucines d’un nouveau malaise, et meurt dans la nuit. Il est inhumé au cimetière Montmartre.
Le voyage, la passion, l’esthétique
Le voyage, la passion, l’esthétique dominent l’expérience et l’œuvre de Stendhal et constituent comme une ligne brisée, qui le conduit au roman, lequel tend à devenir son mode d’expression préféré. Ces trois notions sont à la fois vécues et écrites plus que pensées, tant il est vrai que, pour la phénoménologie spontanée du romantique, l’expression de l’art prolonge sans perte ni rupture la dimension première de la vitalité en acte, où s’enracinent les valeurs idéales.
La Vie de voyage : c’est le titre d’une nouvelle de Gobineau qui implique que la vie est voyage, ou encore que le voyage représente la vérité de la vie. C’est en ce sens que Stendhal en a fait une pratique romantique, où le contact imprévu et neuf avec une réalité toujours différente révèle la différence toujours renouvelée qui construit le moi et fait de l’existence une suite de présents délivrés de la contrainte et du but à atteindre. Dans le tourisme (Stendhal est un des premiers à reprendre cet anglicisme), deux postulats romantiques – l’être est un vivant sensible, l’être n’est qu’individuel – sont explicités. Mais le voyage de Stendhal est italien d’abord. L’Italie est le lieu où Henri Beyle a découvert le bonheur de vivre; mais ce bonheur est le propre du Sud, parfaite antithèse du Nord. Celui-ci, protestant, libéral, rationnel, moral et même puritain, industriel et technique, moderne et déjà démocratique, est peu à peu l’objet d’une critique radicale. Le grand Sud, catholique, archaïque, asocial et apolitique, univers de la violence, de la sensualité, de la passion amoureuse, s’épanouit, lui, dans l’esthétique, car il laisse en liberté les puissances du désir et de la vitalité, en même temps qu’il leur interdit toute issue dans l’action pratique ou sociale. L’Italien, heureux-malheureux, est ainsi le plus «physique» des hommes et le plus idéal: il n’existe absolument que dans les régions désintéressées et irréelles des beaux-arts. L’Italie récuse le monde moyen, tout ce qui est maîtrise de la réalité, organisation calculée de la vie et du temps, monopole de la raison et de ses domaines d’application (technique, science, morale). Les antivaleurs pour Stendhal sont le travail, l’argent, la vanité, condition nécessaire de toute société. Tout pays se situe dès lors à l’intérieur de cette dichotomie moderne: nord-sud. L’extrême nord, c’est les États-Unis. Mais le voyage, qu’il soit réel ou mental, se déroule toujours à l’intérieur de l’opposition et en parcourt les deux pôles. Que choisir, au reste? Stendhal, qui se veut moderne dans le romantisme, est un héritier des pensées critiques du XVIIIe siècle. Libéral et républicain, positiviste et irréligieux, il est du nord comme du sud.
Seulement, son romantisme moderne refuse la modernité unilatérale. Il pense les contraires, sa «philosophie» implicite repose sur un usage agressif et railleur du paradoxe. Stendhal défend aussi bien l’État minimal du libéralisme que le despotisme génial de Napoléon ou le couple despotisme-anarchie qui caractérise l’Italie. Républicain de conviction, il reste nostalgique des sociétés aristocratiques. Pensant par évidences instantanées et impulsives, il établit sa logique à l’intérieur d’une logique supérieure qui réconcilie vérité et sentiment, raison et plaisir.
Il est donc devenu traditionnel de définir Stendhal par des oppositions intérieures: ironie et passion, conscience et rêverie... Rien de plus vrai, mais il faut ajouter qu’en un certain point s’esquisse une unité, une complétude, proprement romantiques. La passion amoureuse, ou plus profondément l’éros (au sens platonicien), a cette fonction d’unification dans la vie de Stendhal comme dans toute son œuvre; d’où la place centrale qu’occupe De l’amour . Œuvre de circonstance (plaidoyer de l’amoureux méprisé, consolation d’un amant transi), analyse psychologique et sociologique, mais aussi longue plainte d’un Pétrarque romantique, retour à la tradition courtoise et romanesque, le livre est un «art d’aimer», un traité d’érotique moderne, qui fait du long désir, du «désir de loin», le centre d’une aventure spirituelle, le moyen d’un perfectionnement, et le cœur de toute découverte esthétique. Il s’agit donc bien d’une connaissance sensible, d’une mise en rapport du désir et de l’idée, ou de l’image, de l’éros et de l’inspiration. Sans émotion, sans désir ou plaisir, Stendhal n’est rien. La «cristallisation», invention par l’imagination de la femme aimée, qui la constitue en objet d’une inépuisable perfection dans son unicité, est une sorte de «folie» (mot clé de Stendhal), mais c’est aussi la démarche essentielle qui unit le désir à la création imaginaire, la vitalité à la spiritualité.
La critique d’art à laquelle Stendhal s’adonne pendant sa première période créatrice est une expérience très proche de cette pensée. Cette activité est mal jugée: livres faits de plagiats, partis pris de Stendhal qui refuse par exemple la musique allemande au profit d’un ralliement exclusif au bel canto (et encore, il n’apprécie que Cimarosa, Mozart, et Rossini partiellement), «romantisme» étrange qui l’écarte de Chateaubriand, Delacroix, Hugo, Balzac, Beethoven... En fait, il faut reconnaître à Stendhal une incontestable compétence, c’est-à-dire une science de l’art, et le droit (c’est le «dilettantisme») de juger en fonction de son seul plaisir et de son émotion: l’esthétique est la sensibilité, sous toutes formes, depuis le plaisir des sens jusqu’au bouleversement presque sacré du sublime (Michel-Ange, Mozart), c’est l’émotion sympathique qui unit le sujet à l’œuvre et fait de son interprétation une assimilation. En ce sens, Stendhal est plus qu’un critique d’art. Sa réflexion esthétique n’est pas un système, elle n’est fondée que sur les «données immédiates» du jugement esthétique dans tous les arts, hiérarchisés en fonction de leur pouvoir de favoriser le libre essor de la subjectivité créatrice, ou «imagination». Stendhal refuse identiquement l’alexandrin, la tragédie néoclassique, la peinture «hollandaise», la symphonie allemande et l’harmonie pure, le dessin, la sculpture antique, peut-être même le théâtre, toutes formes qui appauvrissent le sens, le cernent dans un contour ou dans un agencement de signes.
En peinture, Stendhal préfère le clair-obscur (surtout corrégien) qui généralise le lointain, opère la fusion de l’ombre et de la lumière, offre le tableau comme une surface que l’imagination se doit d’achever. À Moscou, en 1811, Stendhal note que son idéal général de beauté est dans Cimarosa, ce misto di tenerezza e d’allegria qu’il offre à jamais comme œuvre idéale et style complet.
Le romancier
Chez Stendhal comme chez Balzac, Gautier, Baudelaire, l’expérience et la réflexion esthétiques ne se séparent pas de l’écriture. Stendhal, plus nettement que tout autre, est passé par cette méditation sur les arts pour élargir son idéal de beauté et de style: en apparence, il s’éloigne de la littérature, il la réduit à sa personne (le journal), il la déborde en découvrant les effets qui le passionnent dans la peinture et la musique. En fait, l’artiste-écrivain aspire à une nouvelle littérature, et souffre dès le début d’une insuffisance du «classicisme» qui le conduit à revenir à la littérature enrichi et fortifié par son passage par l’esthétique; celle-ci suppose une autonomie nette de l’art, un pouvoir global de signification et, surtout, de suggestion, plus de confiance aussi dans les capacités créatrices de l’imagination. À rebours du classicisme, ce que Stendhal appelle «le style», le sien, suppose un brisement des continuités (d’où l’importance du fragment, de la parataxe, de l’ellipse, du détail), un refus de la construction et une préférence pour l’implicite et sa capacité illimitée de sens. Stratégie d’inachèvement, polyphonie ludique: l’«effet Cimarosa» ou l’«effet Corrège» sont chez Stendhal des données stylistiques.
Conteur, anecdotier, Stendhal a pratiqué le récit, sans jamais songé à écrire un roman. Il s’y met pour des motifs personnels: dans Armance , il conçoit le personnage d’Octave, héros impuissant, en plein désespoir amoureux, en pleine défaite de lui-même. Le roman est alors une manière impersonnelle de dire le moi. Ses souvenirs jamais avoués de la passion pour Métilde sont dans Lucien Leuwen . Le plus intime de sa vie, les impressions de l’arrivée à Milan, impossibles dans Henry Brulard , sont permises dans La Chartreuse . Et puis, en 1827, le roman est un genre dont les romantiques s’emparent. Stendhal y vient par le romanesque, patrie utopique de ceux qui rêvent de passions et d’héroïsme, d’exploits et de bonheur absolu. C’est son monde, celui de ses premières lectures (le Tasse, l’Arioste, Cervantès), qui le placent dans l’univers enchanté et magique de l’éternel «romance». Le romanesque est un monde complet, c’est ce qu’il nomme l’espagnolisme, ce culte du beau en tout, l’engagement illimité dans la chimère qui annule la réalité et en fait une terre d’exil. Tout commence donc avec Don Quichotte , et Stendhal, comme tant de romanciers du XIXe siècle, en revient à cette fondation du roman moderne. Tous ses héros sans exception sont définis par le conflit entre l’idée (qui peut être l’idéalisme politique, l’abus des livres, l’a priori du cœur) et le monde tel qu’il est.
Car, en 1827, le roman, c’est aussi le roman historique et politique, à l’exemple de Walter Scott, et le premier roman de Stendhal adapte au monde contemporain les procédés de saisie de l’histoire. Le romantique découvre la «modernité» du roman, qui s’adresse à un public «démocratique», raisonnable et positif, qui se méfie des conventions du genre et de l’imagination, et qui veut satisfaire à la fois son goût du «romanesque» et son incrédulité. Renonçant à la fiction, le roman, qui se dit miroir , veut être vrai et propose un ensemble de faits authentiques. Stendhal n’invente pas le sujet de ses romans; le plus souvent, il emprunte son schéma directeur à un autre texte (Latouche pour Armance , son amie Mme Gaulthier pour Lucien Leuwen ), à un fait-divers notoire (l’affaire Berthet pour Le Rouge et le Noir ) ou réécrit, en changeant les données temporelles, un autre récit (Le Philtre ; La Chartreuse , née des Origines de la famille Farnese ). Mais il lui faut encore la caution continuelle de la vérité stricte, le renvoi au référent précis et prouvé, au monde de «petits faits vrais». Le roman qui déjoue la méfiance, sans cesser d’être pur roman, sera par excellence un roman politique (la politique, c’est l’actualité), ou un roman de la politique.
Certes, son roman évolue: violent, sombre, tendu, avec Armance et Le Rouge qui ont des tonalités tragiques, il tend à devenir, par un changement de manière, plus large, plus moqueur, et carrément comique dès Lucien Leuwen . Mais il reste fidèle à cet équilibre générique entre la tradition du «romance» et sa profanation par un réalisme antihéroïque et bas. Il faudrait dire que ces deux niveaux évoluent contradictoirement. Car c’est toujours à partir d’une «courtoisie» radicale que s’organise l’œuvre: le désir veut l’obstacle, la passion se fonde sur son impossibilité, elle implique le dévouement absolu (le renoncement, la prouesse de l’amant), le rayonnement idéal, tendre ou cruel, mystérieux ou violent, de la beauté féminine (le cœur du roman stendhalien, c’est bien l’érotique «courtoise»). Stendhal fait varier l’obstacle, ou encore le radicalise (l’impuissance d’Octave, la «froideur» de Lamiel, la pureté d’Armance), le complique d’aspects sociaux (Julien et son infériorité sociale, ou surtout son «complexe d’infériorité»), le purifie (Lucien et Mme de Chasteller), voire le sacralise (le vœu de Clélia). Son romanesque même évolue vers plus de rigueur, il retrouve ses sources avec le contexte italien et historique (L’Abbesse de Castro , La Chartreuse de Parme ), où le récit d’aventure, la prouesse courtoise, le picaresque allègre sont regroupés, tandis que s’accentuent la lourdeur et la laideur du niveau «bas», avec les scènes de la vie politique moderne dans Lucien Leuwen , les scènes de cour à Parme, la généralisation d’un ton burlesque dans Lamiel .
Il y a un comique, une ironie inhérents au roman stendhalien ou à son romanesque tombé dans la réalité d’une époque non héroïque. Le romancier (mis à part L’Abbesse de Castro , qui relève du roman de chevalerie) ne peut pas présenter un héroïsme intégral: les personnages sont des modernes, et le lecteur les aimera d’autant plus qu’il pourra se moquer d’eux. Leurs grandes actions (prendre la main de Mme de Rênal, suivre l’escorte de Napoléon à Waterloo) sont petites, parodiques, paradoxales. Ce qui compte, c’est le degré d’effort, ou la mesure de la force qui est utilisée; l’énergie selon Stendhal est justement là: non dans le résultat de la force, mais dans l’effort interne. Cet héroïsme intérieur et ironique est au centre des interventions du narrateur stendhalien, dont la voix et les intrusions infinies, se moquant de tout, et brisant toute cohérence, déploie autour des personnages une atmosphère d’ambiguïté qui tour à tour les abaisse et les élève. Roman de l’anxiété du moi, le roman de Stendhal la montre violente et sombre chez Julien, désespérée chez Octave, ingénue et naïve chez Lucien et en délivre un Fabrice plus attaché à la quête de l’amour qu’à la quête de lui-même.
Les nouvelles
S’il change de genre, il change de thèmes: Stendhal est un auteur de nouvelles, et l’on a tout intérêt à considérer comme un ensemble parallèle aux romans et différent d’eux ses textes courts qui comportent, avant ses romans, les récits, qui vont de l’anecdote à la nouvelle ou à la «chronique», puis les nouvelles qu’il publie avec Mérimée dans la Revue de Paris en 1829-1830 (Vanina Vanini , Le Coffre et le Revenant , Le Philtre ), celles qu’il écrit alors et ne publie pas (Mina de Vanghel , puis San Francesco a ripa ), à quoi il faut joindre les récits tirés des manuscrits italiens (Vittoria Accoramboni , Les Cenci , 1837; La Duchesse de Palliano , 1838). Stendhal les croit d’une authenticité totale mais, avant eux, il a présenté certains de ses récits courts comme des chroniques et considéré que les grands recueils italiens de nouvelles étaient aussi vrais. «Le Touriste», dans ses Mémoires , insère encore des nouvelles, certaines tirées des chroniques judiciaires. Le titre de Chroniques italiennes n’est pas dû à Stendhal, mais à son cousin, Romain Colomb. L’Abbesse de Castro , originale pour l’essentiel, n’est pas une nouvelle et moins encore une chronique, c’est un romanzetto , comme bien des récits inachevés de la fin de la vie de Stendhal.
«Histoires de justice» ou «causes célèbres», les nouvelles de Stendhal sont d’une manière ou d’une autre des «histoires tragiques», le plus souvent violentes, où l’héroïne, opposée à l’héroïne romanesque, joue un rôle néfaste, perfide, honteux même, ou sanglant.
Influence et réception
Une légende veut que Stendhal de son vivant ait été méconnu et qu’il n’ait écrit que pour les lecteurs de 1880, date où le «stendhalisme» a pris son essor. La vérité est que, s’il n’a pas eu les gros tirages et les succès de masse, Stendhal a connu la gloire, moins peut-être pour ses romans que pour son esthétique et ses essais, qu’il a été médité par Delacroix ou Baudelaire, et qu’après sa mort sa présence n’a cessé de s’affirmer. Ses «disciples», ce sont Taine ou Barbey d’Aurevilly. Avec Bourget qui en fait un «contemporain» et Zola qui en fait un «naturaliste», Stendhal devient la référence presque obligatoire de la «modernité»; tant que la littérature s’est bien portée, il aura été le «classique» des modernes, le modèle de ceux qui n’en veulent pas, mais qui ont voulu faire comme lui, et s’assimiler son intransigeance égotiste, sa liberté d’esprit, la tonalité d’un style-moi, l’absence de préjugés d’un esprit fort.
Stendhal
(Henri Beyle, dit) (1783 - 1842) écrivain français. Fils d'un magistrat grenoblois, il fut sous-lieutenant de dragons (1800-1801), intendant aux armées (1806-1808). La découverte de l'Italie (1800) le bouleversa. La chute de l'Empire mit fin à sa carrière militaire; il partit en 1814 pour Milan, où il séjourna jusqu' en 1821, publiant des essais: Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase (1814), Rome, Naples et Florence (1817, sous le nom de Stendhal, qui apparaît pour la prem. fois), Histoire de la peinture en Italie (1817). Suspect de carbonarisme, il dut rentrer en France; de 1821 à 1830, il se fixa à Paris. Il publia De l'amour (1822), défendit le romantisme (Racine et Shakespeare, 1823 et 1825), fit éditer un prem. roman, Armance (1827), des Promenades dans Rome (1829) et le Rouge et le Noir (1830). Ce roman, dont le héros est Julien Sorel, eut peu de succès. Consul de France à Trieste (1830), puis à Civitavecchia, Stendhal écrivit en 1834 Lucien Leuwen, roman inachevé (posth., 1927). En 1836, il obtint un congé, qu'il passa à Paris (1836-1839), publiant les Mémoires d'un touriste (1838), les Chroniques italiennes (nouvelles, 1839); son roman la Chartreuse de Parme (1839), dont le héros est Fabrice del Dongo, obtint un grand succès d'estime. à sa mort, il laissait un roman inachevé, Lamiel (publié en 1889). Méconnu de son vivant, Stendhal est auj. l'un des écrivains français les plus admirés. De même que ses personnages cultivent l'énergie, la raison, la lucidité, la haine du conformisme et de la soumission, Stendhal vise, par son écriture, à l'efficacité. Il aimait parler de lui: son Journal, tenu de 1802 à 1817, épisodiquement jusqu' en 1823 (publié en 1888), les brefs Souvenirs d'égotisme (1832, éd. posth. 1892), la Vie de Henry Brulard (1835-1836, éd. posth. 1890) révèlent un mode unique de percevoir et de raisonner, qu'on a nommé le beylisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.