ABSOLUTISME
Comme tous les concepts à plusieurs dimensions (ici politique, historique, juridique, doctrinal), le concept d’absolutisme est assez flou. Son étude présente trois sortes de difficultés portant sur l’objet lui-même.
La première difficulté tient à ce que l’on désigne généralement par ce terme des doctrines, ou un corps de doctrines. Or une analyse même sommaire montre à quel point ces doctrines sont faibles, mal fondées, sauf celle de Hobbes. Il semble bien que l’absolutisme soit beaucoup plus une pratique de gouvernement, donnant naissance à ce que l’on peut à la rigueur appeler doctrine, et qu’il vaudrait mieux considérer comme l’idéologie d’un groupe dirigeant. Il s’agit d’une pratique bien plus que d’une structure ou d’un système. Il peut y avoir absolutisme sous une forme monarchique, mais aussi sous d’autres formes. Ce n’est pas simplement l’absence de limite dans les structures constitutionnelles qui le caractérise.
La deuxième difficulté tient à ce que l’on restreint généralement l’application de ce terme à la monarchie occidentale pour une période discutée.
Personne ne doute que le XVIIe siècle français soit caractérisé par l’absolutisme monarchique. Mais, en Angleterre, malgré les prétentions royales, c’est plutôt un échec. Par ailleurs, les historiens sont partagés en ce qui concerne le XVIe siècle: certes, la monarchie espagnole du XVIe siècle est absolutiste. Mais on peut hésiter en ce qui concerne la France. Mesnard considère que la «monarchie royale» au XVIe siècle français ne peut être qualifiée d’absolutiste. Et en ce qui concerne le XVIIIe siècle, nous trouvons le qualificatif de «despotisme éclairé», mais une majorité d’historiens estime que l’on avait raison d’employer parfois au XVIIIe siècle le terme d’«absolutisme éclairé», et qu’il faut ranger cette forme de gouvernement dans le cadre de l’absolutisme.
La troisième difficulté est encore plus délicate. Il s’agit de savoir si ce concept doit être réservé pour la période historique où le gouvernement est habituellement qualifié ainsi, ou s’il peut être étendu: autrement dit, l’absolutisme est-il une forme d’action politique spécifique des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles en Occident, ou bien peut-on englober dans ce vocable d’autres formes présentant les mêmes caractères?
Certains parlent de l’absolutisme aztèque, ou bien n’hésitent pas à appliquer ce terme aux dictatures modernes, substituant le mot absolutisme à celui fréquemment employé d’autoritarisme. Si les auteurs français optent généralement pour le sens limitatif, les auteurs anglo-saxons (par exemple Epstein) prennent souvent le sens large. De toute façon, les références restent en définitive les monarchies française ou espagnole des XVIe et XVIIe siècles et le despotisme éclairé du XVIIIe.
Il convient donc, pour savoir finalement de quoi il s’agit, d’examiner ces monarchies afin de déterminer par abstraction certains traits de ces gouvernements appelés absolutistes. À partir de ces traits, on peut tracer un portrait de l’absolutisme, et alors seulement voir en quoi il est éventuellement applicable à des gouvernements modernes. Il faut avancer toutefois une dernière remarque de méthode: ce n’est pas, disions-nous, un corps de doctrines. Pourtant l’absolutisme, quoique issu de la pratique, représente toujours une prétention de la part du pouvoir, plus considérable que ce qu’il peut réaliser effectivement. Il ne s’agit pas d’une doctrine idéale, tirée d’une philosophie ou d’une théologie, mais du fait de porter intellectuellement à l’absolu une pratique dont on sait que, finalement, elle n’atteindra point cet absolu.
Il n’y a donc jamais coïncidence exacte entre le gouvernement absolutiste et ce que l’idéologie du moment nous en montre. Mais le principal écart tient à la faiblesse des moyens détenus par le pouvoir.
L’idéologie nous présente en définitive l’intention du gouvernement qui se réaliserait s’il en avait les moyens.
1. Les données historiques
On peut distinguer, à la suite de M. Prélot, un absolutisme juridique, œuvre de juristes comme Le Bret, qui essaie d’arriver à la notion d’un État illimité, mais en fonction de la pratique qu’il a lui-même du pouvoir; un absolutisme pragmatique, œuvre de politiques comme Richelieu; et un absolutisme théologique représenté, par exemple, par Bossuet.
L’absolutisme au XVIe siècle, besoin de la société
Au XVIe siècle, apparaît certainement l’idée d’un absolutisme royal. Le roi incarne l’idéal national et possède les attributs traditionnels de la souveraineté. À ce moment, l’idée d’absolutisme exprime principalement le fait que le roi a réussi à éliminer les pouvoirs, féodaux et autres, qui limitaient en droit et en fait son autorité et ses possibilités d’action. Les anciennes conceptions de la monarchie ne sont pas éliminées, mais il s’y superpose l’idée d’absolutisme à l’encontre des anciennes idées de limitation.
L’absolutisme naît du besoin de la société elle-même; il semble à tous nécessaire d’avoir un pouvoir puissant à la tête de la société, pour diverses raisons: multiplication des guerres engageant des royaumes entiers, guerres intérieures, conflits des grandes familles seigneuriales risquant de mettre en jeu l’unité du royaume, conflit entre la bourgeoisie riche et la noblesse qui, toutes deux, appellent le roi comme arbitre.
Toutefois, durant cette période, l’absolutisme affirmé est limité par l’existence des corps et communautés, des contrats, coutumes, privilèges. D’autre part, cette affirmation d’absolutisme n’est pas contradictoire avec les doctrines dominantes de l’humanisme et de la Renaissance: l’homme devenu mesure de toute chose tend à s’incarner dans le type achevé, exemplaire, de l’homme: le héros. C’est exactement cela que le roi va représenter. Il est l’homme au sommet de sa puissance et de son action: il mérite qu’on lui laisse le pouvoir; on proclame le roi doté de la toute-puissance; les lois sont formulées selon le «plaisir du roi» (elles n’ont pas besoin d’être fondées sur autre chose que la libre volonté de celui-ci). L’attentat à la toute-puissance royale est déjà qualifié de sacrilège.
La monarchie idéale du XVIIe siècle contre la féodalité
À partir du XVIIe siècle, on assiste à l’épanouissement de l’absolutisme. On peut dire qu’à cette époque la notion dépasse même celle de souveraineté. Mais à ce moment, État absolu ne veut pas dire despotisme ou tyrannie. Les auteurs contemporains opposent régulièrement les deux. L’État est absolu en ce que le pouvoir politique agit sans contrôle. Les sujets ne peuvent demander compte des actions du roi. Le roi détient une puissance parfaite et entière qu’il ne partage avec personne. L’absolutisme est, au sens strict, pour cette période, la négation de la féodalité.
Mais ce pouvoir absolu n’est pas despotique, car le roi reconnaît lui-même sa position: le roi n’est pas au-dessus de l’État. À la limite, il s’assimile à lui, mais cela signifie qu’il en est le «premier serviteur», et qu’il ne peut agir selon sa fantaisie. Il est tenu de respecter ce que nous pourrions nommer des règles d’action: d’un côté, il doit ordonner son pouvoir à la justice, de l’autre, il doit user de sa souveraineté «selon la nature de celle-ci». Formule que les juristes du moment analyseront méticuleusement. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’établissement de l’absolutisme est une réalisation d’une image de la monarchie idéale que théologiens et légistes avaient esquissée aux XIVe et XVe siècles, en face de la féodalité et contre elle.
Mais les doctrines de l’absolutisme servent, au XVIIe siècle surtout, à expliquer et justifier la pratique de l’État autoritaire, ou bien le besoin que l’on en ressent, comme en Angleterre avec Hobbes.
L’absolutisme pragmatique: raison d’État de Richelieu, «mystère divin» de Louis XIV
La pensée de Richelieu est fondée tout entière sur l’idée que la puissance est la seule chose nécessaire à l’État. Le roi doit ne supporter aucune opposition, et réunit entre ses mains les instruments de la puissance (armée, finances, réputation). Le pouvoir du roi n’est pas pour autant un pouvoir personnel: la personne du roi se confond avec l’État. Celui-ci ne pouvant être partagé, le roi ne doit partager son pouvoir avec personne.
Pour accomplir sa mission politique, la seule importante dans la société, le pouvoir exige d’être absolu, c’est-à-dire délivré de toute obligation et sans aucune limite, pas même celles que pourraient imposer les lois ou la morale. Le roi n’a à reconnaître à sa propre action qu’un unique motif: la raison d’État; c’est à savoir que l’intérêt de l’État prime tous les autres. Le seul devoir du roi est de suivre ce qui est raison pour l’État.
On a souvent caractérisé l’absolutisme par cette notion de raison d’État, ce qui est en grande partie exact. C’est à partir de cette idée que les théoriciens politiques ont repensé et utilisé toutes les institutions existant auparavant. Mais Richelieu, s’il en fut le principal maître d’œuvre, n’est pas l’inventeur de cette notion. L’idée de raison d’État semble avoir été mise au jour par un juriste italien, Botero (Della ragione di Stato, 1589, traduit en français dès 1599).
En fait, cette raison d’État peut, à la limite, être identifiée aux décisions arbitraires du détenteur de l’autorité, car il n’est besoin ni de preuves ni de justifications. L’action politique se justifie d’elle-même par sa réussite: tout renforcement du pouvoir de l’État est la manifestation d’une juste compréhension de cette raison d’État. Richelieu reconnaît que «cela ouvre la tyrannie aux esprits médiocres». Mais l’abus de pouvoir ne présente que des inconvénients relatifs, car, en ce cas, seuls des particuliers souffrent, alors que dans le cas de faiblesse de l’État, c’est le corps social tout entier, la collectivité, la nation qui sont en danger.
La conception de Louis XIV est tout à fait inspirée de celle de Richelieu; toutefois, dans l’application pratique, elle s’en distingue par une assez grande différence: Richelieu met au point un absolutisme du ministériat, Louis XIV un absolutisme personnel du roi. Richelieu pense que le roi, incarnation du pouvoir absolu, ne peut pas vraiment l’exercer; il faut une équipe de gouvernement homogène, fermement dirigée par un principal ministre – appréciateur de la raison d’État et que, pour cela même, le roi doit soutenir contre tous. Le principal ministre est investi d’une puissance autonome, laquelle ne repose sur aucun élément institutionnel; mais, sous sa direction, doit s’organiser tout un ensemble bureaucratique destiné à exécuter les décisions du pouvoir absolu.
Pour Louis XIV, au contraire, celui en qui s’incarne le pouvoir doit l’exercer purement. Le roi est seul à connaître le Tout, et est responsable de tout. Les hommes ne peuvent le juger d’après les critères de la morale et de la justice: seul donc le roi peut connaître de la raison d’État, à laquelle il obéit. S’il y a ainsi un véritable monopole du roi, cela tient aux yeux de Louis XIV à une correspondance remarquable: la raison d’État est un «mystère divin», dit-il, et le roi lui-même est d’une autre essence que les hommes; il y a par conséquent un «mystère de la monarchie». Voilà ce qui donne compétence au roi seul pour discerner et peser la raison d’État. Quant à la pratique gouvernementale, dans un cas comme dans l’autre, elle est presque la même.
Cet absolutisme pragmatique (dont on peut d’ailleurs rapprocher celui de Hobbes) est certainement la forme la plus pure, la plus significative de l’absolutisme. À côté de cela, l’absolutisme de Le Bret (De la souveraineté du roi , 1632) est pauvre; il ne fait que reprendre des idées assez courantes dès le XVIe siècle. Il est intéressant, non quand il recherche le fondement théorique de l’absolutisme, mais quand il analyse les moyens juridiques d’action et d’expression de celui-ci.
L’absolutisme théologique de Bossuet
La pensée de Bossuet, quoique fondée théologiquement, est en même temps d’un grand réalisme: les idées politiques sont pour lui modelées sur les faits, et l’une des preuves que la monarchie est de droit divin, c’est la puissance de fait du roi. En cela, il se rattache effectivement au courant idéologique de l’absolutisme. D’ailleurs, ce n’est évidemment pas un hasard si une théologie du pouvoir absolu se trouve formulée au moment même de l’exercice de ce pouvoir.
Si l’on se borne à considérer la vaste et complexe doctrine de Bossuet sous l’aspect de l’absolutisme, on peut y trouver deux idées. Bossuet est encore plus autoritaire qu’il n’est monarchiste: quelle que soit la forme du gouvernement, elle est bonne, pourvu qu’elle soit absolue; car le prince est ministre de Dieu pour le bien. Tout gouvernement, même païen, est le reflet de l’autorité de Dieu; le principe de l’autorité est donc immortel, et toute révolte une rébellion contre Dieu même.
En second lieu, dans la pratique, la monarchie semble plus apte que n’importe quel autre gouvernement à maintenir le pouvoir absolu et la meilleure est la monarchie «successive»: il n’y a pas, grâce à elle, d’interruption dans le pouvoir. Le roi est intéressé personnellement au bien de l’État. Son autorité doit être sans limite, ni juridique, ni personnelle, ni, virtuellement, territoriale. Ses jugements sont souverains; et s’il faut entièrement obéir au roi, c’est que seul il connaît l’intérêt public dans la mesure où l’intérêt du roi et l’intérêt public se confondent. Longtemps avant Bossuet existait la doctrine du fondement divin du pouvoir, mais ce qui fait la «monarchie de droit divin», c’est que traditionnellement on tirait de là une subordination du roi à Dieu, des devoirs, limites et obligations du pouvoir royal, tandis qu’est ici mise en valeur la «doctrine impériale» née au XIVe siècle: Dieu est la garantie transcendante de l’élection du roi.
Le despotisme éclairé
On connaît évidemment la réaction du XVIIIe siècle contre l’absolutisme monarchique mais, d’une part, l’État reste ou devient plus absolu que jamais, d’autre part, se développe un avatar de l’absolutisme: le despotisme éclairé.
On admettait que l’État restât aussi absolu, pourvu qu’il fût soumis à la raison (la raison des Lumières) qui doit tout gouverner. Si l’État est un agent de la raison, il sera légitimement fort et autoritaire: grâce à son absolutisme, en effet, il fera aboutir les réformes concrètes dictées par la raison, nécessaires au progrès, conformes au bonheur terrestre des individus, susceptibles de modifier l’environnement socio-économique. La masse des gouvernés est incapable de participer activement au progrès ou d’en être l’agent. Il faut donc procéder de façon autoritaire. Les princes, éclairés par les philosophes, doivent faire exécuter leurs plans par une administration efficace.
Cet absolutisme rejette totalement le fondement théologique. Il fait passer au second plan les décisions idéologiques (il est libéral au point de vue religieux), et au premier les activités économiques et sociales. Pourtant, on ne peut guère opposer Frédéric II à Louis XIV quant à l’identification du roi et de l’État, car Frédéric II reprend la formule même de Louis XIV sur le roi premier serviteur de l’État; ou quant au choix des objectifs: si Frédéric II dit que le roi ne se justifie que par les services qu’il peut rendre, il est maître de l’évaluation de ces services et des moyens pour les réaliser.
On reconnaît parfois dans le despotisme éclairé deux périodes: une, absolutiste, celle de Frédéric II, qui réussit; une, plus humaniste et libérale, celle de Joseph II, qui échoue. L’absolutisme éclairé conduit à une rationalisation des moyens du pouvoir, à un nivellement politique et social qui diminue les aristocraties, à une direction souple de l’économie, à une égalisation des charges publiques destinée à accroître les ressources du royaume. Toutes les réformes du despotisme éclairé furent néanmoins appliquées de façon autoritaire.
2. Les quatre caractères de l’absolutisme
Comment peut-on caractériser le concept d’absolutisme? Il s’agit, on l’a vu, beaucoup moins d’une idée de l’État que d’une certaine pratique de la relation entre le pouvoir et le corps social, qui se traduit en doctrines et en institutions.
Il semble que de la considération de cet ensemble on puisse relever quatre caractères communs.
Le pouvoir est sans limite et se fonde lui-même
Le premier caractère (sur lequel on insiste toujours et à quoi l’on réduit souvent l’absolutisme), c’est que le pouvoir se conçoit lui-même comme étant sans limites. Il convient ici de distinguer deux termes: le pouvoir ne cherche pas une doctrine de l’État chez des théologiens ou des philosophes (quoique ceux-ci et ceux-là, bien entendu, interviennent). Il n’a pas besoin d’une pensée extrinsèque: le pouvoir se conçoit lui-même, il se pense lui-même. Ce n’est pas pour rien que les principaux interprètes de l’absolutisme ont été des hommes d’État, y compris Frédéric II et Le Bret qui appartint au Conseil d’État. Ce pouvoir se conçoit en outre comme sans limites: limites externes (corps, droit, traités, morale, etc.) comme limites internes (freins institutionnels) sont écartées. Le souverain est maître des personnes et des biens. Il peut prendre les décisions qui lui conviennent; le droit ne se différencie pas, du moins théoriquement, de la volonté du prince. Cette absence de limites exprime l’identification entre le souverain et l’État.
Mais cela ne s’explique que grâce au second caractère: le pouvoir prétend reposer sur un absolu. Il n’est pas pouvoir gestionnaire d’un ensemble de biens, d’une collectivité nationale; il se fonde sur une valeur absolue: par exemple Dieu; et nous avons vu que, dans l’absolutisme, le fondement théologique met en définitive Dieu au service du pouvoir. Mais ce peut aussi être la raison d’État; le mot mystère désigne précisément la raison d’être absolue du pouvoir. Il échappe au contrôle; il ne s’explique pas; il ne peut être critiqué: l’État est un mystère parce qu’il dépasse les normes humaines. Il semble que les politiques aient préféré cette autojustification à la doctrine théologique.
Le bien et la vérité connus du prince
Pareille vision de l’État conduit à discerner deux autres caractères: l’État représente le bien, et le prince a la connaissance de la vérité.
Nous sortons complètement de la sphère juridique ou politique au sens concret. L’État dans l’absolutisme n’est pas un organisme pratique. Il est l’expression du bien. Là où l’État règne, là règnent à la fois bonheur des sujets et vérité. La raison d’État, c’est finalement la vérité, accessible à l’homme, mais que seul le prince, parce que assimilé à l’État, est apte à connaître. Il est évident que, dans cette mesure, il ne peut y avoir aucune opposition ni aucune discussion. Que pourrait opposer le particulier au bien général et à la vérité? C’est finalement à ce point que nous conduit Hobbes par le renversement célèbre, lorsque partant de l’individualisme le plus total, fondé sur la peur individuelle, il aboutit à l’État total qui seul garantit l’individu et assure sa sécurité. Si l’État est le bien de tous, assurément de la collectivité, si le prince est assimilé à l’État, aucune résistance ni opinion divergente n’est tolérable.
Un pouvoir invariable et sans contestation
Dans un tel contexte, il ne saurait y avoir de problématique du pouvoir. D’un côté, rien ne peut se présenter en face de lui qui soit justifié à élever une contestation; de l’autre côté, il ne peut y avoir de mise en question intrinsèque. C’est qu’ici le retournement au sujet du fondement théologique est important: Dieu, s’il fonde le pouvoir, est indépendant de lui et, par conséquent, peut devenir source de contestation: il introduit alors l’État dans une problématique, que l’Église s’est bien chargée d’exprimer. Au contraire, quand Dieu et l’Église sont intégrés dans l’État, ils deviennent garants de celui-ci, sans plus. Il s’établit une continuité logique entre Dieu et l’État au lieu d’un rapport dialectique. Si le pouvoir est absolu, c’est précisément parce qu’il n’est inséré dans aucun problème plus vaste. Il va à la fixité: rien ne peut le faire changer. Et, de fait, l’absolutisme a toujours tendu à l’établissement d’un pouvoir stable, aussi invariable que possible reposant dans sa continuité sur la seule possibilité d’une croissance linéaire.
Les formes et les moyens de l’absolutisme.
Il faut apporter à cette analyse schématique deux remarques complémentaires: tout d’abord nous avons déjà vu que, dans la pensée des auteurs de l’absolutisme, la forme gouvernementale importe assez peu. À la rigueur, il pourrait être conçu sous une forme démocratique, pourvu que le pouvoir soit concentré dans un seul organisme, et qu’il n’y ait aucun partage avec ce qui n’est pas l’État. La division des pouvoirs à l’intérieur du système étatique n’est pas nécessairement incompatible avec l’absolutisme; la théorie du ministériat nous le montre. Ainsi, l’on comprend que, malgré les réactions contre la monarchie absolue, la pensée absolutiste ait pu inspirer la politique postérieure, et que l’on ait tenté sous la Révolution une interprétation absolutiste de la pensée de Rousseau. La lutte contre la monarchie n’éliminait pas la conception absolutiste.
La seconde remarque concerne le contraste entre les prétentions et les possibilités de l’absolutisme. Les gouvernements absolutistes avaient en effet des moyens d’action encore très faibles: armée, police, administration, finances insuffisantes pour servir la volonté absolutiste. On peut même se demander si la formulation de l’absolutisme n’a pas été aussi totale, aussi radicale, pour compenser par le prestige et la déclaration une absence de moyens effectifs, d’autant plus cruellement ressentie par le monarque pour qui l’État était le Bien.
Mais les gouvernements absolutistes ont cherché sans cesse à améliorer leurs possibilités d’action: c’est justement en fonction de l’absolutisme que se crée une administration plus rationnelle tendant à la bureaucratie. L’instrument de la raison d’État devrait être à la hauteur de celle-ci, mais, en attendant, il faut laisser les mains d’autant plus libres à celui qui la représente que ses moyens sont plus déficients.
3. Absolutisme, dictature et totalitarisme
Peut-on assimiler les gouvernements dictatoriaux et les conceptions totalitaires du XXe siècle à l’absolutisme? On reconnaîtra sans difficulté que ces pouvoirs présentent souvent les quatre caractères de l’absolutisme, et à ce titre ils peuvent être qualifiés par ce terme. Mais les différences sont considérables. Tout d’abord en ce qui concerne les moyens d’action, caractéristique première des régimes totalitaires du XXe siècle. Moyens énormes qui leur permettent d’agir sur l’ensemble de la nation et sur chaque citoyen avec le maximum d’efficacité, dans les domaines économiques et psychologique aussi bien que politique ou policier. Mais cela ne suffit pas à soi seul, car on peut considérer qu’il n’y a qu’une différence quantitative par comparaison aux faits du passé. Quatre traits au contraire apparaissent vraiment spécifiques de ces régimes par rapport à l’absolutisme: l’accession au pouvoir qui s’effectue au travers d’une révolution ou d’un coup d’État; l’importance d’un appareil nouveau, le parti, qui distingue radicalement ces régimes de tout ce qui les a précédés; l’usage de la terreur, alors que, même au XVIIe siècle, le prince absolu se devait d’être clément et d’user plutôt du prestige; enfin le militarisme qui n’a jamais été une préoccupation centrale de l’absolutisme, même chez Frédéric II.
absolutisme [ apsɔlytism ] n. m.
• 1796; de absolu
♦ Système de gouvernement où le pouvoir du souverain est absolu, n'est soumis à aucun contrôle. ⇒ autocratie, césarisme, despotisme, dictature, tyrannie.
● absolutisme nom masculin (de absolu, d'après le latin absolutus) Système politique dans lequel le pouvoir est concentré entre les mains du souverain, qui en exerce tous les attributs (législation, justice, administration). Tout pouvoir exercé sans limite et sans partage. ● absolutisme (citations) nom masculin (de absolu, d'après le latin absolutus) François Andrieux Strasbourg 1759-Paris 1833 Les rois malaisément souffrent qu'on leur résiste. Le Meunier sans souci Louis XIV, roi de France Saint-Germain-en-Laye 1638-Versailles 1715 L'État, c'est moi. Commentaire L'authenticité du mot est controversée.
absolutisme
n. m. Exercice d'un pouvoir absolu; doctrine des partisans d'un tel pouvoir.
⇒ABSOLUTISME, subst. masc.
A.— Propre, POL. et HIST. Système de gouvernement où le souverain possède une puissance de droit divin et sans limites constitutionnelles :
• 1. ... et l'on sait dans quel odieux et humiliant servage languissait en particulier l'Église de France sous le dur despotisme des parlemens et le despotisme corrupteur et dès lors plus dangereux de la cour; et certes il est digne de remarque qu'à cette époque d'esclavage dans l'ordre religieux correspond, dans l'ordre politique, le plein développement de l'absolutisme, qui au milieu des peuples déclarés corps et âmes l'inamissible propriété de leurs chefs, ne laissa subsister pour toute règle, pour toute loi que la volonté d'un seul.
LAMENNAIS, articles, L'avenir, 1831, p. 214.
• 2. En l'année 1789, depuis la naissance du Christ, la nation française, divisée par castes, pauvre et opprimée, se débattait sous le triple réseau de l'absolutisme royal, de la tyrannie des seigneurs et des parlements, et de l'intolérance sacerdotale. Il y avait le droit du roi et le droit du prêtre, le droit du noble et le droit du roturier; il y avait des privilèges de naissance, de province, de communes, de corporations et de métiers : au fond de tout cela, la violence, l'immoralité, la misère.
P.-J. PROUDHON, Qu'est-ce que la propriété?, 1840, p. 146.
• 3. Que l'on parcoure toutes les antinomies nécessaires de la politique actuelle, on reconnaîtra, ce me semble, que la réhabilitation intellectuelle du peuple est le remède à toutes, et que les institutions les plus libérales seront les plus dangereuses, tant que durera ce qu'on a si bien appelé l'esclavage de l'ignorance. Jusque-là le gouvernement a priori sera le plus détestable des gouvernements. Au premier réveil du libéralisme moderne, on put croire un instant que l'absolutisme ne reposait que sur la force des gouvernements. Mais il nous a été révélé qu'il repose bien plus encore sur la sottise et l'ignorance des gouvernés, puisque nous avons vu les peuples délivrés regretter leurs chaînes et les redemander.
E. RENAN, L'Avenir de la science, 1890, pp. 341-342.
• 4. Le Reichstag n'est, suivant le mot de Wilhelm Liebknecht, que la « feuille de vigne de l'absolutisme ».
LÉNINE, État et révolution, t. 21, 1933, p. 498.
• 5. ... ceux-ci [les crimes] sont devenus de plus en plus intolérables (et dès lors, à vrai dire, il s'agissait d'une monstruosité), quand, après la ruine de la chrétienté médiévale, l'état, cessant d'agir comme instrument d'une autorité spirituelle légitime et supérieure à lui, s'est arrogé pour lui-même et en son nom propre le droit d'agir au spirituel. L'absolutisme d'un Henry VIII et d'un Philippe II, le gallicanisme, le joséphisme, le despotisme éclairé du XVIIIe siècle, le jacobinisme, composent ici une suite significative, qui se continue par les états totalitaires contemporains...
J. MARITAIN, Humanisme intégral, 1936, p. 163.
B.— P. ext. (gén. péj.). [En parlant d'une autorité, d'un caractère, etc.] Manière d'être, d'agir ou de penser, intransigeante et/ou sans nuances.
1. RELIGION :
• 6. Que cette assemblée, cette discussion solennelle et décisive, ait l'éclat et le retentissement qui doivent faire assister le monde entier, la France particulièrement, à la condamnation de l'absolutisme catholique et à la résurrection de l'évangile. Que le monde sache enfin à quoi s'en tenir sur ces doctrines ésotériques de la papauté, de l'institut des Jésuites et des différents corps, etc.
G. SAND, Histoire de ma vie, t. 2, 1855, p. 10.
• 7. Le temps semble venu pour eux de faire œuvre de synthèse véritablement catholique, c'est-à-dire universelle, d'édifier, de rassembler, d'insister partout sur le positif, et pour cela de réconcilier d'abord dans leur esprit, sous l'indispensable lumière de la sagesse théologique (sans cette condition, rien à espérer), des aspects trop longtemps séparés et, en réalité, complémentaires, absolutisme doctrinal et hardiesse évangélique, fidélité à la pure vérité et pitié pour les âmes malades, tradition où il faut, révolution où il faut... misericordia et veritas obviaverunt sibi... »
J. MARITAIN, Primauté du spirituel, 1927, p. 173.
2. SC. HUM. Caractère de ce qui est intransigeant, inconditionnel, dénué du sens du relatif, etc. :
• 8. La volonté de concevoir la littérature comme un produit artificiel, exempt de se conformer à la réalité, s'exprime encore par la volonté de la concevoir comme un système de conventions passées entre personnes acquises à une même cause, un peu comme le vocabulaire d'une société secrète dont la signification serait insaisissable aux non-initiés. Cette conception a été maintes fois formulée par Paul Valéry, qui a voulu, en outre, l'attribuer à la société du XVIIe siècle. « L'art classique, assure-t-il, se reconnaît à l'existence, à l'absolutisme de ses conventions. » Et dans le même dessein André Gide : « rien n'était plus éloigné du réalisme que notre théâtre classique, et rien n'était à la fois plus vrai. C'était une transposition miraculeuse dans un domaine bien abrité ».
J. BENDA, La France byzantine, 1945, p. 128.
• 9. Qui prétend n'avoir pas la « force » de vouloir, c'est qu'il ne veut pas : cette mauvaise raison n'est qu'un prétexte et un sophisme pour déguiser en faiblesse le cercle vicieux de sa mauvaise volonté. Vouloir, n'étant pas conditionné par un quelconque Posse, n'a pas de conditions de possibilité, et c'est déjà méconnaître l'absolutisme de la volonté que d'en faire une faculté de vouloir au même titre que toute faculté relative et empirique. Et partant, la volonté n'est pas une puissance qui serait acquise ou apprise par apprentissage scalaire, qu'on pourrait donc avoir ou ne pas avoir, avoir plus ou moins et en partie, et, l'ayant employer ou ne pas employer ...
V. JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 228.
• 10. D'un mot encore amphibologique, Piaget a décrit un « réalisme » enfantin. Mais il semble que nous soyons ici bien loin de l'attention au réel. Aussi le dr Pichon préfère-t-il le nommer plus heureusement un absolutisme :l'enfant prend son point de vue immédiat pour le seul réel, il est incapable de se placer au point de vue des autres et de regarder le sien sous la perspective qu'ils en ont. Comme toujours chez l'enfant, ce « réalisme » est en même temps un subjectivisme projeté dans la réalité. Il reconnaît qu'il a un frère, il ne peut comprendre qu'il soit lui aussi le frère de son frère et, si on lui demande combien de frères a son frère, il s'embrouille. Il vit en perpétuel état de croyance asséritive, et le monde extérieur ne le prend jamais en défaut, car il échappe à la contradiction par un processus de délusion.
E. MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 618.
C.— Spéc., PHILOS.
1. Métaphysique de l'absolu (cf. étymol. et hist.).
2. Synon. de absoluité (FOULQ.-ST-JEAN 1962).
Stylistique Absolutisme est fréquemment : — en assoc. syntagm. avec royal, impérial, monarchique, pontifical, de l'Ancien Régime; on parle de l'absolutisme prussien, de l'absolutisme de Henri VIII, Philippe II, Louis XIV, Frédéric II, etc.; — en assoc. paradigm. avec césarisme, militarisme, féodalisme, joséphisme, tsarisme, despotisme éclairé du XVIIIe s., jacobinisme, dictature, tyrannie etc.; libéralisme, démocratie, liberté et progrès, liberté individuelle.
Prononc. :[]. Cf. absoudre. Enq. :/apsolytism/.
Étymol. ET HIST.
I.— 1797 terme pol. « régime du pouvoir absolu » (F.-R. DE CHATEAUBRIAND, Essai sur les révolutions, éd. Ladvocat, t. 1, préf., p. 31 : Loin d'être rentré dans le giron de l'absolutisme, je me suis endurci dans ma faute constitutionnelle. Qu'importe alors que je me sois amendé comme chrétien? Soyez athée, mais prêchez l'arbitraire, la police, la censure, la sage indépendance de l'antichambre, les charmes de la domesticité, l'humiliation de la patrie, le goût petit, l'admiration du médiocre : tous vos péchés vous seront remis).
II.— Terme philos. a) « esprit d'intransigeance, absence de réserve ou de nuances dans les opinions »; b) métaphysique de l'absolu, se dit surtout de la philos. de Bradley.
I et II a dér. de absolu I; suff. -isme; II b empr. à l'angl. absolutism, terme philos. (BRADLEY, Essays on Truth and Reality, Oxford, 1914, p. 145 : [...] I myself could not say that I like everything in Absolutism. Clearly it is a ,,hard`` doctrine).
STAT. — Fréq. abs. litt. :77.
BBG. — BIROU 1966. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — LAL. 1968. — LEP. 1948. — Pol. 1868.
absolutisme [apsɔlytism] n. m.
ÉTYM. 1796; de absolu.
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1 Système de gouvernement, régime politique où le pouvoir du souverain est absolu, n'est soumis à aucun contrôle. ⇒ Autocratie, caporalisme, césarisme, despotisme, dictature, tyrannie.
1 Représentant l'intérêt commun du royaume (…) il (le roi de France) a, pour le promouvoir, des moyens d'action illimités et n'est soumis à aucun contrôle positif. C'est l'absolutisme.
O. Martin, Hist. du droit franç., p. 240.
2 Le caporalisme, c'est l'absolutisme.
Hugo, Paris, p. 17.
2 Dogmatisme, esprit d'intransigeance; caractère de ce qui est intransigeant. || Absolutisme doctrinal.
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DÉR. V. Absolutiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.