JUMEAUX
Après avoir suscité un universel étonnement repris fréquemment sous la forme d’interrogations mythiques sur la genèse de l’individu et la singularité de son destin, le phénomène des jumeaux est devenu l’objet d’une investigation scientifique relevant à la fois de la psychologie et de la biologie.
C’est selon cette dernière approche qu’on examinera d’abord – avant d’en évoquer les études psychologiques puis les données anthropologiques – le problème de la gémellité ou de l’existence de ce qu’on pourrait appeler «un individu en deux exemplaires».
L’œuf humain fait partie de la catégorie des œufs dits polyembryoniques , à partir desquels plusieurs individus peuvent se développer. Le phénomène de gémellité, fréquent dans le règne animal, a suscité de nombreuses études sur la genèse des jumeaux et les causes qui président à leur formation. La gémellité naturelle est de deux types. Elle est habituelle chez les espèces physiologiquement multipares, telles que les Suidés, les Rongeurs, les Carnivores, etc. Elle est sporadique chez les espèces normalement unipares, telles que les Équidés, les Bovidés et les Primates anthropomorphes. Chez l’Homme, elle est relativement rare et représente en moyenne 1,25 p. 100 du total des naissances.
On appelle jumeaux tous les enfants nés simultanément de la même mère. Les uns peuvent être de sexe opposé et ne pas se ressembler, ce sont les faux jumeaux , ou jumeaux fraternels. Ils sont environ deux fois plus fréquents que les jumeaux vrais , qui sont toujours de même sexe, et tellement semblables qu’il est souvent difficile de les distinguer.
1. Données biologiques
Quelques cas de polyembryonie
Faux jumeaux
Les faux jumeaux, appelés encore jumeaux bivitellins, biovulaires ou dizygotes (hétérozygotes ), proviennent de deux œufs distincts qui se développent simultanément et possèdent chacun un chorion, comme cela se produit chez les Mammifères multipares (fig. 1). Deux ovules pondus en même temps, soit par un seul ovaire, soit par les deux, sont fécondés par deux spermatozoïdes qui peuvent être génétiquement différents, c’est-à-dire porter un hétérochromosome X ou Y. Les jumeaux seront de même sexe ou de sexe opposé.
Les deux zygotes s’implantent dans l’utérus indépendamment l’un de l’autre et s’y développent côte à côte. De ce fait, chaque embryon est nourri par son propre placenta. Les enveloppes fœtales sont distinctes; il y a deux allantoïdes, deux amnios et deux chorions, d’où le nom de dichorioniques attribué à ces jumeaux.
À la naissance, on peut constater qu’ils ne se ressemblent pas plus que des frères et sœurs normaux. Leur génotype étant différent, ces enfants résultent donc d’une polyovulation .
Jumeaux vrais
À l’inverse des faux jumeaux, les vrais jumeaux sont dits univitellins , uniovulaires ou monozygotes (homozygotes ), car ils ont pour origine commune un seul ovule fécondé par un seul spermatozoïde (fig. 1). L’œuf résultant de cette union se divise et croît normalement, mais il arrive un stade où se produit une fissuration qui aboutit à la séparation de deux masses embryonnaires sensiblement égales. Ces deux masses embryonnaires, ainsi amputées de leur moitié, ont la propriété de compenser cette perte, grâce à un phénomène de régulation [cf. MORPHOGENÈSE ANIMALE]. Il en résulte deux embryons parfaitement constitués, mais un peu plus petits qu’un embryon normal.
Ces jumeaux possèdent deux allantoïdes, deux amnios, et normalement un seul chorion. Ils sont alors monochorioniques. Toutefois, à la lumière de certains cas relevés en néonatologie, il a été démontré depuis plusieurs années que, dans certains cas, des jumeaux vrais peuvent posséder chacun un chorion. Ils sont alors dichorioniques, au même titre que des jumeaux hétérozygotes. Cela montre que le dédoublement de l’embryon initial s’est effectué au cours des phases de segmentation [cf. EMBRYOLOGIE ANIMALE]. La présence de deux amnios laisse penser que le bouton embryonnaire s’est dédoublé au sein du trophoblaste, la phase de fissuration se plaçant à un stade relativement avancé du développement. Ces embryons posséderont donc des caractères identiques (yeux, cheveux, empreintes digitales, groupes sanguins), le même comportement physiologique et psychique, la même complexion pathologique, et cela en raison de l’origine commune de leur patrimoine génétique. Les jumeaux vrais représentent un exemple de polyembryonie naturelle .
Triplés, quintuplés
À l’instar des naissances gémellaires, les naissances multiples peuvent avoir des causes variées. Par exemple, parmi les naissances triples, trois cas sont possibles: un seul zygote est à l’origine de trois enfants de même sexe et identiques entre eux; ou bien trois zygotes différents donnent naissance à de faux triplés; dans le cas intermédiaire, un premier zygote engendre des jumeaux vrais, et un second un individu de sexe masculin ou féminin.
Dans le cas des quintuplés, les combinaisons possibles sont: quintuplés monozygotes, quintuplés pentazygotes, une ou deux paires de jumeaux vrais, ou bien des triplés. Les sœurs Dionne, quintuplées canadiennes, étaient monozygotes. D’autres quintuplés signalés en Argentine, étaient en revanche pentazygotes.
Causes de la gémellité
Les causes de la gémellité sont mal connues. La faculté de produire deux ou plusieurs ovules en même temps varie suivant les ethnies, est influencée par des facteurs héréditaires et augmente avec l’âge maternel. De nos jours, les traitements de la stérilité par stimulation hormonale ou implantation d’embryon représentent une des causes les plus fréquentes de grossesse multiple.
Anomalies du développement gémellaire
On compte environ deux monstres doubles pour cent mille naissances. Ils correspondent à deux individus soudés entre eux, autrement dit à deux vrais jumeaux imparfaitement séparés.
De ce fait, les monstres doubles sont toujours de même sexe, et unis entre eux de diverses manières. Ainsi, les céphalopages sont soudés par la tête; les xiphopages sont réunis par le sternum, les ischiopages par la région hypogastrique, et les pygopages par la région fessière. Les «frères siamois» représentent des monstres xiphopages [cf. TÉRATOLOGIE ANIMALE]. Les monstres en Y ont en commun la région inférieure et possèdent deux régions supérieures. Inversement, les monstres en sont soudés par le haut et demeurent indépendants dans leur partie inférieure. Dans certains cas, on pratique une opération chirurgicale pour séparer les deux individus, mais cette intervention, en général délicate, est à l’origine de la mort de l’un des deux partenaires, voire des deux.
Il est possible de reproduire expérimentalement toutes les formes connues de monstruosités doubles et de montrer ainsi l’évolution de la forme simple à la forme double. Les expériences les plus remarquables sont celles de H. Spemann, qui a réussi à séparer, au moyen d’une ligature, les deux premières cellules d’un œuf de triton [cf. MORPHOGENÈSE ANIMALE]. H. Lutz a obtenu artificiellement des jumeaux par fissuration mécanique du disque embryonnaire de poulet; grâce aux différentes sections qu’il a réalisées dans le blastoderme, il a pu favoriser le développement de plusieurs embryons normaux. Si les sections sont faites de manière incomplète, les embryons demeurent partiellement soudés, et il se forme alors des monstres doubles. La nature de la section conditionne l’apparition de telle ou telle monstruosité; il est donc possible par cette technique d’obtenir à volonté des monstres doubles.
Il est particulièrement remarquable de constater que l’on part d’un zygote normal ne comportant aucune trace de fissuration, et que l’on arrive à un zygote fissuré, donc capable de donner deux individus identiques et normaux. Mais, pour aller de l’un à l’autre, on passe par des formes multiples de monstres représentant autant d’anomalies.
La figure 2 représente quatre stades différents au cours desquels la fissuration de l’œuf devient de plus en plus importante. Le premier stade affecte seulement la région postérieure du germe; il naîtra un individu comportant une tête, un tronc, quatre bras et quatre jambes. Il y a soudure de la partie supérieure du corps et dédoublement de la partie inférieure.
Si la fissuration est plus poussée, les têtes se dédoublent partiellement; on obtient alors un monstre double dit janiceps , possédant une tête à deux visages.
À un stade encore plus avancé, la partie supérieure du corps se dédouble à son tour et les deux individus ne sont plus rattachés que par le thorax: c’est le cas des «frères siamois». La partie commune aux deux individus peut être plus ou moins lâche, permettant ainsi à chacun d’entre eux de se mouvoir avec une relative indépendance.
Enfin, dans les cas ultimes, la fissuration devient totale: elle a pour résultat des jumeaux vrais parfaitement semblables. Ce résultat illustre la phrase d’Étienne Wolff: «Si l’on peut parler de réussite dans l’anormal, on peut dire que les jumeaux sont des monstres doubles qui ont réussi à rejoindre le normal.»
2. L’étude psychologique des jumeaux
Du mythe à l’analyse scientifique
On doit évoquer l’étonnement dont on est soi-même frappé à chaque rencontre avec des jumeaux pour comprendre la place qu’ils tiennent dans les rêveries millénaires. Insolites, comme tout ce qui n’est pas dans l’ordre habituel des choses, ils appartiennent aux légendes, aux superstitions de tous les peuples et de tous les temps. Ils appartiennent à la science depuis tout juste un siècle. Pour celle-ci comme pour nos fantasmes, ce qui fait l’intérêt des jumeaux, c’est leur nature d’exception. Mais l’exception sur le plan de l’irrationnel aussi bien que de la raison n’est pensable que comme la clé de secrets qui concernent tous les hommes. C’est aux questions plus ou moins angoissantes sur l’origine et le destin de l’homme, sur son unité et sa duplicité, sur la quête de l’amour et de soi-même à travers l’amour, que répondent les mythes gémellaires.
Bien que ce soit le couple de jumeaux indiscernables qui provoque l’étonnement maximal, toute gémellité est extraordinaire et suggestive. S’ils appartiennent au même sexe, comme Romulus et Rémus, Amphion et Zhétos, les jumeaux symbolisent la double nature de l’homme. S’ils sont de sexe différent, ils évoquent le couple originel créé à partir d’un être unique, comme dans la fameuse allégorie de Platon ou dans la version sacerdotale de la Genèse où il est dit que «Dieu créa l’homme à son image, à la fois mâle et femelle». Les jumeaux identiques, par leur ressemblance, incitent à rêver et à jouer sur l’unité de la personne, sur l’existence d’un double: de Plaute à Shakespeare, la comédie des erreurs est une recherche de vérité.
Avec le projet scientifique, la réflexion prend évidemment d’autres voies. Mais c’est encore à résoudre la question du destin que les jumeaux vont d’abord être utilisés. Ce destin, on l’appelle alors hérédité . Dans quelle mesure les caractères d’un individu dépendent-ils de cette hérédité, dans quelle mesure et de quelle façon lui échappent-ils? À cette question que l’examen des généalogies n’a jamais pu résoudre sérieusement, la «méthode des jumeaux» répondra. C’est ce que Francis Galton annonce en 1876 dans son article intitulé: «The History of Twins as a Criterion of the Relative Powers of Nature and Nurture». En effet, pour savoir ce que l’hérédité détermine, le mieux est d’examiner deux individus dont le patrimoine héréditaire est parfaitement le même. Seuls les vrais jumeaux répondent à cette définition: ils sont exactement «le même individu en deux exemplaires».
La question concernant les pouvoirs relatifs de la nature et de la «nourriture» et les rapports de l’hérédité et du milieu est ainsi posée de manière objective. Pour Galton, gendre et disciple de Darwin, le primat appartient à l’hérédité dans la détermination des traits psychiques aussi bien que physiques. Dans son combat contre le spiritualisme traditionnel, la science psychologique naissante prend pour allié Darwin et pour idéal d’explication les déterminismes les plus stricts de la biologie. C’est en ce temps-là que Théodule Ribot proclame, en épigraphe de sa thèse fameuse (1873) sur l’Hérédité psychologique : «l’Hérédité, c’est la loi». Quels meilleurs témoins de la toute-puissance de l’hérédité que les jumeaux défilant deux par deux devant le tribunal de la science, avec leur fascinante ressemblance!
Un siècle a passé. La méthode imaginée par Galton est toujours pratiquée. Mais le problème hérédité-milieu est abordé aussi maintenant, de façon sans doute plus pertinente, par des méthodes statistiques «sans jumeaux». En revanche, par une sorte de reconversion, les jumeaux sont étudiés selon d’autres méthodes pour élucider d’autres problèmes, notamment celui de la genèse de l’individualité, comme si l’étonnement ne portait plus sur la ressemblance mais sur la dissemblance: comment deux êtres ayant même hérédité et même milieu ont-ils, tout compte fait, deux personnalités distinctes? On peut donc se demander aujourd’hui si, avec les jumeaux, la recherche scientifique n’a pas retrouvé et reformulé à sa façon les questions fondamentales auxquelles jadis les mythes gémellaires prétendaient répondre.
Postulats de la méthode classique
La méthode définie à l’origine par Galton consiste à comparer une population de couples MZ (jumeaux vrais, ou monozygotes) à une population de couples DZ (jumeaux faux, ou dizygotes), les partenaires étant élevés ensemble. Ainsi, pour chaque couple de MZ, il y a identité à la fois de milieu et d’hérédité, tandis que, pour chaque couple de DZ, il y a seulement identité de milieu. C’est donc du seul point de vue de l’hérédité que se distinguent les deux populations de couples MZ et de couples DZ. Et les différences constatées, pour un trait physique ou mental, entre les deux populations sont attribuables à l’hérédité, mises à part les erreurs de mesure et les très légères différences de milieu, de nurture , qui peuvent exister aussi bien entre les partenaires d’un couple MZ qu’entre ceux d’un couple DZ. En bref, outre l’existence d’une hérédité parfaitement semblable chez les jumeaux MZ (ce que très peu d’auteurs mettent en doute), les principaux postulats de la méthode de Galton sont les suivants: identité à peu près parfaite de milieu pour les partenaires de chaque couple, absence de différence de ce point de vue entre MZ et DZ, indépendance entre facteurs d’hérédité et facteurs de milieu.
Ces postulats ont été contestés: si l’on prend en considération que les facteurs agissent l’un sur l’autre, on est conduit à modifier les formules utilisées dans le calcul des pouvoirs de l’hérédité et du milieu; la mise en doute, fondée sur des faits d’ordre biologique et des considérations d’ordre psychologique de l’identité du milieu modifie profondément les termes du problème.
Le fait le plus patent, d’ordre biologique, est la différence de poids à la naissance, non seulement entre faux jumeaux (ce qui pourrait être attribué à leur différence d’hérédité), mais aussi entre jumeaux identiques. L’explication tient aux différences d’alimentation, à l’inégalité des conditions de vie intra-utérines. Ce fait, qui peut avoir des conséquences différentielles sur le développement des partenaires, exprime aussi une vérité d’ordre général: la communauté de milieu n’est pas nécessairement l’égalité de milieu.
Les objections plus directement psychologiques concernent essentiellement le système des relations qui s’établissent entre les partenaires d’un couple. Ces relations sont asymétriques, c’est-à-dire génératrices de diversité, sinon d’inégalité. Le couple est lui-même un milieu, un micro-milieu, à travers lequel sont filtrées et assimilées les «nourritures» de l’environnement, et différemment sans doute pour chacun des partenaires et selon qu’il s’agit d’un couple MZ fortement solidaire ou d’un couple DZ.
Évolution des problèmes
En toute rigueur, il ne convient pas de parler d’une méthode des jumeaux. Il y en a plusieurs, dont la liste n’est peut-être pas close et qui correspondent à autant de problèmes.
L’hérédité et le milieu
C’est d’abord à l’étude de l’hérédité intellectuelle qu’est appliquée la méthode de Galton, pour de multiples raisons qui tiennent à la situation générale de la psychologie, à ses intérêts prioritaires, à l’état d’avancement de ses techniques, et sans doute aussi au fait que la question «hérédité-milieu» trouve son enjeu maximal dans l’analyse de cette première valeur qu’est l’intelligence.
Tous les travaux aboutissent à la même conclusion: sous la condition importante que les populations étudiées soient relativement homogènes, le pouvoir de l’hérédité est trois ou quatre fois plus fort que le pouvoir du milieu dans la détermination du classement intellectuel. La corrélation aux tests d’intelligence est d’environ 0,90 pour les jumeaux identiques élevés ensemble, c’est-à-dire aussi forte que si les deux partenaires de chaque couple étaient le même individu comparé à lui-même avec la même épreuve répétée à quelques semaines d’intervalle; la corrélation est d’environ 0,55 pour des jumeaux DZ élevés ensemble; elle est de 0,50 entre les parents et leurs enfants; de 0,25 entre enfants sans lien de parenté mais élevés ensemble; elle est nulle, évidemment, entre individus sans lien de parenté ni d’éducation.
Il aura fallu attendre 1937 pour disposer, avec l’ouvrage désormais classique de H. H. Newman, F. N. Freeman et K. J. Holzinger, de résultats concernant un ensemble systématique de traits physiques et mentaux. Son principal intérêt tient au fait qu’il permet d’ébaucher un classement des caractéristiques individuelles du point de vue hérédologique. Ses auteurs confirment ce qu’on savait déjà de l’intelligence, et ils établissent, en outre, que les corrélations sont du même ordre pour la taille. L’individu hérite de ses capacités intellectuelles, tout autant qu’il hérite de sa stature. Vient ensuite la réussite scolaire, dans la mesure sans doute où elle dépend de l’intelligence telle que les tests l’apprécient. En revanche, si l’on considère isolément chacune des matières scolaires, le pouvoir de l’hérédité paraît faible ou nul. Il en est de même pour les traits de personnalité. Mais ces derniers résultats ne tiennent-ils pas à l’imperfection des épreuves de personnalité dont les psychologues disposaient en ce temps-là?
Les travaux ultérieurs les plus importants ont visé justement à résoudre cette question. Ils montrent que le rôle de l’hérédité est effectivement faible ou nul pour les aspects complexes de la vie émotionnelle ou volitive, mais qu’il est décisif pour plusieurs facteurs que des techniques plus raffinées parviennent à mettre en évidence. On pourrait en tirer cette conclusion fondamentale que, dans le domaine de la vie émotionnelle, ce ne sont pas les attitudes et les comportements qui sont hérités, mais des déterminants biologiques, si l’on interprète de cette manière ce que l’analyse isole sous le nom de facteurs. Ainsi S. G. Vandenberg, utilisant deux questionnaires factoriels (l’un de L. L. Thurstone, l’autre de R. B. Cattell), trouve des différences nettement significatives entre MZ et DZ pour quatre facteurs de tempérament et pour trois autres facteurs qui peuvent être désignés à l’aide des notions suivantes: réactivité émotionnelle, contrôle volontaire, tension nerveuse, névrotisme. C’est d’ailleurs à propos du facteur «névrotisme» (défini comme une variable allant de la stabilité émotionnelle extrême à l’instabilité extrême) et grâce aux travaux de H. J. Eysenck que les résultats les plus solides ont été obtenus: la corrélation est de 0,21 pour les DZ et de 0,85 pour les vrais jumeaux. La méthode classique des jumeaux a été le plus souvent utilisée dans le domaine de la pathologie mentale, mais à partir de notions et avec des techniques qui manquaient de rigueur. Les résultats en sont confus et contradictoires, trop étroitement dépendants de la théorie des auteurs.
Une variante de la méthode de Galton doit au moins être signalée: elle consiste à comparer une population de MZ dont les partenaires de chaque couple sont élevés ensemble à une population de MZ dont les partenaires de chaque couple ont été élevés séparément. À l’inverse de la comparaison habituelle entre MZ et DZ, c’est donc ici l’hérédité qui est égale pour les deux populations, et le milieu qui diffère. Du fait que la séparation des jumeaux est extrêmement rare, ce dispositif d’expérience a été rarement employé.
La maturation et l’éducation
La notion de maturation, avec son extension actuelle, qui désigne l’évolution d’un organisme, plus précisément de son système nerveux, vers l’état adulte, est due au psychologue américain Arnold Gesell. Or, c’est en étudiant les jumeaux que Gesell s’est employé, à partir de 1920 environ, à définir le rôle de la maturation par rapport à celui de l’éducation dans les progrès de l’enfance. Entre le couple notionnel hérédité-milieu et le couple maturation-éducation, il y a toute la différence entre le point de vue d’une psychologie générale statique et la perspective génétique, la dynamique selon laquelle l’individu se construit. À nouveau problème, nouvelle méthode. Au lieu de mobiliser de nombreuses populations et, par là, d’utiliser des tests, Gesell peut à la limite se satisfaire, pourvu qu’il soit monozygote, d’un seul couple sur lequel il pratique une véritable expérimentation. C’est la méthode du co-twin control (méthode du jumeau témoin). Elle consiste à soumettre l’un des jumeaux à un entraînement dans une activité quelconque (c’est le jumeau expérimental), alors que son frère (le jumeau témoin) poursuit son évolution normalement. L’entraînement va-t-il donner au premier un avantage irréductible? L’expérience répond négativement. On stoppe l’entraînement (qui consiste par exemple à apprendre à grimper des marches d’escalier) quand le jumeau expérimental a acquis une nette supériorité sur son frère. Mais celui-ci, par son seul développement spontané, comble rapidement son retard, ce qui témoigne de la toute-puissance de la maturation. L’effort éducatif fourni au bénéfice de son frère n’a servi pratiquement à rien.
L’intention de Gesell était de réagir contre les tendances «éducativistes» alors régnantes aux États-Unis et de prouver expérimentalement l’importance du substrat biologique de toute genèse, idée qu’Henri Wallon développa en France à la même époque. La preuve de cette idée fut ainsi apportée, et la notion même de maturation introduite en psychobiologie, par le témoignage des jumeaux. Sans doute les conclusions de Gesell sur le rôle prédominant de la maturation ne sont-elles pas généralisables à tous les stades de l’enfance et pour tous les apprentissages, et l’on peut regretter que le co-twin control n’ait été appliqué qu’à la prime enfance, pour les premiers apprentissages de la motricité et du langage. Mais la principale découverte de Gesell est que la maturation est individuante. Si la maturation distingue les individus les uns des autres, même quand il s’agit de deux jumeaux identiques, c’est que les facteurs héréditaires ne jouent jamais de façon absolue; ils sont inextricablement liés à des facteurs du milieu interne et externe dans un processus temporel d’intégration et de régulation, facteurs qui ne sont jamais totalement semblables pour deux individus.
La procédure que Luigi Gedda désigne comme méthode «clinico-gémellaire» est une application du co-twin control à la pathologie générale, pour résoudre non pas les problèmes d’étiologie, comme avec la méthode de Galton, mais les problèmes de symptomatologie. Avec deux jumeaux identiques, dont l’un est malade et l’autre sain, «le désir que nous formulons, nous autres médecins, de savoir quelles seraient les caractéristiques d’un individu s’il n’était pas malade est alors pleinement satisfait». La célèbre monographie que le Soviétique A. L. Luria a consacrée à deux jumelles présentant à la fois un trouble spécifique du langage et un retard dû à la situation gémellaire relève, elle aussi, de la méthode du co-twin, mais selon une problématique qui appartient déjà au chapitre suivant.
Le couple et l’individuation
Les thèmes de la relation à autrui et de la psychologie du moi ayant pris au cours des années 1930-1940 une importance toute nouvelle, les psychologues, tout d’abord en Allemagne, commencèrent alors à s’intéresser au couple gémellaire en tant que couple. H. von Bracken traite de l’intimité mutuelle entre jumeaux (1934) et il est le premier à décrire les rapports de dominancesoumission et à faire l’hypothèse d’une différence de structure entre couples DZ (avec rivalités harmoniques) et couples DZ (avec rivalités dysharmoniques). H. Graewe (1937) et K. Gottschaldt (1937) s’emploient à préciser cette différence. Aux États-Unis, Liliane Portenier parle à son tour de la gémellité comme d’un facteur influençant la personnalité (1938), et elle rend compte ainsi du fait paradoxal que deux jumeaux identiques peuvent se ressembler moins que deux sujets pris au hasard pour tout un ensemble de traits: introversion-extraversion, confiance en soi, sociabilité, dominance-soumission. Une psychanalyste anglaise, D. T. Burlingham, étudie la relation intragémellaire (1939) et considère le couple de jumeaux comme un gang en miniature.
C’est bien plus tard, entre 1948 et 1960, que René Zazzo, élève de Gesell, donne explicitement un statut méthodologique à ce nouveau courant de recherches. Galton considérait les jumeaux comme un même individu en deux exemplaires; Gesell les considérait comme deux individus distincts, dont l’originalité était affirmée dès la naissance par de «petites différences prophétiques». Mais Gesell, pas plus que Galton, n’avait tenu compte du fait que les jumeaux vivent en couple et que le couple peut déterminer les différences qui n’appartiennent ni à l’hérédité ni à l’environnement.
C’est en Angleterre, avec Sandra Canter notamment, que les effets de couple sur certains traits de la personnalité ont été étudiés et mis en évidence avec le plus de rigueur. Ainsi, pour l’extraversion, entre jumeaux MZ adultes vivant séparément la ressemblance s’exprime par une corrélation de 0,67. Entre jumeaux MZ vivant ensemble , la corrélation est de 0,10, c’est-à-dire pratiquement nulle. Pour ce trait et pour d’autres, relatifs à la sociabilité, la vie de couple efface les effets de l’hérédité. En France, ce sont des romanciers plus souvent que les psychologues qui s’intéressent aux jumeaux. Michel Tournier, dans son «roman gémellaire» Les Météores , s’est inspiré des cas de plusieurs couples analysés par R. Zazzo.
La «méthode du couple gémellaire» consiste donc à utiliser, une fois de plus, la situation unique des jumeaux pour aborder une nouvelle série de problèmes. Le problème fondamental et qui commande tous les autres est celui de l’individuation, de la genèse d’une personne, dans et par la relation à autrui. Les jumeaux identiques offrent ici un dispositif unique et irremplaçable (alors que, pour le problème hérédité-milieu, d’autres procédures peuvent être employées) du fait qu’ils forment à l’origine un couple parfait ou presque parfait: même hérédité, même milieu et une histoire qui commence en même temps, à la différence de ce qui se passe dans le couple mère-enfant ou dans un couple d’élection, où la diversité existe déjà au départ, compliquant à l’extrême les effets de couple, liés quasi inextricablement à d’autres facteurs.
Quand on observe deux partenaires identiques, les effets de couple apparaissent à l’état pur. Il s’agit d’abord d’effets négatifs: constitution d’un langage à deux, freinage de l’épanouissement intellectuel, appauvrissement de la sociabilité, comme si le besoin d’autrui s’épuisait dans l’amour du partenaire, ravages de la jalousie, confusion dans l’image trop proche de l’autre. Et cependant, malgré tous ces risques d’aliénation, on assiste à l’émergence graduelle de deux personnalités distinctes, de deux personnes, par la distribution inévitable des rôles, rôles établis selon le «hasard» d’infimes disparités biologiques, d’interventions du milieu, et déterminant en retour pour chacun une conscience contrastée de soi et d’autrui.
La plus récente, et sans doute la plus rigoureuse, contribution à l’étude du couple gémellaire est l’expérience faite par G. J. S. Wilde sur l’imitation entre jumeaux et sur la perception qu’ils ont l’un de l’autre. Les résultats diffèrent nettement entre MZ et DZ; ils diffèrent aussi suivant la position de premier-né ou de second dans le couple, c’est-à-dire d’après un facteur de pure valorisation sociale.
On peut enfin remarquer que, dans les perspectives de Galton et de Gesell, les couples gémellaires de sexe différent sont dépourvus de tout intérêt. Par la «méthode du couple», au contraire, ils peuvent contribuer à éclairer la psychologie différentielle des sexes. Ainsi, R. Zazzo a pu établir que, dans les couples bisexués, les caractéristiques sexuelles habituelles tendent à s’inverser: c’est la fille qui domine le garçon. Cela s’explique sans doute par le fait qu’à âge égal et dans la prime enfance, la fille établit sa dominance par une maturité sociale plus développée, dominance qui tend à subsister par la suite.
On n’ira pas cependant jusqu’à en conclure que, pour l’harmonie du couple conjugal, il convient que l’homme soit plus âgé que la femme afin de compenser par l’âge son manque relatif de maturité! De toute façon, les couples bisexués ouvrent une voie de recherche encore à peine explorée.
3. Approche anthropologique
Dans toutes les sociétés, la naissance de jumeaux est considérée comme un événement singulier, au même titre que d’autres modalités de l’accouchement, telles que la présentation par le siège ou par les pieds (N. Belmont a montré, pour le fonds indo-européen, la relation de cette dernière présentation avec la gémellité) ou la naissance des enfants «coiffés». La gémellité a donné lieu à des élaborations symboliques qui, malgré leur diversité, présentent certaines constantes. Son importance dans les conceptions de nombreuses sociétés, africaines et américaines surtout, a attiré l’attention des anthropologues et des ethnologues, à la fois en tant que phénomène spécifique et comme indicateur de certains autres aspects de l’organisation sociale. Mais son étude présente des difficultés qui tiennent à ce que la question des jumeaux se trouve directement liée aux conceptions concernant la naissance, la personne, l’hérédité biologique et sociale, ainsi qu’à l’organisation de la parenté (structure et unité des lignages, relations d’alliance) et aux systèmes symboliques (relatifs à la fécondité, aux couleurs, à la perception du temps et de l’espace) d’une société donnée.
Un fait socialement ambivalent
Les représentations, très variables, que se font les différentes sociétés de la naissance de jumeaux doivent être distinguées de l’événement constitué par chacune de ces naissances. Selon le point de vue choisi – discours local ou pratiques effectives –, les naissances gémellaires peuvent être soit valorisées, soit dépréciées. Il arrive ainsi que, dans une même société, les mythes ou les contes célèbrent l’arrivée de jumeaux, alors que la survie de ceux-ci n’est pas assurée – et la chose ne semble pas fortuite – dans la réalité. Une telle naissance a une signification différente suivant qu’elle est envisagée par les parents – soumis à des règles spéciales souvent contraignantes ou coûteuses – ou dans la perspective de l’ordre cosmogonique en fonction duquel une société évalue sa continuité, les jumeaux pouvant représenter l’état originel et idéal de cet ordre.
D’un point de vue comparatiste, on peut construire une échelle où figureraient, à une extrémité, certaines sociétés qui associent la gémellité à la fécondité et aux entités extra-humaines, et pour lesquelles, le groupe de parenté mis à part, les jumeaux sont bienvenus et, à l’autre extrémité, des sociétés qui accordent au phénomène gémellaire une valeur symbolique moindre et qui l’éludent même par la mise à mort, active ou passive, de l’un des jumeaux, ramenant ainsi la gémellité à la normalité d’une naissance unique. Par ailleurs, dans les premières sociétés, le rituel qui est mis en œuvre lors de la naissance et qui réglera éventuellement l’existence entière des jumeaux (ou de l’un d’eux) et des géniteurs (ou de l’un d’eux) revêt des formes variables: il peut ainsi être centré sur la mère, comme chez les Ndembu (Zambie), ou sur les deux parents plutôt que sur les jumeaux eux-mêmes. En fait, une réelle ambivalence caractérise presque universellement les attitudes qu’adoptent, dans la circonstance, les diverses sociétés.
Une naissance gémellaire constitue une perturbation à la fois dans l’ordre social et dans l’ordre symbolique; elle manifeste un excès inattendu, qu’il convient de traiter rituellement. Cet excès introduit le désordre dans la chaîne de filiation ainsi que dans les positions respectives des aînés et des cadets (on se demandera, question majeure dans des sociétés fortement structurées par le rang d’âge, qui est l’aîné; ici, c’est le premier des jumeaux, ailleurs le second). Aussi doit-on trouver pour cette naissance surnuméraire (où le multiple s’oppose à l’un) une explication «théorique». Les sociétés qui valorisent le phénomène l’associent fréquemment, au sein d’une symbolique explicite, à la fécondité, à la reproduction des êtres et des végétaux ou même au commerce. Dans son rapport général avec la fécondité, l’événement peut être envisagé de deux façons opposées: ou bien le signe de reproduction surabondante est «pris à la lettre» et les jumeaux sont symbole de multiplication et de vie; ou bien cet excès exprime son inverse et devient une menace contre la fécondité, une annonce de mort et de stérilité.
Le fait qu’un accouchement donne le jour à deux enfants équivaut au problème d’une unicité, d’une identité, qui est simultanément duelle. Cela explique que de nombreuses sociétés s’obligent à traiter pareillement l’un et l’autre jumeau, même lors des funérailles de l’un d’entre eux ou des deux, et qu’elles distinguent nettement les naissances multiples des autres naissances «anormales», en les insérant dans un appareil mythique et rituel très dense. Étant souvent un élément de vastes ensembles cosmogoniques, la gémellité manifeste une transgression fondamentale de l’ordre biologique et de l’ordre social. C’est ainsi que les jumeaux sont parfois assimilés à des êtres ou «génies» de brousse, lesquels transgressent les limites de l’ordre normal et ses oppositions entre espace villageois humain et espace «sauvage», non socialisé, animal.
Naissances multiples redoutées
L’ambivalence à l’égard de la gémellité penche parfois vers un pôle nettement négatif: dans certains groupes africains, on ne trouve pas de jumeaux adultes, car à la suite des naissances gémellaires l’un des deux enfants a été mis à mort, ou bien exposé à une sorte d’ordalie passive. Jumeaux de même sexe et jumeaux de sexe opposé font souvent l’objet de traitements distincts. Les Bari d’Afrique orientale, par exemple, épargnent les jumeaux de sexe différent, mais, dans un couple de même sexe, ils n’accordent qu’à un seul des deux enfants le droit de survivre. Les Hottentot, en revanche, tuaient, dans un couple mixte, le nourrisson de sexe féminin. Bien qu’il faille toujours se garder de négliger les données biologiques et écologiques (par exemple, l’incapacité à nourrir deux nouveau-nés), la disparition d’un des jumeaux peut être obtenue soit par le fait qu’on ne s’occupe plus de lui, soit par sa mise à mort, comme chez les Kikuyu ou les Kaguru de l’Est africain. Quoi qu’il en soit, la pratique la plus courante consistait à revenir au schéma de la naissance simple par élimination de l’enfant «en trop», avec des variations qui ne sont pas nécessairement en relation avec les structures de parenté. Aussi est-il difficile d’interpréter selon une perspective comparatiste les attitudes d’un groupe culturel face à la gémellité. On ne peut les comprendre que structurellement, dans leurs rapports avec trois niveaux, au moins, de l’organisation sociale: le pouvoir, la parenté, la religion («divinités» et entités non humaines, «esprits», «génies»). La forclusion du phénomène gémellaire trouve une première explication dans la théorie des taxinomies traditionnelles: les jumeaux sont hors classe, deux pour la place d’un seul, et par là ils appartiennent aux catégories du «monstrueux» incluant, comme l’a montré M. Douglas, tous les phénomènes que l’excès ou l’anomalie de leurs attributs rendent impossibles à classer. Ne pouvant être «bons à penser» en vertu de leur excès, les jumeaux ne peuvent être admis qu’au prix de leur réduction et de leur réintégration dans un ordre de places assignables. Dans cette logique, l’attitude négative n’entraîne pas nécessairement la solution extrême de la suppression physique d’un individu, mais souvent elle associe la gémellité à une atmosphère de danger ou de pollution et à tout un dispositif d’interdits rituels.
Dans les sociétés comportant une structure hiérarchisée et centralisée autour de la royauté, la gémellité est fréquemment mise en relation avec celle-ci, ainsi qu’avec la divinité. Ainsi, pour les Alur de l’aire bantoue, la royauté puise son origine dans un couple gémellaire mythique, tout comme les règnes humain et animal proviennent d’une paire gémellaire homme-animal. Cette proximité des jumeaux avec la divinité suprême et avec la source du pouvoir permet de comprendre en partie certaines ambiguïtés des attitudes bantoues à l’égard de la gémellité. Chez les Nyoro (Ouganda), la naissance de jumeaux, tout en étant accueillie avec joie, représente un grave danger, spécialement pour les parents et pour les grands-parents maternels (les importantes dépenses entraînées par les rituels appropriés contribuent aussi au fait qu’on appréhende un tel événement). En tant qu’individus, les jumeaux sont considérés comme facteurs de troubles et comme des êtres dangereux. Aussi observe-t-on fréquemment l’obligation de les traiter de façon identique; tout déséquilibre mettrait en danger les jumeaux et par conséquent leurs proches. Chez les Kukuya (Congo), en particulier, on veille à ne jamais les mécontenter, de peur qu’ils n’en meurent. Chez les Nyoro, les parents sont soumis à des obligations contraignantes: à des réclusions temporaires, à l’interdiction de se quereller en leur présence (sinon, ils mourraient, «supposant qu’on ne veut pas d’eux»)... De tels rituels expriment aussi l’ambiguïté d’autres relations, en particulier celles de la parenté et de l’alliance: en effet, jusqu’à ce que les enfants cessent d’être dangereux, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils marchent, une hostilité institutionnalisée tient les deux familles alliées strictement séparées, la gémellité venant redoubler ici l’ambivalence des attitudes entre alliés (beaux-parents). Les Labwor (Ouganda) considèrent que les jumeaux mettent en danger, dès que la moindre offense ou négligence est commise à leur égard, la vie des parents ou de l’un des deux parents. La menace virtuelle impliquée par le fait d’avoir engendré des jumeaux s’exprime parfois plus nettement encore: on considère par exemple que chacun de ceux-ci constitue « automatiquement» un péril pour la vie de l’un ou l’autre parent. Cet assujettissement paradoxal des géniteurs à leurs enfants jumeaux énonce métaphoriquement le problème posé par l’identité commune de deux individus germains qui ne sont pas séparés par un écart d’âge normal. Ainsi, l’on soupçonne souvent les jumeaux de «complot» ou de «malveillance préméditée». Chez les Moundang (Tchad), qui les considèrent «comme des rois» et les désignent par le terme appliqué au souverain, ceux-ci inspirent la crainte, car ils portent une double menace de mort: leur propre mort et celle de l’un des deux parents, que peut attaquer l’enfant de sexe opposé.
La gémellité valorisée
Il arrive que des évaluations positives prennent le pas sur celles qu’on vient d’évoquer, et que les jumeaux soient considérés comme des entités non humaines coexistant par exemple avec une divinité supérieure ou avec d’autres «génies». Des cultes leur sont assez fréquemment consacrés en Afrique; ils sont matérialisés par des «autels» (objets, monticules, etc.) qui portent généralement les signes du caractère double et qui sont soit des lieux ou objets publics, soit la propriété d’un individu ou d’un lignage. Par le pouvoir qui leur est reconnu sur la fécondité des hommes et de la terre, ils ont une grande importance dans la vie quotidienne. Mais l’existence de ces cultes doit être distinguée des attitudes adoptées lors d’une naissance effective de jumeaux. C’est sur un registre différent, celui des relations sociales actuelles, que s’exprime l’ambivalence devant le fait troublant de la gémellité, induisant le respect, l’humilité ou d’autres attitudes. Les cultes eux-mêmes, avec la fonction régulatrice qu’ils ont sur la santé et sur la reproduction humaine et végétale, renvoient à une autre sorte d’ambivalence, qui se rapporte à des entités censées avoir prise sur la maladie, la vie et la mort. Ainsi, chez les Senoufo (Côte-d’Ivoire), l’omniprésence de sacrifices rendus aux jumeaux non humains n’est pas incompatible avec une attitude relativement hostile à l’égard des jumeaux réels. Cependant, c’est souvent à l’occasion d’une naissance effective de jumeaux que s’édifient les autels de ces cultes, qui intéresseront ensuite de façon autonome la fécondité du groupe. Il arrive d’ailleurs, comme chez les Kukuya, que les jumeaux réels soient par eux-mêmes des symboles incarnés de santé.
La valorisation de la gémellité s’exprime aussi dans les traditions soudanaises, qui posent la gémellité comme représentant l’état primordial de l’être et comme étant exclusivement bénéfique. L’androgynie originelle a son expression la plus fameuse dans la cosmogonie dogon, où l’union mythique d’un couple de jumeaux est présentée comme la forme d’union première et idéale, en même temps qu’elle rend compte de l’organisation actuelle de la société dogon: deux couples de jumeaux, les Nommo, furent les premières créatures vivantes, mais l’un des jumeaux quitta l’«œuf du monde» en dérobant un morceau de placenta maternel qui devint terre et avec lequel il s’unit dès qu’il fut séparé de sa jumelle. L’union gémellaire et la procréation gémellipare sont ici la norme, la naissance simple étant davantage envisagée soit comme une perte, soit comme un reste ou une incomplétude par rapport à l’union initiale. Le mythe évoque aussi à ce sujet des correspondances, notamment avec l’organisation de la parenté (relations avunculaires) et avec la conception de la personne. Non seulement la naissance surnuméraire, chez les Dogon, fonctionne comme explication d’un système social, mais, en tant qu’événement même, elle est fortement valorisée. Il en va de même dans d’autres groupes voisins (Bambara). Chez les Gourmantché (Burkina Faso), les cérémonies de mariage comportent des séquences qui symbolisent l’union gémellaire et qui développent l’idée que la rupture de celle-ci est la condition de l’alliance et donc de la vie sociale. Certaines sociétés africaines considèrent ainsi le placenta comme le «jumeau» du nouveau-né, c’est-à-dire qu’elles regardent celui-ci comme un être incomplet, comme un «reste». Le placenta, dont on fait souvent une composante de la personne qui détermine la destinée future, représente le jumeau perdu.
L’ambivalence rituelle
À la naissance, les jumeaux reçoivent fréquemment des noms qui évoquent le mythe de la gémellité originaire. Ces noms différencient parfois la fille du garçon, «l’aîné» du «cadet». Ceux qui naissent après les jumeaux peuvent recevoir aussi des noms particuliers. L’imposition de ces différents noms participe de la «mise en place» des enfants au sein du lignage et de leur inscription dans une chaîne généalogique dominée par les ancêtres. Les Moundang, par exemple, confèrent à l’enfant qui naît après des jumeaux un nom spécial qui le désigne comme un jumeau mort qui «revient». Les parents reçoivent aussi des dénominations nouvelles telles que «père ou mère de jumeaux», chez les Nyoro, «père ou mère de deux», chez les Kukuya.
Le placenta des jumeaux peut faire l’objet d’un traitement particulier; il a généralement une place importante dans les rituels de naissance, à cause de l’influence qu’on lui attribue sur le destin ultérieur des deux nouveau-nés. À leur mort, les jumeaux ont des funérailles spéciales.
Les parents des jumeaux sont soumis à un ensemble de règles justifiées par le danger que ces derniers représentent pour eux: temps de réclusion, pratiques de purification, qui s’achèvent parfois par un rite de sortie. Ces rituels peuvent s’imposer à eux durant leur vie entière: à chaque lunaison, par exemple, ou bien lors de toute entreprise, ils doivent accomplir un sacrifice dit «de jumeaux», comme si la «fragilité» des jumeaux risquait de compromettre les actions de leurs proches. Dans la mesure où la naissance gémellaire met directement en cause la structure de la famille et de la parenté, il arrive que l’un des parents soit, en fonction des règles locales de la parenté et de l’alliance, soumis d’une manière plus impérative au système d’obligations (parce que davantage «menacé»). Les jumeaux eux-mêmes peuvent être astreints pendant toute leur vie à certains rituels.
Les rites de naissance gémellaire mettent toujours en œuvre des configurations symboliques dont les unes valent pour toutes les naissances (symbolisme des nombres suivant le sexe, symbolisme des couleurs, etc.) et dont les autres sont propres à cet événement. Le fait qu’ils incarnent la forme double fait parfois des jumeaux le paradigme d’opérations symboliques impliquant la duplication ou le binarisme (par exemple, lors de consultations divinatoires à réponse binaire, de sacrifices à deux issues possibles). Ces rites sont aussi l’occasion privilégiée de donner une expression sociale à des oppositions qui structurent la pensée symbolique du groupe: par exemple, le chaud et le froid, le cru et le cuit. Ainsi, chez les Moundang, on lave à l’eau froide (contrairement à ce qui se fait lors des autres naissances) les jumeaux nouveau-nés, en vue de conjurer les menaces de mort et de stérilité qu’ils font peser sur leurs parents. Dans les rituels gémellaires en usage chez les Labwor, la cendre joue un rôle majeur, ce qui doit s’interpréter en fonction du système des catégories cendre-froid-blancheur, dont les connotations locales sont, d’une part, la fécondité et le bien-être apportés par la gémellité, d’autre part, la conjuration des dangers que représente celle-ci. On a vu que peuvent jouer d’autres oppositions, notamment entre espace villageois et brousse. Ainsi, chez les Mossi (Burkina Faso), les jumeaux, qui incarnent des génies de brousse facétieux pénétrant dans le ventre des femmes, marquent l’irruption du monde sauvage et animal dans le monde policé du village. En Afrique orientale, les jumeaux sont aussi parfois assimilés à des oiseaux (Nuer du Soudan).
La gémellité est donc un phénomène complexe où interviennent en désordre les structures de la parenté, la pensée mythique, les conceptions de la personne, l’organisation territoriale et sociale... Cela permet de l’appréhender sous d’autres perspectives que celle de l’anthropologie. Ainsi, la psychanalyse rencontre-t-elle ce problème à propos de l’image du corps. Gisela Pankow a montré que la pensée du corps gémellaire comme unité, telle qu’elle est explicitée par les mythes des Indiens Hopi, permet d’élucider certains mécanismes de la psychose. Il reste que les notions d’ambivalence et de «liminalité», pour ne prendre que ces exemples, ne suffisent pas à rendre compte de la gémellité comme fait social qui met en cause à la fois l’unicité du corps et l’identité sociale dans les représentations que s’en donnent habituellement les diverses sociétés.
Encyclopédie Universelle. 2012.