SCEPTICISME
Le terme de scepticisme a fini par désigner aujourd’hui, dans la langue commune, une attitude négative de la pensée. Le sceptique passe volontiers non pas seulement pour un esprit hésitant ou timoré, ne se prononçant sur rien, mais pour celui qui, quoi qu’il arrive ou quoi que l’on puisse dire, se réfugie dans le dénigrement. Aussi croit-on encore que le scepticisme est l’école du refus et de la dénégation agressive. En réalité, et par son étymologie même (skepsis signifiant en grec «examen»), le scepticisme s’interdirait plutôt toute position tranchée, à commencer même par celle qui consisterait à affirmer, bien avant Pyrrhon et comme l’abdéritain Métrodore, que nous ne savons qu’une seule chose: que nous ne savons rien. Les sceptiques se qualifient eux-mêmes de zététiques , c’est-à-dire de chercheurs; d’éphectiques , qui pratiquent la suspension du jugement; d’aporétiques , philosophes de l’embarras, de la perplexité et de l’issue non trouvée. De plus, les historiens latins et grecs de la philosophie sceptique, comme Aulu-Gelle, Sextus Empiricus et Diogène Laërce, maintiennent une distinction très stricte entre les académiciens, qui soutiennent l’impossibilité de rien connaître, et les sceptiques, qui prennent la vie et l’expérience pour critères de leur conduite. Pour comprendre le scepticisme, il faut donc répondre successivement à ces deux questions: En quoi le scepticisme ancien a-t-il consisté? Pourquoi le scepticisme a-t-il, dans l’histoire de la philosophie, été méconnu et trahi dans son intention et sa portée?
1. Signification du scepticisme ancien
Données historiques
Le fondateur du scepticisme grec est Pyrrhon (fin du IVe s. av. J.-C.). Il n’a laissé aucun écrit philosophique. Né à Élis, petit bourg du Péloponnèse, il y vécut d’abord comme peintre, puis se convertit à la philosophie, principalement sous l’influence d’Anaxarque, un abdéritain, en compagnie duquel il suivit Alexandre le Grand lors de la campagne d’Asie. De retour à Élis, il fonda une école philosophique qui lui valut une grande réputation auprès de ses concitoyens. Il vivait pauvrement et simplement en compagnie de sa sœur, Philista, qui exerçait le métier de sage-femme. Son historiographe tardif, Antigone de Caryste, a exprimé en langage anecdotique l’indifférence d’âme, l’impassibilité et la maîtrise de soi qui étaient les siennes. Il eut pour élève Timon, auteur de plusieurs ouvrages en vers et en prose: les Silles (ou Regards louches ; le verbe «sillaniser» signifie désormais: «se livrer à une critique acerbe»), les Images ; un dialogue, le Python (jeu de mots sur Pyrrhon?); deux traités en prose Sur les sensations et Contre les physiciens . Mais son œuvre n’est que très fragmentairement connue.
L’école sceptique connaît une éclipse qui équivaut à une disparition. Une certaine forme de scepticisme est alors pratiquée par les néo-académiciens: Arcésilas (première moitié du IIIe s. av. J.-C.), scolarque de la moyenne Académie, et Carnéade (fin du IIIe s., début du IIe s. av. J.-C.), chef de la nouvelle Académie [cf. ACADÉMIE].
Ensuite, l’école renaît grâce à l’activité d’`nésidème dont l’œuvre est très bien connue, mais dont la vie l’est tellement peu que l’on hésite sur l’époque où il vécut (fut-il contemporain de Cicéron ou vécut-il un siècle plus tard?) et le lieu où il enseigna (Alexandrie?). Après lui, la figure la plus marquante est celle d’Agrippa, de la carrière duquel on ne connaît rien, sinon les cinq arguments que lui attribue Diogène Laërce. Vient ensuite Sextus Empiricus, le grand historien du scepticisme, dont on ne sait pas non plus quand et où il a vécu (entre le début du IIe s. et la seconde moitié du IIIe s. apr. J.-C., sans doute en Grèce, quoiqu’il paraisse connaître assez bien, outre Athènes, Alexandrie et Rome). Il appartenait à l’école empirique, le mot «empirique» étant presque synonyme de médecin. Cette école avait été remise en honneur par le médecin Ménodote de Nicomède, disciple d’Antiochus de Laodicée. L’histoire du scepticisme ancien s’achève au IIIe siècle.
Divergence des traditions
Le scepticisme grec est bien connu, principalement par le témoignage de Sextus Empiricus, dont les ouvrages exposent en détail l’intention et les arguments. À peu près à la même époque, Diogène Laërce consacre une part importante du livre IX de ses Vies à l’école pyrrhonienne. Ensuite, Eusèbe de Césarée (début du IIIe s.) rapporte, dans sa Préparation évangélique (XIV, 18), un assez long témoignage relatif à Timon et conservé par un péripatéticien de Messène, Aristoclès, qui était presque son contemporain. On voit donc que les sources relatives au scepticisme ancien sont extrêmement tardives, puisque la doctrine n’en a été fixée que cinq siècles plus tard.
Les sources latines comptent un chapitre des Nuits attiques d’Aulu-Gelle (début du IIe s. apr. J.-C.) qui utilise Favorinus, Gaulois d’Arles, contemporain d’Hadrien, et qui maintient une distinction entre sceptiques et académiciens.
Reste Cicéron. Comme souvent, Cicéron est notre source la plus ancienne en matière d’histoire de la philosophie antique. De même que l’exposé de Caton dans le De Finibus constitue le plus ancien exposé d’ensemble du stoïcisme, de même les Académiques et, à un degré moindre, les Tusculanes contiennent un certain nombre d’informations relatives aux aspects moraux du pyrrhonisme et aux aspects épistémologiques de la philosophie académique. Mais il faut limiter l’importance du témoignage de Cicéron pour trois raisons. D’abord, il est, bien que le plus ancien, déjà lui-même fort tardif. D’autre part, Cicéron ne connaît pas le mot grec 靖﨎神精晴礼﨟, pas plus qu’il n’use du mot latin scepticus (non classique); donc il ne saurait envisager vraiment le scepticisme. Enfin, il parle surtout d’Arcésilas et de Carnéade, dont il connaît les polémiques avec le stoïcien Chrysippe; or il est très difficile d’admettre que ce qu’il prête à Arcésilas et à Carnéade puisse valoir aussi pour les disciples de Pyrrhon.
Comme souvent dans l’histoire de la pensée antique, on se trouve devant des traditions fixées tardivement; l’auteur, qui retranscrit l’opinion d’anciens ou de prédécesseurs, recompose la thèse qu’il leur prête. Connaître dans sa pureté une thèse ancienne, fragmentaire et retranscrite après coup, est une tâche à laquelle il faut renoncer. Cependant, en ce qui concerne l’histoire du scepticisme, l’impossibilité de trancher d’une manière absolument décisive entre telle ou telle tradition comporte des conséquences philosophiques incalculables. Si l’on adopte le point de vue cicéronien, et cela bien que Cicéron soit le seul auteur ancien à le soutenir, on est condamné à faire des sceptiques des philosophes qui affirment avec force qu’on ne peut rien connaître. Les Académiques sont la source de ceux qui, comme Sénèque, saint Augustin, Hume, Kant ou Hegel, présentent du scepticisme ancien l’image d’un nihilisme radical. En revanche, si l’on adopte le point de vue grec d’Eusèbe, de Sextus Empiricus ou de Diogène Laërce, le scepticisme est au contraire une philosophie dont le critère repose sur la vie, sur l’expérience et sur le phénomène, à la seule exclusion des spéculations dogmatiques. Comme disent Sextus Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes , III, 179) et Diogène Laërce (Vies , IX, 104), «le feu, qui par essence brûle, procure à chacun la représentation d’être brûlant». On voit alors, dans cette perspective, que la signification du scepticisme devient tout à fait différente de celle d’un prétendu nihilisme qui conduirait les hommes à l’indifférence et à l’inaction. Mais alors deux questions se posent: Pourquoi le scepticisme grec s’est-il construit comme un phénoménisme? Pourquoi ensuite un contresens a-t-il été commis touchant sa signification véritable?
Le phénoménisme grec
L’importance conférée par le scepticisme au concept de phénomène [cf. PHÉNOMÈNE] se mesure à la parole de Timon: «Le phénomène l’emporte sur tout, partout où il se trouve» (Sextus Empiricus, Contre les logiciens , I, 30; Diogène Laërce, Vies , IX, 105). Au départ, ce concept n’est pas à proprement parler philosophique, mais bien plutôt physique. Par phénomène, les auditeurs du sophiste Protagoras ou les lecteurs de Platon entendent une réalité physique, c’est-à-dire une image faite d’air et de lumière, qui joue dans le processus de la vision un rôle déterminant. Contrairement aux savants des Temps modernes qui ont coutume, après Kepler et Descartes, de comparer l’œil au dispositif optique de la chambre noire, l’Antiquité grecque fait intervenir dans la production de la vision un double flux lumineux: l’objet émet ou réfléchit de la lumière, mais en même temps l’œil voyant émet un rayonnement qui part à la rencontre de celui que l’objet est en train d’émettre. Cette concurrence des deux flux requiert un milieu transparent ou diaphane, comme l’air lorsqu’il fait jour ou lorsque les ténèbres ne le rendent pas opaque. De la rencontre de ces deux rais lumineux naît un corps, ou objet matériel, donc un produit médiat, une sorte de moyen terme visible, qui porte le nom de phénomène, désignant la nature lumineuse de la représentation. Il s’ensuit une double conséquence. D’une part, l’objet n’est jamais saisi ou appréhendé selon sa nature propre ou tel qu’il est en lui-même. Tel est le sens que Sextus Empiricus donne à l’ancienne formule d’Anaxagore: «Les phénomènes sont la vision de ce qui demeure caché.» Le phénomène est donc comme un masque ou un écran qui s’interpose entre l’objet et l’œil: le visible est ce qui dissimule le réel devenu invisible. D’autre part, le phénomène contient toujours quelque chose qui appartient au sujet ; c’est pourquoi un œil injecté de sang engendre un phénomène rouge et pourquoi l’œil de l’ictérique voit tout en jaune. Ainsi tout est relatif, ce qui revient, comme Aristote le dit de Protagoras, à considérer que les phénomènes sont le critère et la mesure de toutes choses.
Lorsqu’on interprète philosophiquement une telle physique de la vision, on est amené à estimer que la réalité empirique de l’objet ne saurait constituer une donnée absolue et que la connaissance s’accomplit relativement au sujet qui concourt à la constituer. Ainsi, au temps de Pyrrhon, la physique grecque place le philosophe devant l’alternative suivante: puisque la réalité empirique n’est pas une réalité en soi saisissable, il faut affirmer ou bien qu’il n’y a pas de science possible à laquelle se réduise la sensation, ou bien que la science porte sur une réalité intelligible; et telle est la dernière solution envisagée par Platon. Mais, dans le premier cas, qui est celui de l’empirisme strict, les phénomènes constituent le seul critère auquel on puisse légitimement se tenir. Par conséquent, il ne reste plus qu’une chose à faire: prendre la sensation pour guide – c’est ce que font les cyrénaïques – ou prendre la vie pour guide – c’est ce que font les pyrrhoniens. Si l’on en croit Timon, d’après ce qu’indique Eusèbe, le fait de constater que les choses ne manifestent visiblement ou phénoménalement aucune différence absolue entre elles et échappent également à la certitude et au jugement qui prétend les connaître absolument nous permet de demeurer sans opinion et sans penchant, d’échapper à tout ébranlement ou trouble de l’âme, de nous borner à dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus ceci qu’elle n’est cela, ce qui conduit à l’aphasie et à l’ataraxie (Eusèbe, op. cit. , XIV, 18). Par conséquent, le scepticisme ancien n’est pas un refus de la science ou du savoir, il est, au contraire, solidaire du développement de la physique de la perception.
Évolution du relativisme
Cependant, le IIIe siècle avant J.-C. est marqué par un bouleversement profond touchant la théorie de la perception, et les principaux responsables de cette évolution scientifique sont les stoïciens. Zénon et surtout Chrysippe se distinguent de leurs prédécesseurs sur deux points essentiels.
D’une part, ils refusent absolument d’admettre, comme Platon ou Aristote, l’existence de réalités intelligibles, même conçues comme immanentes à l’objet empirique. Ils se présentent comme des empiristes au sens strict. C’est pourquoi ils sont nominalistes, tenant les concepts pour des abstractions et développant une logique originale, qui abolit les classes et qui préfigure la logique propositionnelle des Modernes. Ainsi, ils donnent raison apparemment aux pyrrhoniens contre Platon. Disons encore que la fin du IIIe siècle est marquée par le triomphe de la pensée empirique.
Mais, d’un autre côté, les stoïciens rejettent aussi l’ancienne physique phénoménale. Ils considèrent, en effet, la sensation comme une pure et simple affection conçue selon le modèle de l’empreinte laissée sur l’âme par l’objet extérieur. Certes, l’empreinte ne se confond pas avec la réalité empirique de celui-ci. Donc la sensation ne saisit rien de l’objet extérieur: elle est passive. Mais, en même temps que l’âme reçoit la sensation, elle imagine spontanément et soudainement la cause de la sensation; et c’est pourquoi l’imagination est dite compréhensive, parce que percevante de la cause dont la sensation est l’effet. Comme on le voit, les stoïciens tournent la difficulté soulevée par le statut physique du phénomène, et l’on comprend du même coup que, dans ce contexte différent et renouvelé, des polémiques se soient développées entre les stoïciens et les tenants de la nouvelle Académie.
C’est à cette date que doit se situer l’intervention d’`nésidème. Son refus du dogmatisme stoïcien consiste, pour l’essentiel, à critiquer la théorie de la représentation compréhensive, c’est-à-dire la possibilité pour l’âme d’imaginer correctement et spontanément la cause de la sensation qu’elle éprouve, en utilisant, selon un registre philosophique, l’ancien modèle physique périmé fourni par le concept de phénomène. C’est pourquoi il développe une série d’arguments destinés à exalter le relativisme et à montrer que toute représentation, prétendument compréhensive, ne peut pas percevoir l’essence de la chose. Ces arguments sont connus sous le nom des Dix Tropes , ou Modes , d’`nésidème, et c’est leur exposé qui, dans les anciennes Encyclopédies (par exemple, celle de Diderot et d’Alembert), constitue le point central de l’exposé des thèses sceptiques. Pour notre part, nous nous bornerons à présenter les conclusions auxquelles nous a conduit l’étude de ces tropes.
Les tropes dits d’`nésidème sont connus par trois exposés successifs et un témoignage complémentaire. La plus ancienne version est celle donnée par Philon d’Alexandrie (De l’ivresse , 171-202), et elle comprend huit tropes. Le premier trope souligne la diversité des animaux et des organes des sens. Il s’ensuit que les sensations sont relatives au sujet qui les éprouve. Le deuxième trope constate qu’un même homme peut, selon les circonstances, être différemment affecté par un même objet. Le troisième trope dénonce la relativité des circonstances, comme santé et maladie, sommeil et veille, âge, mouvement et repos, etc., qui concourent à l’instabilité des phénomènes. Le quatrième trope souligne la relativité due aux positions, aux distances et aux lieux. Le cinquième trope considère la quantité et la composition des substances dont les propriétés changent selon la formule de leur composition. Le sixième trope est celui de la relation. Ce mode devient le plus important dans les versions de Sextus Empiricus et de Diogène Laërce, car c’est celui qui fonde le relativisme universel. Le septième trope relève le caractère mêlé des effluves en provenance d’un objet extérieur. Le huitième trope constate la diversité des coutumes, des lois, des morales, des croyances et des convictions.
À cet exposé en huit tropes que l’on rencontre chez Philon correspond l’affirmation d’Eusèbe selon laquelle `nésidème aurait composé neuf tropes, ainsi que la présence, chez Sextus Empiricus et chez Diogène Laërce, de deux exposés presque semblables et ne différant que par l’ordre des arguments, qui en revanche sont au nombre de dix. Nous avons résolu ce problème en proposant de considérer que la version retranscrite par Philon renvoie à un écrivain sceptique anonyme (et pourquoi pas au traité de Timon: Sur les sensations ?) auquel `nésidème aurait ajouté un neuvième mode, celui qui, chez Sextus Empiricus et chez Diogène Laërce, constitue le troisième et qui est relatif à la différence de disposition des organes des sens. Ce n’est que plus tardivement que Favorinus aurait ajouté un dixième argument qui occupe la neuvième place dans l’énumération de Sextus Empiricus et constitue une variation peu importante sur le thème de la fréquence et de la rareté des rencontres.
En tout cas, ces arguments sont destinés à contester le caractère absolu de la connaissance sensible et à refuser la prétention dogmatique et stoïcienne d’échapper à l’ancien relativisme. L’époque d’`nésidème est celle du relativisme philosophique.
C’est sans doute aussi à cette époque que se trouve réaffirmée la vocation morale du scepticisme. Si, comme le pense P. Couissin, le terme d’épochè , c’est-à-dire «suspension du jugement», a été emprunté à Zénon par Arcésilas et non pas formé par Pyrrhon, bien que l’idée fût assurément présente chez Pyrrhon lui-même, c’est le relativisme philosophique d’`nésidème qui contribue le mieux à définir la suspension du jugement comme la règle non dogmatique de la vie sceptique. Le sceptique dénonce comme vaines les conceptions nouménales, et, refusant d’exercer dogmatiquement son entendement, il se borne à constater la relativité des phénomènes, opposant entre elles les représentations présentes et passées et tirant de leur conflit argument pour une vie paisible et silencieuse.
Les nouveaux sceptiques
Le lieu de l’âme dans lequel s’exerce le jeu des oppositions entre phénomènes et noumènes est selon `nésidème la mémoire. À telle représentation présente, on peut opposer telle représentation passée, ou même l’imagination d’une chose future. C’est pourquoi, dans la pratique du doute sceptique, l’âme ne se trouve pas totalement engagée. Plus tard, on verra Descartes, convaincu de l’unité de l’esprit humain, éprouver le doute comme une angoisse qui intéresse la totalité des facultés. Avec `nésidème ou Sextus Empiricus, au contraire, est vécue une séparation entre la faculté sensitive et la faculté d’imaginer ou de concevoir, si bien que le doute peut devenir l’expression heureuse et paisible d’une imagination et d’un entendement suspendus ou, si l’on préfère, dogmatiquement inactifs. Cependant, pour parvenir à ce silence de l’entendement placé dans l’impossibilité de se prononcer sur la nature en soi de l’objet empirique, il faut pouvoir disposer de remèdes appropriés et surtout soigneusement dosés, afin de ne pas entraîner par la réfutation d’une thèse l’adhésion de l’esprit à une thèse contraire. C’est pourquoi les sceptiques inventent, avec Agrippa, et pratiquent, avec Sextus Empiricus, une nouvelle logique. Alors que, dans les écoles grecques de philosophie, la logique ou la dialectique remplissent une fonction défensive contre les adversaires du système, ici la dialectique est l’instrument d’une thérapeutique destinée à couper l’âme en deux, c’est-à-dire à empêcher l’entendement de dogmatiser, tout en faisant confiance aux sens et à la vie.
Les nouveaux sceptiques ont imaginé cinq arguments. Le premier est celui de la discordance . Il consiste à reconnaître l’opposition entre les opinions et les thèses; ainsi, dans la phrase: «La neige est blanche, mais l’eau est noire», il est impossible de savoir quelle est essentiellement la couleur de l’eau, et il faut sur ce point suspendre son jugement. Le deuxième argument est celui de la régression à l’infini . Il consiste à considérer que la preuve à laquelle le dogmatique voudrait recourir renvoie à une autre preuve, et cela à l’infini; par exemple: prétendre donner une définition absolue de quelque chose expose celui qui formule cette prétention à une régression à l’infini, puisque le définissant demande à être lui-même défini, et ainsi de suite. Le troisième argument est celui de la relation . Il consiste à constater que non seulement les objets sont relatifs entre eux, mais que toute représentation est toujours une représentation pour un sujet et relative à lui. Cet argument reprend celui de la relation tel qu’`nésidème l’avait exprimé. Gauche et droite, père et fils sont des relatifs. Signifiant et signifié sont des relatifs. Tout est relatif, ce qui exclut l’universalité. La formule elle-même «tout est relatif» doit être entendue au sens de «tout nous apparaît ou nous est représenté selon un phénomène relatif». Cet argument manifeste l’héritage philosophique de Protagoras. Il établit un relativisme universel. Il dénonce la prétention de l’entendement de référer à un certain absolu, la connaissance du réel. Le quatrième argument est celui de l’hypothèse . Lorsque les dogmatiques veulent échapper au renvoi à l’infini, ils placent au début de la chaîne des raisons un indémontrable dont il convient d’admettre le caractère hypothétique. Ainsi, c’est ce que font les géomètres qui procèdent par axiomes, définitions et postulats. Mais le sceptique refuse d’accorder ce qu’ils demandent et d’oublier le caractère hypothétique des principes sur lesquels la déduction se fonde. Ainsi la géométrie euclidienne ou la géométrie stoïcienne se trouvent-elles dénoncées comme des systèmes hypothétiques: à d’autres hypothèses correspondraient d’autres géométries. Le dernier argument est celui du diallèle , ou cercle vicieux . Lorsque l’on prétend fonder circulairement une preuve sur une conséquence de ce que l’on cherche à démontrer, on s’expose à un cercle vicieux. Le syllogisme aristotélicien qui prétend déduire de la majeure universelle «tout homme est animal» la conclusion que «Socrate est animal» tombe dans le cercle vicieux. Car la proposition «tout homme est animal» est en réalité fondée sur une induction qui dénombre tous les hommes connus: Socrate, Platon, Dion... Par conséquent, c’est la conclusion «Socrate est animal» qui sert à fonder l’hypothèse «tout homme est animal», de telle sorte qu’on tombe dans le cercle vicieux.
Jusqu’à ces dernières années, certains érudits ont été exaspérés par la multiplication des arguments que propose Sextus Empiricus, alors qu’un esprit aussi fin que celui d’Henri Estienne y trouvait une grande délectation. En fait, il faut bien voir que ce magasin d’arguments dialectiques réunit une pharmacopée extrêmement diversifiée, comportant des analgésiques, des calmants et des tranquillisants de l’âme, rendus nécessaires par le scientisme de l’époque, c’est-à-dire la prétention dogmatique à tout connaître.
Or, de même que l’on remarquait, à propos du pyrrhonisme, combien, loin de ruiner toute science, le doute est solidaire d’un état donné de la science, de même on constate chez Sextus Empiricus une évolution particulièrement significative. Son dernier traité, Contre les astrologues , n’est pas dirigé contre l’astronomie expérimentale, mais contre le charlatanisme des Chaldéens. Il admet l’utilité et le bien-fondé d’une astronomie expérimentale permettant de régler les travaux de l’agriculture et de prévoir les crues des fleuves. On le voit discuter les problèmes posés par la mesure du temps au moyen d’une horloge à eau et réfléchir sur le repérage des simultanéités. Bref, l’empirisme débouche sur des recherches comparables aux futures méthodes inductives de Stuart Mill et ménage la possibilité d’édifier une science non dogmatique, qui serait expérimentale.
Bien que cela soit dit très clairement par les textes sceptiques, une telle affirmation peut cependant encore surprendre. Cela vient du fait qu’en matière de scepticisme le contresens paraît avoir eu plus de force que la vérité historique elle-même; plus exactement, c’est le contresens qui est lui-même historique, au point de s’imposer contre la lettre des textes. Par conséquent, c’est à ce visage traditionnel du scepticisme qu’il faut maintenant s’intéresser.
2. Les avatars du scepticisme
Histoire de l’histoire du scepticisme
L’histoire du scepticisme moderne est inséparable de l’interprétation que les Modernes proposent du scepticisme ancien. Tous ceux qui se déclarent sceptiques en un certain sens, comme Montaigne ou Hume, le font par référence à une certaine idée du scepticisme. Mais, par ailleurs, les amis d’un certain scepticisme ne sont pas les seuls à en parler et à se situer par rapport à l’idée qu’ils s’en font. Aussi est-il nécessaire de définir l’image que les grandes philosophies ont donnée du scepticisme ancien.
C’est là toutefois une entreprise difficile. Il faut en effet se livrer à une élucidation historique des raisons pour lesquelles on a ainsi successivement présenté l’ancien scepticisme. Une telle histoire au second degré, dont le projet est de rendre compte des métamorphoses du scepticisme ancien, supposerait, pour être complète, que l’on puisse tenir compte à la fois de l’état de la connaissance des sources à des époques diverses, et de la motivation des choix interprétatifs dont se sont rendus responsables les interprètes. Il est clair qu’à des époques où les textes pyrrhoniens sont bien connus le scepticisme est davantage envisagé comme un empirisme et comme un phénoménisme; en revanche, lorsque l’influence cicéronienne est prédominante, c’est l’interprétation académique d’un scepticisme négateur qui tend à l’emporter. Mais, par ailleurs, les familles spirituelles auxquelles se rattachent les interprètes orientent si profondément leur lecture que c’est en considérant leur appartenance soit au courant de pensée chrétien, soit au courant de pensée rationaliste qu’il convient schématiquement d’en rendre compte maintenant.
Christianisme et scepticisme
Le premier philosophe à avoir repris aux Grecs et à avoir en quelque sorte vécu de nouveau l’expérience du doute est saint Augustin. Une grande part de son œuvre est consacrée à une mise en lumière des raisons qu’on pourrait avoir de mettre les connaissances humaines en doute. Le dialogue Contre les Académiciens contient dans sa troisième partie toute la matière des raisons de douter qui constitueront «la viande si commune» remâchée par la Méditation première de Descartes. Cependant, le modèle auquel se réfère saint Augustin n’est pas le pyrrhonisme, mais le doute académique, qui offre l’exemple d’une vérité impossible à découvrir et d’une quête destinée à ne pas aboutir. En outre, saint Augustin ne se sent pas à l’aise dans le doute. Alors que la suspension du jugement apparaissait voluptueuse à `nésidème, elle le plonge dans un véritable désespoir devant la certitude introuvable, la desperatio veri .
Le scepticisme prend chez saint Augustin trois caractères nouveaux: premièrement, ce doute est vécu. Si l’on songe au caractère vécu que prendra le doute cartésien ou que revêtira la conscience malheureuse de Hegel, on doit reconnaître à saint Augustin le mérite étonnant d’inaugurer pour le scepticisme une fonction franchement nouvelle. La raison en est l’impossibilité augustinienne de séparer les fonctions de l’âme, ainsi que le faisaient les disciples d’`nésidème. L’unité de l’esprit humain confère au doute la dimension totale d’un désespoir entier. Deuxièmement, étant à la fois désespéré et vécu, le doute est une expérience. En tant qu’expérience, ce qui lui confère une intensité particulière, le doute est passager et devient un moment. De ce fait, la recherche sceptique cesse d’être la recherche zététique des moyens de la suspension, pour devenir le moment de la recherche d’une vérité que l’on ne possède pas encore, parce qu’il n’est pas du pouvoir de la science de la posséder. Il faut remarquer ce glissement du sens grec de la recherche sceptique au sens chrétien d’une recherche de la vérité. Troisièmement, en même temps que le doute constitue une expérience, il est néanmoins aussi un moment, au sens dialectique, de l’itinéraire philosophique. Le désespoir est l’expression du moment de la négativité. Le doute marque dans l’itinéraire du chrétien le point de passage obligé que constituent le séjour au purgatoire, l’épreuve nécessaire du péché, la rencontre des ténèbres de l’erreur, dont la fonction révèle les insuffisances d’une science athée ou d’une certitude non fondée sur un Dieu garant des vérités éternelles. Le doute est donc le moment de la négation qui transforme le savoir humain en une certitude fondée sur l’assurance d’une foi divine. Par là même, l’expérience sceptique occupe dans la vie du croyant une place privilégiée, puisqu’elle est l’expression de l’insuffisance du paganisme et l’affirmation déjà présente d’une certitude d’un tout autre ordre. C’est parce que Descartes et Hegel sont, au fond, tout aussi chrétiens que saint Augustin que l’un propose de donner au doute seulement méthodique du Discours de la méthode la dimension spirituelle du désespoir vécu des Méditations , et que l’autre conçoit l’itinéraire de la conscience comme passant par l’instant nécessaire de l’erreur, afin d’aboutir à une certitude fondée. Le scepticisme est l’instant de purgatoire où la foi désolée et perdue se dépouille des illusions sensibles, avant de dépasser l’instant de la critique et de la quête, par l’appréhension d’une certitude devenue inébranlable, parce que trempée lors de cette épreuve même.
De là vient que le scepticisme, dont on pourrait croire spontanément qu’il est rejeté comme un péché et comme une abomination par les théologiens, est en réalité considéré par les penseurs chrétiens comme un précieux auxiliaire de la foi opposée à la science. L’exemple le plus net est l’usage pascalien du pyrrhonisme, destiné à révéler la «faiblesse de l’homme» par ses «discours d’humilité». «Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher [...]. Nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine [...] le pyrrhonisme est le vrai.» Le scepticisme remplit, dans les Pensées , une fonction apologétique: humilier l’intelligence, rabaisser le savoir humain et manifester la misère d’un entendement abandonné de Dieu.
Mais il faut souligner le caractère au fond banal et extrêmement classique de cette conception du scepticisme. La voix pascalienne n’est qu’une parmi d’autres, au sein d’un concert de personnages moins illustres, dont pourtant l’influence fut en leur temps considérable. Nicolas de Cues avait, au milieu du XVe siècle, conféré un lustre particulier, sous le nom de docte ignorance, à l’ignorance reconnue par les néo-platoniciens comme la condition de l’homme face à l’infinie grandeur d’un Dieu situé au-delà de toute connaissance humaine. Érasme, dans l’Éloge de la folie , reprend le mot de saint Paul: «Je ne parle pas selon Dieu, mais comme si j’étais fou.» Agrippa de Nettesheym, dans le De incertitudine et vanitate omnium scientiarum et artium liber , qui connut un succès durable, dénonce la nuisible présomption de la science de prétendre s’égaler à la parole de Dieu. Henri Estienne, dans sa préface aux Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, présente le pyrrhonisme comme le meilleur remède contre l’impiété des philosophes dogmatiques. Pour Gentien Hervet, éditeur de l’Adversus mathematicos , l’ouvrage de Sextus Empiricus exalte les faiblesses de la raison humaine et reconduit naturellement l’esprit dans la voie de la religion catholique. Au XVIIe siècle, La Mothe le Vayer (De la vertu des païens , 1641, Soliloques sceptiques , 1670) et Huet, évêque d’Avranches (Traité de la faiblesse de l’esprit humain , ouvrage posthume, 1722), reprennent encore le même thème: «Ma raison ne pouvant me faire connaître avec une entière évidence et une parfaite certitude s’il y a des corps, quelle est l’origine du monde et plusieurs autres choses pareilles, après que j’ai reçu la foi, tous ces doutes s’évanouissent comme les spectres au lever du soleil.»
Le principal responsable du succès du scepticisme avait été, bien entendu, Montaigne. Montaigne a exercé une influence déterminante sur Descartes, Pascal... Pourtant son cas mérite d’être considéré tout à fait à part. En effet, sa connaissance du scepticisme ancien est singulièrement riche et exacte. D’une part, il est un des rares auteurs de la Renaissance et le premier historien de la philosophie moderne à établir une distinction entre le nihilisme des académiciens et le pyrrhonisme. D’autre part, même si le seul ouvrage qu’il ait lu est les Hypotyposes pyrrhoniennes , il connaît fort bien Sextus et l’utilise abondamment. Par ailleurs, si Montaigne assigne au scepticisme, dans l’Apologie de Raymond Sebond , le même rôle que lui concédera Pascal à l’endroit de la foi, d’une part, il n’est pas comme Pascal un homme de foi, d’autre part, le modèle du scepticisme auquel il se réfère est strictement pyrrhonien. Enfin, pour cette raison, Montaigne renoue avec la tradition grecque: sa conviction est celle d’un universel relativisme. Il est intimement persuadé que le sujet singulier est incapable de dépasser la singularité de ses impressions et de ses imaginations, pour atteindre une connaissance valant universellement. Il fut un temps où l’on se plaisait à séparer, chez Montaigne, les moments stoïcien, sceptique et épicurien de sa pensée. C’était le fait d’une illusion grave et aussi d’une méconnaissance de la nature de son pyrrhonisme. Montaigne n’a jamais pratiqué le désespoir académique, mais il a été de bout en bout pyrrhonien en estimant que l’honnêteté le forçait à parler de la manière singulière dont il voyait le monde à travers lui-même, plutôt que d’adopter sur le monde un point de vue universel, tranché et dogmatique. C’est pourquoi cet auteur, qui cite si abondamment les Anciens, déclare liminairement être lui-même «la matière de son livre»; entendons que, pour lui, toute donnée est relative à un sujet, c’est-à-dire à des sens et à une imagination particulière.
Rationalisme et scepticisme
Le rationalisme ne peut que repousser comme stérile et erroné le scepticisme académique. L’expression d’un savoir qui se résumerait à la proposition «je ne sais rien», qu’il s’agisse du non-savoir de Métrodore, de la vérité insaisissable de Démocrite ou du nihil scire d’Arcésilas, est traditionnellement dénoncée comme se détruisant elle-même. Déjà Socrate, dans l’Euthydème de Platon (286 c), dénonce ce genre de thèse qui, en voulant renverser les autres, se détruit en même temps. Ainsi, Hume souligne les méfaits de ce qu’il appelle (à tort!) le pyrrhonisme: le doute sceptique est une «maladie» (Traité de la nature humaine ). Le scepticisme est jugé «extravagant» (ibid. ). L’action, le travail et les occupations de la vie courante détruisent le pyrrhonisme (Enquête ). De même, Kant note que le scepticisme se détruit toujours lui-même et considère les sceptiques comme des nomades «sans domicile fixe» (Critique de la raison pure ). Il va de soi que les succès de la science moderne semblent écarter le scepticisme entendu comme le nihilisme académicien.
Cependant, un certain pyrrhonisme, tantôt reconnu comme tel, tantôt pratiqué comme une philosophie originale reconstruite indépendamment de sa source grecque, va continuer d’exister en fonction du rationalisme lui-même. Au XVIIe siècle, l’analyse cartésienne du sensible donne naissance à un empirisme dont on trouve la trace chez Malebranche, Gassendi, Bayle ou Locke. Car, si les mathématiques échappent à toute incertitude, il n’en va pas de même des réalités empiriques et sensibles. Pour les cartésiens, les qualités sensibles des objets, comme la chaleur, l’odeur et les couleurs, ne sont point, ainsi que le note Bayle, dans les objets de nos sens: «Ce sont des modifications de mon âme; je sais que les corps ne sont point tels qu’ils me paraissent» (Dictionnaire ). «On aurait bien voulu en excepter l’étendue et le mouvement, mais on n’a pas pu; car, si les objets des sens nous paraissent colorés, chauds, froids, odorants encore qu’ils ne le soient pas, pourquoi ne pourraient-ils point paraître étendus et figurés, en repos et en mouvement, quoi qu’ils n’eussent rien de tel?» (ibid. ).
En un certain sens donc, le pyrrhonisme authentique, c’est-à-dire le relativisme phénoménal, retrouve dans les analyses des cartésiens un terrain propice à son renouveau. La faiblesse du cartésianisme ne consiste-t-elle pas, en effet, dans la difficulté rencontrée à démontrer l’existence des choses extérieures? Or il va de soi que, si Dieu garantit leur existence, il ne saurait faire que les qualités sensibles ne fussent pas relatives aux sens qui les appréhendent. Lorsque Descartes analyse le morceau de cire (Méditation seconde ), il est difficile de ne pas se demander ce qu’il aurait fait de l’objection de Sextus Empiricus analysant la pomme «lisse, sentant bon, douce au goût et jaune» (Hypotyposes pyrrhoniennes , I, 94) et s’interrogeant sur ce que serait notre perception si nous étions sourds et aveugles, c’est-à-dire ne disposant que du toucher, du goût et de l’odorat, ou si nous possédions un sens supplémentaire (I, 96).
La spéculation philosophique du XVIIIe siècle est entièrement dominée par le problème de la perception. En un sens, Hume est l’héritier à la fois du pyrrhonisme et du cartésianisme. «Si nous portons notre enquête au-delà des apparences sensibles des objets, écrit-il à propos de Newton, la plupart de nos conclusions seront, je le crains, pleines de scepticisme et d’incertitude [...]. La nature réelle de la position des corps reste inconnue. Nous connaissons seulement ses effets sensibles et son pouvoir de recevoir un corps. Rien ne s’accorde plus avec cette philosophie qu’un scepticisme limité à un certain degré et un bel aveu d’ignorance dans les sujets qui dépassent toute capacité humaine» (Traité de la nature humaine ). On reconnaît là les traits du positivisme moderne, dans cette limite assignée à l’empirisme. Hume sera probabiliste. Il estimera que ce que nous affirmons être des lois de la nature ne sont en réalité que des lois de l’esprit humain qui imagine une connexion constante entre les phénomènes, dont la perception sensible n’offre que l’image d’une conjonction. C’est parce que l’imagination associe et a une fonction reproductrice, c’est-à-dire s’attend à voir se reproduire ce qu’elle a déjà constaté (tel sera chez Kant le sens de la synthèse de la reproduction dans l’imagination), qu’elle introduit dans sa vision de la nature une connexion et un ordre seulement probables et non nécessaires. Toute l’entreprise kantienne consiste, au niveau de la première Critique , à tenter de fonder le caractère universel et nécessaire de cette connexion. Mais l’important est que le cadre de cette spéculation soit encore le phénoménisme.
Un autre aspect important de l’usage rationaliste du scepticisme est l’exaltation de l’esprit de tolérance. C’est pour faire taire les querelles religieuses et montrer la vanité des oppositions entre les dogmatismes fanatiques que Huart a vulgarisé en français, en 1715, les Hypotyposes de Sextus Empiricus. On se bornera ici à souligner ce point.
On a déjà indiqué, en parlant plus haut de Hegel, comment le scepticisme pouvait être le moment de la négativité dans le développement du concept. La réintégration, dans l’histoire du concept ou dans le champ de la philosophie, de la pensée sceptique a pour effet de fausser l’appréciation portée sur le phénoménisme. L’image du scepticisme que Hegel a choisi de se donner est celle de la négativité radicale professée par Arcésilas. Dans la mesure où Hegel tient la philosophie pour une, en dépit des oppositions entre les écoles, il lui est impossible de considérer que les philosophies s’excluent mutuellement. Ces exclusions ne sont qu’apparentes: c’est la philosophie qui est en lutte contre elle-même, aussi bien dans l’affirmation du scepticisme radical qu’à l’instant de son dépassement.
Aujourd’hui, le pyrrhonisme est devenu une philosophie presque universellement pratiquée sous le nom de positivisme. Il est clair que toute notre connaissance, quelque perfectionnés qu’en soient les instruments, est une connaissance de la nature qui opère par la médiation des sens. Par conséquent, tout notre savoir est relatif aux sens. L’idée d’une relativité, la critique einsteinienne de la notion de simultanéité, qui n’existe que relativement à un observateur donné, les limites engendrées par les relations d’incertitude d’Heisenberg à notre saisie des phénomènes se produisant à l’échelle moléculaire ont redonné vigueur à l’antique relativisme de Protagoras, de Pyrrhon et de Sextus Empiricus. Aucune époque ne ressent aussi vivement que la nôtre le caractère historiquement relatif des mœurs, des institutions, des langages et des civilisations. Cela signifie non que nous soyons désespérés, convaincus du non-savoir du savoir, mais que nous savons qu’il n’est pas de savoir sans l’homme, ni de connaissance empirique en dehors des hommes qui la construisent.
Le scepticisme est donc une notion à double sens. Historiquement, pour les Grecs qui l’ont fondé, il est un phénoménisme. Mais à côté de ce relativisme s’est exprimée avec plus ou moins de force selon divers contextes une tendance de l’esprit humain à revendiquer le pouvoir infini de la négativité. Les problèmes philosophiques qui en résultent sont de plusieurs sortes. Premièrement: est-il vrai que nous soyons condamnés en tout au relativisme? est-il légitime de formuler, en dehors de la pratique des sciences positives, l’exigence d’une connaissance rationnelle absolue reposant sur la foi en la raison ou la croyance en un Dieu «mesure de toutes choses» comme celui de Platon, ou garant des «vérités éternelles» comme celui de Descartes? Deuxièmement: d’où vient ce vertige, cette aspiration au néant, cet appétit de négation, cette tendance à radicaliser le doute qui poussent l’homme, contre toute évidence, à proclamer le néant de ses connaissances et la vanité de la science? Pourquoi Pascal s’effraie-t-il du «pyrrhonien Arcésilas» comme du silence des espaces infinis? pourquoi la pensée dialectique veut-elle que la philosophie travaille à se nier elle-même? Troisièmement: peut-on attendre du scepticisme aujourd’hui qu’il remplisse sa double fonction grecque, c’est-à-dire réduire l’entendement au silence en montrant les contradictions des dogmatiques et la vanité des explications métaphysiques et religieuses prétendant apporter à l’homme une explication totale et définitive; rendre à l’homme la tranquillité et le bonheur, en lui faisant n’accorder confiance qu’en la vie et en renvoyant dans le domaine des illusions les questions dogmatiques, sources de son souci, de son intransigeance, de son fanatisme, en un mot de son malheur?
scepticisme [ sɛptisism ] n. m.
• 1669; de sceptique
1 ♦ Hist. Philos. Doctrine des pyrrhoniens, des sceptiques grecs, selon lesquels l'esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale, et qui pratiquaient en toute chose la « suspension du jugement » (« epochê »).
♢ Attitude philosophique qui nie la possibilité de la certitude. « L'état de scepticisme absolu, s'il était possible, consisterait [...] à nous abandonner au sentiment immédiat que nous avons de notre vie, sans y joindre aucune affirmation » (Lachelier).
2 ♦ Refus d'admettre une chose sans examen critique. ⇒ doute. « Ce qu'on n'a jamais mis en question n'a point été prouvé. Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité » (Diderot).
3 ♦ Doctrine d'après laquelle l'homme ne peut atteindre la vérité, dans un domaine ou sur un sujet déterminé. Scepticisme scientifique, moral. — Spécialt Mise en doute des dogmes religieux. ⇒ incrédulité.
4 ♦ (1779) Cour. Tournure d'esprit incrédule; défiance à l'égard des opinions et des valeurs reçues. « un aimable scepticisme, c'est encore le summum humain [...] ne croire à rien, pas même à ses doutes » (Goncourt). — (XXe) Incrédulité ou manque de confiance à l'égard de la réussite d'une entreprise, de la vérité d'un fait. Il « fit longuement une moue de scepticisme » (Romains).
⊗ CONTR. Certitude, crédulité, conviction, croyance, dogmatisme, enthousiasme, foi.
● scepticisme nom masculin (de sceptique) Système philosophique qui repose sur la suspension du jugement. (Son fondateur est le philosophe grec Pyrrhon d'Élis, dont l'œuvre a été continuée par Sextus Empiricus.) Attitude de doute en matière religieuse ; incrédulité. Attitude de réserve, de doute devant un fait, une proposition quelconques : Une déclaration accueillie avec scepticisme. ● scepticisme (citations) nom masculin (de sceptique) Carlo Bini Livourne 1806-Carrare 1842 Le scepticisme est système chez les veules. Lo scetticismo è il sistema degli infingardi. Manoscritto d'un prigioniero, XXII James Russell Lowell Cambridge, Massachusetts, 1819-Elmwood, Massachusetts, 1891 Un sage scepticisme est le premier attribut d'un bon critique. A wise scepticism is the first attribute of a good critic. Among My Books, Shakespeare, once more ● scepticisme (synonymes) nom masculin (de sceptique) Système philosophique qui repose sur la suspension du jugement.
Synonymes :
Contraires :
- foi
Attitude de doute en matière religieuse ; incrédulité.
Contraires :
- crédulité
Attitude de réserve, de doute devant un fait, une proposition...
Synonymes :
- incrédulité
- méfiance
Contraires :
scepticisme
n. m.
d1./d PHILO Doctrine philosophique qui conteste à l'esprit la possibilité d'atteindre avec certitude à la connaissance et érige le doute en système.
d2./d Incrédulité, doute.
⇒SCEPTICISME, subst. masc.
A. — PHILOSOPHIE
1. a) Doctrine des pyrrhoniens selon lesquels l'homme ne pouvant atteindre la connaissance de la vérité, il est nécessaire de pratiquer en toute chose la « suspension du jugement » et d'ériger le doute en système. Synon. pyrrhonisme. Le scepticisme de Pyrrhon. À partir du XVIe siècle (...) le scepticisme universel ou le pyrrhonisme en religion et en morale pullule de toute part (Théol. cath. t. 4, 1 1920, p. 759):
• ... [Locke] ne prétendait ouvrir la porte qu'à un demi-scepticisme. C'était sans doute une faiblesse; car l'idée de Locke, image matérielle, ne représentant les corps d'aucune manière, ni complète ni incomplète, il ne fallait admettre, à ce compte, aucune idée des corps; il fallait aller jusqu'au scepticisme absolu.
COUSIN, Hist. philos. XVIIIe s., 2, 1829, p. 349.
b) P. ext. ,,Toute doctrine qui nie la possibilité de la connaissance de l'absolu`` (A. CUVILLIER, Nouv. vocab. philos., Paris, A. Colin, 1962 [1956]); doctrine qui refuse d'admettre une chose sans examen critique, sans doute scientifique. Hegel a distingué, d'une manière très lumineuse: 1 o le scepticisme antique (Pyrrhon, Aenésidème), qui consiste à douter de la réalité du monde extérieur et à croire néanmoins en la réalité d'un monde spirituel, en l'existence de Dieu; 2 o le scepticisme moderne (positivisme, scientisme), qui consiste à ne croire que ses sens, à affirmer la seule réalité du monde matériel et à douter de Dieu (JULIA 1984).
— En partic.
♦ Scepticisme critique. ,,Se dit principalement des travaux philosophiques de Bayle, qui attaqua la certitude, en produisant sur les questions les plus importantes des arguments contradictoires`` (Ac. Compl. 1842).
♦ Scepticisme de Hume ou scepticisme empirique. ,,[Doctrine] de Hume, ainsi qualifiée par lui-même en tant qu'elle aboutit au doute à l'égard: 1° de l'existence des objets extérieurs; 2° de la connexion nécessaire des causes et des effets (Entend. humain, IV)`` (A. CUVILLIER, Nouv. vocab. philos., Paris, A. Colin, 1962 [1956]). Frédéric Jacobi a combattu également l'empirisme et l'idéalisme, et a renouvelé le scepticisme de Hume en en changeant le caractère, au profit du sentiment et du mysticisme (COUSIN, Hist. philos. XVIIIe s., 1, 1829, p. 15).
♦ Scepticisme de Kant. ,,[Doctrine] de Kant en tant qu'elle déclare la connaissance entachée de relativité`` (A. CUVILLIER, Nouv. vocab. philos., Paris, A. Colin, 1962 [1956]). Synon. criticisme. On peut soutenir peut-être qu'il y a du scepticisme dans Kant, non assurément sur la valeur objective des phénomènes et des lois de la nature, qu'il a au contraire voulu établir contre Hume, mais sur la valeur, au moins symbolique, des postulats de la Raison pratique (LAL. 1968).
2. Doctrine d'après laquelle l'homme ne peut atteindre la vérité dans un domaine ou sur un sujet déterminé. Scepticisme historique, médical, moral, religieux, scientifique. Le public (...) se défie des faits contemporains (...) et croit sans hésiter aux faits anciens qu'il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maximum pour l'histoire qu'on n'a pas les moyens de savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir augmentent (LANGLOIS, SEIGNOBOS, Introd. ét. hist., 1898, p. 175). Le philosophe n'a plus le choix qu'entre un dogmatisme et un scepticisme métaphysiques qui reposent, au fond, sur le même postulat, et qui n'ajoutent rien à la science positive (BERGSON, Évol. créatr., 1907, p. 198). V. dogmatisme A ex. de Cousin.
— En partic. Mise en doute des dogmes religieux. Le scepticisme absolu est l'athéisme sous une forme négative; le scepticisme imparfait n'implique qu'une ignorance des attributs et des opérations de Dieu. Dieu existe pour lui, mais sans qu'il se rende compte de ce qu'il est, de ce qu'il fait, de ce qu'il veut (LACORD., Conf. N.-D., 1848, p. 139). Papa n'allait pas à la messe, il souriait quand tante Marguerite commentait les miracles de Lourdes: il ne croyait pas. Ce scepticisme ne m'atteignait pas, tant je me sentais investie par la présence de Dieu (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p. 43).
B. — Courant
1. Attitude, disposition d'esprit d'une personne portée à l'incrédulité ou à la défiance envers les opinions et les valeurs reçues. Synon. incrédulité, méfiance; anton. certitude, conviction, crédulité. Vivre dans le scepticisme. Je trouvai quelque chose de plus sombre encore: le scepticisme du médecin journaliste qui ne croit plus ni à la politique, ni à la médecine (MICHELET, Journal, 1839, p. 299). Le scepticisme en moi consiste essentiellement dans la soudaineté avec laquelle le doute affleure sous la forme suivante: « cela semble vrai à tel point qu'il est impossible que ce le soit. » (DU BOS, Journal, 1927, p. 226).
— En partic. [Le scepticisme peut atteindre l'indifférence ou le pessimisme] Synon. de désabusement, désintérêt. Monsieur de Meillan jugea les équilibristes avec le scepticisme d'un homme qui est depuis bien longtemps revenu des vanités de la barre fixe et des joies du trapèze (MIOMANDRE, Écrit sur eau, 1908, p. 163). Il y avait toujours eu au fond de lui-même un doute, une réserve, ce scepticisme de ceux qui ont beaucoup connu les femmes et qui savent pour l'avoir éprouvé qu'on se guérit de la passion la plus totale et qu'à un certain degré d'expérience on ne meurt jamais d'amour (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 420).
2. Incrédulité ou manque de confiance
a) à l'égard de la vérité d'un fait. Synon. défiance, incrédulité, méfiance. Moue, sourire de scepticisme; accueillir une information avec scepticisme. Je suis à bout de courage surtout quand je pense à ton scepticisme devant ma souffrance trop réelle (BARRÈS, Cahiers, t. 10, 1914, p. 276). J'en voulais presque à ma chère maman d'accueillir avec un air de doute et d'incrédulité les affirmations (...) que lui faisait cet éloquent épicier. (...) le scepticisme de ma chère maman était fondé (FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 51).
b) à l'égard de la réussite d'un projet, de la possibilité d'un résultat. Synon. défiance, incrédulité, méfiance, pessimisme; anton. confiance, crédulité, enthousiasme, optimisme. Cette expérience, accueillie avec scepticisme, réussit parce que la population et les milieux dirigeants de la vie économique lui firent confiance (LESOURD, GÉRARD, Hist. écon., 1966, p. 464).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1740. Étymol. et Hist. 1. 1669 « doctrine et sentiments des philosophes grecs pyrrhoniens » (T. SPRAT, Hist. de la Sté royale de Londres, p. 126); 2. 1746 « état d'esprit d'une personne qui refuse d'admettre les choses sans examen critique » (DIDEROT, Pensées philosophiques, XXXI ds Œuvres philos., éd. P. Vernière, p. 28); 3. 1914 « attitude incrédule, méfiante touchant la réussite d'un projet, la véracité d'un fait » (BARRÈS, loc. cit.). Dér. sav. de sceptique; suff. -isme. Fréq. abs. littér.:663. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 772, b) 928; XXe s.: a) 1 229, b) 923.
scepticisme [sɛptisism] n. m.
ÉTYM. 1669; de sceptique.
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1 Hist. philos. Doctrine des pyrrhoniens, des sceptiques grecs, selon lesquels l'esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale, et qui pratiquaient en toute chose la « suspension du jugement » (épochê). ⇒ Pyrrhonisme.
♦ Par ext. Philosophie opposée au dogmatisme (criticisme de Kant, philosophie de Hume, positivisme, pragmatisme…).
♦ Par ext. (souvent péj.). Attitude philosophique qui nie la possibilité de la certitude (→ 1. Part, cit. 11).
1 L'état de scepticisme absolu, s'il était possible, consisterait (…) à nous abandonner au sentiment immédiat que nous avons de notre vie, sans y joindre aucune affirmation. Mais le sceptique sort de cet état par cela même qu'il déclare s'y renfermer (…)
2 Refus d'admettre une chose sans examen critique (→ Désintéressé, cit. 9).
2 Ce qu'on n'a jamais mis en question n'a point été prouvé (…) Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité.
Diderot, Pensées philosophiques, XXXI (1746).
3 Toute science a pour point de départ un scepticisme, contre lequel s'élève la foi.
Gide, Journal, 21 oct. 1929.
3 Doctrine d'après laquelle l'homme ne peut atteindre la vérité, dans un domaine ou sur un sujet déterminé. || Scepticisme scientifique, moral. — Attitude sceptique (en philosophie). — Spécialt. Mise en doute des dogmes religieux. ⇒ Incrédulité, indifférence (→ Opposition, cit. 4).
4 Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme ne m'est nullement pénible, parce qu'il ne s'étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs.
Rousseau, Émile, IV.
4 (1779). Cour. Tournure d'esprit incrédule; défiance à l'égard des opinions et des valeurs reçues. || Un triste scepticisme (→ Avilissement, cit. 9). || Un scepticisme élégant et discret (cit. 6), léger et bienveillant (→ Gamin, cit. 6). || Vivre dans le scepticisme et l'indifférence. ⇒ Désintéressement, dilettantisme (cf. Prendre tout à la blague, à la légère…). || Le scepticisme de qqn, son scepticisme.
5 (…) un aimable scepticisme, c'est encore le summum humain (…) ne croire à rien, pas même à ses doutes (…)
Ed. et J. de Goncourt, Journal, 20 juil. 1863, t. II, p. 108.
♦ Incrédulité ou manque de confiance à l'égard de la réussite d'une entreprise, de la possibilité d'un résultat…, de la vérité d'un fait. ⇒ Méfiance. || Une moue de scepticisme (→ Joueur, cit. 8).
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CONTR. Certitude, conviction, créance (vx), crédulité, croyance, dogmatisme, enthousiasme, foi.
Encyclopédie Universelle. 2012.