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FOLKLORE
FOLKLORE

Le folklore comme discipline est né à l’aube du XIXe siècle. Alors que, dans la plupart des pays d’Europe, la réflexion folklorique a été préparée par un mouvement d’idées lié au préromantisme et opposé à l’esprit des Lumières, elle a surgi brusquement en France avec la fondation en 1804 d’une société savante, l’Académie celtique, qui se donna pour projet de recueillir les usages, les traditions, les dialectes populaires, les patois, les «monuments». Grâce aux textes qu’elle publia, on peut comprendre les raisons de l’émergence de la réflexion folklorique en Europe à cette époque. La réflexion ethnologique est née, quant à elle, dès le XVIe siècle, du choc affectif et intellectuel provoqué par la découverte du Nouveau Monde; l’ethnologie put dès lors se développer en raison de la distance spatiale qui s’interposait entre l’observateur et le champ de ses observations. Les traditions populaires, qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, étaient considérées comme des superstitions par les théologiens et comme des aberrations de l’esprit humain par les humanistes, devinrent un objet digne d’intérêt à condition qu’elles fussent éloignées non pas dans l’espace, mais dans le temps. Hissées au rang de vestiges d’une antiquité nationale, elles sont alors regardées à la fois comme dignes du plus grand respect et comme dépourvues d’un sens interne, puisque celui-ci s’est évanoui avec la disparition du système social et religieux dont elles faisaient partie. «Des superstitions aux survivances», cet a priori a pesé lourd dans l’histoire du folklore comme discipline, une discipline qui s’est élaborée sur des bases en partie scientifiques, en partie idéologiques. En revanche, le contenu même du folklore, dans sa réalité actuelle, est de nature mythique, non qu’il constitue une mythologie organisée en système, mais plutôt un matériau mythique avec lequel on peut créer des formes diverses à fonctions multiples: croyances, pratiques, rituels, contes, légendes, etc. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le terme proposé en 1846 par l’Anglais William Thoms: folk-lore , «savoir du peuple», mais entendu comme un savoir de nature mythique largement issu de l’inconscient.

1. Histoire du folklore comme discipline

Il est important de tenter de retracer la préhistoire de l’étude du folklore pour en saisir la spécificité. Lorsque cette discipline est née, au début du XIXe siècle, l’ethnologie, en effet, existait déjà, même si elle n’en portait pas encore le nom. Elle s’était constituée à partir de la découverte au XVIe siècle du continent américain. Avec stupeur on avait appris alors l’existence d’une autre humanité vivant à l’extrémité de la Terre dans l’ignorance de la religion chrétienne. Au XVIIIe siècle, grâce aux récits des voyageurs qui commencent à affluer, la réflexion ethnologique devient plus scientifique. Comme le dit Claude Lévi-Strauss, «l’Europe sait, désormais, qu’il y a d’autres formes de vie économique, d’autres régimes politiques, d’autres usages moraux et d’autres croyances religieuses que ceux qu’on avait cru jusqu’alors fondés sur un droit et une révélation d’origine également divine, et dont on pouvait seulement soit jouir, soit être privé». C’est à la fin du XIXe siècle que les «sauvages» et les «barbares» perdent leur caractère de curiosités exotiques, tandis que leurs sociétés deviennent un sujet d’étude systématique pour les ethnographes et les ethnologues. À travers une histoire longue de quatre siècles restent constants l’un des fondements et l’une des exigences de cette discipline: l’éloignement dans l’espace de son objet d’étude. Aussi peut-on affirmer qu’il n’y a pas de continuité logique entre le développement de l’ethnologie et la naissance du folklore, puisque celui-ci concerne la propre culture de l’observateur.

Ce n’est qu’à partir du dernier tiers du
XVIIIe siècle que la «réflexion folklorique» se développe dans la plupart des pays européens. En Angleterre, deux publications, à peu près contemporaines, apportent à un public déjà prêt sans doute à les accueillir des matériaux propres à satisfaire une nouvelle sensibilité. La première est le célèbre faux d’Ossian: en 1760 parurent des fragments de poésie épique qui étaient attribués à un ancien barde et étaient censés provenir de manuscrits médiévaux (du XIIe au XVIe s.). L’énorme succès de ces Fragments of Ancient Poetry Collected in the Highlands of Scotland and Translated from the Gaelic or Erse Language encouragea leur «traducteur» alors anonyme, James Macpherson, à publier d’autres fragments en 1762, puis, en 1765, une édition complète qu’il assortit de commentaires signés par lui et destinés à établir l’authenticité des poèmes. Ce succès fut tel, non seulement en Angleterre, mais dans toute l’Europe, qu’il ne se démentit même pas lorsqu’on put prouver l’imposture. On n’hésitait pas à comparer à Homère ce barde écossais venu du fond des âges: Ossian ouvrait les portes d’un monde poétique entièrement nouveau, d’un monde où l’effusion sentimentale prime la réflexion et où la spontanéité, parfois brutale, de la nature ignore les règles de l’art.

Ce goût, subitement révélé, de la poésie populaire trouva, toujours en Angleterre, un aliment plus authentique dans l’ouvrage de Thomas Percy, Reliques of Ancient English Poetry (1765), recueil de ballades populaires extraites de manuscrits des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Mais ce recueil comprenait un grand nombre de textes auxquels, de l’aveu même de l’auteur, des «corrections» et des «améliorations» avaient été apportées. Percy s’en donnait le droit pour ne pas rebuter un public raffiné et pour le mettre à même de goûter les qualités de simplicité, de naturel, de fraîcheur de cette poésie issue du peuple. C’est par là que l’Angleterre eut un rôle essentiel dans le mouvement préromantique, d’où devait naître le folklore: elle avait fait connaître les documents eux-mêmes et mis sous les yeux des amateurs les vestiges de la poésie populaire.

La Suisse joua, elle aussi, un rôle important dans ce mouvement. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle s’était manifestée chez un certain nombre d’écrivains de ce pays une réaction contre la tyrannie française de l’esprit des Lumières. Déjà en 1727 Béat-Louis de Muralt, dans ses Lettres sur les voyages , exaltait la droiture, la simplicité, l’heureuse obscurité de la nation suisse. Albrecht von Haller (1708-1777) reprit cette idée dans un poème, Die Alpen , où il chante les traditions d’un peuple naturel et libre. Jean-Jacques Bodmer (1698-1783), un Allemand fixé à Zurich, recherche les Antiquitates locales et l’on trouve déjà chez lui la thèse qui sera développée par les frères Grimm et selon laquelle la poésie d’une nation fait partie intégrante de l’histoire de celle-ci. Les découvertes de Bodmer, d’ailleurs, ne concernent pas une poésie épique médiocre, puisqu’il s’agit des Minnesänger , de Parsifal et des Nibelungen. On peut voir un autre prédécesseur des frères Grimm en Justus Möser (1720-1794), qui étudie les coutumes des communautés rurales et qui entend par là aussi bien le droit coutumier et les usages que les superstitions, dont on découvre toujours la raison d’être si l’on veut bien se donner la peine de la chercher. Enfin Johannes (1752-1809) écrit l’Histoire de la Confédération suisse , mais une histoire qui prend en compte la légende. Giuseppe Cocchiara résume ainsi l’apport de la Suisse à ce mouvement qui concourut à la naissance du folklore comme discipline: «Dans une époque où l’esprit des Lumières voyait dans les traditions populaires des erreurs de l’esprit humain, les historiens suisses et Möser les considèrent comme un élément constitutif de l’humanité: d’où leur exigence de les introduire dans l’histoire et d’en faire l’assise du caractère original et fondamental de toute nation.»

C’est à l’écrivain allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803) que revint le mérite de donner corps à toutes ces idées éparses. Grand admirateur d’Ossian, il fait à la littérature populaire une place essentielle: «Les chants populaires, les fables, les légendes [...] sont le résultat des croyances d’un peuple, de sa sensibilité, de ses facultés, de ses efforts: on croit parce qu’on ne sait pas, on rêve parce qu’on ne voit pas, on s’agite à l’intérieur de son âme, entière, simple et pas encore développée [...]. Tous les peuples non civilisés chantent et agissent; leurs chants sont les archives du peuple, le Trésor de sa science et de sa religion, de sa théogonie et de la cosmogonie, des hauts faits de ses ancêtres et des événements de sa propre existence, le reflet de son cœur, l’image de sa vie domestique, dans la douleur et dans la joie, du berceau à la tombe.» Herder introduit de cette manière la notion d’«esprit du peuple», et c’est aussi chez lui que commence à se manifester la passion germanique pour l’originel et le primitif que marque le préfixe allemand Ur .

Dans cette histoire des idées qui préparent la naissance du folklore et qui permettront, à l’aube du XIXe siècle, de substituer selon l’heureuse expression de Cocchiara «le bon peuple au bon sauvage», la France est curieusement absente. Et, cependant, c’est par les travaux de certains savants français de cette époque qu’on peut comprendre comment et pourquoi une telle substitution est devenue possible.

La première collecte systématique des faits folkloriques fut entreprise en France par l’Académie celtique. Quelques années auparavant, un projet relevant de la même inspiration idéologique, mais ayant une visée plus politique que scientifique, avait été conçu par Chaptal, alors ministre de l’Intérieur: il s’agissait des Statistiques départementales. Mais c’est l’Académie celtique qui, à travers les mémoires qu’elle publia, permet d’expliciter cette démarche novatrice. Jusqu’alors, les pratiques populaires, les croyances, les superstitions étaient condamnées comme des erreurs contraires à la raison humaine ou à la religion chrétienne. On peut se demander pourquoi les fondateurs de l’Académie celtique, formés par l’esprit des Lumières, se montrèrent à la fois désireux et capables de recueillir pour elles-mêmes ces données de la vie populaire et de leur donner une existence conceptuelle permettant leur étude scientifique. Le secrétaire perpétuel de l’Académie, Éloi Johanneau, parle, dans son discours d’ouverture, de «ce champ qui n’a presque pas encore été défriché» et de la tâche qui consiste à «réunir et faire converger en un point toutes les connaissances locales des langues, des monuments et des usages pour les comparer et les expliquer». La méthodologie proposée par les animateurs de cette société surprend par ses aspects modernes. Un questionnaire était destiné «aux personnes les plus éclairées» de chaque département. Leurs réponses devaient être communiquées lors des séances de l’Académie, puis publiées dans les mémoires. L’enquête directe était préconisée: «On espère [...] suppléer même au défaut de l’histoire et de tous les monuments écrits, en interrogeant les personnes et les lieux, les choses et les mots; en invoquant les traditions sur chaque lieu, sur chaque monument, sur chaque usage; en recueillant tous les genres de renseignements, et en les recueillant dans chaque localité, seul moyen de découvrir les origines de tout ce qu’il y a de plus remarquable.»

L’ambition de l’entreprise allait même au-delà de la seule collecte systématique, au moins dans l’esprit de certains de ses membres qui voulaient atteindre à ce que l’on nommerait de nos jours une interprétation. En 1810, Girault d’Auxonne écrivait au secrétaire de l’Académie: «J’avoue que ce n’est pas sans quelque surprise que je vois plusieurs se borner à la simple énumération et description des usages sans s’appliquer à en pénétrer le sens caché, à en rechercher les causes, sans essayer de remonter à leur source; il me semble que cette nomenclature sèche n’est pas le but que se proposait d’atteindre l’Académie celtique dans les questions qu’elle a proposées.»

Ce sens caché, les savants de l’Académie celtique pensent en avoir découvert la clé: l’irrationalité des croyances et des coutumes populaires, si choquante pour les hommes du XVIIIe siècle, devient en effet admissible si on les éloigne non pas dans l’espace géographique – comme on pouvait le faire pour les «sauvages» étudiés par les voyageurs et les missionnaires –, mais dans le temps, si on les fait reculer vers une histoire lointaine, sinon même dans une préhistoire. Il suffit de proclamer que ces croyances et ces coutumes «singulières», «bizarres», «absurdes» et même «grotesques» sont des vestiges de l’antiquité reculée du pays et les fragments d’un état social et religieux conforme à la raison et à la sagesse: «Combien d’usages abandonnés parce qu’ils paraissaient bizarres; et qui ne paraissaient bizarres que parce que leur source et leur objet sont inconnus! Combien de monuments relégués dans les temps de la féerie, attribués au diable ou aux géants, qui sont autant de vestiges d’un peuple nombreux, civilisé, dont tout le code était dans les coutumes, toute la religion et l’histoire dans des monuments et des traditions. Ces coutumes ont survécu à l’existence de ce peuple; ces monuments subsistent encore, mais la tradition qui les expliquait est ensevelie sous l’amas des fables populaires, comme les monuments eux-mêmes sous la terre qui les portait.»

Ces vestiges ne sont pas ceux de la culture classique gréco-latine; ils appartiennent à la civilisation celte ou gauloise. Et la théorie des survivances celtiques qui est omniprésente dans ces textes renvoie à une idéologie nationaliste. Alexandre Lenoir, dans son Épître dédicatoire à Sa Majesté l’Impératrice et Reine, proclame: «Le désir de retrouver et de réunir les titres de gloire légués à leurs descendants par les Celtes, les Gaulois et les Francs a fait naître l’Académie celtique. Un sentiment tout à la fois aussi noble et national a dû se manifester à une époque où les Français se montraient si dignes de leurs ancêtres.» Et ce mouvement porte en lui un élément inédit: l’intérêt pour les traditions populaires.

Ainsi la France, qui s’était tenue à l’écart de la démarche européenne d’où allait sortir le folklore, est cependant le premier pays à se lancer concrètement et lucidement dans l’aventure. Il est vrai qu’elle n’avait pas échappé à l’influence diffuse du préromantisme: on trouve, en effet, dans le premier volume des Mémoires de l’Académie celtique une longue dissertation sur Ossian, et Napoléon avait une passion pour ce «poète». Dans cette initiative française apparaissent clairement les deux idées-forces qui la guident. En premier lieu, le passage du «bon sauvage» au «bon peuple» est le résultat d’un pivotement: dans la recherche du primitif et de l’original, on substitue l’éloignement dans le temps à l’éloignement dans l’espace. En second lieu, cet éloignement dans le temps s’accompagne d’une idéologie nationaliste: chaque pays veut se donner une antiquité qui lui soit propre et qui puisse constituer le fondement d’une revendication d’identité. Il existe une parenté profonde entre romantisme et nationalisme, d’une part, entre nationalisme et démocratie, d’autre part. Jean Plumyène montre de façon convaincante que, lorsque les peuples, à la suite d’une crise grave (une révolution, en particulier), ne peuvent plus s’identifier à leurs souverains, ils se cherchent une identité dans un patrimoine national où les traditions populaires et les langues vernaculaires ont une place privilégiée. On comprend ainsi pourquoi la Suisse, en dépit de l’étroitesse de son territoire, a été parmi les premières nations européennes à prendre conscience de son patrimoine collectif, à l’exalter et à s’y identifier: elle avait déjà à cette époque une longue expérience de la démocratie.

Malheureusement, cette première tentative française de collecte systématique des traditions populaires ne se poursuivit pas au-delà de 1830. En 1815, l’Académie celtique fit place à la Société des Antiquaires, qui élimina peu à peu des mémoires tout ce qui concerne ces traditions pour ne plus se consacrer qu’à l’histoire et à l’archéologie. Cette éclipse, qui dura en France jusqu’en 1870, n’eut pas d’équivalent dans les autres pays (en Allemagne, par exemple, à partir des travaux des frères Grimm, vont se développer sans solution de continuité un grand nombre de collectes folkloriques). Elle tient peut-être au fait que la France ne possédait plus depuis longtemps de poésie lyrique populaire – les légendes épiques des XIIe et XIIIe siècles ne survivaient plus que dans les livrets de colportage sous une forme abâtardie – et que les savants de l’Académie celtique ignoraient presque totalement la littérature orale, hormis quelques rares légendes. En revanche, dans le monde germanique, les contes populaires et les légendes feront l’objet à la fois de la collecte attentive et de la réflexion des frères Grimm.

Dans leur entreprise, ces derniers ont été précédés de peu par deux autres écrivains allemands, Achim von Arnim et Clemens Brentano, qui, réalisant le vœu de Herder – recueillir et publier la poésie populaire de l’Allemagne, ses Lieder –, publièrent les trois volumes du Cor enchanté de l’enfant (Des Knaben Wunderhorn , 1806-1808), auxquels plusieurs générations de poètes et de musiciens allaient s’abreuver comme à une source pure et fraîche. C’est à cette époque que les concepts de Volk (peuple) et de Volkstum (la pensée et le sentiment populaires constituant la foi commune d’un peuple) remplacent en Allemagne les termes de nation et de nationalité. Le Volkstum s’exprime de façon privilégiée dans les coutumes, les rituels, la poésie (Lieder ), les contes (Märchen ), les légendes (Sagen ), c’est-à-dire dans l’ensemble de ce qu’on appelle désormais Volkskunde , ce en quoi le peuple projette le meilleur de lui-même.

Pour Jacob (1785-1865) et Wilhelm (1786-1859) Grimm, la poésie populaire – qui comprend non seulement le Lied , mais aussi l’épopée et même la mythologie – est une poésie de nature, une création collective du peuple poétisant, une création divine en dernier ressort: «Les chants épiques sont en quelque sorte préformés dans l’esprit du peuple, ils germent et s’épanouissent d’une façon nécessaire dans des conditions données.» Quant aux contes populaires, aux Märchen (terme qui désigne plus spécifiquement les contes merveilleux), ils sont pour les frères Grimm des vestiges des croyances et de la mythologie des anciens peuples germaniques. Le célèbre recueil, Kinder- und Hausmärchen (Contes des enfants et du foyer ), publié d’abord en deux volumes (1812-1815), auquel s’en ajoutera un troisième consacré aux variantes et aux commentaires (1822), est le fruit d’une collecte de première main. Mais le souci d’authenticité des Grimm ne va pas jusqu’à s’abstenir de corriger et de remanier les versions recueillies, le plus souvent en complétant les unes par les autres: à leurs yeux, en effet, seule est importante la vérité intérieure du conte. Le succès de leur entreprise les poussa à publier un recueil de légendes, les légendes se distinguant des contes en ce qu’elles présentent un point d’ancrage dans l’espace et dans le temps et qu’elles sont objet de croyance. Les deux volumes des Deutsche Sagen parurent respectivement en 1816 (légendes géographiques) et 1818 (légendes historiques). Enfin, en 1828, Jacob Grimm publie les Deutsche Rechtsaltertümer (Antiquités du droit allemand ), ouvrage où le droit coutumier se voit assigner la même origine que la poésie populaire: l’un et l’autre sont des productions d’une volonté collective et supérieure; leur existence et leur permanence suffisent à en prouver l’excellence. Dans tous leurs travaux, les frères Grimm furent conduits par quelques idées-forces, qui n’étaient certes pas entièrement nouvelles, mais auxquelles ils tentèrent de donner une démonstration à la fois théorique et pratique: le caractère national de toute production traditionnelle, la poésie populaire comme poésie de nature, le folklore comme survivance d’une ancienne mythologie.

Cette théorie des survivances est au cœur du grand essor des travaux folkloriques du dernier quart du XIXe siècle. Auparavant, la discipline avait reçu son nom de Thoms, qui, dans un bref article publié en 1846, proposait un terme pour désigner ce qu’en Angleterre on appelait «antiquités populaires» ou «littérature populaire»: «bien que – disons-le au passage – il s’agisse plus d’un savoir (lore ) que d’une littérature et qu’il fût préférable de la distinguer par un mot composé bien saxon, folklore – le savoir du peuple ...». C’est de cette manière modeste que le terme fut introduit dans le monde des savants. En outre, l’école anthropologique anglaise va précisément donner au folklore désormais dénommé l’assise pseudo-théorique des survivances. En 1870, Edward Tylor, réfléchissant sur la légitimité de cette dernière notion, montre son affinité avec celle de superstition: «L’étymologie de ce mot superstition , qui paraît avoir originairement signifié ce qui persiste des anciens âges , le rend parfaitement propre à exprimer l’idée de survivance. Mais, aujourd’hui, ce mot implique un reproche, et, quoiqu’il soit à bon droit permis de verser le blâme sur ces débris de civilisations mortes enclavés dans une civilisation vivante, cependant l’employer serait bien dur et même point exact. Pour la science ethnographique, il est absolument indispensable d’introduire un mot, tel que survivance, simplement destiné à désigner le fait historique que ne peut plus maintenant exprimer le mot superstition.» Cette proposition permit à George Laurence Gomme, président de la Folklore Society de Londres, de définir en 1890 l’objet du folklore comme étant «la comparaison et l’identification des survivances de croyances, coutumes et traditions archaïques à l’époque moderne».

Les savants français, quant à eux, ne cherchent guère à donner une définition du folklore et ils mettront plus longtemps à adopter ce terme. Les premières revues qu’ils consacrent à ce domaine s’appelleront respectivement Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages (10 volumes, de 1877 à 1912) et Revue des traditions populaires, recueil de mythologie, littérature orale, ethnographie traditionnelle et art populaire (32 volumes, de 1886 à 1918). Mais les directeurs de ces revues (Henri Gaidoz et Eugène Rolland, d’une part, Paul Sébillot, d’autre part), pas plus que les auteurs des articles qui y sont publiés, n’échappent cependant à l’influence de l’hypothèse archaïsante qui est à l’œuvre dès la naissance de la discipline. On retrouve même chez eux un certain nationalisme. Ainsi Gaston Paris, fondateur de la revue Romania en 1872, veut éviter à la France une rupture avec son passé le plus lointain et avec ses traditions les plus authentiques: en étudiant à la Sorbonne La Chanson de Roland au moment le plus sombre de la guerre de 1870, il entend remonter aux origines nationales et marquer le rôle joué par la poésie dans la formation de la nation. Cette renaissance des études folkloriques s’accompagne aussi d’une certaine celtomanie qui, bien que moins conquérante que celle du début du siècle (parce que tempérée par les progrès de la philologie et de l’histoire), est sensible chez Gaidoz en particulier. Publiant en 1908 son livre Le Paganisme contemporain chez les peuples celto-latins , Sébillot explique ainsi ce qu’on peut appeler l’«illusion archaïque» en matière de folklore: «Je songeai que l’on n’avait pas jusqu’ici tracé un tableau des traditions et des croyances, qui se traduisent dans la pratique par des rites, des gestes et des formules, débris de cultes naturalistes ou déformations de religions plus avancées, qui survivent encore chez les peuples civilisés et à l’ensemble desquels on peut donner le titre de Paganisme contemporain .» Pierre Saintyves adhère totalement à la théorie des survivances telle que la présente l’école anthropologique anglaise: en 1932, il félicite celle-ci d’avoir mis «à la disposition des savants la notion historico-scientifique de survivance et purifié, du même coup, l’atmosphère de toute préoccupation théologique». L’essor des études folkloriques durant le dernier quart du XIXe siècle se réfère donc, implicitement ou explicitement, aux mêmes notions que celles qui ont présidé à la naissance de la discipline: nationalisme, archaïsme des traditions, dont on renvoie l’origine à un passé lointain plus ou moins indéterminé, et, dans le cas de la France, recours à un «paganisme» celte ou gaulois. En dépit de la vigoureuse réaction d’Arnold Van Gennep (1873-1957), qui affirma le caractère vivant, actuel, contemporain du folklore, cette «illusion archaïque» est encore vivace (par exemple, dans les travaux d’André Varagnac, qui date du Néolithique l’apparition des traditions magico-religieuses qui se sont perpétuées jusqu’à l’aube du XXe siècle).

2. Les définitions

Depuis le dernier quart du XIXe siècle, beaucoup de définitions du folklore ont été proposées, mais elles sont peu satisfaisantes. Le Standard Dictionary of Folklore, Mythology and Legend en recensaient déjà vingt et une en 1949. On peut les classer d’après les théories, explicites ou sous-jacentes, sur lesquelles elles s’appuient.

Dans un premier groupe viendraient les définitions qui se réfèrent à la théorie des survivances. Thoms, tout en proposant le terme de folklore à la communauté des savants, ne s’aventura pas à le définir. Mais son néologisme était destiné à remplacer l’expression popular antiquities , couramment employée en anglais jusqu’à cette époque. Par ailleurs, il invoquait avec beaucoup d’admiration l’œuvre de Jacob Grimm, incitant l’Angleterre à prendre pour modèle la Deutsche Mythologie de celui-ci. Lorsque, à la fin du XIXe siècle, l’Europe fait un grand effort de réflexion sur le problème et entreprend des collectes intensives, Andrew Lang, au nom de l’école anthropologique anglaise, propose en 1884 la définition suivante: «Le folklore recueille et compare les restes des anciens peuples, les superstitions et histoires qui survivent, les idées qui vivent dans notre temps, mais ne sont pas de notre temps. À proprement parler, le folklore ne s’intéresse qu’aux légendes, coutumes, croyances du peuple.» Sébillot, en France, adhère à cette idée puisqu’en 1886 il voit dans le folklore l’«examen des survivances qui, remontant parfois [...] jusqu’aux premiers âges de l’humanité, se sont conservées, plus ou moins altérées, jusque chez les peuples les plus cultivés». À la même époque, Giuseppe Pitré, le fondateur des études folkloriques en Italie, y voit «des restes de rites disparus, de cérémonies oubliées, de pratiques interrompues. Et ce qui frappe, c’est la survivance simultanée d’usages disparates, qui équivalent pour nous à des couches géologiques révélatrices des diverses époques.» Saintyves, en 1936, considère le folklore comme «une étude de la mentalité populaire dans une nation civilisée».

La critique la plus sérieuse qu’on peut faire à ces définitions interchangeables, c’est qu’une croyance ou une coutume ne peuvent jamais être de pures survivances. Pour persister, en effet, les traditions doivent garder une fonction dans la culture dont elles font partie. Lévi-Strauss écrit à propos du père Noël: «Les explications par survivances sont toujours incomplètes; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler [...]. Nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes.»

À l’opposé de ces définitions, on trouve celles qui affirment le caractère vivant, actuel et contemporain du folklore. Van Gennep insistait déjà en 1924, dans son petit livre Le Folklore , sur le caractère vivant des faits folkloriques et sur la nécessité, pour les observer et les étudier, de remplacer la méthode historique par la méthode biologique. Mais, dans son grand Manuel de folklore français contemporain , il se contente de cette brève définition: «étude méthodique, donc science, des mœurs et coutumes».

Aux États-Unis, Alan Dundes dénonce les «principes dégénératifs» qui ont cours dans la discipline et selon lesquels le folklore descend des strates les plus élevées de la société jusqu’aux plus basses. La plupart des folkloristes sont des nostalgiques du passé qui supposent une évolution historique allant du complexe au simple: ainsi voit-on dans les contes populaires les vestiges mutilés d’une ancienne mythologie, ce qui permet d’affirmer que la version la plus complète d’un conte constitue sa forme originale. Pour Dundes, le folklore en général n’est pas en décadence, ni sur le point de disparaître. Seuls certains genres perdent de leur popularité ou tombent en désuétude, par exemple l’énigme ou la ballade dans la société urbaine américaine. Le folklore est un phénomène universel et, selon toute vraisemblance, permanent: il durera aussi longtemps que les humains emploieront des formes traditionnelles pour communiquer entre eux. Au-delà de ce truisme, Dundes voit juste quand il dénonce la tendance à la nostalgie des folkloristes et quand il affirme le caractère actuel du folklore.

D’autres définitions, qu’il faut sans doute rattacher à ce courant moderne, font appel aux notions de «caractère populaire» et de «transmission populaire». Déjà l’école allemande insistait beaucoup sur l’importance du «peuple» dans le double sens social et national. Saintyves y a recours, lui aussi: «Le folklore étudie la vie populaire, mais dans la vie civilisée; la littérature populaire suppose une littérature savante, comme le droit coutumier suppose un droit écrit.» Mais les difficultés surgissent dès que l’on tente de définir ce terme de populaire. Il est impossible d’identifier, comme le fait Saintyves, populaire et oral, savant et écrit. Il existe, en effet, une littérature populaire écrite (les livrets de colportage, la Bibliothèque bleue), et le droit coutumier a presque toujours été rédigé. Une meilleure approche recourt à la notion de transmission et propose de définir le folklorique comme ce qui se transmet dans le peuple, le plus souvent oralement, mais parfois par le truchement de l’écrit (ainsi les cahiers de pansement – recueils de recettes thérapeutiques magico-religieuses – conservés, mais aussi recopiés). Patrice Coirault, spécialiste de la chanson populaire française, a abouti à une théorie qui est applicable à tous les domaines du folklore. Il commence par faire la critique de la conception des frères Grimm qui attribuent au peuple un génie créateur d’origine divine ou bénéficiant d’une «inspiration-révélation». Apparemment une théorie de ce genre relève plus de la théologie que de la science. Et, cependant, il faut créditer les frères Grimm d’une connaissance profonde de la littérature populaire. La clé du problème se trouve dans le fait que toute création populaire est sans doute le fait d’un individu, d’un «poète», mais que celui-ci est en quelque sorte une fiction puisqu’on ne le connaîtra jamais. Cette création, individuelle à l’origine, se trouve constamment réélaborée par les transformations, les contaminations, simplifications, ajouts, emprunts, etc., que lui font subir ses interprètes au cours des âges. Chaque œuvre populaire «ne sait guère montrer que des remanieurs-constructeurs et après eux [...] sa multitude de transmetteurs-modificateurs que nous appelons la Tradition», dit Coirault. La recherche de la forme type originelle et primitive (l’Ur des savants allemands) est vaine dans la majorité des cas. Mais ce «poète» postulé à l’origine de l’œuvre (de la chanson, certes, mais aussi du conte merveilleux, de la légende ou – pourquoi pas? – du rituel, de la pratique magique) n’est pas le seul créateur: chaque transmetteur, chaque interprète populaire fait, lui aussi, œuvre de création. Ainsi, les règles logiques que l’on voit fonctionner dans le cas de l’œuvre savante, littéraire ou scientifique, ne s’appliquent pas à la création populaire. Il faut donc reconnaître aux frères Grimm une remarquable intuition quand ils affirment l’irréductibilité de la «poésie d’art» (Kunstpoesie ) et de la «poésie de nature» (Naturpoesie ), même si cette dernière n’est pas très bien nommée. Coirault donne une assise scientifique à la notion imprécise, sinon nébuleuse, de tradition: «Considérée comme collective, dit-il, la tradition équivaut à des milliers d’anonymes d’espèce et d’époque variées: inventeurs et remanieurs ignorés, très rarement connus, réparateurs à jamais inconnaissables même si on croit les tenir ou les deviner, et cette multitude de rouages et mécanismes, les transmetteurs purs. Là chacun a eu son rôle, parallèlement ou à la suite; chez tous ce sont plutôt les mémoires qui, en fin de compte, ont agi, gouvernant jusqu’à l’inspiration.»

À peu près à la même époque, Roman Jakobson analyse lui aussi ce qu’on appelle «création populaire» et, par sa voie propre, qui est la linguistique, il aboutit à des conclusions qui concordent avec celles de Coirault. Le folklore, selon lui, fonctionne comme la langue: n’y peuvent subsister qve les formes ayant pour la communauté un caractère fonctionnel. Dès qu’une forme cesse d’être fonctionnelle, elle dépérit dans le folklore (alors que dans la littérature «savante» elle conserve une existence potentielle). La communauté exerce donc sur l’œuvre folklorique une «censure préventive», en ce sens qu’une œuvre ne devient fait folklorique qu’à l’instant où la communauté l’accepte et l’intègre. Il ne peut y avoir rite sans une sanction de la communauté; et si un rite a eu pour origine une expression individuelle, il ne devient vraiment rite que lorsqu’il a été adopté par la communauté. «Comme la langue, l’œuvre folklorique est extra-personnelle et n’a qu’une existence potentielle.» Les innovations individuelles sont intégrées seulement dans la mesure où elles répondent aux exigences de la communauté et où elles anticipent sur l’évolution régulière du folklore. C’est pourquoi le folkloriste moderne ne s’intéresse guère aux problèmes d’origine, mais essentiellement au fait de l’emprunt, au choix et à la modification du matériau emprunté. L’emprunt n’est pas un acte passif, il est re-création. Pour Jakobson, un tel fonctionnement n’est nullement incompatible avec l’individualisme qui imprègne une civilisation. C’est de cette manière que se propagent dans les milieux cultivés les anecdotes, les potins, les histoires drôles, les usages sociaux, la mode aussi bien que la superstition et les mythes. Et Jakobson assignait comme tâche urgente à ce qu’il appelait la «science synchronique du folklore», celle qui consiste à «caractériser le système des formes artistiques constituant le répertoire actuel d’une communauté définie – village, district, unité ethnique»; on pourrait ajouter: classe sociale, catégorie professionnelle, groupe d’âge ou de sexe. C’est là une approche qui vise à déterminer la structure et les fonctions du folklore au niveau de la vie actuelle d’un groupe.

3. Les genres

En guise de définition – et en raison du fait qu’il est si difficile de définir le folklore –, les savants de l’ère postérieure se sont souvent contentés d’énumérer les différents genres de celui-ci. De toute manière, la question du classement se pose de façon urgente à qui entreprend un manuel de folklore; mais on n’y a répondu jusqu’à présent qu’empiriquement et au prix de pis-aller. La solution la moins satisfaisante est sans doute celle de Sébillot qui, dans les quatre volumes de son Folklore de France , adopte un principe de classification extérieur aux fonctions et aux mécanismes, ce qui l’amène à étudier successivement le folklore du ciel, de la mer, des montagnes, etc. La solution la moins mauvaise est celle de Van Gennep dans son Manuel tel qu’il existe actuellement, c’est-à-dire inachevé. Van Gennep utilise, en effet, un schéma théorique, celui des rites de passage, dont il est l’auteur et qui lui permet d’ordonner la multiplicité des faits selon un principe interne. Mais le plan de la suite de son œuvre, plan qui figure dans les deux tomes de la bibliographie, montre qu’il n’aurait pas échappé à une classification énumérative. Elle est cependant la meilleure, la plus complète et la plus raisonnée. Elle place en premier lieu les rituels et les pratiques – ainsi que les croyances qui leur sont associées – concernant la vie individuelle («Du berceau à la tombe») et l’année calendaire (cérémonies cycliques, saisonnières et calendaires). Devaient ensuite être étudiés le folklore de la nature (catégorie pratique mais peu scientifique), la magie et la sorcellerie, la médecine populaire (ces deux derniers domaines possédant des zones de recoupement), la musique, les chansons et les danses populaires, les jeux et divertissements, le folklore domestique, les arts populaires. En ce qui concerne la littérature populaire, Van Gennep introduit une distinction utile entre la littérature «mouvante» et la littérature «fixée». La première comprend les contes et les légendes, qui présentent toujours des variantes ou des versions différentes selon l’époque, le lieu et même le conteur. En revanche, dictons, proverbes, sobriquets, formules ne se modifient pas: ils restent fixes ou disparaissent.

La littérature populaire (dite encore « orale », en dépit de la contradiction entre ces deux termes) est quasiment à l’origine du folklore comme discipline, puisque, sous la forme de la poésie populaire nationale, c’est elle qui a suscité le mouvement de réaction contre l’esprit des Lumières à la fin du XVIIIe siècle. Elle est restée pour les folkloristes un objet d’étude privilégié, au point de s’identifier parfois au folklore tout entier, comme c’est encore le cas pour l’actuelle école finlandaise. Paradoxalement la France, qui avait été la première à s’intéresser aux contes grâce à Charles Perrault, dès la fin du XVIIe siècle, fut une des dernières parmi les nations européennes à en entreprendre une collecte sur des bases scientifiques. Les Histoires ou contes du temps passé de Perrault (1697) ont paru à une époque où les contes étaient à la mode, mais où bien peu d’auteurs recourent à la tradition: si Mme d’Aulnoy le fait pour une part des récits qu’elle publie (1697-1699), ses émules ignorent celle-là complètement ou presque. Avec Perrault, on saisit sur le vif le double sens du mot «populaire». D’une part, il puise, en effet, ses thèmes dans la tradition populaire et leur donne une forme littéraire savante. Mais, d’autre part, il le fait avec un tel talent que son recueil obtient un succès populaire considérable et durable: populaire prenant ici le sens de «à la mode», «en vogue». Ensuite cette version littéraire savante revient enrichir le répertoire populaire – au sens de folklorique – des conteurs traditionnels. Mais tout s’est passé en France comme si cette précoce tentative avait épuisé pour près de deux siècles l’intérêt porté à la littérature orale.

En revanche, en Allemagne, contes et légendes mobilisent une grande partie des travaux des frères Grimm. En 1860, les Kinder- und Hausmärchen ont déjà eu sept éditions progressivement enrichies, tandis que le troisième volume, Anmerkungen (les «remarques», «annotations»), en est à sa troisième édition. Celui-ci, qui est consacré aux rapprochements, parallèles et comparaisons, fonde paradoxalement les études comparatives sur le conte. Le paradoxe tient, en effet, à ce que les frères Grimm, qui, en recueillant les contes allemands, pensaient accéder à une «poésie» nationale germanique, s’aperçoivent, en rassemblant dans le troisième volume les variantes et les versions qu’ils jugent incomplètes ou défectueuses, que les récits allemands appartiennent – comme le dit Paul Delarue, le spécialiste des contes français – «à une famille de contes qui est le bien commun de tous les peuples compris entre l’Atlantique et l’Inde occidentale incluse d’une part, d’autre part entre les pays nordiques européens et l’Afrique du Nord incluse, et qu’on appelle pour plus de commodité le conte indo-européen, assez improprement d’ailleurs, puisqu’il appartient aussi aux peuples sémites et à d’autres groupements ethniques importants». Les frères Grimm constatent deux faits qu’ils mettent en rapport: la similitude des contes européens et la parenté, qu’on venait tout juste de découvrir, des langues indo-européennes. Ainsi prend corps la théorie dite «aryenne» selon laquelle, dans les migrations qui les ont menés de l’Inde à travers l’Europe, les peuples aryens emportaient non seulement une langue commune, mais aussi un stock de récits semblables: on explique alors non seulement les similitudes linguistiques et narratives, mais aussi les différences dues à une évolution qui a eu lieu durant des millénaires dans la disjonction. À la fin du XIXe siècle, Max Müller (1823-1900) précise et développe cette théorie; il affirme que ce sont des mythes que les Aryens emportèrent dans leur exode et que ces mythes se sont dégradés au cours des âges jusqu’à devenir des contes.

La théorie aryenne fut remplacée par la théorie indianiste: celle-ci prétend aussi que les contes européens proviennent d’un centre commun, l’Inde, d’où ils auraient essaimé dans le Proche-Orient et en Europe, à une époque, non pas préhistorique, mais beaucoup plus récente – une époque que l’on peut même dater puisque cette migration des récits (et non plus la migration d’hommes emportant des narrations gravées dans leur mémoire) commence à partir du Xe siècle de l’ère chrétienne avec des traductions de contes indiens transmises à l’Europe par le truchement du monde musulman. C’est l’Allemand Theodor Benfey (1809-1881) qui formula cette théorie, représentée en France par Emmanuel Cosquin. Si leur tort fut d’attribuer une importance primordiale aux recueils de contes venus d’Orient, ils eurent le mérite, d’une part, d’entreprendre l’étude des sources de ces versions, d’autre part, de faire apparaître l’importance de la notion de transmission, qui est considérable en matière de folklore.

Selon une troisième explication, dite «anthropologique», qui est à rattacher à la théorie générale des survivances, les contes ne procèdent plus d’un centre d’où ils auraient essaimé en Europe, mais ils sont le souvenir d’un état social, depuis longtemps disparu, des cultures européennes, le souvenir de croyances et de rituels abolis, et qu’on peut cependant encore observer chez les peuples primitifs: c’est donc ici l’anthropologie qui donnera la clé des contes. Ainsi, Lang interprète le motif de l’époux invisible par une ancienne règle d’étiquette nuptiale. En France, Saintyves, qui reprend à son compte cette théorie, interprète les contes de Perrault comme les vestiges de rituels autrefois pratiqués et tombés en désuétude. Cendrillon est la Fiancée des cendres du Carnaval, dont les fiançailles avec le jeune Soleil constituaient une cérémonie magique destinée à promouvoir les mariages et à en assurer la fécondité, tandis que la marâtre est la vieille année et ses filles les deux premiers mois qui précèdent le printemps.

Pendant que se succédaient les théories, un travail considérable de collecte s’accomplissait dans tous les pays d’Europe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe. La masse des documents accumulés rendit indispensable la recherche d’un critère de classement. En 1910, le savant finnois Antti Aarne, partant d’un double fait – la variabilité infinie des textes recueillis et leurs ressemblances indéniables –, proposa la notion de conte type , c’est-à-dire une organisation particulière de motifs qui se retrouve dans un certain nombre de contes, les variantes, dont les modifications sont trop peu importantes pour altérer l’agencement général et en particulier l’ordre des motifs. Il découvrit alors 550 contes types, nombre qui devait augmenter avec le développement des collectes dans les différents pays: on semble maintenant s’être arrêté à 2 340 types, répartis en quatre groupes, les contes d’animaux, les contes merveilleux, les contes facétieux et les contes à formule. Cette typologie fonctionne admirablement pour les contes de tous les pays d’Europe – et même au-delà – et permet le classement de collectes immenses aboutissant aux catalogues nationaux. Elle rend possible aussi la comparaison des variantes entre elles, bref, l’établissement d’un langage commun à partir duquel on peut tenter de mettre au jour un sens. C’est dire que ce domaine du folklore est scientifiquement beaucoup plus avancé que le reste.

Seule la notion de rite de passage proposée en 1909 par Van Gennep a permis un progrès dans l’étude des rituels et peut se comparer à cet égard à la notion de conte type. Elle ne débouche pas sur une théorie, mais sur un schéma heuristique qui permet d’ordonner et de classer la multiplicité et la complexité des faits d’observation. Les rites de passage ont pour fonction de faire passer un individu ou un groupe d’individus d’un âge à un autre, d’un état social ou religieux à un autre, d’une occupation à une autre, etc., et ils comportent trois stades successifs – de séparation, de marge et d’agrégation – plus ou moins développés selon les cas. La notion de rite de passage se fonde sur celle de séquence cérémonielle: «L’ordre dans lequel les rites se suivent et doivent être exécutés est en soi, déjà, un élément magico-religieux d’une portée essentielle. L’objet principal de ce livre [Les Rites de passage ] est de réagir contre le procédé «folkloriste» ou «anthropologique», qui consiste à extraire d’une séquence divers rites, soit positifs ou négatifs, et à les considérer isolément, leur ôtant ainsi leur raison d’être principale et leur situation logique dans l’ensemble des mécanismes.» Il existe une certaine analogie entre la notion de conte type et celle de séquence cérémonielle puisqu’elles font appel toutes les deux à la succession nécessaire soit des motifs, soit des rituels, succession telle qu’en effet une modification, une interversion, un retournement, une permutation déterminent une structure différente.

Si les autres domaines du folklore ont donné lieu à bon nombre de travaux fort intéressants, il n’en reste pas moins que l’ensemble de celui-ci donne une impression de dispersion et d’éparpillement. Le folklore semble être partout et nulle part. Les spécialistes les plus classiques admettent qu’il existe un folklore des métiers (tel celui des pêcheurs étudié par Sébillot), un folklore militaire, juridique, urbain, enfantin, etc. Le folklore prend naissance aussi bien dans une classe sociale tout entière que dans un petit groupe de gens réunis par une activité ou un caractère communs, dans une famille même. Aussi est-il nécessaire de donner une définition qui ne soit ni une simple énumération des domaines ou des types, ni une émanation de l’idéologie dominante du moment. On peut en proposer une qui fait appel à la notion de discontinuité culturelle due à Lévi-Strauss. Une société donnée est confrontée à une telle discontinuité de trois façons possibles: elle peut, en effet, prendre connaissance de cultures étrangères qui sont soit contemporaines mais situées dans un autre lieu du globe, soit établies dans le même espace géographique mais dans un autre temps, ou encore éloignées à la fois dans l’espace et le temps. Mais la civilisation occidentale connaît un quatrième type de discontinuité culturelle, celle où deux cultures coexistent dans le même espace et dans le même temps, bien que l’une postule l’archaïsme et même l’anachronisme de l’autre. Le folklore en tant que discipline est né de cette façon, c’est-à-dire d’une projection dans l’histoire, et même dans la préhistoire, d’une culture contemporaine qui était jusque-là inacceptable sur le plan de la raison et de l’orthodoxie religieuse. Il y a, en effet, folklore dès qu’un groupe social – quelle que soit sa taille – ne partage pas entièrement la culture dominante (qu’il ne veuille ou ne puisse le faire) et sécrète une autre culture, qu’on qualifiera selon les cas de culture marginale, de contre-culture, de subculture et dont la fonction est d’affirmer l’identité du groupe en tant que tel. La distance ici n’est donc ni spatiale (comme lors de la découverte des Amérindiens, qui a contribué à la naissance de l’ethnologie) ni temporelle (puisqu’il y a contemporanéité), mais uniquement culturelle. Il est cependant très difficile d’admettre une discontinuité culturelle contemporaine qui soit privée de la distance qui tempère son étrangeté. On peut expliquer par là la naissance tardive et les lents débuts du folklore comme discipline.

Cette hypothèse permet, en outre, d’expliquer d’autres caractères du folklore, notamment le fait que le folklore le plus remarquable par son importance soit celui de la classe paysanne des sociétés traditionnelles européennes, au point qu’on l’a parfois identifié au folklore dans son ensemble. La classe paysanne, en effet, constituait un groupe social qui ne pouvait participer à la culture dominante (culture savante, culture littéraire), ni même entièrement à la religion imposée. Aussi eut-elle besoin de créer une culture qui lui fût propre, avec des croyances, des rituels, des narrations, une musique, des costumes particuliers, etc., et dont la fonction était de lui assurer une identité, ainsi que de lui permettre tout un jeu de différenciations internes à l’échelle locale. On peut aussi comprendre par là pourquoi le folklore ne constitue pas une culture totale ou globale: en effet, il s’insère dans un cadre religieux, culturel et socio-économique plus vaste, qui était, pour la société paysanne, la civilisation pré-industrielle européenne. Aussi les folkloristes ont-ils l’impression que les matériaux dont ils s’occupent sont épars, dépourvus de cohésion, sinon même de cohérence. En revanche, les sociétés primitives n’ont pas de folklore tant qu’elles constituent des ensembles culturellement homogènes: tout le monde y participe à, et participe de, la même culture, sans qu’il y ait de culture dominante, ni, par conséquent, de culture marginale.

La même définition permet aussi de comprendre le sens actuel donné familièrement à «folklore» et à «folklorique», termes qui désignent alors d’une manière péjorative des bribes d’une sous-culture – hétérogène par rapport à la culture dominante considérée comme seule sérieuse – ou des manifestations marginales dépourvues d’importance. Le mépris affleure dès que se manifestent l’écart, l’étrange, le non-conforme, le «bizarre», vite qualifié d’absurde. On vise dans ce cas des expressions pouvant être de nature diverse, mais soulignant, parfois avec force, des marques différentielles.

4. Folklore et psychanalyse

Sigmund Freud, qui s’est beaucoup intéressé au folklore, déclare: «On retrouve [la symbolique du rêve] dans toute l’imagerie inconsciente, dans toutes les représentations collectives, populaires, notamment dans le folklore, le mythe, les légendes, les dictons, les proverbes, les jeux de mots courants: elle y est même plus complète que dans les rêves.» Il écrit, par ailleurs: «Chaque fois que la névrose se dissimule sous ces symboles, elle suit à nouveau les voies qui furent celles de l’humanité primitive et dont témoignent maintenant encore nos langues, nos superstitions et nos mœurs quelque peu ensevelies.» Mais l’on trouve chez Freud peu de textes qui tentent une théorie des rapports entre la psychanalyse et le folklore. Ernest Jones, qui a consacré à celui-ci quelques études de psychanalyse appliquée, a abordé le problème général dans une communication au congrès de la Folk-Lore Society de Londres en 1928. La psychanalyse a démontré, dit-il, que nos idées conscientes, nos intérêts et nos croyances ont leur origine dans l’inconscient, le rôle de la conscience se limitant à la critique, à la sélection et au contrôle. Deux voies permettent aux représentations inconscientes de s’exprimer. La première leur fait subir un processus de transformation qui leur permet de s’harmoniser avec les exigences de la réalité extérieure et celles de la conscience interne (le surmoi). L’autre voie conduit à l’élaboration de ce que Freud appelle «formations de compromis». Ces compromis s’établissent entre les représentations refoulées et les représentations refoulantes, entre deux forces antagonistes, le désir et la défense. On peut en trouver des exemples dans le symptôme, mais aussi dans des phénomènes non pathologiques tels que le rêve ou les croyances et les coutumes folkloriques. Celles-ci, selon Jones, «reproduisent les mêmes mécanismes mentaux particuliers aux productions de l’inconscient et, chose peut-être plus importante, elles révèlent le même contenu sous-jacent et dérivent des mêmes sources [...]. En d’autres termes, nous affirmons qu’il y a un lien étroit, d’une grande portée, entre la survivance de la vie primitive du passé d’un peuple et la survivance du passé de l’individu.» Jones semble donc adhérer à une définition qui explique le folklore par les survivances. Il n’ignore cependant pas les réactions qui se font jour à cette époque contre cette théorie et qui affirment le caractère vivace et actuel du folklore. Sans qu’il le dise bien explicitement, la psychanalyse serait en mesure de proposer un moyen terme qui concilierait la théorie des survivances et celle de l’actualité du folklore: émanations de l’enfance de l’individu et du passé de la collectivité, ces formations s’expriment sous des formes dynamiques et actuelles. Mais Jones tourne court et se contente de donner un exemple d’interprétation psychanalytique de données folkloriques (la toute-puissance de la pensée comme moteur des pratiques magiques), avant d’aborder la question du symbolisme. Le symbolisme, pour lui, désigne en psychanalyse un processus particulier par lequel une idée ou une démarche en représente une autre, refoulée, qui lui est associée dans l’inconscient. Et, comme pour Freud, c’est le même symbolisme qui œuvre dans l’inconscient de l’individu et dans les productions folkloriques. Le nombre des symboles possibles est infini, mais celui des idées inconscientes qui peuvent être représentées par un symbole est très restreint; ce sont essentiellement les représentations liées aux sources de la vie, à la naissance, à l’amour, à la mort, celles mêmes qui sont aussi les pôles d’intérêt des expressions folkloriques. Il s’agit, en effet, comme dans le cas de la formation de compromis, de rendre exprimables et manifestes des représentations refoulées en les déformant et en les masquant, afin de rendre licite une expression interdite qui veut se faire jour. Il faut alors distinguer ce processus de celui de la sublimation, qui dérive une pulsion sexuelle vers des buts non sexuels (création artistique, investigation intellectuelle), et, par conséquent, il serait nécessaire de maintenir la distinction entre les phénomènes de «civilisation» issus de la sublimation de ceux de culture populaire. Dans un cas, il y aurait substitution, dans l’autre, compromis. Mais cette distinction est difficile à soutenir entièrement: comment imaginer, en effet, qu’il n’y ait pas une part de sublimation dans les créations d’un artiste populaire, qu’il soit chanteur ou sculpteur, par exemple? On dira simplement que la censure préventive de la communauté dont parle Jakobson s’exerce beaucoup plus fortement sur les œuvres populaires que sur celles de la culture savante. Mais on ne peut identifier totalement cette censure préventive de la communauté avec la censure qui agit dans les formations de compromis, car la première s’exerce sur une œuvre après sa création: comme un néologisme linguistique, elle est entérinée par l’usage ou bien elle disparaît. En revanche, la seconde est à l’œuvre durant le processus de la création et infléchit celle-ci dans tel ou tel sens. Il n’est cependant pas interdit de penser qu’elles sont de même nature. Et, de toute façon, elles sont inconscientes l’une et l’autre.

Dans leurs travaux sur le folklore, les psychanalystes se sont efforcés pour la plupart de décrypter non seulement la double source des formations de compromis, mais aussi le symbolisme des matériaux folkloriques. Pour une tâche de ce genre les contes populaires constituent un champ d’application privilégié, comme ils l’ont été depuis l’origine pour le folklore comme discipline. S’il existe des symboles pourvus une fois pour toutes d’une signification précise, qu’il suffit donc de traduire quand on les rencontre, de même qu’on peut trouver le sens d’un mot étranger si l’on est pourvu d’un dictionnaire, en revanche, le déchiffrement doit se faire le plus souvent en tenant compte du contexte, c’est-à-dire de l’ordre et de la nature des autres motifs du conte, de ses variantes, voire du corpus tout entier – à la manière même dont on déchiffre un rêve grâce aux associations d’idées du rêveur. Les symboles ont en effet plusieurs sens et même un grand nombre de sens, «si bien que, comme dans l’écriture chinoise, c’est le contexte qui seul donne une compréhension exacte», dit Freud à propos de l’interprétation des rêves. Georges Devereux propose une distinction qui est proche de celle-ci, mais s’applique directement aux matériaux ethnologiques et folkloriques. Il existerait, selon lui, deux sortes de contenus latents dans chaque conte, mythe ou motif: un contenu latent universel, qui est le même dans toutes les populations où est connu ce type de narration, et un contenu latent particulier à telle population, déterminé par la culture de celle-ci et qu’on ne peut mettre au jour sans se référer à ce contexte culturel.

Cette interprétation symbolique ne peut s’appliquer qu’aux motifs du conte et semble ignorer que ce sont le choix et la séquence des motifs qui donnent à chaque type de conte son organisation, sa structure. Ce problème renvoie à un autre qui lui est connexe: celui de la fonction du conte populaire. Bruno Bettelheim, qui est un des rares à se l’être posé, affirme que les contes aident les enfants à régler les problèmes psychologiques de la croissance et à intégrer leur personnalité. Chaque conte, grâce – sans doute – à la séquence particulière des motifs qui lui donne sa structure, répond à un problème spécifique: conflit du principe de plaisir et du principe de réalité, phantasme de la méchante marâtre, intégration du ça, déclin de l’oralité, rivalité fraternelle, recherche d’identité, etc. Il faut cependant corriger sur un point cette théorie, qui est convaincante dans l’ensemble. Les contes populaires n’étaient pas, dans la société traditionnelle, destinés à la seule classe d’âge des enfants, mais à la communauté tout entière – enfants et adultes – qui les écoutait et dont l’inconscient assimilait les leçons. Les ethnologues contemporains acceptent volontiers pour leur part que les contes populaires aient des fonctions d’initiation. Mais la remarque la plus générale qu’on puisse faire après avoir tenté de donner une interprétation d’un conte populaire, c’est qu’il est pratiquement impossible d’en extraire tout le symbolisme tant il est riche – de la même façon qu’un rêve n’est jamais interprétable dans sa totalité. En poursuivant l’analogie entre ces deux cas et en se rappelant qu’un rêve s’interprète séquence par séquence comme un conte motif par motif, mais qu’un sens général se dégage de ce travail d’analyse, on peut supposer – et on vérifie souvent – que l’interprétation motif par motif d’un conte aboutit à un sens général propre à ce conte.

5. L’authentique et le falsifié

Un des paradoxes du folklore, c’est que depuis l’origine il se trouve confronté à une antinomie entre l’authentique, le vrai, l’originel, le primitif d’une part, et le faux, le falsifié, le fabriqué, d’autre part. Le mouvement qui a donné naissance à la discipline a commencé avec le prodigieux succès dans toute l’Europe du faux d’Ossian, forgé par Macpherson à l’aide de bribes et de morceaux empruntés pour une petite partie à l’ancienne poésie gaélique, pour le reste à des matériaux puisés aussi bien dans Homère et dans la Bible que dans la mythologie scandinave, l’ensemble étant harmonisé par un style poétique assez monotone. Le recueil ainsi fabriqué fut admiré pour son caractère vrai, authentique, primitif, pour sa poésie proche de la nature. Mieux encore, il suscita dans une grande partie de l’Europe le désir de retrouver une poésie ancienne nationale et de recueillir des coutumes et des croyances populaires, certes frustes et grossières, mais sans artifice. Ainsi, les frères Grimm exalteront la poésie de nature et chercheront à atteindre le primitif, l’originel, l’Ur . Mais ils n’hésitent pas à «fabriquer» un conte à l’aide de plusieurs versions. En France, au milieu du XIXe siècle, Hersart de la Villemarqué compose son recueil intitulé Barzaz -Breiz, chants populaires de la Bretagne (1839) en s’inspirant de chansons bretonnes connues de lui par des sources directes, mais il avoue les avoir arrangées lorsque l’expression ne lui paraissait pas suffisamment poétique. La grande épopée finnoise, le Kalevala , a été élaborée à partir de fragments disparates; c’est «un vase nouveau fait des débris d’autres vases» selon l’expression de Cocchiara.

À ces procédés s’oppose l’exigence contemporaine de fidélité, de véracité, de précision et de rigueur dans les collectes folkloriques. On pourrait se contenter de dire que cette exigence s’est fait lentement jour à partir de la naissance du folklore, si un phénomène plus récent ne venait démentir cette évolution apparemment naturelle vers une plus grande rigueur scientifique. Il s’agit de diverses activités qui visent à faire revivre le folklore passé: multiplication de groupes folkloriques utilisant des costumes, une musique, des chansons, des danses, que l’on peut dire «de synthèse», dans des spectacles où la participation du public ne peut qu’être passive; construction de maisons approximativement traditionnelles; diffusion de copies d’objets destinés non plus à un usage quotidien, mais à la décoration; enfin, phénomène doté pour sa part d’une plus grande créativité, apparition récente de ce que l’on a appelé le folk -revival . Certains chercheurs contemporains ont noté la facilité avec laquelle pouvaient être manipulés les matériaux folkloriques. Un folkloriste américain, Richard M. Dorson, a même proposé, pour désigner ces productions d’authenticité douteuse, un terme qui est un jeu de mots intraduisible en français: fakelore (fake signifiant objet «truqué», «maquillé», «forgé»).

Le folklore comme discipline s’est donc toujours présenté avec ce double visage de l’authentique et du falsifié. Au XIXe siècle, le populaire inauthentique – fabriqué comme le faux d’Ossian ou arrangé comme le Barzaz -Breiz d’Hersart de la Villemarqué – a le même succès que le populaire observé et rapporté avec scrupule (tel que le recueil des Ballades de Thomas Percy, contemporain d’Ossian, et que les premiers travaux de François Luzel, qui commença à publier, peu après le Barzaz -Breiz , des textes de littérature populaire bretonne sans les remanier). C’est qu’en effet l’intérêt pour le folklore est le fait de lettrés et de savants qui, travaillant pour eux-mêmes et pour ceux qui partagent leur propre culture, voient et proposent un objet susceptible de leur convenir: à cet égard, un bon objet fabriqué a encore plus de chances de s’adapter étroitement aux besoins et à l’attente de son public potentiel qu’un objet qui a été observé avec fidélité mais qui risque de heurter le bon goût ou la raison par sa grossièreté, sa bizarrerie ou son absurdité. On comprend mieux ainsi les rapports étroits entre le romantisme et l’origine du folklore comme discipline. Ces rapports sont en grande partie de nature esthétique. Une sensibilité nouvelle réclame un aliment qui lui convienne et que ne peut lui fournir l’esprit des Lumières. Elle va le chercher dans les créations d’un «peuple» à moitié observé, à moitié inventé. De nos jours, les motivations du folk -revival sont esthétiques aussi et, pour une autre partie, idéologiques, quand celui-ci rejette non plus l’esprit des Lumières, mais la civilisation industrielle et qu’il part à la recherche rétrospective d’une vie et d’une culture caractérisées par leur authenticité. L’expression «la beauté du mort» proposée par Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel ne convient donc qu’à moitié. Il s’agit sans doute pour les folkloristes moins de faire disparaître un objet esthétique que de se l’approprier, parce qu’à un moment historique précis il répond à de nouveaux besoins esthético-affectifs, mais aussi – il ne faut pas l’oublier – à une nouvelle curiosité scientifique. Le folklore est donc un objet ambigu, difficile à saisir. Comme discipline, il est né pour des motifs à la fois esthétiques et idéologiques, et il s’est développé de cette manière jusqu’à une période relativement récente. C’est sans doute Van Gennep qui tenta le premier de débusquer une partie de l’idéologie qui l’encombrait (la «manie historique», qu’il considère comme la maladie psychique et méthodologique du XIXe siècle). Il reste à lui assurer une méthodologie propre. Dans son contenu – si l’on revient au sens du terme («savoir du peuple») – il est aussi un objet fuyant, parce qu’on le voit surtout lorsqu’il semble disparaître. Comme le remarque fort justement Coirault: «À supputer séculaire l’ancienneté indispensable pour fonder la Tradition (et c’est un minimum), qui obtiendrait de son vivant l’ensemble des qualités nécessaires? On ne sera pas folklorique autrement qu’a posteriori et donc à titre collectif.»

Alors que le folklore n’appartient ni à l’histoire ni à la mythologie, sa description la plus satisfaisante le place au point de jonction de ces deux domaines. En tant que discipline, il faut le distinguer de l’ethnologie et de l’histoire, parce que sa problématique s’est inscrite, par rapport à la première, dans le temps et non dans l’espace et, par rapport à la seconde, dans le mythe plus que dans le temps. Ce paradoxe apparent se dissipe si l’on admet que le temps puisse être à la fois la durée historique permettant une transmission d’une génération à une autre génération et un espace imaginaire suscitant la nostalgie d’un passé mythique qu’on désire répéter. Et c’est là que se trouve le moteur de la tradition, qui s’inscrit bien cependant dans la durée historique. On comprend mieux de cette manière l’importance de la notion de poésie dans la formation et le développement du folklore. La poésie appartient éminemment à la fiction, parmi tous les genres littéraires, peut-être est-elle le plus imaginaire et le plus éloignée de la réalité. Mais elle est aussi le plus apte à exprimer une certaine vérité, celle du mythe.

folklore [ fɔlklɔr ] n. m.
• 1877; angl. folk-lore (1846) « science (lore) du peuple (folk) »
Science des traditions, des usages et de l'art populaires d'un pays, d'une région, d'un groupe humain (aussi ethnomusicologie).
Par ext. Ensemble de ces traditions. Chants, légendes populaires du folklore national, provincial.
Aspect pittoresque mais sans importance ou sans signification profonde. Le folklore des prix littéraires. Loc. fam. C'est du folklore : ce n'est pas sérieux, pas crédible.

folklore nom masculin (anglais folk, peuple, et lore, science) Ensemble des pratiques culturelles (croyances, rites, contes, légendes, fêtes, cultes, etc.) des sociétés traditionnelles. Aspect pittoresque de ce qui tranche avec les habitudes, la vie ordinaire : Le folklore des vacances.folklore (citations) nom masculin (anglais folk, peuple, et lore, science) Louis Massignon Nogent-sur-Marne 1883-Paris 1962 La vraie, la seule histoire d'un peuple, c'est la montée folklorique de ses réactions collectives, thèmes archétypiques lui servant à classer et à juger les témoins « engendrés » par sa masse. Un vœu et un destin : Marie-Antoinette, reine de France, in Lettres nouvelles n° 30-31 folklore (expressions) nom masculin (anglais folk, peuple, et lore, science) Familier. C'est du folklore, c'est amusant, original, mais cela ne peut pas être pris au sérieux.

folklore
n. m.
d1./d Ensemble des arts, usages et traditions populaires.
|| Didac. Science qui les étudie.
d2./d Fam., péjor. Ensemble de choses, de faits, de comportements amusants ou pittoresques et dépourvus de sérieux. C'est du folklore, votre organisation!

FOLKLORE, subst. masc.
A.— Ensemble des arts et traditions populaires (d'un pays d'une région, d'un groupe humain). Musée de folklore. Nous passons sans peine du roman d'aujourd'hui à des contes plus ou moins anciens, aux légendes, au folklore, et du folklore à la mythologie (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 207). Je me rappelle mon ravissement au musée Paul-Dupuy de Toulouse consacré au folklore du Languedoc quand je vis les différents outils de la vie paysanne classés suivant la conception médiévale des quatre éléments, l'eau, la terre, l'air et le feu (L. BENOIST, Musées, 1960, p. 51). Les disques ethnographiques, depuis le folklore de nos campagnes jusqu'aux enregistrements faits sur le terrain, au cœur de l'Afrique, en Amazonie, au Mexique, partout où subsistent encore des bribes d'une tradition orale authentique (Disque Fr., 1963, p. 15) :
1. Le folklore, c'est la civilisation populaire. — Le folklore, dont le folklore oral n'est naturellement qu'un chapitre (mais capital, puisque tout se transmettait oralement jadis) est l'ensemble des traditions, usages, coutumes, fêtes, chants, costumes, instruments, meubles et décors familiers de notre vie populaire. Il n'est pas uniquement « paysan », bien entendu, mais ce sont les campagnes qui, jusqu'à nos jours, en ont le plus fidèlement conservé les vestiges.
DÉVIGNE, Légend. de Fr., 1942, p. 8.
P. anal. Ensemble des souvenirs, des sujets de conversation communs aux membres d'un groupe humain restreint. Manuel se souvenait d'une aventure qui faisait partie du folklore de la colonne (MALRAUX, Espoir, 1937, p. 577). On épuisait les souvenirs, anecdotes, citations, bons mots, calembredaines du folklore familial (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p. 81).
B.— Discipline ayant pour objet l'étude des arts et traditions populaires (d'un pays, d'une région, d'un groupe humain) :
2. À force d'insister je parviens, ces derniers jours, à lui faire transcrire et traduire quelques-uns de ces chants. Ce sont eux, non écrits, que chantent les chanteurs des places, assis à terre, ou sur le seuil d'un café (...) je crois la tradition orale de cette poésie arabe, ancienne ou moderne, digne d'occuper un peu le folklore.
GIDE, Feuillets, 1895-96, p. 86.
C.— Mod., péj. Ce qui est d'un pittoresque facile et dépourvu de sérieux. C'est du folklore, quel folklore! Aux prudentes prévisions météorologiques de l'Office national, le Français oppose un curieux folklore d'idées toutes faites qui, à force d'être répétées — les perturbations atmosphériques fréquentes en fournissent l'occasion — finissent par devenir proverbiales (L'Express, 18 déc. 1967, p. 89, col. 3).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1932, s.v. folk-lore. Étymol. et Hist. 1885 (DE PUYMAIGRE, Folk-Lore ds BONN., p. 60). Empr. à l'angl. folk-lore mot composé des deux termes saxons folk « peuple » et lore « savoir, connaissances, science » et proposé en 1846 par Ambrose Merton pour désigner ce qui était alors appelé Popular Antiquities ou Popular literature (NED s.v.). Fréq. abs. littér. :43.
DÉR. Folkloriste, subst. et adj. a) Subst. Personne qui recueille et étudie les arts et traditions populaires (d'un pays, d'une région, etc.). L'explication des folkloristes est que la belette, étant un animal dont on a peur, on ne prononce jamais son nom (GOURMONT, Esthét. lang. fr., 1899, p. 187). Le folkloriste amateur, faute d'un guide élémentaire et commode, opère souvent au petit bonheur (DÉVIGNE, Légend. de Fr., 1942, p. 9). b) Adj., rare, péj. Qui se rattache aux particularismes et au pittoresque du folklore. Son grand talent [Manuel de Falla] (...) s'est ici dégagé résolument de l'emprise folkloriste sous laquelle il risquait de se diminuer (STRAVINSKY, Chron. vie, 1931, p. 100). []. 1re attest. 1885 (DE PUYMAIGRE, Folk-Lore, p. 18 ds BONN., p. 61); de folklore, suff. -iste. Fréq. abs. littér. : 4.
BBG. — GIRAUD (J.), PAMART (P.), RIVERAIN (J.). Mots ds le vent. Vie Lang. 1970, p. 50. — QUEM. DDL t. 2. — VAN GENNEP (A.), Manuel de folkl. fr. contemp., Paris, 1939.

folklore [fɔlklɔʀ] n. m.
ÉTYM. 1877; folk lore, 1871; folk-lore, 1872 (in Höfler), au sens 2.; angl. folk-lore « science (lore) du peuple (folk) »; Académie, 8e éd., écrit encore folk-lore.
1 (1886). Didact., vx. Science des traditions, des usages et de l'art populaires (d'un pays, d'une région, d'un groupe humain), relevant de l'anthropologie culturelle. Folkloriste.
1 Pendant son hivernage à Angmasalik, Hom a en outre recueilli d'importants renseignements sur l'anthropologie, l'ethnographie et le folklore des indigènes, qui jusque-là n'avaient eu aucune relation avec les Européens.
Trad. de Fridtjof Nansen, la Première Traversée du Groënland, in le Tour du monde, 1891, t. I, p. 150.
tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
2 Cour. Ensemble de ces traditions. || Chants, récits, légendes populaires du folklore national, provincial. Romancero. || Folklore basque, occitan, québécois. || Poésie, musique empruntant ses thèmes au folklore. || Étude scientifique, sémiotique du folklore (→ le sens 1.).
2 Il était passionné de ce que nous appelons aujourd'hui le folklore et que Sainte-Beuve appelle la poésie spontanée.
A. Billy, Sainte-Beuve, 30, p. 214.
3 Dans la vie sociale, avant la seconde guerre mondiale, du moins en France et en Europe, se prolongeaient les survivances de l'ancienne société. La production industrielle n'avait pas encore liquidé et intégré les restes de production artisanale et paysanne. Le village vivait encore et la campagne entourait la ville, à l'intérieur même des pays industrialisés. De nombreux prolongements du précapitalisme n'avaient pas encore été relégués dans le folklore (ni ravivés à ce titre pour la consommation touristique). Aux objets de fabrication industrielle se superposaient des objets artisanaux et ruraux. Symboliquement, ces objets portaient des valeurs déjà périmées (…)
Henri Lefebvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 123.
Par anal. || Le folklore de qqn, les légendes, les mythes qui lui sont familiers.
4 Elle n'a rien entendu de ce que j'ai dit d'Hypérion : ce n'est pas de son folklore.
Aragon, Blanche…, I, V, p. 81.
3 (1962). Fam. Chose pittoresque, mais sans importance ou sans signification profonde. || Le folklore des prix littéraires : les détails convenus qui les accompagnent. — ☑ Loc. C'est du folklore : ce n'est pas sérieux, pas crédible. || La séance de rentrée des Chambres, ce n'est que du folklore; les choses sérieuses se passent après.
DÉR. Folklorique, folkloriste.

Encyclopédie Universelle. 2012.