VENEZUELA
Du point de vue de sa superficie (912 050 km2) et de sa population (21 177 300 habitants en 1994), le Venezuela est loin d’occuper le premier rang en Amérique latine. Malgré la crise pétrolière, son P.N.B. par habitant (2 900 dollars en 1992) est cependant le plus élevé de cette entité géopolitique et son rôle international est de première importance. Simple capitainerie de l’empire espagnol, car il ne produisait ni or ni argent, il a déclenché les guerres d’indépendance en Amérique du Sud. Bolívar, héros national, a tenté en vain une unification politique de l’Amérique andine et fait appliquer certaines des conceptions du siècle des Lumières. La guerre de la Fédération a liquidé l’esclavage et affirmé une certaine laïcité démocratique. Puis ce fut, jusqu’entre les deux guerres mondiales, une période de léthargie, pendant laquelle le président Gomez a gouverné le pays comme s’il eût été sa propre hacienda. La découverte du pétrole dans la région de Maracaibo a tout changé. La vieille économie rurale a sombré. Un nouveau Venezuela, formé par les concessions pétrolières assorties de droits exorbitants, est devenu une enclave anglo-saxonne (filiales de la Standard Oil et de la Shell), dédaignant les produits locaux et ne s’alimentant guère que de produits importés, des États-Unis surtout, s’appuyant sur des dictateurs ad hoc, dont le dernier fut Pérez Jiménez. Maracaibo fut la capitale réelle de ce Venezuela, qui attira l’immigration des «Moussioux» ne regardant pas aux moyens pour s’enrichir rapidement. Caracas, resté siège du gouvernement, profita des retombées et imita le style de vie de Maracaibo. Cette économie extravertie déclencha une croissance urbaine anarchique, alimentée par un exode rural dont l’origine est double: d’une part, l’abandon des campagnes à elles-mêmes, d’autre part l’octroi démagogique de menus avantages pour renforcer le contrôle des pauvres affluant à Caracas. À la chute de Pérez Jiménez, près des deux tiers de la population totale était urbaine. L’Action démocratique, d’orientation socialiste, qui reprit le pouvoir, entreprit une réunification économique du Venezuela. Une réforme agraire, l’aménagement de périmètres irrigués, le développement des voies de communication, une politique sociale eurent pour objectifs d’accroître l’autosuffisance alimentaire et de faire consommer dans les villes les récoltes des paysans vénézuéliens au lieu de produits importés. Certes, la hâte et l’inexpérience sont à l’origine de certaines erreurs, mais ce fut un grand changement, une véritable révolution. Sur le plan international, le Venezuela adopta et appliqua patiemment une politique de récupération de ses richesses qui aboutit à la création de l’O.P.E.P., puis à la nationalisation des hydrocarbures. L’intégration économique du pays a comporté une industrialisation, déjà amorcée par Pérez Jiménez (complexe de Ciudad Guayana), ainsi que de grands projets d’infrastructure; mais «semer le pétrole» n’est pas aisé. Comment exploiter les revenus de l’or noir afin d’assurer une meilleure expansion économique et de renforcer les progrès sociaux?
1. Les régions géographiques
Comme en Colombie, les conditions écologiques sont extrêmement variées au Venezuela. En une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau, on passe du petit glacier du pic Bolivar (5 004 m) aux marécages torrides du sud du lac de Maracaibo. Le territoire s’étend des environs de l’équateur à ceux de 120 N. Le relief sépare une étroite façade sur la mer des Antilles d’un vaste intérieur qui rejoint les confins amazoniens. Il multiplie aussi les étages altitudinaux et les différences d’exposition, avec des versants au vent arrosés, vieilles régions cacaoyères en basse altitude, et des dépressions abritées subarides, où les Indiens pratiquaient l’irrigation à l’époque précolombienne (vallée du Chama en aval de Mérida).
Au sud et au sud-est, le bouclier guyanais est formé de vieilles roches précambriennes, métamorphisées et plissées il y a un milliard et demi d’années (orogenèse amazonienne), rigidifiées depuis (craton). Ce socle porte une couverture de grès tabulaires formant les hauts plateaux de la Guyane vénézuélienne. Le bouclier guyanais est séparé de l’ensemble andin par une région affaissée, dont l’Orénoque suit les bords est et sud. Des formations détritiques du Tertiaire supérieur, argilo-sableuses, parfois légèrement consolidées, occupent les étendues les moins déprimées: étroites à l’ouest, au pied des Andes, elles s’élargissent vers l’est (région d’El Tigre et de Maturín). Les alluvions quaternaires, dont une partie a été remaniée en dunes, sont inondées pendant notre été (pluies de régime tropical) dans l’Apure et le delta de l’Orénoque. Les Andes vénézuéliennes sont formées de blocs faillés encore élevés (pic Bolívar), séparés par de profonds fossés (vallées du Chama et du Motatán) et interrompues par des bassins affaissés (Táchira); elles passent, le long de la mer des Antilles, à la cordillera de la Costa, plus basse, qui disparaît sous la mer à l’est de Caracas. La longue dépression des Valles de Aragua, à l’ouest de Caracas, la sépare d’une autre chaîne qui borde les llanos et se poursuit, avec des interruptions, jusque dans le nord de l’île de Trinidad. Au pied nord-ouest des Andes, autour du lac de Maracaibo, s’étend une région affaissée, où l’on retrouve, comme dans les llanos, de bas plateaux sablo-argileux peu fertiles et des plaines alluviales récentes, marécageuses, largement inondables (Sur del Lago). À l’est du lac de Maracaibo, une série de chaînons plissés et faillés, coupés de dépressions, forment le Falcón et s’étendent jusqu’à la côte.
Latitude et orographie modulent le climat, commandé par la convergence intertropicale (C.I.T.). Celle-ci affecte à peu près en permanence le haut bassin de l’Orénoque, domaine de la forêt ombrophile amazonienne (températures moyennes mensuelles s’écartant peu de 25 0C, précipitations annuelles supérieures à 2 500-3 000 mm). Par contre, la Guyane et, surtout, les llanos ont des climats tropicaux, avec des pluies d’été, commandées par la remontée en latitude de la C.I.T. De l’ordre de 1 500 mm par an, elles se concentrent de mai-juin à octobre, le reste de l’année étant sec. La faible pente des régions subsidentes et l’arrivée des crues andines provoquent chaque année de vastes et longues inondations: les llanos de l’Apure sont une région amphibie, comme le delta de l’Orénoque. Le même régime hydrologique caractérise le sud du lac de Maracaibo, très pluvieux du fait de l’effet orographique des Andes (orages associés à la C.I.T.). Par contre, Maracaibo et plus encore la presqu’île de Paraguaná, à l’extrême nord, sont secs, subarides même. La C.I.T. ne les atteint guère. Seuls certains flancs de chaînons sont plus humides et ont joué, traditionnellement, le rôle d’oasis agricoles dans une région de brousse à épineux où divaguent chèvres et moutons. Dans les montagnes, l’exposition et la topographie engendrent une marquetterie climatique, modulée par l’étagement. Les Andes atteignent la limite des neiges persistantes. Au-dessus de 3 500 mètres, il n’y a plus de cultures, la plus élevée étant la pomme de terre. Pas d’alpages non plus, la végétation, endémique, ne pouvant nourrir les animaux domestiques. L’amplitude thermique annuelle est quasi nulle à 3 000 mètres (1 0C environ), l’amplitude diurne est élevée.
En été, dès le matin, tout est envahi de brouillard. En hiver, le ciel est clair et les gelées nocturnes sont fréquentes. Plus bas, l’étage forestier autour de Mérida, vers 2 000 mètres, est aussi caractérisé par les brouillards en période de C.I.T. (forêt de brouillard, à nombreux épiphytes, même... sur les fils télégraphiques!). On y cultive un café de qualité. Plus bas, position et exposition jouent un rôle déterminant: les dépressions fermées sont sèches, les versants au vent humides – régions cacaoyères traditionnelles de Barlovento («Au vent») à l’est de Caracas.
Cette mosaïque climatique, multipliant les possibilités agricoles à courte distance, a commandé la colonisation puis le développement rural. À l’époque coloniale se sont développées des plantations de canne à sucre, pour la production du sucre roux (panela ) et du rhum dans les Valles de Aragua, et dans les Andes, en métayage, la culture du blé, consommé par l’aristocratie urbaine et exporté vers Cuba et même vers l’Espagne. Au XIXe siècle et avant la période du pétrole, le cacao et le café sont devenus des cultures commerciales, à l’image des pays voisins (Brésil, Colombie). On produisait le cacao au Barlovento, et le café dans les Andes (Mérida, Táchira). Mais la désintégration de l’économie pendant la période des concessions étrangères a provoqué leur régression, malgré leur excellente qualité. Le café seul a repris depuis 1970. Les Andes et divers secteurs de la cordillera de la Costa, les Valles de Aragua, les abords du lac de Valencia qui les prolongent étaient les seules régions densément occupées, avec un métissage de Blancs plus ou moins nombreux et d’Indiens, voire de Noirs. Les llanos sont restés une région presque vide, où les bovins restaient en quasi-liberté, attrapés, quand besoin était, au lasso par des cavaliers intrépides, qui, au XIXe siècle, ont fourni les troupes redoutées du général Páez. Les marais du sud du lac restaient quasi déserts, traversés par de petites voies ferrées reliant leurs ports au pied des Andes, partie vitale du pays. Dans les montagnes du Falcón vivotaient quelques éleveurs de chèvres et on cultivait tant bien que mal quelques terres plus humides ou irriguées. L’est de la cordillera de la Costa et les îles de Margarita étaient fortement peuplées, malgré leurs possibilités agricoles limitées par la sécheresse. La pêche des perles, la récolte du sel fournissaient l’argent; la pêche, la nourriture. Le pétrole a suscité des activités fébriles sur la rive est du lac de Maracaibo (Cabimas, Mene Grande), dont les gisements donnent des signes d’épuisement. Ceux des abords de la frontière colombienne n’ont duré que peu de temps. À l’est du pays, le bord des llanos est aussi devenu une région pétrolière, desservie par Puerto La Cruz, près de Barcelona. Certains gisements sont épuisés (Jusepín), mais les réserves restent considérables, même si les prix actuels ont obligé à interrompre les recherches destinées à mettre en exploitation les bruts très lourds de la ceinture de l’Orénoque. Enfin, à la fin de la dictature de Pérez Giménez, est né le grand centre industriel de Ciudad Guayana, sur l’Orénoque, en amont de son delta. À l’origine, on y a exploité le minerai de fer pour l’exportation vers les États-Unis et pour la fabrication d’acier au four électrique. Puis de grands équipements hydroélectriques ont été réalisés sur le Caroní. L’exportation du minerai a fortement diminué mais la production d’acier a vigoureusement augmenté. Il s’y est ajouté celle d’aluminium et des industries de transformation de base: tubes pour forages et oléoducs, matériaux de construction en acier et en aluminium, etc.
Les conditions écologiques, géomorphologie et climat, se croisent avec l’évolution historique pour déterminer les grandes régions géographiques du Venezuela.
Les Andes ont été affectées par une lente décadence. Trop souvent, un difficile désenclavement, achevé depuis quelques années seulement, n’a fait qu’accélérer l’exode rural. Les oligarques traditionnels n’ont pas su se muer en capitaines d’industrie. L’électricité, abondamment produite par de grandes retenues (Santo Domingo, Uribante) est expédiée au loin. Beaucoup de terres, difficiles à travailler (très fortes pentes) et dégradées, notamment par la culture du blé, sont abandonnées. Les cultures maraîchères ont sauvé l’étage de 2 000 à 3 000 mètres; mais la canne à sucre et le maïs, qui étaient à la limite des possibilités écologiques, régressent. La culture du café, après une période d’abandon pendant laquelle les arbres d’ombrage ont été coupés pour faire du bois de feu, reprend, mais plutôt dans les régions moins accidentées et plus basses alors que c’était la culture idéale sur les pentes raides de la forêt de brouillard. La déprise rurale s’étend, l’industrialisation est restée embryonnaire, le tourisme devient la panacée, favorisé par le manque de devises. Mais est-il intégré dans une organisation régionale bien structurée? La multiplication des organismes d’aménagement et de développement, faisant souvent double emploi entre eux, a trop souvent été peu efficace, malgré son coût. Trois centres commerciaux sont en compétition: Mérida, dont l’aire d’influence se réduit, San Cristóbal et le couple Valera-Trujillo. Seule Mérida est véritablement andine, les deux autres sont des agglomérations de piémont.
Les piémonts andins sont desservis, chacun, par une grande route qui relie San Cristóbal à l’autoroute Caracas-Valencia. L’orientation ancienne du sud du lac vers Maracaibo a fait place à l’orientation vers la région centrale. Le développement y résulte de grands travaux commencés vers 1950 pour le piémont septentrional (construction de la route panaméricaine, éradication du paludisme, devenue précaire du fait de l’apparition de larves résistantes au D.D.T. et des fréquents déplacements de Colombiens, plus ou moins contrôlés). Des retenues, des endiguements, des canaux de drainage ont pour objet de restreindre les divagations des cours d’eau, que la dégradation des terres sur le flanc des Andes tend à accentuer. Les meilleures terres, planes, sont partagées entre de grandes exploitations d’élevage laitier (Santa Bárbara del Zulia). Paradoxalement, les pentes raides du bloc montagneux (souvent une vingtaine de degrés), aux orages violents, sont le domaine de petites exploitations vivrières. Sur le piémont des llanos, les accumulations d’alluvions sont aménagées en périmètres d’irrigation, surtout dans les États de Portuguesa et de Barinas. Certains, anciens, comme celui des Majaguas, mal conçus, continuent de poser des problèmes. Mais, dans l’ensemble, ces périmètres sont responsables du fort accroissement de la production de riz, tandis que la diminution de celle de maïs traduit la dégradation des terres des montagnes et des collines. Barinas s’est ainsi taillé un rôle régional, en partie aux dépens de Mérida. Barquisimeto, terminus du seul chemin de fer public du Venezuela, qui part de Puerto Cabello, est aussi une ville-champignon, dans une région semi-aride.
Le Nord-Ouest vénézuélien est organisé autour des vieux champs pétroliers de la rive est du lac de Maracaibo, reliés aux ports d’embarquement et aux raffineries du sud de la péninsule de Paraguaná (Las Piedras, Punto Fijo) et au centre pétrochimique du Tablazo. Un nouveau gazoduc, récemment inauguré, assure la liaison avec les gisements orientaux, à un millier de kilomètres, qui complètent l’approvisionnement des industries. À l’est et au sud, les Serranías del Falcón sont une région rurale pauvre, traditionnelle, peu peuplée, dont le centre était autrefois la ville-musée de Coro. À l’ouest du lac, Maracaibo a perdu une grande partie de son rôle ancien et, malgré le pont gigantesque sur l’entrée du lac, n’est plus guère qu’un centre régional dont dépend sa rive occidentale, au pied de la Sierra de Perijá, que traversent les contrebandiers. Peu peuplée, c’est une terre d’élevage avec de grandes exploitations dès que l’on s’éloigne des environs de Maracaibo, trop secs.
La région centrale est constituée par un couloir de terres assez basses qui s’allonge des abords du lac de Valencia, à l’est de Caracas. Au nord, la cordillera de la Costa, boisée, où eurent lieu, le siècle dernier, des tentatives d’implantations de petites colonies européennes, est occupée surtout par le parc national de Rancho Grande. Le contraste est brutal avec les autoroutes à deux fois trois ou quatre voies, souvent encombrées, de la dépression, qui est une succession de fossés d’effondrement. Puerto Cabello est au droit de son extrémité occidentale, plus aisée à traverser. L’essentiel de la vie économique du Venezuela se concentre dans ces dépressions où toute la circulation est routière, empruntant, pour rejoindre Caracas, une autoroute dangereuse sur le flanc de la chaîne intérieure. Les usines, les quartiers d’habitation envahissent les meilleures terres de culture: seule l’ancienne hacienda de Bolívar, pieusement protégée, perpétue l’image du passé avec son damier de champs de canne à sucre souligné par des allées plantées d’élégants palmiers. Les surfaces bâties qui remplacent les champs fournissent un ruissellement abondant lors des orages, cause d’inondations. Mais l’eau, qui ne s’infiltre plus guère, s’évapore. Le lac de Valencia, insuffisamment alimenté, baisse de manière inquiétante. Malgré les efforts, la lutte contre la pollution reste précaire. En dépit des prouesses coûteuses des ingénieurs, les embouteillages se multiplient et l’autoroute est souvent coupée par des glissements de terrain. La liaison entre Caracas et le littoral, notamment l’aéroport de Maiquetía, le port de La Güayra et les plages, est saturée aux heures de pointe malgré la multiplication des voies de l’autoroute qui a remplacée dans les années cinquante, un chemin de fer d’écartement métrique à voie unique. La comparaison met en lumière la folle cadence de la croissance de Caracas, devenue une des mégalopoles du continent après des siècles d’une histoire de petite ville provinciale. La saturation de la région de Maracay et de Valencia repousse maintenant la croissance vers l’est.
Le littoral oriental associe une agriculture somnolente (cacao) ou décadente (tabac, plantes vivrières), sur une mosaïque de régions sèches ou humides, avec des activités en essor: exploitation pétrolière sur le bord des llanos, avec le grand centre de Puerto La Cruz, tourisme déjà traditionnel dans l’archipel de Margarita qui n’a guère d’autres ressources, récolte du sel, pêche. Celle-ci se développe rapidement, le potentiel alieutique étant très élevé. De nombreuses entreprises, moyennes et grandes, conditionnent le poisson sous la forme de conserves originales, répondant au goût des consommateurs vénézuéliens. Barcelona, Cumaná, sont de petites capitales régionales très actives au pied de montagnes quasi désertes et peu pénétrables.
Les llanos de l’Est , à l’est du méridien de Caracas, sont d’immenses savanes aux sols pauvres, sableux, difficiles à irriguer car les chaînes côtières sont elles-mêmes sèches. Quelques tentatives ont plus ou moins bien réussi (coton, arachide), mais l’élevage extensif reste l’occupation principale. La seule grande richesse est le pétrole, qui relaie de plus en plus celui de la région occidentale. La ceinture de l’Orénoque sera exploitée plus tard que prévu... comme les schistes bitumineux de l’ouest de l’Amérique du Nord: les réserves sont d’importance comparable, les difficultés techniques du même ordre.
Le Grand Sud : ce sont les régions à peine peuplées, encore mal connues, des llanos de l’Apure, de l’Amazonie, de la Guyane. Les llanos de l’Apure sont une immense zone d’épandage, noyée par les crues andines, qui s’étalent entre les dunes formées pendant des périodes plus sèches du Quaternaire récent. Les bovins s’y réfugient pendant la crue. Les grandes exploitations sont tenues par un intendant, que le propriétaire visite en petit avion, le siège de l’hacienda étant toujours muni d’une piste d’atterrissage. La région est une des pourvoyeuses de viande du Venezuela. Sur le bord du craton guyanais, le territoire d’Amazonas et l’extrême ouest de l’État de la Guyane, dépourvus de routes, forestiers, comptent encore des Indiens menant la vie selvatique traditionnelle et, surtout, des camps de chercheurs de diamants. Les plateaux gréseux («tepuyes»), qui se haussent à plus de 2 000 mètres, sont parcourus par une route rejoignant Santa Elena de Uairén et le Brésil. Une centaine de kilomètres séparent les rares villages où ont été regroupés les Indiens afin de contrôler la frontière contestée avec l’ancienne Guyane anglaise. La mise en valeur n’a pas commencé.
La région industrielle de Ciudad Guayana est la région d’industrie lourde du Venezuela, accessible aux grands navires par des chenaux dragués dans les solitudes du delta de l’Orénoque. Les exportations de minerai diminuent et la fourniture de demi-produits augmente. Les grandes usines se succèdent sur la rive droite de l’Orénoque, reliées par autoroute à Puerto Ordáz, qui joue le rôle de centre, et à Ciudad Bolívar, vieille capitale sur un étranglement du fleuve, en amont, dont l’ancien nom est Angostura. Les quartiers de pavillons sont la reproduction de ceux des villes des États-Unis. Autour, au sud surtout, de vieux centres miniers se survivent plus ou moins, comme El Callao, autrefois siège d’exploitation de l’or, alternant avec des centres agricoles plus ou moins avortés, comme Upata. Un peu d’élevage en assez grandes exploitations, des cultures vivrières plus ou moins abandonnées du fait de l’exode rural: rien de bien brillant. L’essentiel est ailleurs: ce sont les usines modernes, les grandes retenues du Caroní (Represa Raúl Leoni) et les énormes centrales hydroélectriques dont l’énergie alimente les aciéries électriques, les usines d’aluminium, les laminoirs, l’industrie de transformation.
Le Venezuela est bien une terre de contrastes: contrastes des paysages naturels, contrastes historiques, contrastes dans un développement moderne, impétueux, mais qui coexiste avec des Indiens vivant encore de leur arc et de leur sarbacane...
2. Histoire
Au cours de son troisième voyage, en 1498, Christophe Colomb découvrit le Venezuela, où les Espagnols s’établirent au cours des XVIe et XVIIe siècles. Il en résulta une société métisse, dominée par les autorités venues d’Espagne et par une élite: les descendants américains des conquistadores. Les perles d’abord, le cacao et le tabac ensuite furent les principaux produits d’exportation. Au XVIIIe siècle, sous la dynastie des Bourbons espagnols, la société des villes – surtout celle de Caracas, la capitale – devint plus riche, raffinée et cultivée. Un sentiment nationaliste commença à s’exprimer vers la fin du siècle. Après avoir été pendant plus de trois cents ans une possession de l’Empire espagnol, le Venezuela commença le 19 avril 1810 à lutter pour l’indépendance, qui fut proclamée solennellement par le Congrès l’année suivante. À la bataille de Carabobo, en 1821, l’armée espagnole subit une défaite définitive, infligée par Simón Bolívar, le Libertador , qui conduisit ensuite les drapeaux de la liberté jusqu’au Pérou et en Bolivie. En 1824, l’Amérique du Sud était devenue entièrement indépendante de l’Espagne. Depuis 1819, le Venezuela faisait partie de la république de Grande-Colombie, fédération constituée par les actuelles républiques du Venezuela, de Colombie, du Panamá et de l’Équateur. Mais Simón Bolívar meurt en 1830 et la Grande-Colombie se désintègre. Le Venezuela renaît comme État souverain, avec pour capitale Caracas. Le pays compte alors 750 000 habitants environ, sur un territoire de plus d’un million de kilomètres carrés.
Le Venezuela du café
Caudillos et guerres civiles
Le président est le général José Antonio Páez, qui a dirigé les guerres d’indépendance dans les Llanos. Pendant quelques années, le Venezuela se remet des effets de la guerre. L’économie repart et le café va remplacer le cacao comme principal produit d’exportation. Les relations économiques reprennent avec l’Angleterre, les États-Unis, la France et les Pays-Bas. La structure sociale rigide de l’époque coloniale se maintient, tout en se transformant graduellement. Pour gouverner, le général Páez prend appui sur les groupes de notables, et sait respecter les institutions, la liberté d’opinion et l’équilibre des pouvoirs publics, bien que son action soit marquée d’un caractère personnel.
Lors des élections de 1834, le docteur José María Vargas accède à la présidence de la République; mais quelques mois plus tard, en 1835, il est chassé par un soulèvement militaire, la «révolution des réformes». Le général Páez abandonne sa retraite, prend la tête d’une armée, vainc les révoltés et rétablit le président Vargas dans ses fonctions. Cependant, celui-ci démissionne peu après. De 1839 à 1843, le général Páez occupe à nouveau la présidence, puis son ami et compagnon d’armes, le général Carlos Soublette, lui succède à la tête de l’État jusqu’au début de 1847. Au cours de ces années, la liberté de culte et de contrat est instaurée, la Bibliothèque nationale et la Banque nationale sont fondées; les cendres du Libertador sont rapatriées en 1842. Le traité de paix avec l’Espagne est signé en 1845. Mais une grave crise économique, qui touche le café sur les marchés mondiaux, favorise la formation d’une opposition, le Parti libéral, fondé en 1840 par Antonio Leocardio Guzmán.
Le général José Tadeo Monagas accède à la présidence en 1847, avec l’appui du général Páez et de ses amis conservateurs, mais bientôt il se tourne contre eux en recherchant l’appui des libéraux. Un affrontement décisif se produit lorsque le Congrès, où les conservateurs avaient la majorité, est attaqué par la foule, en janvier 1848. Monagas s’attribue alors tous les pouvoirs. Páez se soulève, mais, vaincu, il est fait prisonnier. José Tadeo Monagas et son frère José Gregorio dirigent tour à tour le pays pendant un peu plus d’une dizaine d’années. Le Congrès doit subir la prédominance du pouvoir exécutif. La situation économique s’améliore, malgré l’épidémie de choléra qui éclate en 1855. L’esclavage est aboli en 1854 sous la présidence de José Gregorio Monagas.
Au début de 1858, un soulèvement armé arrache le pouvoir aux Monagas et un nouveau caudillo, le général Julián Casiro, gouverne à la tête d’une coalition d’anciens conservateurs et de libéraux. Peu de temps après, éclate la guerre de la fédération, qui met le pays à feu et à sang pendant plus de quatre ans. Le général Ezequiel Zamora, qui a pris le commandement des fédéralistes, est tué en 1860 pendant le siège de San Carlos; il est remplacé par Juan Crisostomo Falcón, appuyé par Antonio Guzmán Blanco, fils du dirigeant libéral Antonio Leocadio Guzmán. Divers présidents se succèdent à la tête du gouvernement centraliste, jusqu’à ce que le général Páez, rentré d’exil, se proclame dictateur, en septembre 1861. De grands combats se déroulent, tournant à l’avantage tantôt des révolutionnaires (Santa Inés), tantôt du gouvernement central (Coplé), mais la plupart du temps la lutte se borne à un combat de partisans sans fin, qui appauvrit le pays. Finalement, la situation de Páez devient intolérable; le traité de Coche, signé en 1863, met fin à la lutte et consacre le triomphe des fédéralistes. Le général Falcón fait son entrée à Caracas, prend un décret garantissant la paix et, en 1864, promulgue la Constitution des États-Unis du Venezuela. La situation après la guerre est des plus chaotiques, mais ce combat brise les dernières barrières qui existaient dans la société coloniale stratifiée et la communauté vénézuélienne peut donner libre cours à ses sentiments égalitaires.
L’«autocrate civilisateur»
Après quelques années de rébellions anarchiques se produit, en 1868, la révolución azul ou «révolution bleue»; en 1870, le général Antonio Guzmán Blanco s’empare de Caracas. Chef indiscuté du Parti libéral, doté des qualités d’un homme d’État et d’une grande énergie, il gouverne pendant dix-huit ans soit directement, soit par l’entremise de dirigeants qui lui sont dévoués.
Le régime de Guzmán se caractérise par l’ordre et le progrès, selon l’esprit du «positivisme» sud-américain. Guzmán mérite vraiment son titre d’autocrate civilisateur. Il s’oppose à la hiérarchie ecclésiastique, supprime les couvents, crée l’enseignement primaire gratuit et obligatoire, instaure le mariage civil et le registre d’état-civil; il encourage le développement économique et attire les capitaux; il organise l’administration et en améliore le fonctionnement; il fait effectuer des travaux publics dans la capitale et en divers points du pays, tracer des chemins et des routes, et inaugure des chemins de fer; il organise le recensement national, promulgue des codes, crée une unité monétaire, le bolívar; il protège les sciences, les lettres et les arts et fonde l’Académie de la langue. Il sait enfin se mesurer aux puissances étrangères, lorsqu’il le faut. Sous son gouvernement, la population vénézuélienne dépasse deux millions d’habitants.
Le Venezuela du pétrole
Les dictatures andines et le début de l’ère du pétrole
À Guzmán Blanco succèdent les présidents Juan Pablo Rojas Paúl (1888-1890), Raimundo Andueza Palacio (1890-1892) et Joaquím Crespo (1892-1897). En 1899, un arbitrage imposé à l’insu du Venezuela prive le pays du territoire de la Guyanne Essequibo, annexé par l’Empire britannique. Des élections présidentielles ont eu lieu en 1897 et ont été remportées par le général Ignacio Andrada, candidat du général Joaquín Crespo. Ce dernier meurt peu après, au cours d’une guerre civile.
Avec le XIXe siècle se termine un cycle de l’histoire du Venezuela. Dans le Táchira, à l’extrémité occidentale du pays, le caudillo Cipriano Castro prend les armes et, en octobre 1899, il entre triomphalement à Caracas; il restera près de dix ans au pouvoir. L’État de Táchira et d’une façon générale les Andes vénézuéliennes commencent à participer plus directement à la vie politique nationale. En 1902 et 1903, Castro tient tête au blocus maritime imposé par l’Allemagne, l’Angleterre et d’autres puissances réclamant le paiement de la dette extérieure vénézuélienne. L’attitude ferme de Castro et l’intervention des États-Unis apportent une solution à la crise; l’influence des pays européens diminue et celle des États-Unis augmente. En 1908, Castro, malade, se rend en Europe pour y être opéré et le vice-président Juan Vicente Gómez, le bras fort du régime, également originaire du Táchira, s’empare du pouvoir.
Politicien intuitif, rusé, taciturne et sans scrupules, Gómez ne quittera le pouvoir que lorsque la mort le lui enlèvera. Installé à Maracay, il administre d’une main de fer le Venezuela, comme s’il s’agissait d’un immense domaine agricole, dans lequel il réserve pour lui-même et pour ses amis les plus riches parcelles. Il prêche l’ordre, la paix et le travail, mais emprisonne, poursuit ou exile ses opposants. Il n’y a de liberté ni de réunion ni d’expression. En même temps que les libertés publiques, disparaissent les vestiges du caudillisme. Les partis politiques usés sont dissous et de nouvelles forces voient le jour. En 1928, au cours de la Semaine de l’étudiant, un soulèvement auquel participent des universitaires, des intellectuels, des ouvriers et quelques militaires échoue à Caracas. Cette «génération de 1928» jouera un rôle très important dans la vie politique vénézuélienne. Gómez accorde des avantages aux consortiums pétroliers. En 1922, l’immense jet de pétrole qui a jailli du puits Los Barrosos a marqué symboliquement le début de la grande production pétrolière. En 1926, l’or noir occupe la première place dans les exportations; sa part dans la formation du revenu national augmente jusqu’à ce que le Venezuela se transforme en un pays essentiellement minier. Néanmoins, il a encore l’aspect d’un pays rural lorsque le dictateur meurt en décembre 1935.
Vers la démocratie
Le général Eleazar López Contreras, ministre de la Guerre et de la Marine, également originaire des Andes, prend la direction du pays et, avec fermeté et prudence, mène celui-ci vers un régime de libertés publiques, avec pour mot d’ordre: «Calme et sagesse.»
Le Venezuela entre enfin dans le XXe siècle. Les exilés commencent à revenir. Les prisonniers politiques sont libérés. La liberté de la presse s’affermit peu à peu. En avril 1936, le Congrès, qui vient d’approuver une nouvelle constitution, élit Eleazar López Contreras président constitutionnel, pour cinq ans.
Dans le programme qu’il avait présenté en février 1936, Eleazar López Contreras avait fait un exposé complet des besoins nationaux.
Une nouvelle loi progressiste sur le travail est promulguée. La commission vénézuélienne en faveur de l’enfant, et les assurances sociales sont créées. Le port de La Guaira est nationalisé, après avoir été racheté à la compagnie anglaise qui le contrôlait. La première Assemblée des travailleurs vénézuéliens se réunit à la fin de 1936 et, en 1938, est promulgué le règlement concernant la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises.
Le Venezuela de la fin des années trente, qui en 1939 exportait déjà pour 872 millions de bolivares de pétrole, contre 24 millions de bolivares de café, 16 millions d’or et 10 millions de cacao, possède encore la structure et l’apparence d’un pays rural. Parmi les 3 800 000 habitants environ qui vivent alors au Venezuela, quelque 300 000 habitent Caracas. Maracaibo, la ville la plus peuplée après la capitale, ne dépasse pas de beaucoup 100 000 habitants, bien qu’elle soit située en pleine zone pétrolifère. En 1938, 60 p. 100 de la population âgée de plus de dix ans est analphabète. 55 p. 100 de la population active est employée dans l’agriculture, pour des salaires oscillant entre 2 et 4 bolivares par jour, tandis que, dans l’industrie pétrolière, les rémunérations atteignent de 8 à 10 bolivares. Cela ne manque pas d’attirer la paysannerie et les pêcheurs vers les champs pétrolifères et les villes. Entre 1936 et 1941, chaque année, plus de 35 000 Vénézuéliens ont quitté la campagne pour la ville. Aller dans les llanos infestés par la malaria équivalait à signer sa propre condamnation à mort. En 1935, au Venezuela, l’espérance de vie était de quarante-sept ans (soixante-huit aujourd’hui). La lutte engagée contre la fièvre jaune, la tuberculose et le paludisme s’est accentuée à partir de 1936, avec la création du ministère de la Santé et de l’Assistance sociale.
En usant tour à tour de souplesse et de fermeté, López Contreras parvient à éviter les écueils de la «vieille garde» du temps de Gómez et des «jeunes à tendance gauchiste», marxistes ou non, faisant partie de la gauche révolutionnaire.
Alors qu’approche la fin de son mandat, il se dispose à remettre les rênes du gouvernement à son candidat, le général Isaías Medina Angarita, également originaire des Andes, ministre de la Guerre et de la Marine. Celui-ci est élu en 1941 par le Congrès national, dont la majorité est docile à la voix de l’exécutif.
Aussi bien par tempérament et par conviction personnelle que par sens politique, le nouveau président va accentuer l’ouverture pratiquée par son prédécesseur, politique favorisée par la conjoncture internationale «démocratique» (rejet du nazisme, alliance russo-américaine). Au cours de la période pendant laquelle Medina dirige le pays, il n’y a pas eu de prisonniers politiques ni d’exilés. Le parti populaire de l’Action démocratique participe ouvertement à la vie publique depuis 1941. Le Parti communiste est légalisé en 1945 et des relations diplomatiques sont établies avec l’Union soviétique. Les sous-marins allemands rôdent le long des côtes vénézuéliennes, torpillant les navires transporteurs de pétrole. Le général Medina a l’intention de moderniser les forces armées nationales, et de jeunes officiers font des études spéciales à l’étranger. Deux importantes mesures administrativo-fiscales sont adoptées: la loi concernant l’impôt sur le revenu, approuvée en 1942, et la loi sur les hydrocarbures de 1943, qui établit les bases d’une politique pétrolière cohérente.
L’application de ces nouvelles lois entraîne une amélioration rapide de l’économie nationale et du Trésor public. En 1945, le Venezuela produit 886 000 barils de pétrole par jour, contre 512 000 barils pour l’ensemble des pays pétroliers du Moyen-Orient. Ses exportations atteignent 1 milliard 100 millions de bolivares, dont 93 p. 100 sont dus au pétrole. Le Venezuela est alors non pas le principal producteur de pétrole du monde (place occupée par les États-Unis), mais le principal exportateur.
À partir de 1945, la lutte contre la fièvre jaune et le paludisme permet d’abaisser considérablement le taux de mortalité. Comme le taux de natalité continue d’être élevé, il en résultera une explosion démographique.
Le 18 octobre 1943, un mouvement civil et militaire, formé par le parti de l’Action démocratique et un groupe de jeunes officiers, renverse le président Medina après trente-six heures de lutte. Paradoxalement, sa chute est due pour une grande part à la modernisation du pays et de l’État. L’exploitation du pétrole, le début de l’urbanisation, le développement des moyens de communication ont créé une réalité nouvelle. Le pays n’admet plus que le pouvoir politique soit transmis comme un héritage par le président à un successeur choisi par lui.
Une junte révolutionnaire, présidée par Rómulo Betancourt, chef de l’Action démocratique, prend le pouvoir. Une Assemblée nationale constituante élabore la nouvelle constitution; l’élection du président de la République se fera au suffrage universel, direct et secret. Le processus d’urbanisation et d’industrialisation s’accélère, la production industrielle étant surtout destinée à remplacer les importations. La C.V.F. (Compagnie vénézuélienne pour l’encouragement de l’industrie, du commerce et de l’agriculture) est créée en 1949 et le premier contrat collectif de travail est signé la même année, entre le syndicat des ouvriers pétroliers (Fedepetrol) et les compagnies internationales. L’État refuse d’accorder de nouvelles concessions et obtient l’égalité avec les compagnies pour la répartition des bénéfices par l’accord fifty-fifty . Ces mesures, jointes à l’augmentation de l’exploitation du pétrole, font que de 1946 à 1948 les recettes du Trésor ont doublé. Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, l’assainissement du territoire vénézuélien grâce à l’élimination du paludisme et le boom pétrolier favorisent l’arrivée d’un courant migratoire important et constant, encouragé par les autorités. Dans le domaine politique, de nouveaux partis sont créés: l’Union républicaine démocratique (U.R.D.) à la fin de 1945, et le Parti social-chrétien C.O.P.E.I. (Comité de organizacíon politica electoral independiente), en janvier 1946. Aux élections à l’Assemblée nationale constituante, l’Action démocratique (A.D.) obtient un remarquable triomphe avec plus de 78 p. 100 des voix. Aux élections présidentielles de décembre 1947, l’écrivain Rómulo Gallegos, candidat de l’A.D., l’emporte. Néanmoins, son gouvernement ne sera pas de longue durée, car l’accord entre l’Action démocratique et les militaires se détériore. Le 24 novembre 1948, Gallegos est renversé par l’armée. Son ministre de la Défense, le lieutenant-colonel Carlos Delgado Chalbaud, prend la tête de la junte qui s’empare du pouvoir. Gallegos part en exil. L’A.D., puis d’autres partis, sont mis hors la loi. En novembre 1950, Delgado Chalbaud est assassiné à Caracas. Une nouvelle junte, dont l’homme fort est le colonel Marcos Pérez Jiménez, provoque des élections qui ont lieu à la fin de 1952; elles sont favorables à l’opposition, mais Pérez Jiménez en ignore volontairement le résultat. Déclarant agir au nom des forces armées, il conserve le pouvoir, qu’il exerce de façon dictatoriale, en restreignant les libertés publiques. Les partis politiques interdits accentuent la résistance clandestine, qui est durement réprimée par la police. L’université de Caracas est fermée. Au point de vue économique, la croissance se poursuit. Le gouvernement accorde de nouvelles concessions pétrolières en 1956 et 1957, et accélère le rythme des travaux publics, ainsi que la modernisation de Caracas, qui perd définitivement son charme de «ville aux toits rouges». Dans l’ensemble du Venezuela, la population urbaine atteint 60 p. 100 de la population totale. La lutte contre les maladies endémiques traditionnelles dans les pays ruraux se termine avec succès; le paludisme a complètement disparu en 1956. Mais les maladies propres aux pays évolués se développent. En dépit de réalisations mineures, comme la construction d’appartements pour les ouvriers, la politique sociale, éducative et sanitaire du régime de Pérez Jiménez est très insuffisante. Les difficultés s’accumulent.
Au cours de la décennie 1948-1958, le pétrole vénézuélien perd progressivement la course à la production et aux prix, au profit des pays du Moyen-Orient. On recherche d’autres ressources. L’exploitation intensive du fer est entreprise en Guyane, par des compagnies internationales. Il est également question de bauxite, de charbon, de manganèse. Les investissements étrangers au Venezuela, pour la fin de l’année 1955, atteignent un montant de l’ordre de 4 milliards de dollars, dont 2 milliards 500 millions environ sont constitués grâce au capital nord-américain; l’investissement le plus important réalisé alors par les États-Unis dans un pays! Le gouvernement songe déjà à créer une structure industrielle propre, comme le prouve la fondation de l’Institut vénézuélien de la pétrochimie.
En 1957, année électorale, l’opposition grandit et s’unit. L’Église catholique s’oppose au régime. Un plébiscite contrôlé par le gouvernement, grâce auquel Pérez Jiménez s’efforce de se maintenir au pouvoir, ne convainc personne. Un soulèvement des forces armées, joint à l’action de l’ensemble des secteurs nationaux, en particulier dans les milieux populaires et estudiantins, le renverse en janvier 1958.
L’«esprit du 23 janvier», date de la chute du général Pérez Jiménez, consiste en un consensus majoritaire en faveur du renforcement et de la défense du système démocratique, qui s’est consolidé au cours des vingt années précédentes. Une junte gouvernementale, présidée successivement par le contre-amiral Wolfgang Larazabal et par le docteur Edgar Sanabría, appelle les citoyens à des élections libres. Outre le fait d’avoir maté diverses tentatives de rébellion et d’avoir organisé des élections, cette junte a à son actif l’autonomie de l’Université, la fondation de nouvelles universités et la création de l’Institut vénézuélien de la recherche scientifique. Rómulo Betancourt, candidat de l’Action démocratique, a gagné les élections et exercé la présidence de la République entre 1959 et 1964. Dans des circonstances extrêmement difficiles, il est parvenu à maintenir la démocratie, bien qu’il ait été victime d’un attentat à la dynamite perpétré par la droite et qu’il ait été contraint de s’opposer tant à des insurrections fomentées par des unités militaires qu’à des guérillas urbaines et rurales menées par des partis et des groupes appartenant à la gauche marxiste (quelquesuns d’entre eux s’étant détachés du propre parti du président, qui a subi plusieurs scissions), éblouis par le triomphe de Fidel Castro à Cuba et soutenus par celui-ci. Le concours qu’apporte au gouvernement Betancourt le Copei, qui est alors la deuxième force du pays, contribue au maintien du système. Le docteur Raúl Leoni, également candidat de l’A.D. est élu en décembre 1963, avec pour slogan: «Des voix, oui – des balles, non.»
3. Alternance démocratique et bipartisme modéré
C’est le successeur de Raúl Leoni, Rafael Caldera, fondateur du C.O.P.E.I., qui mènera à bien l’œuvre de «pacification» entreprise et grandement facilitée par le renoncement à la lutte armée, dès 1967, de ses principaux chefs. Seuls de petits groupes d’irréductibles subsistèrent. Le plus connu était Bandera Roja, pratiquement anéanti en octobre 1982 par une attaque surprise menée par les forces armées.
La présidence de Rafael Caldera (1963-1968) fut marquée par deux autres aspects importants. Le premier touchait à la mise en place d’une législation pétrolière de caractère nationaliste, grâce à laquelle l’État prit notamment en main l’exploitation du gaz naturel et put procéder à une sensible augmentation des prix de référence fiscale, tant du brut que des produits raffinés. Le second fut la montée d’un sentiment de lassitude et d’impatience dans les couches populaires, devant la mauvaise administration des ressources publiques et l’injuste répartition du revenu national.
Parce qu’il s’engageait à résoudre ces questions brûlantes, par son énergie hors du commun, Carlos Andrés Pérez permit à l’Action démocratique de revenir brillamment sur le devant de la scène aux élections générales de décembre 1973. Le nouvel élu disposait de tous les atouts: une force politique considérable, puisqu’il avait recueilli 46,8 p. 100 des suffrages et qu’il s’appuyait sur une majorité absolue au Congrès, laquelle lui accordera d’ailleurs les pleins pouvoirs pour la première année de son exercice; une conjoncture financière exceptionnelle, marquée par le quadruplement des recettes d’exportation du pétrole consécutif à la guerre du Proche-Orient et décidé par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (O.P.E.P.), dont le Venezuela, en la personne de Juan Pablo Pérez Alfonzo, fut en 1960 l’un des membres fondateurs les plus actifs. Ces deux données, jointes à une activité internationale de caractère tiers-mondiste, offrirent l’occasion historique de pousser jusqu’au bout les thèses défendues par le gouvernement antérieur et de nationaliser les deux piliers sur lesquels reposait l’économie. Le minerai de fer, longtemps exploité par deux compagnies nord-américaines (la Orinoco Mining et la Iron Mines), passa par décret, le 7 décembre 1974, sous le contrôle de la Corporation vénézuélienne de Guyane. Puis le président Carlos Andrés Pérez, au cours d’une cérémonie symbolique à l’endroit même où, en 1914, la Carribean Petroleum Company découvrait, avec les puits Zumaque no 1 (Cabimas, dans l’État de Zubia), les énormes possibilités du champ de Mene Grande, ratifia officiellement l’entrée en vigueur de la loi de nationalisation du pétrole, le 1er janvier 1976. Le lendemain naissait la société d’État Petróleos de Venezuela (Petroven S.A.), dont la mission était de coordonner et de contrôler l’activité des quatre entreprises qui avaient remplacé les quatorze concessionnaires privés étrangers, tout en gardant leur structure opérationnelle: ainsi Créole était-elle devenue Lagoven, Shell, Maraven, tandis que Llanoven remplaçait Mobil, Sunaven, Sunoil, chacune assumant toutes les responsabilités, depuis le forage de nouveaux puits jusqu’à l’établissement de contrats de vente, la recherche et la formation d’un personnel hautement qualifié.
En s’assurant la propriété d’une industrie qui lui fournissait alors 79 p. 100 de ses ressources ordinaires et 65 p. 100 de ses devises, le Venezuela semblait se donner les moyens d’un développement soutenu et harmonieux. Le souci de l’équipe social-démocrate en place était de parvenir enfin à «semer le pétrole», en favorisant l’essor industriel et en rendant à l’agriculture la place de choix qu’elle avait perdue, ce qui obligeait à de ruineuses importations alimentaires. Les dirigeants se livrèrent à une injection massive de pétrodollars dans des projets considérés comme stratégiques (agro-industrie, sidérurgie, aluminium, hydroélectricité, pétrochimie) et distribuèrent au secteur privé des crédits élevés afin de stimuler la production et les exportations non traditionnelles. Dans le même temps, on encouragea les progrès de la petite et moyenne entreprise, de l’artisanat, et des mesures sociales furent prises en faveur des plus défavorisés: hausse des salaires, surtout des plus bas, protection face aux licenciements abusifs, création d’emplois, subvention aux produits de consommation courante, etc. Le pays paraissait entrer dans un «âge d’or». Pourtant, la prospérité se révéla rapidement artificielle, et le mandat de Carlos Andrés Pérez s’acheva, en 1979, sur un ensemble d’indicateurs inquiétants.
Dérèglements économiques et course à l’endettement
La rigidité et les faiblesses de l’appareil productif n’avaient pas permis à l’offre de suivre une demande dont l’explosion entraîna des poussées inflationnistes d’autant plus difficiles à freiner que leur cause structurelle demeurait, à savoir la concentration de l’économie entre les mains de quelques puissants groupes privés, généralement associés à des firmes transnationales. L’imprudente envolée des importations de tous genres provoqua une détérioration rapide du solde commercial de la balance des paiements, le même phénomène se produisant pour le solde du compte courant. Comme, par ailleurs, les auteurs du Ve plan de la nation avaient vu trop grand au moment de concevoir les projets d’industrialisation lourde, ceux-ci se transformèrent en gouffres que les capitaux publics, absorbés de plus en plus par les dépenses improductives d’une machine étatique pesante et inefficace, ne parvenaient plus à combler. On décida de recourir à des emprunts extérieurs, et l’on aboutit à ce paradoxe: alors même que les effets naturels du boom pétrolier s’épuisaient, l’endettement public et privé avait pris des proportions démesurées en un court espace de temps, et ce court espace, en dépit des nationalisations historiques qui le ponctuaient, n’avait pas permis de modifier en profondeur les structures d’une économie où le secteur tertiaire continuait d’enfler dans des proportions malsaines, conséquence de l’abondance facile que représentait la manne pétrolière. Les services administratifs, où le nombre d’employés était passé en cinq ans de neuf cent mille à un million trois cent mille, étaient le lieu d’une corruption débridée. Dans les allées du pouvoir, les aventuriers et les affairistes se démenaient. Ce climat de décomposition ne cessa d’indigner le «patriarche», Rómulo Betancourt, jusqu’à son décès en septembre 1981. Mais le scandale restait le contraste insolent entre le luxe arboré par les privilégiés du système et les conditions de vie précaires des millions de marginaux. Lorsque ceux-ci se rendirent aux urnes, ils sanctionnèrent les erreurs commises par les Adecos et firent pencher la balance du côté du candidat social-chrétien, Luis Herrera Campins, qui s’installa au palais de Miraflores pour la période 1978-1983. Son franc-parler, sa promesse de conduire un gobierno de los pobres , sa simplicité de llanero (il est natif des llanos , grandes plaines consacrées à l’élevage où Rómulo Gallegos situa l’action de son célèbre roman, Doña Bárbara ) séduisirent les foules durant la campagne. Une fois passées les élections municipales (juin 1979), où le C.O.P.E.I. confirma sa nette victoire obtenue lors des législatives, le ministre des Finances, Luis Ugueto, lança une stratégie d’assainissement inspirée des idées néo-libérales et monétaristes de Milton Friedman: libération des prix (alors que depuis quarante ans les tarifs des denrées de base étaient réglementés), abaissement des barrières douanières, contraction de la masse monétaire en circulation, coup d’arrêt aux investissements, réduction sévère des importations. Théoriquement, cette politique d’austérité devait produire, après deux années de transition, des effets bienfaisants dans tous les domaines.
Le «vendredi noir», ou la fin d’une époque
C’est le contraire qui se produisit. On assista à une stagnation du produit intérieur brut, avec des chutes spectaculaires dans le bâtiment, le commerce, les transports, les communications, l’industrie textile, l’industrie pharmaceutique, etc. Le pays entra dans une franche récession. Après avoir stagné pendant trois années consécutives, le P.I.B. recula de 3 p. 100 en 1983 et de 2 p. 100 en 1984.
L’inflation, que les Copeyanos s’étaient fait fort de juguler, objectif pour lequel ils avaient sacrifié la croissance, marqua d’abord le pas. Mais elle reprit rapidement, car les groupes monopolistes préférèrent exporter leurs capitaux sur les places financières des États-Unis et d’Europe – où les taux d’intérêt étaient meilleurs – plutôt que de se risquer à investir. En outre, le désordre qui régnait dans les quelque quatre cents entreprises publiques, responsables de 70 p. 100 du P.N.B., impossibles à administrer, expliqua qu’elles aient fonctionné au-dessus de leurs moyens et persisté à contracter des emprunts devenus très onéreux, à la fois pour régler leurs problèmes de trésorerie et honorer – de plus en plus mal – les échéances de leurs dettes. Lorsque s’ouvrit l’année 1983, la préoccupation principale pour le gouvernement social-chrétien fut de parvenir à renégocier une dette extérieure qui avait doublé en cinq ans et atteint environ 40 milliards de dollars, dont la moitié remboursable à court terme. Les banques créancières (essentiellement nord-américaines, mais aussi européennes et japonaises), échaudées par le krach mexicain d’août 1982 et inquiètes devant l’accumulation des arriérés, rechignaient à accepter le plan de rééchelonnement proposé par Caracas et exigèrent l’intervention du Fonds monétaire international, à laquelle se refusa le gouvernement. Ce dernier, pour empêcher l’évasion massive de capitaux, qui menaçait gravement le niveau des réserves internationales, instaura le 18 février 1983 – qui restera inscrit dans la mémoire collective comme le «vendredi noir» – un contrôle des changes fondé sur une triple parité du bolívar avec le dollar, ce qui constituait une dévaluation de fait. Les Vénézuéliens, habitués à jouir d’une des monnaies les plus stables du continent (le dollar a valu 4,30 bolívars pendant plus de vingt ans), critiquèrent le docteur Luis Herrera Campins, dont la popularité s’effrita et qui se mit à dos aussi bien les organisations patronales que syndicales. Le président, pour sa part, attribua l’essentiel des difficultés du pays aux retombées de la récession mondiale et à la contraction du marché pétrolier, après le second boom des années 1980-1981.
Il est vrai que la production et les prix avaient chuté: devant la persistance d’une suroffre qui la contraignait à resserrer les rangs, l’O.P.E.P. fixa en mars 1983 un prix moyen (29 dollars pour le baril d’«arabe léger») et un plafond de production (17,5 millions de barils par jour) sur lequel chacun de ses membres se voyait attribuer un quota. Le Venezuela respecta les règles du jeu, puisqu’il produisit en moyenne, au cours de l’année 1983, 1 756 000 barils par jour, dont 1 493 000 pour l’exportation.
Cela dit, l’avenir à long terme de ce pays aux formidables potentialités restait très prometteur. Aux 55,5 milliards de barils de réserves prouvées (quatrième rang mondial) s’ajoutait la plus grande accumulation au monde d’hydrocarbures: les gisements de la «ceinture de l’Orénoque», avec ses 1 200 milliards de barils de brut lourd et extra-lourd in situ.
C’est sa condition de pays pétrolier qui permit au Venezuela de jouer, dans la décennie 1973-1983, un rôle actif sur la scène internationale. Carlos Andrés Pérez suivit quatre lignes de force. Il se fit le défenseur du Nouvel Ordre économique international, prêchant l’exemple en apportant à un certain nombre de pays en développement une coopération financière. Le Fonds d’investissement du Venezuela finança notamment un programme d’approvisionnement énergétique pour onze États d’Amérique centrale et des Caraïbes importateurs nets d’hydrocarbures, connu sous le nom d’accords de San José, auquel se joignit en 1980 le Mexique.
Le président Pérez appuya d’autre part les revendications de souveraineté et d’indépendance manifestées ici et là sur le continent, en particulier au Panamá, ou de nouveaux traités sur la Zone du canal – prévoyant sa restitution aux Panaméens en l’an 2000 – furent signés en septembre 1979 entre Omar Torrijos et Jimmy Carter.
Il mena dans le même temps une bataille pour la restauration de la démocratie là où sévissaient des dictatures, récentes ou anciennes, contribuant notamment à la chute du général Somoza au Nicaragua. Enfin, il entretint avec Cuba des relations d’amitié, qui aboutirent non seulement au rétablissement des liens diplomatiques (29 déc. 1974), après quinze années d’interruption, mais à la mise au point d’un accord pétrolier avec l’U.R.S.S. Certes, cette politique n’était pas inspirée que par des motifs désintéressés. Elle servait les intérêts d’une bourgeoisie dont l’expansion était freinée par l’étroitesse du marché local et qui était désireuse d’en conquérir d’autres à l’extérieur. Toutefois, son caractère progressiste valut à Caracas une audience et un prestige que les sociaux-chrétiens, sous la présidence de Luis Herrera Campins, allaient ruiner en grande partie.
Ceux-ci, en effet, obnubilés par la volonté d’accroître coûte que coûte l’influence de la démocratie chrétienne dans la région, en vinrent à épouser étroitement les thèses des dirigeants des États-Unis, sauf au moment de la guerre des Malouines. Là, le Venezuela prit fait et cause pour l’Argentine et dénonça la trahison par Washington du traité interaméricain d’assistance réciproque (T.I.A.R.).
Cela dit, le virage qu’enregistra la politique extérieure, extrêmement hardie puis timorée et frileuse, ne correspondait pas seulement à des motifs idéologiques. À l’intérieur même du pays, on était passé d’une époque fastueuse à une autre, sombre, inquiétante. La présidence du démocrate-chrétien Luis Herrera Campins s’achevait sur une crise aux multiples facettes: récession économique, montée du chômage, perte du pouvoir d’achat des salariés, appauvrissement de la petite bourgeoisie et de la classe moyenne engendrée par quatre ans de boom pétrolier, et détérioration du sort des laissés-pour-compte.
4. Erreurs et échecs des sociaux-démocrates
Le mécontentement populaire entraîna la défaite de l’ancien président Rafael Caldera, candidat du C.O.P.E.I. aux élections de 1983, en dépit de son grand prestige personnel, et la victoire écrasante de Jaime Lusinchi, qui défendait les couleurs du Partido del Pueblo, l’Action démocratique. Bien qu’il apparût dans les sondages sans illusions face à la classe politique, l’électorat continuait donc de se polariser sur les deux grands partis réformistes (4 millions de membres), énormes machines à distribuer postes et prébendes. Le phénomène de bipolarisation frappait une gauche atomisée, incapable de s’unir, mal remise des échecs accumulés dans la décennie de 1960. L’ambition du Mouvement vers le socialisme (M.A.S., né en 1971 d’une scission du Parti communiste du Venezuela) de récupérer les voix des déçus du bipartisme s’effondrait. Certes, il demeurait la troisième force sur l’échiquier politique, mais il ne remportait que 5,75 p. 100 des voix (contre 6,08 p. 100 en 1978). L’une des raisons de cette stagnation était que, face au «socialisme démocratique» proposé par Teodoro Petkoff (candidat du M.A.S.), le «socialisme démocratique» offert par les dirigeants de l’Action démocratique avait paru à la fois plus crédible et plus attrayant.
La popularité dont jouissait l’Action démocratique se trouva confirmée par les élections municipales de mai 1984, où elle enleva 198 des deux cent deux mairies. Cependant, comme la population n’allait pas tarder à le comprendre, le principal souci – voire la principale obsession – du président Jaime Lusinchi fut de restaurer la confiance de la communauté financière internationale à l’égard de son pays, quitte à poursuivre la cure d’austérité mise en œuvre par son prédécesseur.
Un «débiteur modèle» non payé de retour
C’est avec fermeté que le chef de l’État s’engagea, dans son discours d’investiture, à «payer la dette jusqu’au dernier centime».
De fait, entre février 1984 et décembre 1988, le Venezuela remboursa 28 milliards de dollars au titre des intérêts et du capital! Puis ce fut la révolte. Alors que son mandat s’achevait, Jaime Lusinchi annonça dans son traditionnel message de fin d’année, le 31 décembre 1988, que son pays s’était certes «toujours religieusement acquitté de ses obligations internationales», mais qu’il suspendrait pour trois mois, à compter du 17 janvier 1989, les remboursements du principal sur la majeure partie de ses 30 milliards de dollars de dette extérieure.
Qu’était-il arrivé entre le «bon élève» de l’Amérique latine et ses créanciers, accusés «d’égoïsme et de myopie»?
L’accord de rééchelonnement finalement «arraché» aux banques, à New York, en février 1986, incluait une «clause de sauvegarde» permettant de nouvelles discussions en cas de chute brutale des revenus pétroliers. Celle-ci eut bel et bien lieu. Au début de cette même année 1986, les prix du pétrole s’effondrèrent. Mais les experts vénézuéliens eurent beau multiplier leurs voyages aux États-Unis, au Japon et en Europe, ils n’obtinrent pas l’argent frais dont ils avaient besoin pour soulager le déficit de la balance des paiements. Et le poids de la dette ne cessait de s’alourdir, à cause de la hausse des taux d’intérêt.
Voilà qui expliquait la «rébellion» du Venezuela, lequel demandait désormais une «restructuration globale» de ses remboursements qui «n’affecterait pas le développement du pays».
Diversification économique sur fond de malaise social
L’effondrement du marché pétrolier s’avéra être une puissante incitation à la mise en valeur d’autres richesses. Alors que, au début des années 1980, le pays devait importer la moitié des biens alimentaires qu’il consommait, la production nationale était parvenue à couvrir 80 p. 100 des besoins en maïs, riz, légumes, porcs, volailles, œufs. La progression du secteur agricole fut spectaculaire: + 5,7 p. 100 en 1985, + 6,8 p. 100 en 1986, + 4,1 p. 100 en 1987.
Dans l’industrie, on mit l’accent sur l’exploitation de l’aluminium et de l’acier, sous l’égide de la Corporation vénézuélienne de Guyane. La pétrochimie constitua une priorité: à partir de 1983, la compagnie nationale Petróleos de Venezuela réalisa plusieurs opérations d’associations et d’achats à l’étranger dans le domaine du raffinage. Ses participations aux États-Unis (Champling Refining, Citgo Petrolem), en R.F.A. (Ruhr Oel) et en Suède (Nynas) lui permirent d’assurer des débouchés sûrs à l’exportation pour environ 600 000 barils par jour. Quant au raffinage national, il avait une capacité de distillation primaire de l’ordre de 1,2 million de barils par jour, sans compter la raffinerie de Curaçao (300 000 barils par jour). Dans le cadre de joint-ventures, Petroven s’associa avec le groupe japonais Mitsui pour le propylène et avec l’italien E.N.I. pour le M.T.B.E. Enfin, elle trouva des partenaires étrangers pour développer la formidable mine de charbon située dans la région de Zulima.
Cependant, les investissements dans les industries dites «non traditionnelles» ne parvinrent pas à fournir des exportations de substitution. Le pétrole demeurait la base de l’économie. Malheureusement, l’influence du Venezuela au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole diminuait à mesure que sa place parmi les producteurs pétroliers régressait. Alors que le pays, avant 1970, était le premier exportateur de pétrole, il ne se situait plus, dans les années 1980, qu’au quatrième rang de l’Organisation, au huitième rang dans le monde. En réalité, face aux pays du Golfe, face aux anciens «faucons» de l’O.P.E.P. (Libye, Algérie), le Venezuela incarnait la troisième voie: celle des pays à forte population, dépendant étroitement des revenus pétroliers, et qui jouaient les modérateurs en vue de favoriser un consensus au sein du cartel ainsi qu’une entente avec les «Nopep» (pays non membres de l’O.P.E.P.).
Pour affronter la difficile conjoncture pétrolière, le président Jaime Lusinchi lança dès les mois de février et de mars 1984 un «paquet» de mesures économiques qui reprenaient, sans toutefois les suivre à la lettre, plusieurs des recommandations du F.M.I.: dévaluation du bolívar, avec maintien d’une triple cotation par rapport au billet vert; réduction des subventions publiques; triplement du prix de l’essence, mais maintien du contrôle des prix sur les produits constituant le «panier de la ménagère».
Conscient que l’austérité frapperait les couches populaires, le chef de l’État offrit aux salariés les plus mal lotis quelques timides compensations (bons de transport, accès aux cantines, etc.), mais il ne put faire respecter dans la pratique l’ordre donné au patronat d’augmenter de 10 p. 100 l’effectif du personnel employé dans les entreprises.
Tout cela expliqua la démission, en janvier 1985, du ministre de la Planification, Luis Matos Azócar, partisan d’un «pacte social» entre représentants de l’État, chefs d’entreprise et délégués syndicaux visant à mieux répartir les fruits du revenu national. Plus de 60 p. 100 des familles avaient des revenus si bas (moins de 1 500 F par mois) qu’elles vivaient complètement en marge, sans accès au logement, aux services essentiels, avec un taux élevé de désertion scolaire. Le 2 janvier 1986, Jaime Lusinchi annonça enfin la revalorisation des salaires que les leaders de la Confédération des travailleurs du Venezuela réclamaient depuis des mois. Mais celle-ci ne parvint pas à contrebalancer la baisse du niveau de vie, évaluée à 22 p. 100 pendant la période 1981-1986 par la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations unies (C.E.P.A.L.). Les grèves de février 1987, les troubles survenus à l’université de Mérida puis à l’université centrale de Caracas en mars 1987 montrèrent l’ampleur de la «pression sociale» latente, alors que les grandes manœuvres en vue des élections de décembre 1988 étaient largement engagées.
Par un curieux parallélisme, tant l’Action démocratique que le C.O.P.E.I. se déchirèrent à l’occasion des primaires organisées pour choisir un candidat à la présidence.
Au fougueux Carlos Andrés Pérez, qui aspirait non seulement à revenir à la tête du pays mais à jouer le rôle d’un leader continental, s’opposa l’ancien ministre de l’Intérieur, Octavio Lepage. Cet homme terne, sans charisme, fut rapidement écarté.
Au sein du C.O.P.E.I., ce fut un rude conflit de générations qui mit aux prises l’ancien président Rafael Caldera (soixante-et-onze ans) et son fils spirituel, le secrétaire général du parti démocrate-chrétien, Eduardo Fernández. Âgé de quarante-sept ans, «El Tigre», comme il s’était lui-même surnommé, comptait sur sa jeunesse pour séduire un public composé à 40 p. 100 d’électeurs de moins de trente ans. Les élections internes l’ayant finalement désigné comme candidat, il développa lors de ses meetings la thèse chère aux libéraux selon laquelle seule la privatisation des entreprises rendrait au pays un dynamisme que le dogme du «tout État» avait étouffé. Pour sa part, Carlos Andrés Pérez, utilisant un discours populiste, insista sur l’idée qu’il fallait faire passer la croissance économique du pays – et le bien-être social de ses habitants – avant le remboursement de la dette extérieure. Et qu’il était temps d’opposer aux créanciers sinon un front uni des débiteurs, du moins une position concertée entre les grands États de l’Amérique latine.
Cependant, le débat ne porta pas que sur des thèmes de haute politique. Les deux rivaux s’accusèrent mutuellement de bénéficier de fonds provenant de l’argent blanchi de la drogue, dont le Venezuela était effectivement devenu une plaque tournante depuis la chute des cours du pétrole.
Les résultats des élections générales du 4 décembre 1988, auxquelles participèrent sept millions cinq cent mille personnes, apportèrent plusieurs surprises: une victoire de Carlos Andrés Pérez moins spectaculaire que prévu; la perte de la majorité absolue jusqu’alors détenue par l’Action démocratique au Congrès; l’importante représentation parlementaire du Mouvement vers le socialisme (M.A.S., allié au Mouvement de la gauche révolutionnaire, le M.I.R.), lui donnant un rôle d’arbitre, renforcé par l’appui éventuel des représentants de l’extrême gauche; le niveau d’abstention le plus élevé des trente dernières années (20 p. 100), et ce bien que le vote fût obligatoire.
On observait par ailleurs que deux traditions étaient rompues: celle du vote de protestation grâce auquel les deux grandes formations avaient alterné au pouvoir. Et celle de la non-réélection d’un ancien président. À soixante-six ans, «El Gocho» – surnom donné aux natifs de la région andine – regagnait le pouvoir et son «couronnement» rassembla, le 2 février 1989, une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement ainsi que sept cents invités.
Ces fêtes fastueuses masquèrent un instant la gravité des problèmes économiques et sociaux que Jaime Lusinchi et ses collaborateurs laissaient derrière eux.
Bravant les observations, les reproches, le gouvernement sortant avait mis un point d’honneur à rembourser la dette, en intérêts et en capital. En 1988, il remboursa 5,6 milliards de dollars, alors que les rentrées en devises ne s’étaient élevées qu’à 7 milliards de dollars! N’aurait-il pas mieux valu, en tablant sur une réputation de pays «fiable», rechercher par tous les moyens une réduction des paiements nets, afin qu’ils correspondent à un pourcentage raisonnable des revenus d’exportation?
L’autre point le plus critiqué de la politique économique fut le maniement du système des taux de change dissociés. Sur le marché libre, le dollar valait 40 bolívars, mais l’État l’octroyait généreusement à 14,5 bolívars aux importateurs de biens «nécessaires». À ce prix, bien des choses devinrent «nécessaires», non seulement les biens d’équipement et les aliments, mais aussi les voitures américaines, les montres suisses, le champagne français...
Le scandale des «dollars à bon marché» indûment distribués fit la une des journaux, mettant en évidence une corruption effrénée à divers étages de la société. L’affaire Recadi (régime de changes différentiels) allait éclabousser non seulement de nombreux chefs politiques, mais l’ancien président Lusinchi lui-même.
5. L’ère de toutes les tourmentes, du «Caracazo» aux coups d’État
Lorsqu’il prit ses fonctions, Carlos Andrés Pérez trouva les caisses de l’État quasi vides et des réserves internationales qui avaient chuté de façon alarmante. Le 18 février 1989, le «grand prestidigitateur» – entouré d’une équipe d’économistes formés dans les meilleures universités du néo-libéralisme américain – annonça un train de mesures «difficiles»: unification des taux de change du bolívar (dévaluation de fait de 25 p. 100 de la monnaie nationale); augmentation de l’essence et de tous les services publics; libération des taux d’intérêt et des prix; progressive reprivatisation d’une économie étatisée aux trois quarts, et gel du nombre des fonctionnaires. Ce «programme choc» – assorti toutefois d’une modeste augmentation des salaires du secteur public – fut présenté comme une «thérapie intensive devant faciliter l’avènement d’une économie plus productive et compétitive». Sur quoi Pedro Tinoco, président de la Banque centrale du Venezuela, grand industriel et principal artisan du plan d’austérité, se rendit à Washington pour y parapher une «lettre d’intention» au Fonds monétaire international, en vue d’obtenir le déblocage de nouveaux crédits. Tout semblait en ordre. Mais c’était, de la part du président Pérez, surestimer sa capacité de faire avaler au peuple la brutalité d’un programme d’ajustement dont le démarrage déclencha un massacre.
L’étincelle fut la hausse des prix du transport. Les habitants des bidonvilles descendirent des cerros et se lancèrent sur la vallée de Caracas pour se livrer au pillage des commerces.
Le Caracazo se produisit le 27 février 1989, vingt-cinq jours seulement après l’insolente fête de la prise de possession... En dehors de la capitale, d’autres villes furent secouées: Maracaibo, Mérida, Barquisimeto, San Felipe, Lérida, San Cristóbal... Incendies de véhicules, barricades, saccages de vitrines, pillages de supermarchés... Des personnes de presque tous les groupes sociaux – surtout les plus défavorisées avec, parmi elles, des délinquants – firent main basse sur quantité de produits de consommation, depuis les pièces de viande emportées à moto jusqu’aux réfrigérateurs, aux téléviseurs, aux magnétoscopes... Au bout de vingt-quatre heures de troubles, l’état de siège fut décrété, de même que la suspension des garanties constitutionnelles. Sous la conduite du ministre de la Défense, Italo Del Valle Alliégro, et du ministre de l’Intérieur, Alejandro Izaguirre, l’armée déclencha une répression brutale dont le bilan se situe entre trois cent cinquante morts (chiffre officiel) et plus de mille morts (selon les sources locales).
Persuadé d’être dans le bon chemin, même semé de morts, Carlos Andrés Pérez soutint que ces émeutes n’avaient rien à voir avec lui, qu’elles étaient la conséquence de la mauvaise gestion de ses prédécesseurs. Aussi continua-t-il à mener, au cours des années 1989 et 1990, son programme libéral fondé sur la privatisation d’une partie des services publics (notamment la compagnie de téléphone C.A.N.T.V. et V.I.A.S.A., la ligne aérienne nationale), la vérité des prix et des changes, la suppression des subventions. Le mécontentement social grandissait. On le vit lors des élections locales du 3 décembre 1989, qui représentaient un premier pas vers la décentralisation. Elles furent marquées par un taux d’abstention record: 70 p. 100. L’Action démocratique fut battue dans six États (Carabobo, Aragua, Zulia, Miranda, Bolívar et Anzoátegui). Le C.O.P.E.I. et le M.A.S. sortirent vainqueurs de la consultation.
Rien n’entamait cependant l’euphorie du gouvernement, composé de technocrates qui se vantaient de «mettre de l’ordre» dans une économie ravagée, selon eux, par le populisme des équipes antérieures. Le point de vue satisfaisait les experts du Fonds monétaire international, qui décidèrent, en décembre 1990, d’accorder au Venezuela – devenu deux mois auparavant membre du G.A.T.T. – un crédit colossal de 1,425 milliard de dollars.
À cette même date, le fardeau de la dette parut allégé. À la suite d’un accord passé entre les négociateurs vénézuéliens et le consortium des banques prêteuses, dans le cadre du «plan Brady», le service annuel de la dette fut ramené de 3,6 milliards de dollars à 1,2 milliard.
En 1991, les indicateurs économiques (P.I.B., inflation) étaient excellents. Pourtant, les conditions de vie du peuple s’étaient détériorées. Le salaire minimum était de 6 000 bolívars par mois, alors que, pour remplir le panier de la ménagère, il fallait plus de 9 000 bolívars.
Mais surtout, depuis le Caracazo – appelé aussi dans la presse le 27 F –, la peur régnait. Chez les pauvres des cerros , parce qu’ils craignaient les exactions de la police et de la garde, fréquemment dénoncées par Amnesty International. Chez les riches des colinas , parce qu’ils ressentaient chaque jour davantage l’insécurité des rues.
Inquiète à propos de la situation intérieure, la population ne trouvait guère rassurantes les nouvelles de l’extérieur: fragilité de la frontière amazonienne, constamment violée par les chercheurs d’or brésiliens, les garimpeiros ; sentiment que l’équipe au pouvoir s’apprêtait à céder des droits à la Colombie dans les négociations sur le territoire disputé dans le golfe du Venezuela.
Dans ce climat d’inquiétude circulaient constamment des rumeurs de coup d’État.
1992: Deux tentatives de putsch en une seule année
Dans la nuit du 3 au 4 février 1992, un groupe de jeunes parachutistes tenta de renverser le gouvernement, arguant qu’une dictature honnête valait mieux qu’une démocratie corrompue. Carlos Andrés Pérez sauva sa vie de justesse.
Le sommeil de la capitale fut secoué par le bruit assourdissant des chars d’assaut, des rafales de mitraillettes, des tirs de mortier des putschistes qui, simultanément, attaquèrent l’aéroport de la Carlota, la résidence présidentielle de la Casona, le palais du gouvernement de Miraflores, le siège du ministère de la Défense, celui de la garde nationale, de la Marine, les installations du corps de police et la chaîne officielle de télévision. Jouissant de l’appui d’un nombre important de casernes à travers le pays, les insurgés appartenaient au bataillon de parachutistes José Leonardo Chirinos, basé à Maracay, capitale de l’État de Aragua, à 100 kilomètres au sud de Caracas.
La tentative de putsch échoua au bout de sept heures d’affrontements sanglants avec les forces loyalistes. Condamnée par l’ensemble de la communauté internationale, elle suscita beaucoup de sympathies dans les barrios et les ranchos , mais aussi dans les universités.
Le coup avait été préparé de longue date. Chez les jeunes officiers qui s’étaient vus obligés de tirer contre le peuple lors du Caracazo , une prise de conscience progressive avait eu lieu. Certains militaires s’étaient regroupés au sein d’une espèce de loggia, née en 1983, année où l’on célébrait le deux centième anniversaire de la naissance du Libertador Simón Bolívar. C’est de cette figure légendaire que s’inspirait le Mouvement bolivarien révolutionnaire 200 (M.B.R. 200), conduit par le lieutenant-colonel Hugo Chávez. Ce dernier apparut comme le chef de la rébellion. Âgé de trente-huit ans, beau parleur, cet amateur de harpe, guitare et maracas se faisait appeler le «Centaure des llanos». En lui s’incarnaient les désillusions et les espoirs des cadres moyens de l’armée, appelés les Comacates : commandants, majors, capitaines, lieutenants. Eux aussi avaient souffert d’une dégradation de leur mode de vie. Mais, fondamentalement, leur écœurement venait de la gabegie et de la déliquescence d’un pays gangrené par les affaires, et où le blanchiment de l’argent du narcotrafic touchait de plus en plus le monde politique, ainsi que les hautes sphères de l’armée.
Le ministre de la Défense, le général Fernando Ochoa Antiz, attribua l’insurrection à des «idéaux qui s’étaient égarés».
Mais l’homme qui interpréta le mieux le sentiment populaire fut sans aucun doute l’ancien président Rafael Caldera. Quelques heures après que le soulèvement, blâmé par lui, eut échoué, il déclara, dans un discours mémorable prononcé devant le Congrès: «On ne peut demander à un peuple qu’il s’immole lui-même au nom de la démocratie.»
Emprisonné, Chávez se transforma en héros dans l’opinion publique. Il fut plus tard amnistié et autorisé, après avoir renoncé à sa fonction dans l’armée, à mener campagne pour ses idées.
Lorsqu’une deuxième tentative de golpe se produisit, le 27 novembre 1992, cette fois avec l’intervention de l’aviation, les militaires qui se réclamaient du Mouvement bolivarien révolutionnaire ne parvinrent pas à entraîner les citoyens mécontents dans leur folle équipée. Celle-ci causa plus de deux cent cinquante morts et cinq cents blessés. Ochoa Antiz, à ce moment ministre des Relations extérieures, déclara que «ce bain de sang avait mis fin au mythe de Chávez le justicier».
L’exaltation des Vénézuéliens était en effet retombée. En participant aux élections régionales et municipales du 5 décembre, ils montrèrent qu’ils rejetaient à la fois la violence comme méthode de changement, et la politique gouvernementale. L’Action démocratique ne possédait plus que cinq des vingt-deux gouverneurs, alors qu’elle en avait onze auparavant. Le C.O.P.E.I. en comptait dix, et le M.A.S., six. Le fait le plus frappant était l’avancée de la Cause radicale, la Causa R. Né d’une scission du Parti communiste, ce mouvement s’était d’abord développé sur les rives de l’Orénoque, parmi les ouvriers métallurgistes, puis avait grandi à l’échelon national. Cette fois, l’un de ses militants, l’instituteur noir Aristóbulo Isturiz, remportait la mairie de Caracas (5 millions d’habitants). Et son principal leader, le syndicaliste Andrés Velázquez devenait gouverneur de l’État de Bolívar, avec plus de 70 p. 100 des voix. Principal et, pour ainsi dire, unique cheval de bataille de la Causa R: l’attaque en règle des «crapules» qui avaient gouverné le pays depuis trente-quatre ans, parfois au profit de leurs secrétaires personnelles et maîtresses.
Chute de Pérez et retour de l’ancien président Rafael Caldera
L’influent journaliste José Vicente Raugel, ex-candidat de la gauche, toujours battu, à l’élection présidentielle, devint un pourfendeur impitoyable de la corruption, tant dans les journaux qu’à la télévision. Il accusa Carlos Andrés Pérez, pourtant déjà fort riche, et certains de ses ministres d’avoir détourné tout ou partie du fonds secret (250 millions de bolívars) que le Cabinet avait alloué, en février 1989, à la présidence.
Fondée ou non fondée, l’affaire prit rapidement de l’ampleur, d’autant plus que l’accusé se refusa énergiquement à donner des éclaircissements sur l’emploi de cette somme, sans doute utilisée dans des actions liées à la diplomatie vénézuélienne en Amérique centrale.
Le procureur de la République, Ramón Escobar Salom, résolut de saisir la Cour suprême de justice, qui décréta, le 20 mai 1993, que le président devait être poursuivi et jugé pour malversations. Une telle décision entraînait la suspension immédiate de ses fonctions. Suspendu le 31 août 1993, puis destitué par vote du Congrès, Carlos Andrés Pérez fut remplacé par le président du Sénat, Octavio Lepage, jusqu’à la désignation du sénateur Ramón José Velásquez comme président intérimaire. Ce dernier mena tant bien que mal le pays vers les élections générales de décembre 1993. Quatre candidats s’y affrontèrent: Andrés Velázquez pour la Causa R; Oswaldo Alvarez Paz, avocat, pour le C.O.P.E.I.; Claudio Fermín, sociologue et ex-maire de Caracas, pour l’Action démocratique Enfin, l’ancien président Rafael Caldera (1969-1974), qui avait abandonné au milieu de 1993, pour graves divergences, le parti C.O.P.E.I. fondé par lui-même en 1946, se présentait comme indépendant. Le vieil homme aux allures de patriarche, âgé de soixante-dix-huit ans, s’appuyait tout de même sur deux forces: le Mouvement vers le socialisme et la Convergence nationale (Convergencia), formation nouvelle créée par les dissidents du C.O.P.E.I. et une constellation de petits partis, parmi lesquels le Parti communiste. Favori dans les sondages, dénonçant les méfaits du paquete libéral imposé par le F.M.I., Caldera bénéficiait du rejet des partis traditionnels et de son propre prestige, bâti sur une réputation, justifiée, d’honnêteté et de rigueur.
Il remporta la victoire annoncée. Lors de ces élections, les Vénézuéliens eurent pour la première fois la possibilité d’élire, par un vote nominal, plus de la moitié des députés, au lieu du système traditionnel de listes fermées avec des noms imposés par les cogollos , les sommets des partis.
On espérait que ce vote direct constituerait un facteur de renouvellement des élites parlementaires.
La principale leçon du scrutin fut que l’ère du partage du pouvoir entre les sociaux-démocrates de l’Action démocratique et les démocrates-chrétiens du C.O.P.E.I. (cinq présidents adecos et deux copeyanos depuis la fin de la dictature de Marcos Pérez Jiménez en 1958) était véritablement révolue. Les voix se dispersaient sur les quatre principaux candidats (sur les 18 aspirants à la présidence), lesquels s’échelonnaient ainsi: Rafael Caldera, 30,46 p. 100 des suffrages exprimés; Claudio Fermín, 23,60 p. 100; Oswaldo Alvarez Paz, 22,73 p. 100; Andrés Velázquez, 21,99 p. 100. Les autres recueillaient, tous ensemble, 1,26 p. 100. Les résultats des élections législatives (tabl. 1) montraient que le bipartisme, déjà affaibli en 1988, avait cédé le pas à un pluripartisme où la gauche (M.A.S., Causa R) était en progression, et d’où émergeait un mouvement centriste, la Convergencia. La montée sensible de l’abstention (fig. 1) illustrait le profond désenchantement de l’électorat.
Le nouveau gouvernement jouissait de la sympathie de tous ceux, militaires et civils, qui s’étaient opposés au modèle néo-libéral lancé en 1989. Il voulait mettre en œuvre une politique réactivant le rôle de l’État, où la croissance serait inséparable du progrès humain. Nommé ministre d’État chargé à la fois des Affaires sociales et frontalières, vieux lutteur, Pompeyo Márquez, ancien dirigeant du Parti communiste du Venezuela puis l’un des fondateurs du M.A.S., était prêt à répondre de façon nouvelle au défi de la pauvreté.
Projet singulier, à l’heure où les pays voisins – Mexique, Chili, Argentine – étaient résolument engagés du côté du libéralisme à tout crin.
Avant même l’entrée en fonctions de Rafael Caldera, en janvier 1994, éclata une épouvantable crise financière, telle, dit-on, qu’aucun pays au monde n’en avait jamais traversée.
6. La débâcle du système financier et ses multiples conséquences
Tout commença par la banqueroute, puis la fermeture de la banque Latino, devenue en peu de temps la seconde du pays sous la direction de Pedro Tinoco, un vieil ami du président Pérez.
Au cours des quinze mois qui suivirent, pratiquement tout le système financier national s’effondra comme un château de cartes.
Une vingtaine de banques privées firent faillite – parmi lesquelles la banque Consolidado, la banque Venezuela, le groupe Progreso – et passèrent, avec toutes leurs firmes associées, sous la tutelle de l’État. Ce dernier hérita soudain – cadeau empoisonné – de milliers de propriétés: gigantesques complexes hôteliers, appartements modestes ou luxueux, domaines agricoles, terrains à construire, automobiles, yachts, avions, etc.
Poussé par le Congrès et soucieux avant tout d’éviter aux déposants la perte de leurs économies, le gouvernement jugea bon de prendre à son compte la facture de ces faillites en chaîne, chiffrée à 7 milliards de dollars (16 p. 100 du P.I.B. de 1994).
À la mi-1995, la crise n’était pas terminée. Plus de cent personnalités faisaient l’objet de mandats d’arrêt. Mais aucune n’était sous les verrous.
Des douzaines de banqueroutiers frauduleux se sont réfugiés aux États-Unis, à Miami, surtout, où ils ont transféré leurs biens. Le Venezuela demande leur extradition.
Selon les responsables du Fonds de garantie des dépôts et protection bancaire (Fogade), qui administre les entités nationalisées, le plus gros de l’argent perdu ne sera jamais récupéré. Le peuple paiera les pots cassés, avec plus d’inflation et plus d’impôts. À quoi attribuer ce désastre? Aux opérations douteuses de financiers qui investissaient à tort et à travers, certes, mais surtout au modèle économique instauré dans la période 1989-1993 (tabl. 2): les hauts niveaux de croissance, jusqu’en 1992, se sont accompagnés de forts taux d’inflation, de taux d’intérêt élevés, d’une constante dévaluation et d’un énorme déficit fiscal. 1994 fut une année sombre (fig. 2).
Pour faire face à la lourde dette qu’il assumait, le gouvernement fit marcher la planche à billets. D’où une inflation grandissante. Pour la juguler, sauver les réserves internationales et freiner la fuite des capitaux, un contrôle des changes et des prix a été décrété en juin 1994, ce qui a grandement paralysé la marche des affaires. Suspendues en juillet 1994, les dispositions constitutionnelles garantissant notamment les libertés civiles n’étaient pas rétablies un an plus tard, et ce afin de faciliter les enquêtes sur les faillites. Ces mesures étaient plutôt bien reçues dans les ranchos . Mais les investisseurs, qu’ils fussent locaux ou étrangers, réclamaient le retour à des règles du jeu plus claires.
Signe des difficultés traversées: au cours de l’année 1994, Rafael Caldera a proposé quatre plans économiques différents, portant chacun le nom de leur auteur: le plan Sosa, le plan Baptista, le plan Corrales et le plan Sosa II. Puis vint le IXe plan de la nation. Approuvé en décembre 1994 par le Congrès de la République, le budget 1995 atteint la somme de 2,6 milliards de bolívars, dont 34 p. 100 sont consacrés au service de la dette extérieure. Afin de réduire le déficit budgétaire, considérable, le Congrès a autorisé, en mars 1995, la privatisation des entreprises – mines, métaux, énergie électrique – regroupées dans la Corporation vénézuélienne de Guyane (C.V.G.). Pour augmenter les revenus de la vente du pétrole (22,5 milliards de dollars en 1994, un bon score), l’entreprise nationale Pétróleos de Venezuela a ouvert, avec succès, certaines de ses activités aux compagnies étrangères. Écartées en 1976 par la nationalisation du pétrole, la Royal Dutch/Shell Group et la Mobil Oil Corporation sont de retour, avec d’autres, telles que la Japan’s Teikoku Oil et Total.
La Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement ont apprécié cette ouverture. Mais, avant d’apporter l’argent frais des crédits octroyés, ou à octroyer, elles attendent que le gouvernement élimine le contrôle des prix et des changes, mette à jour le paiement de la dette et, surtout, augmente le prix de l’essence (4,3 cents le litre, alors que le prix international est de 14 cents). Mesure que personne n’ose prendre dans la crainte de susciter un autre Caracazo .
L’autorité morale du président et son aura de «père» protecteur se maintiennent. Toutefois, on dénonce ici et là son penchant pour l’autoritarisme, le rôle excessif pris par sa propre famille – en particulier son fils, Andrés Caldera, ministre de la Présidence – et le recours permanent aux forces armées, qu’il s’agisse de faire régner l’ordre dans les sinistres prisons ou dans les rues. L’insécurité urbaine instaure un couvre-feu de fait. Elle demeure le principal problème. Tous ceux qui offriront de s’y attaquer efficacement auront l’écoute de la population. Mais Rafael Caldera semble avoir désamorcé la menace d’un nouveau coup d’État militaire: immédiatement après avoir retrouvé son fauteuil de Miraflores, il destituait tous les membres du haut commandement militaire et les remplaçait par des officiers connus pour leur loyauté à l’égard de la Constitution.
Venezuela
(république du) (República de Venezuela), état du N.-O. de l'Amérique du Sud, bordé au N. par la mer des Caraïbes; 912 050 km²; 21 844 000 hab.; cap. Caracas. Nature de l'état: rép. Langue off.: esp. Monnaie: bolivar. Pop.: métis (70 %), Blancs (20 %), Noirs (9 %), Amérindiens (env. 40 000 individus). Relig.: cathol. (94 %). Géogr. et écon. - Au N. s'élèvent des montagnes humides et forestières: Andes (culminant à 5 007 m), cordillère de la Costa; bordées d'un littoral très peuplé, elles isolent, au N.-O., la plaine et le lac de Maracaibo, au climat chaud et sec. Au S. des chaînes s'étend la région tropicale des llanos (savane arborée), arrosée par l'Orénoque, puis le massif des Guyanes couvert d'une forêt dense subéquatoriale. Le pays compte près de 85 % de citadins et accueille plus de 2 millions d'immigrés (Colombiens, notam.). L'agriculture reste insuffisante et l'élevage extensif est important (15 millions de bovins). L'écon. repose sur le secteur minier: or, diamants, bauxite, gaz naturel et, surtout, pétrole (8e rang mondial, 80 % des exportations), exploité depuis 1914 dans la zone de Maracaibo; mais l'exploitation des riches réserves de la "ceinture de l'Orénoque" est onéreuse. à partir de 1960, l'état a implanté des industries de base en Guyane (sidérurgie, aluminium). Depuis les années 1980, la baisse du prix du pétrole et l'évasion des avoirs ont créé une crise. Hist. - La colonisation espagnole rattacha le Venezuela au vice-royaume du Pérou puis à la Colombie dans le vice-royaume de Nouvelle-Grenade et limita la mise en valeur du pays aux montagnes du N. à Caracas eut lieu le prem. soulèvement contre les colonisateurs espagnols (1810-1812), sous la conduite de Miranda puis de Bolívar. De 1821 à 1830, le Venezuela fit partie de la république de Grande-Colombie, organisée par Bolívar. Après sa mort, révolutions et dictatures se succédèrent. De 1870 à 1888, Antonio Guzmán Blanco exerça une dictature progressiste et moderniste. Juan Vicente Gómez (1908-1935) gouverna de façon dictatoriale; l'exploitation du pétrole commença; en 1928, le Venezuela était le 2e prod. mondial. Après une succession de gouvernements milit. (1936-1945), une junte révolutionnaire dirigée par Rómulo Betancourt fit élire à la prés. de la République l'écrivain Rómulo Gallegos (1948), renversé la même année par Marcos Pérez Jiménez, dont la dictature dura jusqu'à l'insurrection populaire de janv. 1958. Depuis lors, les présidents sociaux-démocrates ("Action démocratique") alternent avec des démocrates-chrétiens. Social-démocrate, Carlos Andrés Pérez Rodríguez (1973-1979) nationalisa le pétrole en 1975; élu à nouveau en 1988, il décréta l'austérité sur les conseils du F.M.I., et des troubles graves éclatèrent (mars 1989). Deux tentatives de putsch militaire furent déjouées en 1992. En mai 1993, Pérez décréta l'état d'urgence et fut démis pour malversations. En déc. 1994, le démocrate chrétien Rafael Caldera (président de 1970 à 1974) fut élu pour le remplacer. Dès 1995, il observa les conseils du F.M.I. En 1996, il autorisa des compagnies étrangères à se livrer à la recherche pétrolière.
Encyclopédie Universelle. 2012.