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EMPIRISME
EMPIRISME

L’empirisme, chez les Grecs, était une forme de scepticisme rattachée à l’école de Pyrrhon. Il nous est connu par l’ouvrage de Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle) Hypotyposes pyrrhoniennes . Fondé sur une analyse des critères du jugement, il est une méthode «critique» qui entend s’opposer à la méthode «dogmatique» des aristotéliciens, des épicuriens, des stoïciens, ainsi qu’au scepticisme de la Nouvelle Académie (Carnéade), considéré par les pyrrhoniens comme un dogmatisme négatif. Ceux-ci se qualifient eux-mêmes de chercheurs (zététiques); le doute était pour eux une méthode de recherche consistant d’abord à comparer des phénomènes ou des pensées (noumènes) jusqu’à faire apparaître des «antithèses» en présence desquelles il est sage de suspendre son jugement. Toutefois, cette suspension du jugement (épochè ) ne supprime pas la perception sensible, elle permet, au contraire, de l’utiliser pour explorer comment les phénomènes apparaissent et comment les pensées sont jugées. La tradition pyrrhonienne donna naissance, au Ier siècle avant Jésus-Christ, à une école de médecine dite empirique qui mettait l’accent sur l’individualité (l’«idiosyncrasie») du malade et qui divisait le champ des études cliniques en trois parties: la sémiologie, la thérapeutique et l’hygiène.

L’habitude de classer les doctrines philosophiques sous la double étiquette du rationalisme et de l’empirisme ne s’est généralisée qu’au XIXe siècle. Le mot «empirisme» prit alors une signification nouvelle; il servit à interpréter l’histoire de la philosophie à la lumière des oppositions établies par la dialectique kantienne entre la thèse dogmatique et l’antithèse empiriste (Critique de la raison pure , Dialectique transcendantale, chap. II, 3e section). L’image que nous nous faisons aujourd’hui des empiristes anglais du XVIIIe siècle est en effet une illusion rétrospective. Au XVIIIe siècle, on parlait de cartésiens, de platoniciens, d’aristotéliciens, de sceptiques, d’épicuriens, de matérialistes... Habituellement, les empiristes ne figuraient pas au catalogue. On cherche en vain le mot «empirisme» dans l’œuvre de Locke, de Berkeley ou de Hume. Aucun d’eux ne s’est déclaré «empiriste». Dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain , Leibniz présente ainsi la philosophie de Locke: «En gros, [l’illustre anglais] est assez dans le système de Gassendi, qui est dans le fond celui de Démocrite. Il est pour le vide et les atomes; il croit que la matière pourrait penser, qu’il n’y a point d’idées innées, que notre esprit est tabula rasa , et que nous ne pensons pas toujours; et il paraît d’humeur à approuver la plus grande partie des objections que M. Gassendi a faites à M. Descartes» (I, I). Les gassendistes et les épicuriens étaient partisans de la philosophie mécaniste; Leibniz était trop bien informé pour les assimiler aux empiristes (ce mot n’avait pas encore reçu sa signification kantienne d’étiquetage épistémologique ou de figure éternelle de la dialectique). L’allusion à la tabula rasa d’Aristote (De anima , III, IV, 43 a) et au rejet par Locke des idées innées est une thèse de philosophie naturelle; elle ne se retrouve pas chez tous les auteurs que nous appelons empiristes (elle est absente chez Hume, par exemple, et, de nos jours, chez Willard Van Orman Quine Roots of Reference , I, VI, p. 23). La distinction entre l’inné et l’acquis est elle-même une question empirique relevant d’une théorie de l’apprentissage. L’adjectif «empirique» a un sens relativement précis lorsqu’il s’applique à un type d’argument fondé sur des évidences sensibles et des critères d’observation communicables. En revanche, nous avons pris l’habitude de qualifier globalement certaines philosophies d’empiristes et nous projetons cette étiquette sur un ensemble d’auteurs anciens et modernes qui seraient bien étonnés de se retrouver dans la même auberge: «Le fait est que l’usage systématique des étiquettes empiristes et rationalistes est un produit du XIXe siècle, un produit des historiens de la philosophie qui ont vu la philosophie du XVIIIe siècle sous la forme idéalisée d’un conflit entre deux écoles opposées qui auraient cherché à résoudre un problème intérieur à la philosophie de Kant» (R. S. Woolhouse, The Empiricists , Oxford, 1988, p. 2). Locke, tenu pour grand rationaliste au siècle de Voltaire, devint ainsi le père de l’empirisme. Il faut être attentif à l’emploi des mots. Nous avons fait de Francis Bacon une des grandes figures empiristes illustrant la dialectique kantienne. Pourtant, il déclare lui-même: «Ceux qui ont traité des sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance; mais la méthode de l’abeille tient le milieu, elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, puis la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul et principal appui dans les forces de l’esprit; et la matière que lui offrent l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l’entendement. Aussi d’une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle – alliance qui reste à former –, il faut bien espérer» (Novum Organum , aph. 95).

Certes, il est parfaitement légitime de s’appuyer sur l’empirisme professé par les philosophes du XIXe et du XXe siècle pour retrouver chez leurs prédécesseurs des thèses dites empiristes. Mais il convient alors de replacer celles-ci dans leurs contextes, c’est-à-dire dans l’histoire des problèmes scientifiques et philosophiques. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, c’est celui de la causalité mécanique qui est au centre des débats aussi bien chez Descartes, Malebranche et Gassendi que chez Hobbes, Bacon, Berkeley et Hume. La transformation de l’idée de causalité transformait non seulement l’idée que l’on s’était faite de la nature mais aussi celle qu’on avait de la morale et de la théologie. Cependant, c’est seulement au XIXe siècle que sera créé le mot «épistémologie» et que l’histoire philosophique des XVIIe et XVIIIe siècles sera interprétée comme un débat entre rationalistes et empiristes.

1. L’empirisme au XIXe et au XXe siècle

Le problème central: induction et hypothèse

L’empirisme professé au XIXe siècle a certaines caractéristiques qui lui sont propres: l’importance accordée aux méthodes inductives de Stuart Mill et à la psychologie génétique. La notion d’empirisme est alors associée, d’une part, avec la thèse sensualiste qui se propose d’expliquer l’origine des idées à partir de la sensation, d’autre part, avec l’idée que l’induction généralisante est une méthode pour trouver les vraies causes ou les vraies antécédents. Ces deux thèses se comprennent assez bien par référence aux époques antérieures. D’un côté, la théorie des idées est une affaire du XVIIe siècle qui a évolué en même temps que la découverte de la sensibilité dans la littérature du XVIIIe; de l’autre, l’intérêt porté à l’induction se rattache aux controverses sur la notion d’«hypothèse» à l’époque de Newton. Celui-ci avait employé le mot «hypothèse» dans des significations très diverses (cf. B. Cohen, The Newtonian Revolution , Cambridge, 1980; J. Noxon, Hume’s Philosophical Development , Oxford, 1973). L’essentiel de la controverse peut se résumer ainsi: contre la méthode d’hypothèse attribuée aux cartésiens, les newtoniens ont défendu la méthode d’induction. Cette dissociation malheureuse entre méthode de l’induction et méthode de l’hypothèse allait être pour longtemps une source d’équivoques. L’idée de la méthode hypothético-déductive n’émergera que lentement au XIXe siècle, à travers les œuvres de Whewell et de Herschel. La philosophie de l’hypothèse ne se développera vraiment qu’au XXe siècle (avec Poincaré et Popper par exemple). Rappelons, à ce propos, que Hume n’emploie pas le mot «induction» dans ses deux arguments célèbres sur l’inférence causale, alors qu’il recourt avec insistance à celui de «supposition». Il a démontré le caractère hypothétique de l’inférence causale, et, ce faisant, il a clos le débat entre newtoniens et cartésiens pour en ouvrir un autre, qui concerne la prise de conscience progressive de la pensée hypothétique dans la science moderne. Et, en effet, ce n’est qu’au XXe siècle que l’œuvre de Hume a trouvé ses commentateurs les plus attentifs.

Le mot «induction», historiquement très chargé, évoque immédiatement les méthodes inductives à la manière de Stuart Mill ou la logique inductive à la manière de Rudolf Carnap. Mais s’agit-il bien de méthode et de logique? Bertrand Russell écrit: «Psychologiquement, l’induction ne procède pas comme elle le fait dans les manuels, où nous sommes supposés avoir observé nombre d’occasions où les chiens aboient, et avons ensuite procédé consciemment à une généralisation. Le fait est que la généralisation, sous la forme d’une attente habituelle, se présente à un niveau plus bas que celui de la pensée consciente, de sorte que, au moment où nous commençons à penser consciemment, nous nous trouvons déjà croire à la généralisation, sinon explicitement sur la base de l’évidence, du moins implicitement dans nos attentes habituelles» (Human Knowledge , III, 1, p. 168). La généralisation inductive est implicite dans la croyance. Elle se résorbe dans la notion d’hypothèse: «L’induction n’est pas une procédure alternative à l’hypothèse, dit Willard Quine, c’est un cas d’hypothèse» (Web of Belief , VII, p. 89). Nous dirons que l’induction est la converse de l’ explication : les prémisses générales expliquent des observations particulières, et les conséquences observables rendent crédibles les prémisses. La déduction est une relation logique telle que, les prémisses étant vraies, la conséquence ne saurait être fausse (la logique transmet des valeurs de vérité). L’explication est déductive, la crédibilité est inductive, allant des conséquences aux prémisses; or la crédibilité n’est pas une valeur logique (l’énoncé d’observation peut être vrai et l’hypothèse générale fausse). Dès lors, il n’y a pas à distinguer deux méthodes (sinon de façon superficielle), mais deux sortes de rationalité: la rationalité logique, qui transmet des valeurs de vérité, et la rationalité du jugement, qui transmet des valeurs de crédibilité. Ces deux formes de rationalité s’entremêlent en nos raisonnements comme la structure syntaxique et le vocabulaire dans un texte. Quelle que soit la structure logico-mathématique d’une théorie, le seul fait de la considérer comme une hypothèse suffit à poser le problème de sa crédibilité. C’est l’histoire des sciences (et non pas seulement la logique) qui nous permettra d’analyser ce qu’est la rationalité scientifique: pour quelles raisons préférer une hypothèse à une autre, une méthodologie expérimentale à une autre, une catégorie conceptuelle ou un type d’objet à d’autres? L’analyse de ces choix préférentiels est au cœur de l’histoire des sciences.

Alors que l’empirisme, au sens vulgaire, évoque une expérience par essais et erreurs, sans principes, il est remarquable que les grands débats philosophiques sur la nature de l’évidence empirique se soient noués autour de deux œuvres qui ont mis en question la conception des principes: les Principia mathematica philosophiae naturalis de Newton (1687) et les Principia mathematica de Russell et Whitehead (1910-1913). C’est l’avènement de la physique mathématique qui a conduit à voir dans les principes de la science des principes hypothétiques (plutôt que des nécessités métaphysiques comme dans la scientia médiévale). Et c’est le développement de la logique mathématique qui a renouvelé l’analyse des rapports entre langage et réalité. La philosophie de Russell – semblable, disait Whitehead, à un dialogue platonicien, sinueux sans conclusion – a marqué un tournant décisif entre le XIXe et le XXe siècle. À mesure que s’amenuise la différence entre l’empirisme et le rationalisme mathématique, un autre clivage se dessine entre l’esprit d’analyse et les vastes synthèses de la philosophie romantique issue de Kant et des post-kantiens. La philosophie analytique, née à Cambridge avec George E. Moore, Russell et Wittgenstein, est à l’origine de courants qu’il ne faut pas confondre: le positivisme du cercle de Vienne, l’analyse linguistique du mouvement d’Oxford.

Le cercle de Vienne, fondé par Moritz Schlick en 1920, réunissait Rudolph Carnap, Otto Neurath, Herbert Feigl, Friedrich Weissmann, Edgar Zilsel, Victor Kraft, Philip Frank, Karl Menger, Kurt Gödel et Hans Hahn, sans compter les visiteurs occasionnels comme Alfred J. Ayer et Willard Quine, ni les correspondants comme Hans Reichenbach à Berlin, ni les indépendants comme Karl Popper... Le milieu autrichien entre les deux guerres est le brillant témoin des tensions contradictoires qui annoncent la mutation culturelle de l’Europe. C’est à Vienne que l’empirisme logique a été codifié. L’influence diffuse du néo-kantisme demeure sensible dans l’œuvre de Carnap: la distinction entre propositions analytiques et propositions synthétiques conserve l’image de l’«empirisme classique». Par la suite, lorsqu’elle sera remise en question par Quine, Alfred Tarski, White et d’autres, l’empirisme aura tendance à redevenir ce qu’il était au XVIIIe siècle, un naturalisme.

L’empirisme défini comme théorie de l’évidence confirmative

Finalement, qu’est-ce que l’empirisme? En dehors de la formule très générale qui affirme que nos informations sur le monde viennent de l’expérience, il est difficile de trouver une définition qui soit valable dans tous les cas. Ceux qui croient trouver dans la philosophie anglaise du XVIIe et du XVIIIe siècle le modèle de l’«empirisme classique» pensent que l’empirisme est une théorie de la connaissance à la manière kantienne, sauf en ce qu’elle refuse d’admettre l’existence de synthèses a priori. On a vu cependant que l’empirisme classique est une idéalisation construite rétrospectivement, au XIXe siècle. Ce qui fait difficulté dans l’héritage kantien, c’est moins l’idée de synthèses a priori (si l’on admet dans celles-ci une certaine contingence historique) que l’inflation de la «nécessité», le recours à des nécessités intérieures dont on attend la révélation de l’absolu comme système. Quine, dans Theories and Things (IV, p. 39), présente l’empirisme comme «une théorie de l’évidence». L’évidence, au sens anglais, n’est pas un sentiment intérieur, mais quelque chose que l’on peut montrer publiquement, une attestation ou une pièce justificative que chaque partie, dans un procès, doit pouvoir exhiber pour soutenir ses allégations. En ce sens juridique et fonctionnel, la théorie de l’évidence pose bien, comme le voulait Kant, une question de droit et non pas seulement de fait. D’après J. Hacking (Emergence of Probability , 1975), cette conception fonctionnelle de l’évidence comme signe de crédibilité aurait une origine non seulement juridique mais aussi philosophique, à savoir les travaux de Pascal sur le calcul des probabilités. Nous pouvons adopter cette terminologie en reconnaissant la valeur publique de l’évidence comme base critique de discussion. Ce qui, dans une discussion, compte comme évidence confirmative, c’est-à-dire comme observation pertinente ou preuve matérielle, dépend du problème à résoudre.

Pour dégager cette évidence, il n’est pas nécessaire de supposer la priorité absolue d’un donné indépendant de toute conceptualisation, il suffit que la recherche puisse s’exercer en deux directions inverses, soit que l’on s’appuie sur l’observation pour tester la valeur prédictive d’une théorie, soit qu’inversement on utilise une théorie pour évaluer la portée d’une observation. La thèse suivant laquelle toutes nos connaissances viennent de l’expérience n’interdit pas d’utiliser nos connaissances acquises dans les diverses sciences, naturelles ou humaines, pour analyser les conditions, externes et internes, de la perception. Berkeley utilise la géométrie et l’optique pour tenter d’établir le caractère bidimensionnel des données immédiates de la vision (cf. Quine, Le Mot et la Chose , I. I, p. 26); de même, Locke s’appuie sur la physique et la physiologie pour dire que les qualités secondes sont subjectives (cf. Russell, Human Knowledge , III, I, p. 172). Alors que la dialectique de Platon privilégie une orientation de la recherche qui va du sensible à l’intelligible ou de l’imparfait au parfait, l’empirisme n’impose rien de tel. La recherche peut aller dans toutes les directions. Quand Newton spéculait sur le principe d’inertie, sans illustration directe dans l’expérience, il ne cessait pas pour autant d’être un bon empiriste. Seulement, pour assurer le va-et-vient entre la théorie et l’expérience, il n’est pas nécessaire de supposer que nous avons pour guide une Raison infaillible, aux principes irréformables, telle qu’elle est invoquée par la tradition rationaliste depuis la plus haute antiquité. Il suffit que la rationalité du jugement puisse expliciter ses propres conditions à mesure des questions que nous sommes capables de nous poser. Sous prétexte que la raison ne saurait être maîtresse d’erreur, les Anciens lui attribuaient une perfection immuable. Or, ce qui s’est dégagé peu à peu de la tradition empiriste, c’est l’idée d’une raison faillible, autocorrective, autonome en ce sens qu’elle est douée d’une capacité de réflexion critique prolongeant les mécanismes autorégulateurs de l’activité vivante.

Il est vrai que l’empirisme du XIXe siècle a été souvent prisonnier du psychologisme. Un changement décisif, à partir de 1930 environ, a consisté dans l’abandon du phénoménalisme, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle les phénomènes immédiatement donnés comme qualités sensorielles (sense data ) seraient le fondement le plus certain de la connaissance. Au XIXe siècle, empiristes et rationalistes admettaient assez communément la priorité épistémologique du phénomène; ils s’opposaient sur la manière de construire le savoir objectif. Dans la tradition kantienne, les conditions de possibilité de l’expérience objective étaient déterminées par des principes synthétiques a priori, formant le système des catégories; c’est la totalité complète du système qui établissait sa nécessité ou sa finalité interne (la conception transcendantale de la nécessité est une conception téléologique). D’un autre côté, la conception empiriste la plus influente était celle du physicien et philosophe Ernst Mach, qui tentait de construire l’objet physique à partir d’une analyse psychologique des sensations (d’où l’appellation d’«empirisme psychologique», à laquelle allait s’opposer l’empirisme logique). Russell avait proposé d’appliquer aux problèmes de construction la logique des Principia , ce qui revenait à utiliser pour les fondements de la physique la méthode qui lui avait servi à expliciter les fondements des mathématiques. Toutefois, ce projet était resté à l’état d’ébauche. Carnap est le premier qui ait tenté de le réaliser dans son livre paru en 1928: La Construction logique du monde (Der logische Aufbau der Welt ). Ce titre annonçait la même ambition que les grandes fresques systématiques du néo-kantisme. L’ouvrage s’en distinguait pourtant sur un point: la rigueur logique de la méthode employée par Carnap rendait son exposé suffisamment explicite pour que, à la manière d’une hypothèse scientifique, il en devînt réfutable. De fait, peu de temps après (vers 1930), Carnap abandonnait l’hypothèse du phénoménalisme; il n’y voyait plus qu’un point de vue possible parmi d’autres. Le grand mérite de l’Aufbau ne réside pas seulement dans une richesse de détails encore valables aujourd’hui, mais dans le fait, assez rare en philosophie, que l’échec d’une hypothèse puisse être, comme en science, plus instructif que de brillantes intuitions.

L’abandon du phénoménalisme n’implique pas que l’on cesse d’analyser les jugements de perception pour en apprécier la portée et les limites, ni que l’on doive renoncer à reconstruire la structure des apparences, comme dit Nelson Goodman, pour examiner les conditions de sa cohérence relative (ce que fait Ernest Gombrich, par exemple, pour la perception esthétique). Il signifie que l’on ne cherchera plus dans l’expérience immédiate le roc inébranlable, le fondement indubitable de la connaissance. L’expérience immédiate n’a pas, dans le langage, l’unité d’un domaine autonome; ce sont les références aux objets physiques qui assurent sa cohésion et permettent à la mémoire de conserver l’accès aux événements du passé. Pourquoi être empiristes? Parce que nous sommes des êtres physiques nous interrogeant sur un monde physique auquel nous appartenons: «Comment savons-nous que notre connaissance dépend seulement de l’irritation de notre surface corporelle et de conditions internes? C’est seulement parce que nous savons, d’une manière générale, à quoi ressemble le monde avec ses rayons lumineux, ses molécules, ses hommes, ses rétines et le reste. C’est ainsi que notre compréhension du monde physique, si fragmentaire soit-elle, nous rend capables de voir combien limitée est l’évidence chargée de supporter cette compréhension. C’est notre compréhension, telle qu’elle est, de ce qui gît au-delà de nos surfaces, qui montre que notre évidence en faveur de cette compréhension se limite à nos surfaces» (Quine, «The Scope and Language of Science», in Ways of Paradox , p. 229).

Cela ne veut pas dire que le «physicalisme» a remplacé purement et simplement le «phénoménalisme». Nous avons besoin de faire appel à la notion de phénomène pour examiner nos jugements de perception; et nous avons besoin de faire appel au stimulus physique ou aux interactions entre l’organisme et son milieu pour expliquer la perception. L’observation en physique est elle-même un problème de physique, et le langage de la physique est lui-même un problème de philosophie. La causalité naturelle et l’activité intentionnelle jouissent l’une par rapport à l’autre d’une priorité relative suivant que nous parlons des choses ou que nous avons à parler sur ce que nous croyons et ce que nous faisons. Il n’y a pas en philosophie de commencement radical; nous commençons toujours au milieu de nos croyances pour en chercher l’explication et la justification, en sorte que la recherche d’un fondement est la recherche d’une cohérence; et la cohérence elle-même est chaque fois relative à un domaine de référence.

Pour résumer cet aperçu général, disons que l’empirisme du XVIIe et du XVIIIe siècle est une fiction historique élaborée au siècle suivant, alors que s’était ouvert le débat entre empirisme et rationalisme. Au XXe siècle, ces deux conceptions opposées se sont transformées l’une et l’autre au point de se confondre en face d’autres philosophies, telles que le romantisme social ou mystique, le syncrétisme phénoménologique, etc. Il reste cependant un point de divergence précis entre la tradition rationaliste et la tradition empiriste: c’est la critique du concept de nécessité. Kant exprime bien la conception rationaliste en disant que la véritable universalité, c’est la nécessité. L’empirisme tient la position inverse: la nécessité n’est pas univoque; elle a des significations différentes suivant le contexte. Quand elle ne se réduit pas à la validité logique, elle a la forme d’un enthymème, d’un raccourci, d’un raisonnement dont les prémisses demeurent implicites. La modalité du possible ou du nécessaire promet de donner des raisons, mais on ne sait pas si elle tiendra ses promesses. Quand on dit: il est possible que..., il est nécessaire que..., c’est que l’on s’attend à quelque chose. Ici la psychologie de l’expectative s’entremêle à la logique. L’empirisme se caractérise par un certain scepticisme à l’égard des «nécessités» de la raison. Il cherche dans l’établissement méthodique de faits analysés la source principale de toute croyance raisonnable.

2. Croyance et connaissance

Dans l’introduction de Human Knowkledge (1948), Russell écrivait: «Toujours depuis Kant, et il serait plus juste de dire depuis Berkeley, a existé parmi les philosophes une tendance que je considère comme illusoire, la tendance à admettre que la description du monde est influencée outre mesure par des considérations dérivées de la nature de la connaissance humaine» (p. XI). Russell et Quine ont dénoncé à maintes reprises le sens vague du mot «connaissance». Le verbe «connaître» est un verbe de performance indiquant un résultat acquis à des degrés divers; on connaît plus ou moins, de même que l’on est plus ou moins chauve ou plus ou moins gros: «Je pense que, dans une perspective scientifique ou philosophique, le mieux que nous puissions faire, dit Quine, est d’abandonner la notion de connaissance comme une mauvaise affaire et de la remplacer par ses ingrédients distincts [...]. Ce n’est pas là du scepticisme. Les sceptiques acceptent le concept de connaissance et dénient ses applications. Ce que nous concluons plutôt, c’est que le terme ne satisfait pas aux standards scientifiques ou philosophiques de cohérence et de précision» (Quiddities , 1987, p. 109).

Il n’en est pas de même du mot «croyance». Quelle que soit sa complexité psychologique, la croyance a du moins une propriété remarquable: c’est qu’elle peut être vraie ou fausse. L’opposition du vrai et du faux n’est plus une opposition graduelle (comme le mieux ou moins bien connu), mais une opposition contradictoire qui ne dépend pas de ce que nous savons mais de ce qui existe ou n’existe pas. C’est l’examen de nos croyances qui pose le problème général de la connaissance . La croyance a une double caractéristique: elle est une anticipation de l’action et elle s’exprime en phrases déclaratives qui pourront être vraies ou fausses. L’expérience ne peut nous instruire qu’à partir des questions que nous posons sur «ce à quoi on peut s’attendre». L’habitude et la croyance nous poussent à attendre le retour de certaines régularités dans l’univers familier: «J’incline à penser que croire à une phrase est une réaction plus simple que comprendre sans croire; je pense que la réaction primitive est de croire, et que la compréhension sans croyance enveloppe une inhibition de l’impulsion à croire» (Russell, Human Knowledge , II, V, p. 101). L’expérience s’acquiert par la régulation de nos activités. Telle est la première thèse de l’empirisme: «Étant empiriste, dit Quine, je continue à concevoir le schème conceptuel de la science comme un instrument destiné à prédire l’expérience future à partir de l’expérience passée» (From a Logical Point of View , 1953, p. 44). Ce point de vue instrumental ne suffit pas à l’objectif de la science, qui est de comprendre et d’expliquer, mais il introduit la possibilité d’examiner pas à pas nos attentes, nos anticipations.

On se fait volontiers une image plus passive de l’empirisme en invoquant pour cela une thèse de psychologie génétique suivant laquelle toutes nos «idées» viennent de la sensation. On a souvent interprété dans ce sens le premier livre du Traité de la nature humaine de Hume. En réalité, il reprend une série de notions héritées d’auteurs antérieurs; la question de l’origine des idées n’occupe que la première section de l’ouvrage et cette priorité dans l’ordre d’exposition ne suffit pas à juger de ce qui est premier dans l’ordre systématique. La troisième section, qui traite de «connaissance et probabilité», est plus fondamentale non seulement dans la philosophie de Hume (où elle rejoint sa théorie de la causalité), mais aussi dans la tradition naturaliste qui explique les tendances empiristes de la philosophie anglaise. Au XVIIe siècle, des hommes tels que Bacon, Hobbes, Gassendi avaient fait de la philosophia naturalis un cheval de bataille contre la scientia médiévale inspirée d’Aristote. Suivant le schéma scolastique, il n’y a de science que du nécessaire; en matière contingente, seules existent des opinions. L’adjectif «expérimental» vient du latin médiéval experimentalis , qui servait à qualifier une connaissance conjecturale fondée sur des «signes» naturels ou surnaturels (Thomas d’Aquin, Somme théologique , I a II ae, qu. 112, art. 5). La question des rapports entre connaissance et croyance se transmettra jusqu’à Locke et deviendra chez Hume un problème fondamental (N. Kemp Smith, The Philosophy of Hume , 1956, p. 62 sq.). L’importance que gardera le concept de croyance dans la philosophie anglaise, spécialement chez Russell, peut être rapprochée des discussions relatives à la philosophie de l’hypothèse évoquée plus haut.

La croyance chez Kant et chez Hume

Or ce concept de croyance, qui permet d’anticiper pas à pas les possibilités de l’expérience, est justement ce qui va disparaître chez Kant au profit d’une anticipation globale des possibilités de l’expérience en général. Dans l’introduction à la Critique de la raison pure (2e éd.), Kant écrit: «Si toute connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience, car il se pourrait que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même.» Cette phrase est généralement considérée comme une réfutation de l’empirisme. En réalité, elle reproduit, avec quelques changements de vocabulaire, les thèses de Hume, non seulement à propos de l’imagination, qui décompose et recompose les données sensorielles, mais surtout à propos de la croyance et de la causalité. Pour retrouver la position de Hume, il suffit de remplacer le terme kantien «connaissance» par celui de «croyance»: nous réagissons à nos impressions en produisant des croyances. Nous croyons que nos impressions ont pour cause des objets permanents, des choses; cette croyance instinctive n’est pas une véritable connaissance, car, selon Hume, on ne peut parler de connaissance au sens strict que là où intervient «un raisonnement démonstratif». La relation causale ne se justifie ni par la logique seule ni par nos impressions (il n’y a aucune impression dont la causalité serait la copie). L’expérience engendre des croyances, et c’est l’examen des croyances qui pose le problème général de la connaissance.

Kant, dans son introduction à la Critique de la raison pure , parle de connaissance empirique et de connaissance pure, non de croyance. Cette omission n’est pas un détail fortuit; elle répond au dessein général de l’entreprise kantienne. Kant a déplacé le concept de croyance pour le faire intervenir dans une autre partie de la Critique , celle qui traite du «canon de la raison pure». Le chapitre sur le Canon de la raison se divise en trois sections: 1. But final de l’usage pur de notre raison; 2. De l’idéal du souverain bien comme principe qui détermine la fin suprême de la raison; 3. De l’opinion, de la science et de la foi. La raison canonique de Kant n’est autre que la recta ratio de la théologie morale, celle qui oriente vers l’idéal du souverain bien. La raison kantienne est préromantique; elle aspire à l’Absolu, à la totalité inconditionnée; elle est investie d’une puissance émotionnelle qui prescrit une finalité impérieuse: «L’expérience nous dit bien ce qui est, mais elle ne nous dit pas qu’il faut que cela soit, d’une manière nécessaire, ainsi et non pas autrement. Elle ne nous donne par cela même aucune véritable universalité, et la raison, qui est si avide de connaissances de cette espèce, est plus excitée par elle que satisfaite.» Ah! cette raison romantique «avide», «excitée», «insatisfaite», sentimentale! Pourquoi faut-il que les choses soient ainsi et pas autrement? La véritable universalité selon Kant, c’est la nécessité. Hume dirait plutôt l’inverse; ce qui est universel est vrai dans tous les cas. À cela l’idée de nécessité n’ajoute rien d’objectif, mais seulement une règle d’acceptation: si une assertion est vraie dans tous les cas, il est raisonnable de l’accepter comme une règle valable dans tous les cas. Cette nécessité hypothétique ou conditionnelle ne soulève pas de difficulté particulière. Mais la finalité systématique du kantisme postule une nécessité inconditionnelle qui trouvera son expression dernière dans l’idéal transcendantal. L’idéal de la raison impose à la métaphysique de la nature la nécessité a priori d’une synthèse: «La métaphysique, en effet, où l’objet doit toujours être mis en parallèle avec toutes les lois nécessaires de la pensée, donne nécessairement par suite un nombre déterminé de connaissances qu’on peut épuiser complètement [...]. Le schéma nécessaire pour un système métaphysique intégral [...] est le tableau des catégories» (Kant, Principes métaphysiques d’une science de la nature , trad. Gibelin, 1952, p. 16).

La philosophie de Kant doit le principal de son succès à la volonté de concilier un réalisme empirique et un idéalisme conforme au principe de perfection de la métaphysique traditionnelle. L’idéal de la raison est un postulat de détermination complète: «Cette proposition: toute chose existante est complètement déterminée , signifie que, non seulement de chaque couple de prédicats contradictoires donnés mais aussi de tous les prédicats possibles, il y en a toujours un qui convient. Par cette proposition, ce ne sont pas seulement les prédicats que l’on compare entre eux logiquement, mais on compare aussi transcendantalement la chose même et l’ensemble de tous les prédicats possibles. Cela revient à dire que, pour connaître intégralement une chose, il faut connaître tout le possible et la déterminer par lui soit affirmativement soit négativement» (Critique de la raison pure , Philosophische Bibliothek, A 573, B 601). L’obscure conception kantienne de la nécessité a sa source dans l’idée d’une plénitude de la réalité (omnitudo realitatis ) en laquelle s’épuisent tous les possibles: «C’est aussi par la possession totale de la réalité qu’est représenté le concept d’une chose en soi parfaitement déterminée et que le concept d’un Ens realissimum est le concept d’un être singulier [...]. C’est donc un idéal transcendantal qui sert de fondement à la détermination complète qui, nécessairement, se trouve en tout ce qui existe et qui constitue la condition matérielle suprême et parfaite de sa possibilité, condition à laquelle toute pensée des objets en général doit être ramenée» (ibid. , A 576, B 604). L’idéal de perfection est la finalité de la raison. Il est le fondement de la détermination complète du système des catégories, mais celles-ci ne peuvent donner lieu à une connaissance que dans les limites de l’expérience humaine. Ainsi se trouvent conciliées deux affirmations: les lois physiques sont contingentes, empiriques; mais les conditions a priori de leur connaissance sont absolument nécessaires, parce qu’elles forment un tout, un système unique. La critique de l’argument ontologique joue dans la philosophie kantienne un rôle central. Elle fait le départ entre ce qui revient à la science et ce qui revient à la foi. Par là s’explique la place que Kant assigne à la croyance au-delà de la connaissance.

Hume, au contraire, plaçait en deçà de la connaissance une croyance décrite comme un sentiment de l’existence qui cherche à s’orienter dans les anticipations de l’action. Il en résulte que pour lui les rapports entre la logique et l’expérience ne sont pas prédéterminés, comme chez Kant, par un système unique de nécessités. Dès lors, la rationalité devenait un problème. La question de Hume: qu’est-ce que la rationalité? pouvait s’associer à la question pascalienne: qu’est-ce que la probabilité?

Ces nouvelles questions faisaient peu à peu basculer la philosophie du «perfectionnisme» au «faillibilisme», suivant un mot de Karl Popper.

La tendance à confondre la vérité avec une perfection finale se retrouve dans le pragmatisme. Selon Quine, «Peirce a essayé de définir entièrement la vérité en terme de méthode scientifique. La vérité serait pour lui la théorie idéale de laquelle on s’approche comme d’une limite lorsque les canons (supposés) de la méthode scientifique sont utilisés sans cesse dans une expérience continuée. Mais il y a plusieurs défauts dans cette théorie de Peirce, entre autres le fait de supposer l’existence d’un organon final de la méthode scientifique et l’appel à un procès allant à l’infini. Peirce fait un usage incorrect de l’analogie avec les nombres lorsqu’il parle d’une théorie limite [...]. Et, même si nous négligeons de pareilles difficultés, même si, faisant appel en quelque sorte à la fiction, nous identifions la vérité avec le résultat idéal de l’application exhaustive de la méthode scientifique à la totalité future des stimulations de nos surfaces sensorielles, il reste encore la difficulté de cette imputation d’unicité («le résultat idéal») [...]. Il paraît plus probable, ne fût-ce qu’à raison des symétries et des dualités, qu’une multitude de théories pourront prétendre à la première place [...]. Toute définition dite pragmatique de la vérité est condamnée à échouer lamentablement» (Le Mot et la Chose , I, VI, 54).

L’idéalisme transcendantal de Kant avait hérité de la confusion antique entre la vérité et la perfection. L’argument transcendantal est un argument téléologique comportant une clause d’unicité: le système est nécessaire parce qu’il est unique; il manifeste la parfaite totalité des déterminations de l’être (ou de l’esprit). Aux yeux d’un kantien, l’empiriste est un dogmatique qui s’ignore; il n’y a que le théologien qui ne soit pas dogmatique; lui seul évite de confondre le phénomène et la chose en soi. Mais comment saurons-nous que nous avons épuisé le possible? Il y a toujours plus de possibilités logiques que de possibilités réelles; le logicien peut sans contradiction rédiger un conte de fées, comme Alice au pays des merveilles . C’est précisément parce qu’elle oblige à faire un choix dans nos imaginations que l’expérience est informative.

En outre, dire qu’une assertion est vraie n’est pas lui faire un compliment à tous égards. Une remarque peut être vraie et néanmoins stupide. Nous attendons d’une théorie de nombreuses qualités: elle peut être plus ou moins simple, plus ou moins féconde, plus ou moins élégante, plus ou moins puissante dans sa valeur explicative; elle peut être plus ou moins bien étayée par l’observation. Les oppositions graduelles de plus ou moins sont intérieures aux objectifs que nous poursuivons, alors que l’opposition du vrai et du faux est une opposition contradictoire par référence à ce qui existe indépendamment de nous et qui est la cause de nos perceptions. Nous avons là, dans ces deux sortes d’opposition, un critère qui nous permet de reconnaître les limites de l’empirisme, en distinguant la vérité d’avec l’évidence ou la garantie plus ou moins grande de crédibilité fournie par des tests dans les limites de notre habileté expérimentale.

3. La querelle des vérités analytiques

L’article de Quine «Two Dogmas of Empiricism», paru en 1951, peut servir de repère chronologique pour distinguer, dans une première approximation, deux périodes dans l’évolution de la philosophie des sciences au XXe siècle. On peut dire, en gros, que la «théorie reçue» dans la première moitié de celui-ci s’inspire des conceptions générales du cercle de Vienne, dites positivisme logique. La seconde partie du siècle est, au contraire, marquée par un éventail de recherches dont le seul point commun est le rejet de la «théorie reçue» et, en conséquence, une nouvelle interrogation sur le rôle respectif de ces deux instruments de la réflexion philosophique qui sont la logique et l’histoire. Pour comprendre ce changement de perspective, l’une des meilleures introductions se trouve dans l’ouvrage collectif édité par Frederick Suppe, The Structure of Scientific Theories (1977). C’est dans ce cadre historique qu’il convient d’envisager des objections que Tarski et Quine avaient adressées à Carnap en 1940 (voir le recueil de Schilpp: The Philosophy of R. Carnap , 1963, p. 64, sq.), et que Quine a développées dans trois articles successifs: «Truth by Convention» (1936), «Two Dogmas of Empiricism» (1951), et «Carnap and Logical Truth» (1954).

Les deux dogmes selon Quine

La thèse générale est ainsi résumée par Quine: «L’empirisme moderne dépend en grande partie de deux dogmes. Le premier consiste à croire à un clivage fondamental entre les vérités analytiques (ou fondées sur les significations indépendamment des faits) et des vérités synthétiques (ou fondées sur les faits). Le second, le réductionnisme, consiste à croire que chaque énoncé doué de signification équivaut à une construction logique à partir de termes qui renvoient à l’expérience immédiate. Ces deux dogmes semblent mal fondés. Si on les abandonne, d’une part, on contribue à effacer la frontière entre la métaphysique spéculative et les sciences de la nature; d’autre part, on se réoriente vers le pragmatisme» (De Vienne à Cambridge , trad. P. Jacob, 1980, p. 87).

L’expression «empirisme moderne» vise principalement l’école autrichienne. La référence au pragmatisme fait allusion, d’une part, à l’article de Clarence Irwing Lewis «A Pragmatic Conception of the A Priori» (1923), article dont Quine reprendra littéralement plusieurs formules, d’autre part, au «holisme» de John Dewey réinterprété à la lumière de Pierre Duhem: nos hypothèses abordent collectivement le tribunal de l’expérience. On notera qu’après Two Dogmas les références au pragmatisme chez Quine se feront souvent restrictives (voir «On the Very Idea of a Third Dogma», in Theories and Things , 1981).

Le second dogme est un corollaire du premier. En prenant isolément chaque énoncé doué de signification pour le confronter à l’expérience immédiate, on entreprend la tâche impossible de distinguer, phrase par phrase, la part de la théorie et celle de l’évidence sensorielle. Le fait que la logique distribue les valeurs de vérité (vrai, faux) phrase par phrase ne doit pas faire oublier que le discernement de la signification ou des conditions de vérité requiert que chaque phrase soit replacée non seulement dans son contexte mais aussi dans un horizon scientifique plus ou moins large suivant les cas.

Les objections au premier dogme sont plus fondamentales. Quine rejette la conception linguistique de la logique, qu’il attribue à Carnap (et indirectement à Wittgenstein), cette conception linguistique étant une forme de conventionnalisme. Pour comprendre quel va être l’objet du débat, ouvrons par exemple le petit livre dans lequel Einstein a présenté au public sa théorie de la relativité (Payot, 1956). Au cours des premiers chapitres, Einstein passe continuellement d’un raisonnement sur les faits à un raisonnement sur les mots jusqu’à ce qu’il arrive à introduire sa définition de la simultanéité (p. 32). La question est celle-ci: que faisons-nous lorsque, pour éclaircir une affaire embrouillée, nous remontons de l’examen des faits à celui des idées, ou d’une question de physique à une question de logique? La réponse traditionnelle est que, dans ce cas, nous faisons une analyse (une reductio ad principia ). En discutant sur des mots tels que «trajet en ligne droite» ou «intervalle de temps», Einstein ne cesse pas d’avoir en vue des choses concrètes, telles que les règles et les horloges. En raisonnant sur le langage, nous raisonnons indirectement sur les choses. Pourquoi emprunter cette voie indirecte? Pour pouvoir généraliser en évitant les équivoques. Quine distingue deux manières de généraliser. Partant de la proposition «Socrate est mortel», nous pouvons généraliser en disant «Tout homme est mortel», mais nous pouvons aussi obtenir une autre sorte de généralité en disant: «Socrate est mortel ou Socrate n’est pas mortel.» Dans ce dernier cas, on dira que l’énoncé est vrai en vertu de sa forme ou de sa syntaxe logique, indépendamment du lexique. L’énoncé resterait logiquement vrai si nous changions les mots en conservant la même forme de disjonction. «Une vérité logique est une phrase qui ne peut être rendue fausse par substitution des termes lexicaux» (Quine, Philosophy of Logic , IV, p. 58). Mais cette indépendance de la grammaire logique à l’égard du lexique descriptif ne veut pas dire que la vérité logique est indépendante des faits. «Être ou non mortel» est vrai de Socrate, de la même façon que l’assertion «deux et deux font quatre» est vraie non seulement en théorie mais aussi en fait. En logique ou en mathématique, comme ailleurs, la vérité se définit toujours par la relation du langage à des réalités extralinguistiques. La forme logique, selon Quine, est un moyen de généralisation oblique qui nous permet de continuer à parler de l’individu Socrate tout en généralisant sur les conditions de vérité des énoncés concernant cet individu. En se référant à la sémantique de Tarski, Quine appelle «montée sémantique» le mouvement d’analyse régressive par lequel nous remontons du langage sur les choses au métalangage sur la structure logique des énoncés. La montée sémantique est une analyse qui, avec des moyens différents, reste conforme au schéma général de la méthode analytique exposée par Kant dans les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science . Avant d’aborder la discussion des thèses de Carnap, il est utile, en effet, d’esquisser une comparaison entre les conceptions de Quine et celles de Kant. Bien que ces deux philosophes n’aient pas la même conception de la logique, on peut établir pourtant un certain parallèle entre les critiques que Kant adresse à la théorie leibnizienne des vérités de raison et celles qu’oppose Quine à la théorie carnapienne des vérités analytiques.

L’équivoque du mot «analytique»

«La méthode analytique, écrit Kant, est tout autre chose qu’un ensemble de propositions analytiques; elle signifie seulement que l’on part de ce que l’on cherche comme d’une donnée et que l’on remonte aux conditions sous lesquelles seules il est possible. Dans cette méthode d’enseignement, on n’emploie souvent que des propositions synthétiques; l’analyse mathématique en fournit un exemple; et il vaudrait mieux l’appeler méthode régressive pour la distinguer de la méthode synthétique ou progressive» (Kant, Prolégomènes , trad. Gibelin, Avant-Propos, paragr. 5, p. 35). On voit que, dans ce texte, l’adjectif «analytique» n’a pas tout à fait le même sens selon qu’il s’applique à une méthode (l’opération d’analyse) ou à une proposition (le jugement analytique). Pour éclairer ce texte, rappelons quelques notions classiques. Suivant les anciens géomètres grecs, l’analyse opère régressivement des effets aux causes ou aux principes, alors que la synthèse opère progressivement des causes aux effets. En géométrie, les deux opérations ont lieu successivement: on fait une analyse quand, supposant le problème résolu, on cherche à quelles conditions il peut l’être; ensuite la solution est obtenue par la voie synthétique d’une construction géométrique. En revanche, dans l’algèbre des modernes, les deux opérations se font en même temps, ainsi que le rappelle Kant dans la note qu’on vient de citer. L’analyse, selon Kant, est un mouvement régressif qui remonte d’un conditionné donné à ses conditions; mais chaque pas de l’analyse est un pas synthétique, progressif, de telle sorte que l’on aboutit à des conditions plus générales que la donnée de départ. L’analyse logique, selon Quine, est une remontée sémantique dont chaque pas est synthétique en ce qu’il opère par une «généralisation oblique» faisant référence à un univers extralinguistique par l’intermédiaire des formes logiques dont on explicite les conditions de validité ou de consistance. Dans la construction des énoncés se manifeste une fonction systématisante et universalisante de l’activité intellectuelle. Cette fonction ne sera pas décrite de la même manière par Kant et par Quine. Cela tient à ce que nous ne concevons plus la logique aujourd’hui comme reposant sur des «relations d’idées» à la manière de Hume ou de Kant, mais comme une analyse et une combinaison de valeurs de vérité, ce qui est tout autre chose. Kant ne raisonne pas directement d’après l’alternative «vrai» ou «faux», mais en termes de modalités: le nécessaire, le possible et le réel, alors que pour Quine les modalités, bien loin d’avoir une valeur explicative, ont besoin elles-mêmes d’être expliquées.

La conception méthodologique ou opératoire de l’analyse conduit Kant à n’accorder qu’une place secondaire ou surbordonnée à ce qu’il appelle les «propositions analytiques». Il faut voir là une critique implicite de ce que Leibniz appelait les «vérités de raison» (indépendantes de l’expérience). Leibniz accordait aux vérités de raison une portée métaphysique; il estimait que, dans certaines conditions, ce que notre raison conçoit comme possible nous autorise à conclure à ce qui existe réellement. Pour Kant, au contraire, les jugements analytiques ne peuvent servir qu’à expliquer le sens d’un terme ou le contenu (la compréhension) d’un concept, comme lorsque nous disons «les corps sont étendus». Les propositions analytiques sont appelées par Kant des «propositions identiques», du fait qu’elles s’appuient seulement sur le «principe d’identité» pour affirmer que l’attribut appartient à l’essence du sujet, de sorte qu’il n’ajoute rien à sa définition; les deux termes ont un «même» sens, une synonymie au moins partielle. Ce faisant, les propositions analytiques énoncent seulement une possibilité logique; contrairement à Leibniz, Kant soutient qu’on n’a pas le droit de conclure du possible au réel, à moins que le réel ne puisse être donné ou exhibé dans une intuition. Carnap s’appuiera sur la théorie kantienne pour dire qu’une proposition est analytique lorsqu’on peut substituer un synonyme à un synonyme sans changer sa valeur de vérité. Entre Kant et Carnap, il y a cependant une différence importante qui n’a pas été relevée par certains commentateurs (tels que Putnam, par exemple). C’est qu’en effet Kant parle de proposition ou de jugement analytique, mais il n’emploie pas l’expression carnapienne de «vérité analytique», sinon dans un sens très spécial et pour la combattre, comme on le verra plus loin. Deux exemples permettront d’entrevoir que cette différence de terminologie est importante. Les partisans de Carnap citent volontiers la phrase suivante comme un exemple type de vérité analytique: 1. Les célibataires sont des gens non mariés . Cette phrase est dite analytiquement vraie, parce qu’elle est vraie en vertu de la signification ou de la synonymie des mots «célibataires» et «non mariés». Elle est logiquement vraie, indépendamment des faits. Kant, de son côté, a longuement exposé un exemple type, un exemple célèbre de proposition analytique: 2. Dieu est l’être nécessaire, absolument parfait . Si l’on admet que la première phrase est vraie en vertu de sa signification et indépendamment des faits, il semble bien que l’on doive aussi admettre que la seconde est vraie. Putnam s’est donné beaucoup de mal pour montrer que l’existence de vérités analytiques est une affaire triviale (The Analytic and the Synthetic , 1962, et surtout «Two Dogmas» Revisited , 1983). S’il estime que les vérités analytiques sont triviales et que Quine «a sûrement tort» de les rejeter, alors Putnam doit admettre, semble-t-il, que l’argument ontologique est trivialement vrai. Celui qui le rejette est «un insensé», comme disait saint Anselme.

Pour Kant, l’argument ontologique est purement analytique, c’est-à-dire purement conceptuel, n’énonçant rien d’autre qu’une possibilité idéale. Et c’est précisément pour cette raison que Kant considère l’argument ontologique comme le type même de l’illusion transcendantale et qu’à ce titre il ne le dit pas «vrai». Carnap (moins sensible que Wittgenstein) croit échapper au mysticisme par le conventionnalisme; il parle de vérité analytique seulement pour les systèmes formels de langage, dans lesquels l’analyticité serait définie par des postulats ou des règles préalables. Néanmoins, l’objection laisse entrevoir qu’une similitude superficielle entre Kant et Carnap (du fait qu’ils tiennent la logique pour «analytique») risque de nous dissimuler une convergence philosophique beaucoup plus profonde entre Kant et Quine, en ce que l’un et l’autre refusent, certes pour des raisons différentes, une conception analytique de la vérité.

Toute la philosophie kantienne est destinée à établir le caractère synthétique de la vérité. Kant combat la conception analytique de la vérité qu’à tort ou à raison il attribue à Descartes, à savoir que la vérité serait la copie mentale d’une essence objective, la répétition du «même» dans l’esprit. La phrase «Je pense, donc je suis» n’est pas une vérité analytique. Toute affirmation d’existence est synthétique. Et il y a aussi, pour Kant, des propositions synthétiques qui ne sont pas existentielles, celles qui concernent la forme générale de l’expérience. Comment se fait-il qu’à ses yeux la logique formelle soit analytique, alors que la vérité est synthétique? Cela, c’est tout le kantisme, et c’est précisément pour concilier ces deux thèses qu’a été imaginée la logique transcendantale. Kant partait de l’hypothèse (héritée de Locke et du XVIIe siècle) qu’une proposition affirme ou nie un lien entre deux notions, celle du sujet et celle du prédicat, ainsi que de la doctrine aristotélicienne et leibnizienne des deux formes de prédications, essentielle et accidentelle. Mais, pour élaborer sa logique transcendantale ou, ce qui revient au même, pour faire sa «révolution copernicienne», il avait besoin de réinterpréter dans une perspective constructiviste la doctrine de la double prédication en distinguant un principe d’unité synthétique (ou de construction) et un principe d’unité analytique (ou de répétition du même). C’est ainsi qu’on peut construire un cercle et ensuite indéfiniment répéter la même opération. L’unité d’une proposition sera dite analytique lorsque le concept du prédicat (assimilé à l’attribut) est lié au concept du sujet par une «identité» essentielle. L’unité de la proposition est dite synthétique (ou, si l’on veut, accidentelle) lorsque le lien du prédicat au sujet ne peut être assuré que par un «troisième terme» qui est soit une intuition pure (synthèse a priori des mathématiques), soit une intuition empirique (synthèse a posteriori de la physique). C’est ainsi que, par une sorte de retournement, les variations accidentelles, qui étaient traditionnellement les parents pauvres du monde sublunaire, sont devenues les riches fournisseurs de l’empirisme newtonien, ce qui, du même coup, reléguait dans l’univers éthéré des purs possibles les vérités de raison chères à Leibniz. Le prix à payer pour ce coup de maître fut très élevé; il a obligé Kant à raisonner continuellement sur les modalités (le possible, le nécessaire, le réel), et non pas directement sur l’alternative «vrai»/«faux», comme font habituellement les logiciens depuis Frege (on ne changerait pas le problème, d’ailleurs, en utilisant une logique multivalente, dans la mesure où celle-ci est traductible en logique bivalente). À la suite des travaux de Frege, de Russell, de Quine, de Tarski, nous ne concevons plus la fonction prédicative à la manière de Kant (c’est-à-dire à la manière d’une composition attributive ou d’une combinaison d’idées). Considéré par analogie avec les fonctions mathématiques, un prédicat est vrai de quelque chose ou satisfait par telle suite d’entités ou d’items. La relation «être vrai de» ou «être satisfait par» détermine l’extension du prédicat. La distinction entre le point de vue notionnel (intensionnel) et le point de vue extensionnel est devenue beaucoup plus importante que la vieille distinction entre l’analytique et le synthétique. La logique formelle, pour Kant, était analytique parce qu’il la concevait comme intensionnelle, reliant entre elles des notions. Cette analyticité supposait admise une conception de l’identité qui a donné lieu aux controverses épiques du romantisme post-kantien (Fichte, Hegel, Heidegger). Nous avons presque oublié aujourd’hui combien était vague, dans son vocabulaire typiquement indo-européen, la vieille formule du «principe d’identité». En outre, depuis le XVIIe siècle, la théorie des deux notions – du sujet et du prédicat – ne permettait pas de distinguer clairement la logique de la rhétorique. La distinction du sujet et du prédicat se laissait aisément confondre avec celle de la chose dont on parle et de ce que l’on en dit, de la matière et de l’intention d’un discours, du thème et du propos. Or l’un des résultats de la théorie des descriptions de Russell a été de montrer que cette distinction n’était pas pertinente en logique; elle peut être analysée en des formulations qui manifestent plus directement leur structure logique.

En dépit de tout ce qu’on vient de dire, il n’en demeure pas moins une convergence philosophique profonde entre Kant et Quine, dans la mesure où l’un et l’autre mettent en doute, sinon la possibilité d’expressions analytiques, du moins la conception analytique de la vérité.

L’empirisme relatif de Quine

Nous avons vu que, pour Quine, l’analyse (au sens opératoire) est une remontée sémantique dont chaque pas est synthétique en ce qu’il procède par une généralisation oblique faisant référence à un univers extralinguistique dans la construction même des énoncés. C’est pourquoi la logique n’est pas vraie indépendamment des choses; elle est vraie de toutes choses: «Il est donc trivial de dire que les vérités de la logique sont vraies de n’importe quelle circonstance qu’il nous plaira de nommer: le langage, le monde, n’importe quoi» (Quine, Philosophy of Logic , p. 97). C’est par sa puissance d’universalité que la logique acquiert une priorité systématique qui nous donne le sentiment d’une nécessité a priori. Évoquant les positions de Carnap et de Wittgenstein, Quine écrit: «Nous avons noté [chez certains auteurs] la tendance à imaginer entre la logique et le langage un lien plus étroit que celui auquel nous pouvions donner un sens acceptable, à savoir la doctrine linguistique de la vérité logique, l’idée que la logique est analytique» (ibid. , p. 97). La logique n’est pas purement analytique. Pour Quine comme pour Kant, toute connaissance véritable est synthétique, sauf que les deux philosophes ne conçoivent pas de la même manière la distinction entre l’a priori et l’a posteriori. L’apriorisme kantien est fondé, comme on l’a vu, sur un idéal de perfection assurant l’infaillibilité de la raison; les nécessités a priori sont irréformables. Quine admet des différences de degré dans l’importance systématique que nous accordons à certains énoncés de la logique, des mathématiques ou de la physique, dans la mesure où nous les tenons pour vrais en toutes circonstances, quoi qu’il advienne (come what may , suivant la formule de Lewis), mais rien ne nous garantit que ces priorités systématiques soient irréformables, car, même lorsqu’elles ne sont pas directement réfutables par l’expérience, elles participent au caractère plus ou moins hypothétique et plus ou moins faillible de toute connaissance humaine. La distinction entre l’a priori et l’a posteriori est contextuelle; elle est susceptible de varier en fonction du contexte général de la science: «La totalité de notre soi-disant connaissance ou de nos croyances, depuis les faits les plus anecdotiques de la géographie et de l’histoire jusqu’aux lois les plus profondes de la physique atomique ou même des mathématiques pures et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme, et dont le contact avec l’expérience ne se fait qu’aux lisières. Ou, pour changer d’image, la totalité de la science est comme un champ de forces dont les conditions aux limites sont l’expérience. Un conflit avec l’expérience, se produisant à la périphérie, occasionne des réajustements à l’intérieur du champ [...]. Aucune expérience particulière n’est liée à des énoncés particuliers à l’intérieur du champ sinon indirectement par des conditions d’équilibre affectant la totalité du champ» (Quine, From a Logical Point of View , II, VI, pp. 42-43). Ainsi peut se résumer la conception philosophique à laquelle Quine a donné le nom d’empirisme relatif (Roots of Reference , III, 36, p. 137 sq).

Carnap et la conception linguistique de la logique

Il était indispensable de préciser les rapports complexes ee Quine avec la tradition kantienne pour éviter certains malentendus dans l’interprétation de sa controverse avec Carnap. Nous sommes en mesure maintenant d’examiner les principaux arguments qui ont été proposés en faveur d’une conception linguistique ou analytique de la logique.

Un premier argument, qui avait été avancé par Wittgenstein, affirmait que la logique est tautologique. Cette affirmation n’est valable que pour une partie de celle-ci. Un énoncé est dit tautologique lorsque les tables de vérité, définissant les connecteurs propositionnels, donnent la valeur «vrai» pour toutes les combinaisons. Or la logique ne se réduit pas aux seuls connecteurs, ce qui reviendrait d’ailleurs à dire qu’elle se réduit à un symbole unique, le symbole d’incompatibilité: «Tous les énoncés tautologiques sont logiquement vrais, mais tous les énoncés logiquement vrais ne sont pas tautologiques» (Quine, Mathematical Logic , I, X, p. 50). Pour Wittgenstein, l’argument de la tautologie marquait la place de l’élément mystique et «montrait» la limite du dicible. Du moins le croyait-il.

La thèse de Carnap est plus difficile à exposer. Son auteur la résume ainsi: «Ma conception de la sémantique commence sur la base donnée dans l’œuvre de Tarski mais elle diffère de sa conception par la nette distinction que je trace entre les constantes logiques et les constantes non logiques, et entre la vérité logique et la vérité de fait» (voir Schilpp, p. 62). Cette phrase fait écho aux objections orales que Tarski avait adressées à Carnap. On peut situer la divergence dans une équivoque concernant les «constantes non logiques» ou, plus précisément, dans la manière de concevoir les rapports entre la grammaire logique et le lexique. Tarski avait fondé la sémantique sur deux idées principales: d’une part, la relation de satisfaction qu’on a mentionnée plus haut, d’autre part, la distinction entre le langage-objet (c’est-à-dire le système formel dont on parle et que l’on construit) et le métalangage (c’est-à-dire le langage que l’on parle). On a vu à propos de la montée sémantique de Quine que, pour appliquer le prédicat «... est vrai», nous avions besoin de parler non seulement des choses mais aussi des énoncés. Nous disons que «la neige est blanche» (entre guillemets) si et seulement si la neige est réellement blanche (sans guillemets). Nous mettons entre guillemets l’énoncé dont nous parlons; nous le mentionnons comme objet de notre discours; et nous le déclarons équivalent à l’énoncé que nous utilisons pour parler des choses. Il ne faut pas confondre l’usage d’un signe et la mention d’un objet. Le métalangage est celui que nous utilisons comme signe pour mentionner l’énoncé (entre guillemets) pris comme objet dont nous parlons. Il faut prendre garde de ne pas confondre le signe et l’objet, car la même expression (comme dans l’exemple de la neige) peut être utilisée comme signe (métalangage) et mentionnée comme objet (langage-objet). La confusion entre signe et objet ou entre usage et mention produit une réification imaginaire (dont l’illusion transcendantale, dénoncée par Kant, est un exemple). Or Carnap se propose de construire un système de logique susceptible d’une double interprétation, extensionnelle ou intensionnelle. Pour identifier des intensions, Carnap a besoin d’introduire la notion de synonymie, et c’est ici qu’on lui reprochera de glisser vers une confusion entre le signe et l’objet. Carnap croit pouvoir éviter l’objectivation du sens en définissant des postulats de signification (ou des règles d’un jeu de langage), ce qui a pour effet de déplacer la difficulté sur la nature des définitions et des postulats, c’est-à-dire sur le rôle des conventions dans les théories scientifiques.

Pour faire sentir la difficulté, reprenons l’exemple des célibataires. On l’utilise d’ordinaire pour illustrer le principe suivant lequel un énoncé est analytiquement vrai lorsqu’on peut substituer un synonyme à un synonyme. En réalité, l’exemple est susceptible d’une double interprétation. On peut voir dans cette phrase une proposition empirique disant qu’il existe des gens non mariés (c’est un fait social) que l’on appelle «célibataires» (c’est un fait linguistique). En anglais, le fait linguistique serait différent; on dirait bachelor . Mais on peut aussi transformer cette phrase en une proposition vraie en vertu de la signification que confère aux mots le postulat d’une règle de langage. Et, dans ce cas, «nécessairement les célibataires sont des gens non mariés». La synonymie dont on a besoin pour établir l’analyticité de la phrase n’a pas seulement la valeur d’une variante stylistique admise par convention; elle prend valeur d’une règle d’inférence, d’une nécessité de principe au moins dans certains contextes privilégiés. On notera que certains contextes font exception à la règle. Par exemple, du fait que deux concubins sont des célibataires, on ne serait pas obligé d’en conclure qu’ils vivent en célibataires. Quoi qu’il en soit, il paraît bien que Kant et Quine avaient raison de placer l’analyticité et la modalité dans le même panier. De fait, Carnap lui-même tendra à rapprocher de plus en plus l’analyticité et la modalité (voir Meaning and Necessity , 1956).

La logique, servante et non maîtresse des sciences

On peut faire ici plusieurs remarques. D’abord, le recours à la synonymie accentue la dépendance de la logique à l’égard du langage. On a vu plus haut que, selon Quine, la logique dépend de la grammaire mais non du lexique. La grammaire logique se construit récursivement à partir d’un nombre fini de constantes logiques (connecteurs, quantificateurs, symbole d’identité). Peut-on admettre que la synonymie confère à certains termes lexicaux une fonction récursive systématique comparable à celle des particules syntaxiques? On pourrait le penser, du fait qu’entre la grammaire et le lexique des limites paraissent assez mouvantes dans les langues naturelles et que, dans le langage scientifique, les définitions permettent de donner à certains termes lexicaux une valeur systématique. Le genre de définition dont on aurait besoin pour résoudre le problème de l’analyticité ne peut pas consister simplement dans une équivalence logique entre termes coextensifs. Par exemple, «être pourvu d’un cœur» et «être pourvu de reins» sont des termes coextensifs substituables l’un à l’autre salva veritate , mais ils ne sont pas synonymes. Or qu’est-ce qu’une équivalence de sens entre une expression et une autre sinon une traduction? Quine va donc reprocher à Carnap de confondre les problèmes logiques et les problèmes de traduction ou de reformulation. Il est bien vrai que la genèse du vocabulaire scientifique pose à la fois une question de logique et une question de reformulation ou de traduction; les deux questions sont liées, mais ne se confondent pas. Prenons, par exemple, les mots de «force» et de «masse». Ces mots ont un usage présystématique dans le vocabulaire courant. Au XVIIe siècle, ils prennent une première valeur systématique dans la controverse entre Descartes et Leibniz pour savoir si la «force vive» valait mv ou 1/2 mv 2. Il y avait là deux hypothèses en présence. Ensuite, la formule 1/2 mv 2 fut adoptée comme définition. Elle avait donc changé de statut épistémologique. Il ne s’agissait plus d’une hypothèse en discussion. En acquérant le statut d’une définition, cette formule acquiert une priorité systématique. Puis vint la théorie einsteinienne de la relativité, qui conduisit à modifier la formule pour tenir compte des variations de la masse en fonction de la vitesse. De nouveau, la formule classique changea de statut; elle redevint une hypothèse valable seulement à une certaine échelle et à un certain degré d’approximation. C’est là un exemple de ce que veut dire Quine quand il admet des différences de degrés variables entre valeurs systématiques, acceptées plus ou moins a priori, et valeurs empiriques ou hypothétiques, acceptées plus ou moins a posteriori (c’est-à-dire en fonction de liens plus ou moins lointains ou plus ou moins directs avec l’expérience). On remarquera, de plus, qu’Einstein n’a pas changé la signification du mot «masse» dans l’usage courant; il a changé le concept physique de masse en fonction de conditions physiques. À l’intérieur d’une langue, un mot possède des valeurs multiples par ses oppositions distinctives avec les autres mots de la langue; il ne prend sa signification dans une phrase que par composition avec d’autres. En passant dans l’usage scientifique, un mot peut acquérir une valeur univoque soit par le moyen d’une définition, soit par la fonction qu’il remplit dans un raisonnement démonstratif. Ainsi, c’est par la construction grammaticale d’une phrase qu’un mot prend telle ou telle signification actuelle; et c’est par la construction logique d’une argumentation que nous pouvons juger si un terme est employé ou non de façon univoque. Les problèmes de construction sont plus fondamentaux que les questions de vocabulaire, car celles-ci n’ont qu’un rôle instrumental. La synonymie ne relève pas d’une explication purement linguistique; nous pouvons varier les tournures et recourir au besoin à la paraphrase explicative. La logique possède une priorité systématique à l’égard des moyens linguistiques. La logique ne se traduit pas; elle est ce qui permet de traduire.

L’importance que Carnap accorde aux questions lexicales de synonymie vient de ce qu’il cherche à construire une logique intensionnelle pour les modalités et les attitudes propositionnelles (croyances, désirs, intentions personnelles). C’est en voulant donner de la logique une double interprétation, extensionnelle et intensionnelle, qu’il a introduit une double conception de l’identité: d’une part, une conception proprement logique de l’identité exigeant que l’on puisse discerner des individus ou des classes dans un domaine de référence; d’autre part, une «synonymie» comprise comme unité analytique d’un sens qui se répète, analogue par conséquent à l’identité essentielle chez Kant (principe de répétition dans lequel Hegel voyait un principe d’inertie intellectuelle). Il y a ici une confusion entre le signe et l’objet, car c’est au signe qu’appartient la propriété d’être une unité analytique, répétable. Rêver d’une logique du sens, c’est rêver d’une logique qui serait la maîtresse plutôt que la servante des autres sciences. Telle était bien l’ambition des «systèmes de logique» dialectique dont rêvait le néo-kantisme. C’est là un rêve impossible et peut-être pervers. Dans leur ardeur à vouloir «unifier la science», les membres du cercle de Vienne partageaient un idéal semblable à celui du néo-kantisme contemporain. C’est pourquoi l’empirisme au XXe siècle a dû faire sa propre critique en même temps que celle du rationalisme romantique.

Le caractère extensionnel de la logique n’impose son austérité qu’au langage-objet, c’est-à-dire aux systèmes limités que nous parvenons à construire; mais le langage que nous parlons ne se laisse pas enfermer dans un système. On a pu construire plusieurs systèmes de logique modale; les notions de possibilité et de nécessité ne sont pas univoques. Il faut ici distinguer deux problèmes: c’est la théorie mathématique des probabilités qui permet de raisonner sur les possibilités attendues ou sur les nécessités (lorsque la probabilité est égale à 1); mais c’est du côté de l’action humaine que l’on se tournera pour chercher l’explication des modalités, car c’est toujours dans nos attentes que s’enracinent les idées de ce qui peut être ou doit être. Ces idées sont au cœur de notre vie morale, alors qu’elles n’interviennent en physique que sous forme de gloses marginales, non dans la formulation mathématique des lois naturelles. La physique est la science la plus générale; son domaine s’étend à tout ce qui existe. C’est en nous limitant à des domaines plus spécifiques que nous deviennent accessibles l’étude des êtres vivants et celle de l’action humaine. En passant de la physique à la biologie, puis aux sciences humaines, notre champ d’étude devient moins général et plus sélectif. Certains auteurs, comme Davidson, ont montré que la théorie des descriptions de Russell pouvait devenir un instrument d’analyse des actions et intentions humaines, et cela dans une ligne qui prolonge une tradition de philosophie morale remontant à Aristote. En suivant le chemin qui va de la physique à la morale ou de la nature à l’homme, la philosophie dite empiriste reste fidèle à la tradition la plus classique depuis les Grecs.

empirisme [ ɑ̃pirism ] n. m.
• 1732; de empirique
1Vx Médecine empirique.
2Mod. Méthode, mode de pensée et d'action qui ne s'appuie que sur l'expérience. « Une moitié de vos codes est routine, l'autre moitié empirisme » (Hugo).
3(déb. XIXe) Philos. Théorie d'après laquelle toutes nos connaissances sont des acquisitions de l'expérience (opposé à rationalisme; idéalisme). associationnisme, sensualisme. L'empirisme anglais (Locke, Hume, Mill). Empirisme logique. logicopositivisme.

empirisme nom masculin (grec empeiria, expérience) Théorie philosophique selon laquelle la connaissance que nous avons des choses dérive de l'expérience. Méthode reposant exclusivement sur l'expérience, sur les données et excluant les systèmes a priori. Manière de se comporter en tenant compte surtout des circonstances et sans principes arrêtés ; pragmatisme. ● empirisme (citations) nom masculin (grec empeiria, expérience) Jules Laforgue Montevideo 1860-Paris 1887 Ô ! l'Éden immédiat des braves empirismes ! L'Imitation de Notre-Dame la Lune, Nobles et touchantes divagations sous la lune empirisme (expressions) nom masculin (grec empeiria, expérience) Empirisme logique, école philosophique anglo-saxonne du XXe s., qui diffère de l'empirisme classique par l'attention privilégiée qu'elle porte au problème de la signification et par sa prétention à résoudre ce problème par une analyse logique du langage. (Cette théorie est principalement représentée par Carnap.)

empirisme
n. m.
d1./d Système, méthode qui se fonde sur la seule expérience sans recourir au raisonnement, à la théorie.
d2./d PHILO Doctrine selon laquelle toute connaissance dérive de l'expérience (opposée au rationalisme et à la théorie des idées innées).

⇒EMPIRISME, subst. masc.
A.— Vieilli, MÉD. Pratique de la médecine (dont l'origine remonte à l'Antiquité) qui se fonde uniquement sur l'expérience, l'observation, le hasard, rejetant ainsi tout recours à la théorie ou au raisonnement :
1. L'empirisme le désolait. Du moment que la médecine n'était pas une science expérimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant l'infinie complication de la maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les hypothèses : que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourd'hui abandonnées! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur n'était plus qu'un devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie.
ZOLA, Le Docteur Pascal, 1893, p. 197.
Péj. Pratique de la médecine sans connaissance médicale particulière. Synon. charlatanisme. Ces malades abandonnés de leur médecin, qui demandent une guérison impossible à l'empirisme des charlatans (DU CAMP, Mém. suic., 1853, p. 116). Le charlatanisme apparaît, à bien des égards, comme une variante inopérante ou malhonnête de l'empirisme millénaire (BARIÉTY, COURY, Hist. méd., 1963, p. 815).
B.— Cour. Méthode qui ne s'appuie que sur l'expérience concrète, particulière. L'empirisme régnant derrière le voile des idéologies (REYNAUD, Syndic. Fr., 1963, p. 224) :
2. J'ai appris à redouter chez les hommes politiques, même chez les grands, un empirisme qui les soumet à l'événement.
MAURIAC, Le Nouveau Bloc-notes, 1961, p. 98.
P. ext. Synon. de expérience (cf. également bon sens, connaissance, sens commun). Industrieux, il excellait dans l'empirisme (GIDE, Prométhée, 1899, p. 337) :
3. ... le fraiseur use d'instruments mécaniques de précision; le luthier se guide, avant tout, sur la sensibilité de l'oreille et des doigts. Il ne serait bon ni que le fraiseur se contentât de l'empirisme du luthier, ni que le luthier prétendit singer le fraiseur.
M. BLOCH, Apologie pour l'hist., 1944, p. 4.
Péj. Expérience, habitude :
4. Jamais d'ailleurs la pratique seule, qui n'est guidée que par l'empirisme et qui est parfois alourdie par la routine, ne peut donner d'aussi bons résultats qu'une étude scientifique.
WILBOIS, Comment fonctionne une entr., 1941, p. 43.
Spéc. État imparfait ou incomplet d'une science dont les faits bruts et les observations particulières ne sont pas encore ordonnés de manière générale et logique :
5. L'empirisme n'est (...) pas le contraire de la science; c'est une période nécessaire qui précède la science et qui l'accompagne. Car toutes les sciences, même les plus avancées théoriquement, ont aussi des parties obscures et encore empiriques à côté des parties où la théorie brille de tout son éclat.
C. BERNARD, Principes de méd. exp., 1878, p. 180.
C.— PHILOS. (gén. et dans la philos. class.). Doctrine selon laquelle l'expérience est la donnée première et la source de la connaissance. L'empirisme de Locke, de Hume (cf. formes de l'empirisme : associationnisme, évolutionnisme, sensualisme). Anton. innéisme, idéalisme, rationalisme. Le mécanisme est aussi éloigné de l'empirisme que pouvait l'être la philosophie de Leibniz (RUYER, Esq. philos. struct., 1930, p. 342) :
6. Si donc c'est avec les sens ou la conscience que vous abordez l'infini, il vous est nécessairement obscur et même inaccessible; si c'est avec la raison, rien de plus clair, jusque là que c'est alors le fini qui s'obscurcit à vos yeux et vous échappe. Et voilà comment l'empirisme, qui s'appuie exclusivement sur l'expérience interne ou externe, est tout naturellement conduit à nier l'infini; tandis que l'idéalisme, qui s'appuie exclusivement sur la raison, conçoit très bien l'infini, mais a très grand'peine à admettre le fini qui n'est pas son objet propre.
COUSIN, Hist. de la philos. du XVIIIe s., t. 1, 1829, p. 186.
Empirisme logique. Orientation de la philosophie contemporaine qui emprunte à la science ses méthodes d'observation des faits et son esprit, condamnant ainsi tout recours à la métaphysique :
7. J'appelle empirisme logique un courant philosophique dont les trois manifestations principales furent l'atomisme logique en Grande-Bretagne, le néo-positivisme ou positivisme logique issu du Cercle de Vienne, et la philosophie logique contemporaine qui, particulièrement florissante aux États-Unis, tend à reconquérir l'Europe continentale. Ces philosophies présentent des traits communs : attachement à l'expérience sensible, défiance à l'égard de la spéculation et des prétendues évidences du sens intime, goût de la rigueur logique dans les inférences, effort vers la clarté et la netteté dans l'exposé.
L. VAX, L'Empirisme logique, Paris, P.U.F., 1970, p. 5.
Rem. On rencontre ds la docum. le subst. masc. empiriocriticisme qui désigne la doctrine (née à la fin du XIXe s. en Allemagne et dont les représentants sont R. Avenarius et E. Mach) affirmant la relativité et la subjectivité de la connaissance scientifique. Anton. matérialisme (matérialisme dialectique en partic.). C'est ainsi que les hommes vulgaires [ceux qui éprouvent le poids des événements] ont le dernier mot sur la philosophie qu'ils ont d'abord jugée par ses conséquences. C'est ainsi qu'Anytos juge Socrate, que Lénine juge l'empiriocriticisme (NIZAN, Chiens garde, 1932, p. 26).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1762-1932. Cf. empirique. Étymol. et Hist. 1. 1732 [à propos de la médecine] (Ph. HECQUET, Le Brigandage de la medecine, I, 39, ds QUEM. Fichier); 2. 1782 « procédé de pensée qui ne s'appuie que sur l'expérience » (L.-S. MERCIER, Tabl. Paris, t. 2, p. 290 : l'empirisme de Laws); 3. 1829 philos. (COUSIN, Hist. philos. t. 1, p. 160). Dér. avec suff. -isme du rad. du gr. « expérience (par opposition à la théorie ou à la science pure) »; cf. angl. empirism 1716 ds NED. Fréq. abs. littér. :397. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 119, b) 1 786; XXe s. : a) 98, b) 570. Bbg. ARVEILLER (R.). R. Ling. rom. 1972, t. 36, p. 231. — DUB. Dér. 1962, p. 35.

empirisme [ɑ̃piʀism] n. m.
ÉTYM. 1732, méd.; dér. sav. du grec empeiria « expérience ». → Empirique.
1 Vx. Médecine empirique.Péj. Pratique de la médecine sans connaissance médicale. || L'empirisme des charlatans. Charlatanisme.
1 Ainsi tous ceux qui ont réduit l'expérience à l'empirisme particulier de chaque praticien, c'est-à-dire à quelques connaissances insuffisantes, obscures, équivoques, séduisantes, dangereuses, n'ont pas compris que la véritable expérience, la seule digne de ce nom, est l'expérience générale qui résulte des découvertes physiques, chimiques, anatomiques et des observations particulières des médecins de tous les temps et de tous les pays; que cette expérience est renfermée dans la théorie (…)
Encycl. (Diderot), artEmpirisme.
2 (1782). Méthode, procédé de pensée qui ne s'appuie que sur l'expérience. || Empirisme moral, politique. Pragmatisme.
2 Empirisme représente très bien l'habitude ou la manière de procéder d'un esprit qui se contente de l'expérience. La philosophie qui n'admet rien en dehors de l'expérience devrait s'appeler empiricisme.
Lachelier, in Lalande, Voc. de la philosophie, art. Empirisme.
2.1 J'ai appris à redouter chez les hommes politiques, même chez les grands, un empirisme qui les soumet à l'événement.
F. Mauriac, le Nouveau Bloc-notes 1958-1960, p. 98.
3 (Déb. XIXe). Philos. Système philosophique suivant lequel les connaissances de l'esprit ne sont que le fruit de l'expérience ( Associationnisme, évolutionnisme, sensualisme). || Dans l'empirisme, l'esprit est comparé à une table rase. || L'empirisme anglais (Locke, Hume, Mill). || Empirisme logique. Logico-positivisme, néo-positivisme. || Empirisme et pragmatisme.
3 L'empirisme moderne (…) est allé parfois jusqu'à nier toute activité propre de l'esprit. Son premier grand représentant est l'Anglais Locke qui, dans son Essai concernant l'entendement humain (1690), combat la théorie cartésienne des « idées innées ». D'après lui, rien n'est inné, ni les principes, ni les idées dont ils sont composés, ni les règles de morale. La preuve en est que les enfants, les idiots, les sauvages n'en ont point connaissance. L'âme est, à l'origine, une table rase, une tablette de cire « vide de tout caractère, sans aucune idée quelle qu'elle soit ».
Cuvillier, Philosophie, I, p. 540.
4 J'appelle empirisme logique un courant philosophique dont les trois manifestations principales furent l'atomisme logique en Grande-Bretagne, le néo-positivisme ou positivisme logique issu du Cercle de Vienne, et la philosophie logique contemporaine qui, particulièrement florissante aux États-Unis, tend à reconquérir l'Europe continentale. Ces philosophies présentent des traits communs : attachement à l'expérience sensible, défiance à l'égard de la spéculation et des prétendues évidences du sens intime, goût de la rigueur logique dans les inférences, effort vers la clarté et la netteté dans l'exposé.
Louis Vax, l'Empirisme logique, p. 5.
CONTR. Dogmatisme, innéisme, rationalisme.
DÉR. Empiriste.

Encyclopédie Universelle. 2012.