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RATIONALISME
RATIONALISME

Le mot rationalisme, en son sens large, ne désigne pas vraiment une doctrine, comme les mots «idéalisme» «réalisme» ou «empirisme». Sans doute peut-on en fixer certains traits pour constituer, en un sens étroit, le contenu d’une doctrine qui s’oppose alors à l’empirisme, et pose que toute connaissance exige des principes universels non tirés de l’expérience. Mais le mot correspond plutôt à une orientation générale, à une certaine forme ou manière d’interprétation de l’expérience humaine, qui peut se superposer à différentes doctrines, ou les pénétrer, sans en altérer fondamentalement le contenu. C’est cet aspect que nous essaierons surtout de définir, l’opposant alors à l’irrationalisme . Car le conflit des deux attitudes constitue, sous différentes présentations et à différents niveaux, plus encore aujourd’hui qu’à d’autres époques, un thème déterminant de la culture.

Le motif dominant du rationalisme est évidemment l’hypothèse que la réalité peut être atteinte en quelque façon – et les actions humaines évaluées sinon gouvernées – par l’usage de la raison. Mais que faut-il entendre par la «raison»? À travers la diversité des sens qui ont été et sont donnés à ce terme, il semble cependant que quelques traits distinctifs puissent être maintenus:

– la raison est intelligence plutôt qu’instinct ou réactions affectives;

– la raison renvoie à des principes , cadres de la connaissance et de l’action, qui sont plus ou moins explicites mais appellent et supportent l’élucidation;

– la raison procède par enchaînements de concepts et non par juxtaposition et enchevêtrement d’images, de métaphores et de mythes.

Il ne conviendrait pas, cependant, d’identifier d’entrée de jeu raison et «logique», ou raison et contemplation désintéressée. Pour préciser davantage le sens de l’attitude rationaliste, nous la présenterons d’abord sous quelques-unes des variantes qu’elle assume dans divers systèmes philosophiques, afin de bien montrer qu’elle ne saurait être indissolublement associée à un seul contenu doctrinal, ni être rigidement formulée en préceptes définitifs. Après quoi nous examinerons la problématique du rationalisme dans le contexte contemporain.

1. Quelques variantes historiques du rationalisme

Le rationalisme de l’Antiquité classique

Dans un grand nombre de systèmes philosophiques apparaissent les traits d’une attitude rationaliste dominant l’organisation de thèses tout à fait diverses, et à certains égards opposées. Ainsi peut-on qualifier de rationalistes, quoique à des titres différents, Platon et Aristote, les épicuriens, les stoïciens, les pyrrhoniens ou sceptiques... Nonobstant les contenus «idéalistes», «empiristes», «conceptualistes» de leurs doctrines en ce qui concerne la nature de ce qui est et le rapport de ce qui est à la pensée, ces systèmes expriment tous à leur manière un certain accord sur les points suivants, qui contribuent à définir une attitude rationaliste.

En premier lieu, la raison est礼塚礼﨟, c’est-à-dire une pensée articulée dans un discours. La sensation elle-même, qu’elle soit prise par certains philosophes comme source originaire ou principale de notre connaissance du monde, ou comme ne nous en révélant qu’une apparence, doit, pour être représentation, s’exprimer sous la forme linguistique d’un énoncé. Platon, Aristote, les stoïciens analysent de façons différentes cette mise en forme dans un langage: liaison entre le nom d’un susbtrat et le nom d’une propriété, chez l’un, affirmation ou négation d’un fait existant chez les autres. Mais, dans tous les cas, le passage par le symbolisme de la langue et par la réglementation d’une grammaire est requis.

On s’écarterait au contraire du rationalisme si l’on recevait comme connaissance achevée et authentique l’impression pure et simple prise comme telle, ou l’image. Et les épicuriens et les stoïciens eux-mêmes, qui placent de telles impressions reçues par les sens à la source du savoir, décrivent chacun à leur manière une activité de pensée qui les enrégimente et les transmue en symboles. Dans cette mesure, ils sont rationalistes. C’est qu’en effet un trait fondamental de l’attitude rationaliste est le rôle accordé à la représentation de toute expérience dans un système de symboles médiateurs. Symboles qui sont évidemment d’abord ceux de nos langues naturelles, mais qui ont pu se développer sous les espèces de langues formulaires, et tout particulièrement de celle des mathématiques. Non que la mathématique se réduise à un mode d’expression symbolique; mais elle a fourni dès longtemps le paradigme d’un symbolisme non équivoque et propre à figurer des opérations abstraites de pensée. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas que le rationalisme s’associe assez souvent à l’expression mathématique, sans que celle-ci n’en soit pour autant ni la marque assurée, ni la condition nécessaire. Retenons plus généralement comme un trait de rationalisme le recours à un symbolisme médiateur qui s’interpose entre le sujet récepteur d’une impression et le réel tel qu’il veut le saisir, le décrire et le manipuler.

En second lieu, l’attitude rationaliste se manifeste chez les Anciens par la thèse commune que la réalité du monde est connaissable par une pensée réglée, non subjective, du moins dans les limites imposées par le hasard ou par le destin. Pour les uns (Platon), cette réalité nous est d’abord masquée par les apparences sensibles, pour les autres (Aristote), c’est au contraire dans le sensible qu’elle peut être découverte, pour d’autres encore (Épicure), elle est, en son fond même, identique en nature à ce que les sens nous proposent. Dans tous les cas, soit par une remontée du sensible aux idées, soit par une saisie des formes stables à l’œuvre dans la multiplicité des objets périssables, soit par une méthode de défense contre les illusions et une argumentation logique, le réel est en principe accessible. On a cité pourtant, parmi les représentants historiques du rationalisme, le scepticisme de la nouvelle académie et des disciples de Pyrrhon. Ne nient-ils pas que l’on puisse jamais connaître assurément le réel? Il est vrai. Mais c’est que le mouvement rationaliste d’un accès au réel par la pensée se manifeste alors par la mise en évidence d’obstacles insurmontables, par la reconnaissance lucide de ses exigences et de l’impossibilité de les satisfaire. Il conviendrait donc, en effet, de modifier notre formulation primitive, et de dire que le rationalisme se marque ici par la thèse d’un accès critique de la pensée au réel, le scepticisme en présenterait comme la forme limite, dirigeant alors son mouvement sur les modalités de cet accès de telle sorte qu’elles ne résistent pas à l’épreuve.

Le troisième thème enfin, commun aux rationalismes antiques, concerne la possibilité d’une éthique dont les thèses pourraient être déduites de principes. Tous les grands systèmes de la pensée antique qui ont été cités développent ou esquissent en ce sens une doctrine d’évaluation des actes humains et une discipline soit de prescription, soit de conseil. L’important ici n’est pas que le mouvement s’achève en la construction d’une morale explicite, comme il arrive chez Aristote, chez les épicuriens, chez les stoïciens, et à un moindre degré chez le Platon des dialogues. Le rationalisme consiste seulement en l’assurance que l’on peut – et doit – tenter l’entreprise, qu’elle est de l’essence de l’humanité.

Le rationalisme cartésien

Les traits rationalistes de la philosophie cartésienne, qui sont souvent considérés comme exemplaires, ne correspondent pourtant qu’à une variante de cette attitude.

On y relèvera tout d’abord le refus d’une pensée seulement imitative, se complaisant dans le commentaire, le développement ou la répétition de ce que d’autres ont dit avec autorité magistrale. Le doute cartésien, contrairement au doute sceptique, qui est la conclusion d’une investigation critique, est le moment préalable à un exercice solitaire de la pensée. Et cet exercice, non contrarié par les préjugés de toute sorte, doit d’abord établir les préceptes d’une règle de vie, fût-elle provisoire, pour ouvrir le champ à une investigation de la nature. Pensée solitaire, parce que s’arrachant aux assentiments contagieux de la foule, mais pensée universelle. Le rationalisme cartésien pose que l’accès à la vérité est l’acte d’un sujet unique, mais qui représente aussi bien tout sujet en tant que pensant. Et loin d’enfermer le savoir dans ces consciences isolées, il insiste sur la continuité du progrès accumulé des connaissances que chacun, pour soi-même, serait capable de réassimiler. De telle sorte, dit-il, «que nous allons tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire» (Discours de la méthode , 1re partie, p. 169).

Le modèle cartésien de la pensée rationnelle, c’est la mathématique. Non pas, certes, considérée dans ses techniques de calcul et ses raisonnements particuliers, mais envisagée comme méthode générale. Elle seule, de toutes les sciences, use, selon Descartes, de concepts et de principes assez clairs, sait poser explicitement les problèmes, en diviser les difficultés, remonter avec assurance des effets à leurs conditions et descendre des principes aux conséquences. C’est en mathématiques aussi que la pensée sait tirer parti des ressources auxiliaires de l’imagination, sans que sa pureté soit compromise par les effets de l’union de l’âme au corps.

L’expérience, qui vient par les sens et donc nous renseigne premièrement sur l’état et les besoins de notre corps, convenablement canalisée et orientée n’en est pas moins une pièce capitale dans la démarche rationnelle. Les expériences les plus simples fournissent d’abord l’occasion de préciser les phénomènes à expliquer, et, à mesure que l’explication avance, de plus «étudiées» serviront à vérifier le bien-fondé des conjectures déduites de «principes ou premières causes». Ainsi pourra-t-on décider entre diverses façons d’expliquer un phénomène, «en cherchant derechef quelques expériences qui soient telles que les événements ne soient pas les mêmes si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer que si c’est en l’autre» (op. cit. , p. 170).

Un dernier trait essentiel du rationalisme cartésien: la foi dans les pouvoirs illimités que nous donnerait le savoir sur la nature. Bien que recherché pour lui-même, l’exercice de la raison conduit à une connaissance en quelque sorte «mécanicienne», qui reconstitue les phénomènes naturels à l’image de machines, et par conséquent devrait nous mettre en état de les manipuler comme tels.

Le rationalisme kantien

L’attitude rationaliste est ici essentiellement critique. Entre la méthode «dogmatique» et la méthode «sceptique», dit Kant, «la route critique est la seule qui soit encore ouverte» (Critique de la raison pure , III, 552, 1, p. 1401). La tâche de la philosophie peut alors être présentée sous la forme de trois questions fondamentales (op. cit. , II, 523, 1, p. 1365): «Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que puis-je espérer?»

Kant a cherché dans la Critique de la raison pure à délimiter le champ et les formes d’une connaissance objective des phénomènes et, considérant que les sciences existent en fait, montré comment une mathématique et une physique sont possibles. La seconde question est développée dans la Critique de la raison pratique , où le philosophe établit que la loi morale, considérée comme imposée a priori à la raison, a pour condition la liberté du sujet, liberté «dont nous connaissons ainsi a priori la possibilité sans toutefois la comprendre» (Critique de la raison pratique , V, 4, 2, p. 610). Les idées de Dieu et d’immortalité sont alors présentées non comme relevant d’un savoir objectif et d’une démonstration, mais comme «conditions de l’objet nécessaire d’une volonté déterminée par la loi morale», c’est-à-dire du souverain bien (op. cit. ).

Le domaine de la connaissance proprement dite, par laquelle nous saisissons des objets à partir des impressions sensibles, est organisé dans le cadre des formes a priori de l’espace et du temps, et des catégories, comme celle de causalité. Ce cadre est produit par l’activité d’un sujet «transcendantal», qui ne se situe pas lui-même en tant que tel dans le cercle de ce qui apparaît – les phénomènes – ni ne peut non plus être assimilé à un être transcendant, sorte de superobjet qui échapperait à notre connaissance. Bien que la raison, «faculté des idées», ait pour vocation naturelle de s’étendre au-delà des possibilités de l’expérience, l’attitude rationaliste de la Critique de la raison pure s’exprime essentiellement par le renoncement à une capacité, jugée imaginaire, de connaître au-delà des phénomènes, et le repli sur une recherche des conditions de possibilité des seules connaissances véritablement attestées: «Notre raison n’est pas en quelque sorte une plaine qui s’étende sur une distance indéterminée, et dont on ne connaisse les bornes que d’une manière générale; mais elle doit plutôt être comparée à une sphère dont le diamètre peut être trouvé à partir de la courbure de l’arc à sa surface [...]. En dehors de cette sphère (le champ de l’expérience), il n’y a plus d’objets pour elle» (Critique de la raison pure , III, 447, 1, p. 1333).

L’espèce de reconnaissance cartographique effectuée par la philosophie critique de Kant conduit alors à distinguer, dans notre pouvoir de penser, l’entendement (Verstand ), ou pouvoir de former des concepts, de «connaître l’universel»; la faculté de juger (Urteilskraft ), pouvoir de subsumer le particulier sous l’universel; la raison , enfin (Vernunft ), ou pouvoir d’énoncer des principes, de dériver le particulier à partir de l’universel (Critique du jugement , XX, 202, 2, p. 854). La philosophie critique est rationaliste en un sens profond: en ce qu’elle se propose de déterminer exactement les limites d’exercice de cette pensée, les conditions dans lesquelles elle produit la connaissance d’objets (nécessairement empiriques), et les conditions dans lesquelles elle produit des notions idéales ou des règles de notre liberté.

Le rationalisme hégélien

Avec Hegel apparaît une attitude philosophique dont le caractère rationaliste fait problème, bien que le mot raison en soit un leitmotiv permanent. Dans une telle doctrine règne la thèse de l’équivalence du rationnel et du réel, c’est-à-dire de l’historiquement effectué et de sa reconstitution réglée dans un langage. La rationalité ne porte donc pas alors sur un mode de connaissance, mais sur la nature même de ce qui est, ou plus exactement de ce qui devient. Un tel déplacement ne va pas sans une modification profonde – et de l’avis du présent auteur d’une dénaturation – du concept même de raison.

En tant qu’elle s’effectue dans la pensée, la raison est la «certitude de la conscience d’être toute réalité» (Phénoménologie de l’esprit , I, 196); selon son autre face, en tant qu’elle est activité, la raison est «l’opération conforme à un but» (op. cit. , I, 20). Cette «opération», cette activité rationnelle de la pensée consiste ainsi à reproduire dans un langage un mouvement de concepts qui exprime le mouvement réel des choses. Ce que Hegel nomme la «logique» est la succession de ces concepts, rythmée selon le fameux paradigme: thèse-antithèse-synthèse, dans lequel c’est la négation qui engendre les déterminations de plus en plus riches des concepts. Une telle prise de conscience de la «rationalité» du réel se déploie à travers les sciences, la moralité, la religion, pour viser au «savoir absolu», figure assez énigmatique où «l’esprit se sait lui-même comme esprit»...

Il est permis de voir dans le système hégélien une forme extrême mais radicalement altérée de l’attitude rationaliste, dans la mesure où le moment critique d’une dissociation du connaître et de l’être s’y est estompé, et où la méthode de construction des concepts s’y ramène monotonement au schéma dialectique ternaire, toujours apportunément adapté au concept qu’on veut introduire, et qu’aucun contrôle ne modère de l’extérieur.

Le rationalisme de l’«empirisme logique»

L’empirisme logique, ou néo-positivisme, qui est né dans le premier tiers de ce siècle et dont l’influence persiste, sous des formes diverses, représente au contraire une variante «dure» de l’attitude rationaliste. De ce point de vue, ses traits essentiels paraissent être les suivants:

– Tout peut être connu scientifiquement, dans la mesure où l’on renonce à parvenir à la détermination – illusoire – d’une nature profonde des choses qui serait seulement cachée sous les phénomènes. Dans la mesure aussi où l’on ne prétend pas à la connaissance objective et partagée du subjectif, de l’individuel. On ne peut connaître que des phénomènes et leurs lois, et il n’y a rien de plus à connaître. Toutefois, un philosophe comme le jeune Carnap ne nie aucunement la réalité et l’authenticité des interrogations individuellement vécues, des «énigmes» posées par la vie, comme l’angoisse devant notre propre mort, non formulables en tant que problèmes positifs. Il rejette «la croyance à courte vue en la possibilité de satisfaire aux exigences de la vie avec l’aide de la seule force de la pensée conceptuelle» (Der logische Aufbau der Welt , in fine , paragr. 183, p. 260).

– La connaissance scientifique, c’est-à-dire, pour les néo-positivistes, la connaissance au sens strict, consiste en une constrution logico-mathématique de concepts à partir d’une base de données empiriques sur lesquelles s’accorderont tous les observateurs. Les prédictions et explications de phénomènes obtenues au moyen de telles représentations conceptuelles ne seront point supposées exprimer l’essence des choses et resteront soumises aux révisions qu’entraînent les progrès de l’expérimentation et de l’appareil mathématique.

– Cet appareil mathématique considéré par beaucoup des fondateurs du néo-positivisme comme prolongeant purement et simplement la logique n’exprimerait qu’une réglementation du symbolisme, un ensemble de conventions de langage.

Les échantillons de systèmes philosophiques qui viennent d’être sommairement présentés en tant que variantes de l’attitude rationaliste montrent non seulement que celle-ci peut être dans une large mesure indépendante des contenus d’une philosophie, mais aussi qu’elle est en elle-même multiforme, et si l’on peut dire, empruntant une expression wittgensteinienne, qu’elle est plutôt un «air de famille».

2. Être rationaliste aujourd’hui

Que signifie, et à quoi engage, aujourd’hui, l’adoption d’une attitude rationaliste? Les questions auxquelles il faut indirectement répondre sont dès lors: qu’appellera-t-on raison ? assignerons-nous des limites à la raison, et lesquelles? Bien entendu, la réponse à ces questions constitue sinon une doctrine avec ses dogmes, du moins une prise de position philosophique, c’est-à-dire le choix d’une interprétation qui donne sens à notre expérience globale d’être humain. Mais nous essaierons ce faisant de signaler d’autres solutions possibles, en même temps que de signaler quelques contrefaçons notoires du rationalisme. Nous adopterons successivement trois perspectives: la raison et la connaissance; la raison et l’histoire; la raison et l’éthique.

La raison et la connaissance

Être rationaliste, c’est assurément d’abord accorder un statut sans équivoque à ce que nous connaissons par expérience à travers le truchement de nos sens. Se proposer de reconstruire intégralement toute notre connaissance du monde par le seul effort d’une pensée abstraite ne saurait être une position tenable aujourd’hui, et procéderait d’une espèce d’hyperrationalisme tournant à vide. Un rationaliste contemporain doit reconnaître l’héritage des grands empiristes anglais et écossais des siècles classiques, sans pour autant être contraint d’adopter leur thèse: que l’expérience serait source unique de tout savoir.

C’est que l’empirie est faite de données préparées , et ne se confond point avec l’impression immédiate des sens. Un empiriste rationnel se rend au témoignage des sens, mais à un témoignage contrôlé, transmis, sinon transposé, par une instrumentation intelligible. Il accepte qu’un considérable appareil, à la fois matériel et conceptuel, s’interpose entre la sensation et les «données», à la condition que l’effet de cet appareil soit analysable et compris. Ainsi en est-il du rationaliste conséquent, pour lequel pareille épreuve est plus décisive qu’une simple concordance de témoignages, toujours sujets aux illusions et aux préjugés de toute sorte.

L’établissement des faits apparaît en effet comme une étape essentielle de l’exercice de la raison. Pour prendre un exemple, c’est sur ce point que portent les discussions critiques des «phénomènes parapsychiques». Il n’est nullement conforme à l’attitude rationaliste de nier d’entrée de jeu la possibilité de la plupart des faits allégués en ce domaine, qui ne sont guère moins vraisemblables que pouvait l’être naguère la transmission à distance des images et des paroles. Mais il est certainement conforme à cette attitude d’exiger que la description précise et l’existence de tels faits soient établies, en recourant à tous les moyens et en s’entourant de toutes les précautions dont dispose dans le moment notre science pour fixer la trace des phénomènes.

D’une manière plus générale, il appartient à la pensée de mettre en question le sens même de la notion de fait dans chaque contexte d’expérience. Problème assurément résolu dans la plupart des cas pour les sciences de la nature classiques, mais qui ne laisse pas de se présenter dans certaines circonstances expérimentales nouvelles apparaissant par exemple en microphysique. Sans doute les traces photographiées dans l’atmosphère d’une chambre de Wilson, le comptage des clics d’un compteur Geiger sont-ils bien des faits au sens trivial de la perception et de la science classique. Mais la collision ou la création de particules auxquelles on les dit correspondre ne sauraient être annoncées comme des faits dans ce même sens, et les caractères attribués aux faits dans le sens usuel ne peuvent leur être transférés sans réflexion.

Un second aspect du rationalisme concernerait la place et le rôle attribués, dans la connaissance, à la logique et aux mathématiques, à ce que nous nommerions la pensée formelle. Il consiste alors à donner la préférence à une connaissance par concepts abstraits, enchaînés selon des liaisons logiques, plutôt qu’à une connaissance en intuitions et en images. À la condition, bien entendu, que cette connaissance scientifique, par représentation abstraite des phénomènes, permette de tirer des conséquences empiriques assez sûres. L’attitude rationnelle ne se résout pas pour autant en une foi aveugle dans un usage intempérant de la pensée formelle. Elle implique seulement l’assurance que le raisonnement mathématique, dans son domaine propre, est toujours susceptible d’être exprimé en termes d’où l’on peut chasser l’équivoque, et livré de part en part à l’épreuve d’une critique pertinente et argumentée. Elle exige en revanche que l’usage de l’outil mathématique pour représenter et expliquer le phénomène soit fondé sur une détermination et une délimitation aussi claire que possible des objets auxquels on l’applique, et des conditions qui donnent un sens à ce traitement. Mathématiser à tout prix, n’importe quoi, n’importe comment, ne peut être que l’effet d’un pseudorationalisme.

Un autre dévoiement, pour ainsi dire opposé, consiste en ce que l’on croit pouvoir tirer de certaines propriétés des modèles abstraits des conséquences à portée métaphysique. En témoignent les récents essais de réunification du règne de l’homme et du règne de la nature, et pour ainsi dire d’une naturalisation de la liberté et d’une spiritualisation de la nécessité, fondées un peu rapidement sur les propriétés des relations d’incertitude en physique quantique (Costa de Beauregard) ou sur des théories thermodynamiques de phénomènes de structuration spontanée (Prigogine). Apparemment issues de la science même, et proposées par des savants authentiques, ces doctrines passent directement de la représentation abstraite des phénomènes, toujours révisable et en constant progrès, à une détermination définitive de l’essence des choses. Mais elles se soustraient à l’une des épreuves caractéristiques du rationalisme, à savoir la réflexion critique sur la portée d’une connaissance et de sa méthode, et la pertinence de son application à tel ou tel domaine.

Le rôle prépondérant attribué à la pensée logique par un rationalisme bien tempéré n’exclut nullement la reconnaissance et le traitement des circonstances où l’acquisition du savoir n’est que faiblement soumise à la logique, ni ne refuse un statut à l’irrationnel.

Tout d’abord, la vérification, ou si l’on préfère la confirmation des hypothèses empiriques, ne saurait se dérouler selon le modèle exact d’un raisonnement déductif. Si en mathématiques on a des démonstrations au sens strict, reposant sur des définitions non équivoques, des axiomes et des règles de déduction contraignantes, dans les sciences de l’empirie on argumente en faveur d’une hypothèse, dont on établit dans un certain contexte, à un plus ou moins haut degré, la plausibilité. De ce point de vue, il convient de commenter l’apparition, dans la philosophie contemporaine, de deux thèses qui ont pour conséquence un affaiblissement nuancé du rationalisme.

La première est celle de Duhem, renouvelée et radicalisée par Quine, qui insiste sur la solidarité de tous les énoncés réputés vrais dans un système. Il serait vain dès lors de prétendre vérifier un énoncé isolé, fût-il apparemment empirique, puisqu’une modification plus ou moins localisée du système où il prend sens permettrait en général de le justifier, à l’extrême limite au prix d’une modification de la logique même... Poussant à l’extrême le thème authentiquement rationaliste de l’interdépendance des vérités scientifiques, la doctrine «holiste» se déploie pour ainsi dire dans un vide épistémologique parfait, où tout serait en droit sur le même plan et où régneraient seulement les contraintes logiques. Mais les œuvres effectives de la science montrent au contraire que, d’une part, une totalité du savoir, même relative, n’est jamais actualisée dans aucun domaine de l’empirie, et que, d’autre part, des hiérarchies, des dissymétries apparaissent toujours dans le système des énoncés exprimant la connaissance dans un domaine. On comprend donc, et l’on constate en effet, que tel énoncé soit alors, dans un état donné du savoir, rejeté ou accepté plutôt que d’autres, que telle modification du système soit consentie et non telle autre, qu’il puisse y avoir en un sens irrécusable des expériences au moins provisoirement cruciales.

La seconde est la thèse de Popper, concernant l’impossibilité de vérifier au sens strict des hypothèses empiriques. Comment s’assurer que tous les faits à considérer dans l’hypothèse lui seront également conformes? Comment s’assurer qu’une autre hypothèse ne fournirait pas une explication aussi satisfaisante des faits? En revanche, l’exhibition d’un seul fait qui lui soit véritablement contraire suffira à la faire rejeter. Il serait donc juste de caractériser une hypothèse scientifique non par la capacité qu’elle offre d’être vérifiée, mais par sa capacité d’être réfutée par un fait. Autrement dit, un énoncé empirique digne d’être pris en compte par le rationaliste serait un énoncé formulé de telle sorte qu’il soit possible de concevoir des situations de fait qui seraient incompatibles avec lui. On tolérera, faute de mieux, que l’affirmation de cet énoncé n’ait pas, provisoirement au moins, de conséquences factuelles décelables, pourvu qu’on puisse imaginer des conséquences décelables de sa négation. C’est donc une exigence rationaliste minimale qui s’exprime ici: on ne demandera pas d’un énoncé qu’il soit effectivement accessible à la preuve, mais seulement qu’il y ait un sens opératoire à le nier.

Si les thèses du Duhem-Quine et de Popper peuvent être considérées comme nuançant et assouplissant l’attitude rationaliste, la doctrine de l’«anarchisme épistémologique» lancée dans les années soixante par Feyerabend constitue assurément une des figures exemplaires de l’irrationalisme contemporain. Sans vouloir nier – et pour cause – les succès de la science, le philosophe californien assure, d’une part, que la société doit donner une même chance de se développer à toute procédure qui se prétend productrice de connaissance, si incontrôlée ou même incontrôlable qu’elle soit, sans aucunement favoriser les méthodes positives; d’autre part, que toutes les tentatives, présentes ou passées, en fin de compte, se valent. Astrologie, alchimie et magies auraient apporté autant de satisfaction que les sciences à l’esprit humain. Dans un tel déferlement de scepticisme, on peut cependant reconnaître, poussées jusqu’à l’absurde dans un dessein avoué de provocation, quelques thèses que ne récusera pas le rationaliste. D’abord l’idée qu’il faut toujours lutter contre la pétrification et l’ankylose dogmatique des théories et des méthodes – mais faut-il en conclure que toute tentative brouillonne est digne de considération, et qui ne voit que les disciplines que Feyerabend oppose à la science sont encore bien plus qu’elle-même sujettes à la pétrification? Ensuite l’idée que la connaissance positive recherchée et partiellement atteinte dans les sciences n’est nullement suffisante pour combler les aspirations du cœur humain – mais en résulte-t-il qu’il faille mettre sur le même plan que la science, quand il s’agit de connaître le monde, toutes les billevesées dont se sont satisfaits et se satisfont encore les humains? Un tel«dadaïsme» épistémologique – le mot est expressif et de Feyerabend lui-même – insiste aussi, naturellement, sur les moments irrationnels qui ponctuent l’histoire même des sciences. Mais l’irrationalité dans la réalisation historique d’une œuvre n’entraîne aucunement une irrationalité de son contenu.

Cette remarque nous conduit à préciser notre conception d’un double niveau de la rationalité en exercice. Le premier est celui de la tactique du raisonnement, se manifestant par l’enchaînement logique des énoncés qui s’y expriment. Le second est celui, stratégique , de l’architecture des énoncés et des concepts dans une totalité qui donne un sens global aux structures abstraites, modèles des phénomènes ou théories mathématiques pures. L’organisation logique d’une théorie est une chose; l’architectonique des concepts qui la domine en est une autre. En cette dernière s’exprime l’imagination créatrice de l’inventeur. Bien qu’on ne puisse la réduire, comme l’ordre logique, à l’application de règles universelles, elle n’en est pas moins un produit de la raison, et le travail de l’épistémologue consiste pour une bonne part à montrer, dans chaque œuvre de science, outre le sous-bassement rationnel de l’armature logique, le sens de cette seconde rationalité.

La raison et l’histoire

Nous venons de faire allusion à l’irrationalité de l’histoire. On a vu que pour Hegel le déroulement de l’histoire est au contraire pleine manifestation de la raison. Mais c’est alors accepter que le rationnel puisse être totalement imprévisible, et que, d’autre part, on puisse le reconnaître en tout événement, mais seulement après coup. Un tel acte de foi en la raison peut paraître un peu suspect, dans la mesure au moins où cette thèse se met d’elle-même à l’abri de toute réfutation. L’idée de raison s’y trouve assurément, on l’a dit, détournée de son sens ordinaire, et un tel «rationalisme» ne mérite plus guère son nom.

Si donc on se refuse à poser comme rationnellement produit tout ce qui arrive, il convient de faire une distinction essentielle entre la réalité d’un discours exprimant un enchaînement de concepts et la réalité des événements eux-mêmes. La raison, comme l’ont clairement vu les Anciens, est礼塚礼﨟. Dire que le devenir des phénomènes non humains est rationnel ne peut donc signifier, par abus de langage, rien d’autre que ceci: on peut décrire ce devenir à partir de modèles abstraits – de systèmes de symboles – dans lesquels on formulera des lois. On dira légitimement, par exemple, que la relation des lois empiriques de Coulomb, d’Ampère et de Gauss aux équations de Maxwell est rationnelle. Mais est-il permis de dire que, dans l’établissement d’un équilibre des potentiels électriques sur un conducteur, le «comportement de la nature» est rationnel, sous prétexte que, dans le modèle abstrait, on le représentera par la solution – rationnelle – d’une équation de Laplace? C’est à l’explication du phénomène à partir de la théorie que le mot s’applique, non au phénomène lui-même.

Mais, lorsqu’il s’agit de faits humains, il est clair que rationalité et irrationalité apparaissent à la fois, et indépendamment, au niveau du comportement des acteurs, et au niveau de l’explication qu’un observateur – psychologue, sociologue, historien – en propose. Il n’y a pas alors contradiction à vouloir expliquer rationnellement (au second niveau) ce qui au premier niveau peut être dit irrationnel. Créer par exemple un modèle rationnellement construit pour rendre compte d’actes humains dont les mobiles et les justifications immanentes aux acteurs peuvent être incohérents, irrationnels. La rationalité s’exercerait ici, pour ainsi dire, à un niveau métasystématique, qui est celui de la représentation des faits humains comme objets de connaissance; l’irrationalité s’exerçant au niveau du système de désirs et des représentations du sujet, eux-mêmes représentés plus ou moins clairement par lui dans un système de symboles. Lorsque cette dénivellation est abolie ou masquée, l’entreprise d’explication rationnelle peut bien apparaître comme incongrue et vouée à l’échec. Les schémas d’homo œconomicus , par exemple, prêtent aux acteurs économiques une rationalité immanente sans doute abusive. Mais on peut certainement concevoir des modèles décrivant un système non rationnel, ou plutôt imparfaitement rationnel, de comportement, plus fidèle à l’expérience, sans que cessent d’être rationnels les raisonnements et déductions que peut effectuer sur eux l’économiste, par l’usage d’une pensée formelle.

Il est sans doute possible de représenter de cette manière des fragments de l’évolution des faits sociaux globaux, et donc de schématiser partiellement en modèles rationnels le comportement irrationnel et le devenir historique des hommes. C’est ainsi que procèdent du reste les historiens, soit qu’ils présentent leurs modèles dans le langage ordinaire et avec des concepts assez flous, soit qu’ils tentent avec plus ou moins de succès de transcrire les faits et leurs relations au moyen de concepts plus formalisés. Ils ne rationalisent point l’histoire, le contenu du devenir historique; ils s’efforcent seulement de le décrire et d’expliquer ses irrationalités dans un discours rationnel. La thèse du rationalisme ne consiste pas ici à affirmer que le devenir des hommes est gouverné par des principes et des règles rationnels, mais seulement qu’il est possible d’en parler rationnellement comme on parlerait d’un objet.

La véritable limite que l’historicité des faits humains oppose au rationalisme, c’est le caractère essentiel de leur individualité. Sans doute, les faits de la nature peuvent-ils être, eux aussi, considérés dans leur individuation. Mais la connaissance que nous procure la science peut neutraliser ce point de vue sans rien perdre d’essentiel à la compréhension des phénomènes. Les «mots» de la science sont toujours des «noms communs», jamais des «noms propres». L’individualité des choses ne réapparaît efficacement que dans le contact pratique (plus précisément technique) ou esthétique que nous avons avec elles, et chacune d’elles est bien saisie alors, nécessairement, comme singulière. En revanche, pour ce qui touche à l’homme, l’individuation des faits ne peut être neutralisée qu’au prix d’une altération profonde. Certes, cette réduction du singulier au conceptuel est inéluctable pour un mode scientifique de connaissance. Mais elle s’oppose à la saisie complète des faits dans leur existence et dans leur devenir. Toute structuration rationnelle schématise alors, pour ainsi dire in vitro, une facette des faits. La restauration rationnelle des faits intégraux ne peut apparaître que comme la limite idéale d’un recoupement et d’une superposition indéfinie de représentations abstraites prises à des niveaux différents, et de différents points de vue. On pourrait alors parler non d’une «histoire rationnelle», mais du pôle historique dont approche sans pouvoir l’atteindre une connaissance rationnelle – scientifique – des faits humains.

La raison et la pratique

Nous avons noté incidemment que les acteurs humains n’étaient guère en tant que tels des êtres rationnels. L’homme peut-il s’efforcer d’agir rationnellement?

Une interprétation à tous égards radicale de l’expérience humaine est celle de Spinoza. Pour l’un des plus grands parmi les philosophes, la réalité, ou substance, qui est une tout en se déployant parallèlement sous différents attributs, dont deux seulement nous sont accessibles, la pensée et l’étendue, est complètement déterminée, dans ses moindres effets, à la manière dont sont déterminées par sa définition les propriétés géométriques du triangle. Chaque homme, fragment de cette réalité, est le sujet de «passions» dans la mesure où la pensée finie qu’il a de lui-même et de ses rapports au tout – son âme – ne saisit que très partiellement et confusément cet enchaînement universel des causes. Il ne se libère, devenant ainsi actif et visant la béatitude, que par la connaissance adéquate du réseau des effets et des causes dans lequel il se trouve impliqué. L’éthique, science de l’action libre, n’est donc rien d’autre qu’une méthode d’explication de la nécessité. Vivre sous l’empire de la raison, ce n’est pas échapper au déterminisme universel ni s’insurger contre lui, mais en reconnaître clairement le détail dans nos propres tribulations, et dissiper l’illusion de nos volontés individuelles. «Ne pas se moquer ni se plaindre, mais comprendre.»

Quelque fascinant que soit le monument philosophique où Spinoza a consigné sa doctrine, un rationalisme peut malaisément se modeler complètement aujourd’hui sur cette philosophie, qui culmine en une sorte de quiétisme de la connaissance. Agir rationnellement pour l’homme contemporain, c’est accepter l’indétermination des affaires humaines comme un fait, tenter d’en déduire les conséquences en usant des connaissances provisoires et partielles, mais contrôlées, que la science nous procure, sans obligatoirement postuler et accepter la contrainte d’une universelle et implacable nécessité... C’est surtout aussi s’efforcer d’exercer un jugement que nous dirions «topique», c’est-à-dire orienté vers la discrimination des domaines d’application opportune des différentes connaissances, de leurs degrés de validité, de leurs niveaux d’exactitude. Éviter ainsi la poursuite aveugle de la mise en œuvre de principes et la réalisation forcenée de leurs conséquences, se défendre donc du fanatisme rationnel, non en agissant sans principes, mais en faisant porter son jugement sur la considération des circonstances de leur application. C’est ainsi que le mot «raisonnable» doit être intégré comme l’un des vocables déterminants du vocabulaire pratique du rationaliste.

Reste la question d’une morale rationnelle. Pour être rationnelle, une morale doit dériver logiquement ses préceptes de principes, lesquels doivent eux-mêmes mériter le qualificatif de rationnels. L’exemple le plus parfait jusqu’à ce jour d’une telle morale, c’est encore celui que nous a laissé Emmanuel Kant.

Les préceptes d’une morale rationnelle, nous dit-il, doivent être non pas subjectifs comme des maximes que chacun se propose en vue d’atteindre des fins qui lui sont propres, mais objectifs, ayant le statut de lois universelles. Chez un être dont la volonté est déterminée non par la seule raison mais aussi par le jeu de ses désirs, de telles lois prennent la tournure d’impératifs, et d’impératifs qui, ne pouvant être dépendants de fins extrinsèques qui les conditionneraient, seront saisis comme catégoriques. Or nous sentons, dit Kant, comme un «fait de raison» de «certitude apodictique» un tel impératif, en découvrant en nous la loi fondamentale de la raison pratique: «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle» (Critique de la raison pratique , V, 30, 2, p. 643).

Un tel principe est rationnel aux yeux du philosophe, d’une part en ce qu’il détermine a priori la seule forme des préceptes que chacun se formulera dans telle circonstance empirique, et d’autre part en ce qu’il est conforme «à la possibilité d’un usage de la raison en général», à savoir qu’il écarte tout développement contradictoire de ses conséquences.

L’histoire de la philosophie nous présente assurément de nombreux autres types de morales qu’on peut qualifier de rationnelles, et qui font intervenir des principes à contenu, tels l’hédonisme d’Épicure ou l’utilitarisme de Bentham. Quelle que soit la rigueur des chaînes de raison selon lesquelles ces morales se déroulent, on peut se demander alors de quel droit la rationalité est accordée à tel principe, à telle notion concrète, plutôt qu’à telle autre, au plaisir plutôt qu’à l’«utile», ou qu’à la «tranquillité de l’âme». Et il semble permis aujourd’hui encore d’incliner vers la thèse kantienne: que seul le formalisme des principes peut garantir la rationalité de la morale et désarmer le soupçon d’arbitraire. Mais c’est repousser inévitablement la difficulté au niveau des applications concrètes, et se trouver contraint peut-être de reconnaître qu’il n’est pas de rationalisme moral sans casuistique, et par conséquent sans que s’ouvre un champ libre aux hypocrisies. Tel pourrait bien être le prix à payer pour sauver en éthique une forme consistante de rationalité.

rationalisme [ rasjɔnalism ] n. m.
• 1803; du lat. rationalis
1Philos. Doctrine selon laquelle tout ce qui existe a sa raison d'être et peut donc être considéré comme intelligible. Rationalisme spiritualiste; matérialiste.
Doctrine selon laquelle toute connaissance certaine vient de la raison (opposé à empirisme). Le rationalisme de Descartes, de Hegel.
2Croyance et confiance dans la raison, dans la connaissance naturelle (opposé à mysticisme, révélation religieuse). Le rationalisme du XVIIIe siècle.
Tournure d'esprit d'une personne qui n'accorde de valeur qu'à la raison. Un rationalisme étroit.
3Théol. Doctrine selon laquelle on ne doit admettre en matière religieuse que ce qui est conforme à la raison naturelle et saisissable par elle (opposé à fidéisme).
⊗ CONTR. Empirisme, fidéisme.

rationalisme nom masculin (de rationnel) Doctrine selon laquelle rien de ce qui existe ne trouve une explication qui soit étrangère à ce que la raison humaine peut accepter (par opposition à irrationalisme et/ou fidéisme). Système philosophique selon lequel les phénomènes de l'Univers relèvent d'une causalité compréhensible et de lois stables. Disposition d'esprit qui n'accorde de valeur qu'à la raison, au raisonnement. Tendance architecturale française privilégiant la structure et la fonction sur le traitement formel et décoratif. ● rationalisme (difficultés) nom masculin (de rationnel) Orthographe Attention, un seul n pour rationalisme (et rationaliste), comme pour nationaliste, alors que l'adjectif rationnel prend deux n, comme émotionnel.

rationalisme
n. m.
d1./d PHILO Doctrine selon laquelle tout ce qui existe ayant sa raison d'être, il n'est rien qui, en théorie, ne soit intelligible.
d2./d PHILO Doctrine selon laquelle toute connaissance certaine est issue de principes a priori, universels et nécessaires (par oppos. à empirisme). Le rationalisme cartésien.
d3./d Toute doctrine tendant à attribuer à la raison une valeur éminente.
|| Spécial. (Par oppos. à mysticisme, à spiritualisme, etc.) Attitude, conviction de ceux qui rejettent toute explication métaphysique du monde.
d4./d THEOL Doctrine selon laquelle les dogmes de la foi ne doivent être reçus qu'après avoir été examinés à la lumière de la raison (par oppos. à fidéisme).

⇒RATIONALISME, subst. masc.
A. — 1. PHILOS. Doctrine d'après laquelle tout ce qui existe a sa raison d'être de telle sorte que tout est intelligible. Rationalisme déductif; rationalisme expérimental, matérialiste, spiritualiste. La science (...) est fondée sur le rationalisme des faits, c'est-à-dire sur une explication théorique qui relie rationnellement les phénomènes à leurs causes (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p. 53). V. chimérique ex. de Massis:
1. Notre culture, toute pénétrée du rationalisme scolastique du moyen âge, puis du rationalisme cartésien des siècles classiques, a eu le plus grand mal à imaginer que tout ne puisse s'exprimer par des idées et que l'on ne puisse même exprimer quelque chose qui ne soit pas une idée.
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 284.
En partic. [P. oppos. à empirisme]
♦ Doctrine selon laquelle toute connaissance vient de principes a priori pouvant être logiquement formulés, ne dépendant pas de l'expérience et dont nous avons une connaissance raisonnée et innée. Ce rationalisme cartésien qui, après avoir tout organisé, puis tout détruit, aspirait, une fois renforcé de jansénisme et de culture anglaise, à tout reconstruire (FAURE, Hist. art, 1921, p. 119). Le père du rationalisme moderne [Descartes] a tant de fois proclamé comme un dogme l'indépendance de la raison qu'on a fini par croire du moins à celle de la sienne (GILSON, Espr. philos. médiév., 1932, p. 19).
♦ Doctrine d'après laquelle la raison, en tant que système de principes organisateurs des données empiriques, fonde la possibilité de l'expérience. Le rationalisme kantien m'est de plus en plus étranger. Ce n'est pas en tant qu'incarnation de la raison qu'un être m'intéresse; comme tel, il n'est tout de même qu'un « lui ». Kant a sans doute considérablement exagéré la valeur de l'autonomie comme source de valeurs (G. MARCEL, Journal, 1919, p. 207):
2. En 1781, Kant, dans sa Critique de la raison pure, venait de déclarer la « chose en soi » inconnaissable, et Laplace écrira: « Les causes premières et la nature intime des choses nous resteront éternellement inconnues. » Le rationalisme tendait donc à devenir une philosophie positive...
LEFEBVRE, Révol. fr., 1963, p. 71.
2. THÉOL. Doctrine d'après laquelle on ne doit admettre dans les dogmes religieux que ce qui est conforme à la raison reconnue comme la seule source de la connaissance. Le rationalisme moral chrétien finit par s'intégrer à une métaphysique de la loi divine; désobéir à la raison, c'est désobéir à Dieu même: tout péché est une prévarication (GILSON, Espr. philos. médiév., 1932p. 125):
3. Dieu nous a donné la lumière sous trois formes qui se complètent l'une par l'autre, la forme intelligible, la forme sensible, la forme orale ou traditionnelle. Or, le rationalisme n'admet que les deux premières, et repousse avec la tradition la certitude invincible qui se trouve en des dogmes affirmés par Dieu.
LACORD., Conf. N.-D., 1848, p. 154.
B. — P. ext.
1. Confiance dans la raison, croyance en l'efficacité de la connaissance rationnelle. La structure de la société grecque est la base matérielle du goût des Grecs pour l'abstraction, (...) elle fut aussi la base de leur rationalisme, de leur confiance dans la puissance du raisonnement pur pour atteindre la vérité, de leur admirable technique de la démonstration (Gds cour. pensée math., 1948, p. 514). Le XVIIIe siècle s'achève dans un rationalisme scientifique qui cherche les conditions du bonheur de l'humanité et croit les trouver dans la conception d'un progrès indéfini, source d'incessantes transformations (Hist. sc., 1957, p. 1564).
2. Tournure d'esprit, mode de pensée qui n'accorde de valeur qu'à la raison, à la pensée logique. Ce que la Suisse a de plus vivant en soi, c'est le rationalisme politique; la logique y fermente avec une froide violence de Calvin à Rousseau (MICHELET, Chemins Europe, 1874, p. 416). Les écueils du rationalisme exagéré sont de tomber dans les systèmes, les doctrines (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p. 79):
4. Eh bien, quand vous parviendriez à donner à tous les enfants du village le sentiment le plus juste de ce que sont les méthodes scientifiques, quand vous auriez pénétré de rationalisme tous les esprits, vous n'auriez pas donné satisfaction à toutes les aspirations de l'homme.
BARRÈS, Pitié églises, 1914, p. 85.
PSYCHOL. Rationalisme morbide. Forme de pensée caractéristique de certains états schizophréniques, faite de raisonnements logiques poussés jusqu'à l'absurde. Le schizophrène, ayant perdu son élan vital, le sentiment d'harmonie du moi avec la vie, se dépense dans le rationalisme morbide, jeux stériles d'une raison qui tourne à vide et se replie sur elle-même au lieu de s'appliquer aux situations concrètes et d'en résoudre les problèmes (Méd. Biol. t. 3 1972).
C. — BEAUX-ARTS (notamment archit.). Doctrine tendant à l'appropriation exacte de la forme de l'objet à sa fonction, de la forme d'un édifice à sa destination. En Belgique l'architecture se dirige dans le sens du rationalisme avec emploi de matériaux apparents (Arts et litt., 1936, p. 10-5).
Prononc. et Orth.: []. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. 1803 (BOISTE). Dér. du lat. rationalis, suff. -isme. Rationalism est att. en angl. en 1800 (NED). Pour les autres accept. du mot, v. LAL. Fréq. abs. littér.: 350. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 279, b) 420; XXe s.: a) 409, b) 778. Bbg. DUB. Dér. 1962, p. 38. — QUEM. DDL t. 29.

rationalisme [ʀasjɔnalism; ʀɑsjɔnalism] n. m.
ÉTYM. 1803; du lat. rationalis « rationnel ».
1 Philos. Doctrine d'après laquelle tout ce qui existe a sa raison d'être et peut donc être considéré comme intelligible (ou d'après laquelle la raison est effectivement en accord avec le monde et permet à l'homme de le connaître et d'agir sur lui). || Rationalisme spiritualiste, matérialiste.
Doctrine d'après laquelle toute connaissance certaine vient de la raison (I., 6.), système de principes a priori (opposé à empirisme). || Le rationalisme de Descartes, de Hegel. Doctrine d'après laquelle l'expérience est constituée par l'organisation que la raison impose aux données empiriques. || Le rationalisme kantien.
1 Personne (…) n'a jamais nommé Raison la simple ordonnance (…) de nos pensées. Il faut, pour un « rationalisme », que cette ordonnance reproduise ou constitue l'ordre de l'être. Ainsi la Raison est un certain rapport de la connaissance et de l'être.
Sartre, Critique de la raison dialectique, Préface, p. 10.
2 L'ordre des objets est toujours pour mon désir un ordre auquel il faut obéir, et donc un ordre impératif. Bien plus, si le rationalisme est vrai, je dois moi-même être explicable : la Raison n'est donc pas ce que je porte en moi, mais plutôt ce qui me porte et peut rendre compte de moi.
Ferdinand Alquié, Deucalion, I, in Panorama des idées contemporaines, p. 46.
2 (Mil. XIXe). Croyance et confiance dans la raison, dans la connaissance naturelle. || Le rationalisme du XVIIIe siècle (→ Irrationalisme, cit. 1).Tournure d'esprit de celui qui n'accorde de valeur qu'à la raison. || « Je souhaite… que le rationalisme ne se considère plus comme l'adversaire-né de la connaissance (cit. 2) intuitive » (Duhamel). || Rationalisme et classicisme (cit. 3) → aussi Frange, cit. 7. || Un rationalisme étroit.
3 Théol. Doctrine d'après laquelle on ne doit admettre en matière religieuse que ce qui est conforme à la raison naturelle et saisissable par elle (opposé à fidéisme).
4 Arts. Théorie fonctionnelle subordonnant la beauté à l'appropriation à une destination.
5 Psychiatrie (E. Minkowski). || Rationalisme morbide : caractère d'un univers mental où la pensée consiste dans le jeu stérile de raisonnements, d'une logique poussée à l'extrême, sans référence pratique et sociale, et sans lien apparent avec l'affectivité. || Le rationalisme morbide est l'un des traits de la structure schizophrénique.
CONTR. Empirisme, fidéisme.
DÉR. Rationaliste.
COMP. Antirationalisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.