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CONTREPOINT
CONTREPOINT

Le contrepoint est l’art de faire chanter en toute indépendance apparente des lignes mélodiques superposées, de telle manière que leur audition simultanée laisse clairement percevoir, au sein d’un ensemble cohérent, la beauté linéaire et la signification plastique de chacune d’elles, tout en lui ajoutant une dimension supplémentaire, née de sa combinaison avec les autres.

Une telle conception de l’écriture musicale, avec ce qu’elle a de surprenant et de presque paradoxal, ne pouvait être un apriorisme. Elle devait nécessairement procéder d’une évolution très lente et très hasardeuse, à partir d’un événement impossible à situer de façon précise et qui aurait pu ne jamais se produire, puisque aussi bien des hommes de toutes les régions du globe ont, durant des milliers d’années, fait de la musique selon parfois les systèmes les plus complexes et les techniques les plus raffinées, sans concevoir d’autre fin à leur travail créateur que des jeux rares et subtils de rythmes et d’intervalles dans la pure temporalité monodique.

1. Naissance et développement de la polyphonie

Consonance et parallélisme

Il faut admettre cependant que l’amorce de l’audition simultanée de deux sons différents existe déjà dans le fait que des voix féminines chantent tout naturellement une mélodie à l’octave des voix masculines. Ainsi se trouve affirmé le principe de consonance parfaite entre deux sons à distance d’une octave.

Mais de tout temps, et même dans les systèmes musicaux les plus primitifs, l’oreille humaine a accepté la consonance de quinte comme presque aussi impérative; et la musique hindoue, fidèle aujourd’hui encore à ses plus anciennes traditions modales et monodiques, admet des accompagnements instrumentaux qui suivent à la quinte, de façon plus ou moins continue, la voix du chanteur.

Ainsi firent dans notre haut Moyen Âge les foules qui assistaient aux offices religieux et y chantaient les monodies du plain-chant en les adaptant aux tessitures extrêmes ou intermédiaires des fidèles. Les voix chantant à la quarte ou à la quinte de la voix principale étaient dites paraphonistes.

Une semblable pratique, courante au VIIe ou au VIIIe siècle, n’était pas sans poser des problèmes. L’échelle diatonique servant de base aux différents modes médiévaux accepte une quinte juste sur six de ses degrés, mais non sur le si , dont la quinte juste (fa dièse) introduirait un chromatisme étranger. À la quinte du si , le diatonisme nous propose donc le fa naturel, quinte diminuée qui ne peut en rien prétendre à la consonance.

Ce seul exemple montre que la pratique rigoureuse du parallélisme ne pouvait satisfaire complètement les musiciens du temps. Son abandon devait être un premier pas vers une plus libre association des voies unies dans la prière collective.

L’ars antiqua

La première étape importante de l’évolution ainsi amorcée consistera dans l’introduction du mouvement contraire. C’est ce qu’on appellera le déchant . Forme de contrepoint encore extrêmement primitive, il demeure esclave des valeurs de la mélodie initiale, puisqu’il offre à chacune de ses notes une note correspondante et de durée identique. D’où le nom de contrepoint: point contre point, note contre note. Lorsque la ligne principale monte, cette nouvelle ligne descend et vice versa, les deux lignes devant se trouver constamment en rapport de consonance, c’est-à-dire de quinte, de quarte (qui est le renversement de la quinte) ou d’unisson.

Généralement à deux voix, le déchant pouvait s’écrire aussi à trois voix, ce qui obligeait alors le compositeur à admettre entre les sons d’autres rapports que de consonance parfaite.

Une autre forme de composition, à ces lointaines origines de l’écriture polyphonique, était l’organum qui renonçait au «note contre note» et conférait de ce fait à la ligne secondaire une personnalité rythmique autonome, d’où elle tirait plus de souplesse et de signification mélodique.

L’organum prend pour base une mélodie liturgique appelée la teneur ou le cantus firmus , dont les valeurs sont très sensiblement et parfois démesurément allongées, au point de la vider de toute signification plastique. La voix organale, sans s’en écarter de plus d’une octave, s’épanche librement en larges vocalises, selon un rythme ternaire, procédant par groupes de trois noires, ou d’une noire suivie d’une blanche (la tradition médiévale plaçant généralement la valeur brève devant la valeur longue). Dans les premières années du XIIIe siècle, ce genre atteint à son apogée dans le cadre de l’École de Notre-Dame où brillent les noms de Léonin et surtout de Pérotin. Celui-ci traite couramment l’organum à trois ou quatre voix, ces voix évoluant le plus possible dans un rythme qui leur est commun et selon la règle du mouvement contraire; la cohésion de l’ensemble est assurée par les rencontres périodiques des différentes parties sur une consonance parfaite (unisson, octave, quarte ou quinte; les tierces et les sixtes, naguère taxées de dissonantes, n’étant encore regardées que comme des consonances imparfaites).

À la même époque se développe une autre forme de polyphonie, le conduit , qui abandonne le chant liturgique en valeurs distendues pris par l’organum comme base de la polyphonie, pour lui substituer une libre mélodie, ayant déjà, par les dimensions et la répartition de ses valeurs rythmiques, une personnalité propre. Cette personnalité se manifeste le plus souvent au détriment de la liberté rythmique des voix qui lui sont associées, et qui pratiquent généralement avec elle la note contre note, avec parfois des ornements qui leur permettent de s’individualiser dans une certaine mesure.

Le contrepoint note contre note est de règle dans les conduits dont la prosodie est syllabique, c’est-à-dire lorsqu’à chaque syllabe du texte correspond une note de la mélodie de base ou cantus firmus. Dans ce cas, les lignes contrapuntiques épousant étroitement le rythme de cette mélodie, le même texte se trouve appliqué à chacunes d’elles.

Si le cantus firmus comporte des éléments vocalisés, les parties annexes, cessant d’être enchaînées par le texte, retrouvent une autonomie relative. Il commence alors à s’établir entre elles des combinaisons diverses (entre autres, l’imitation) dont le développement est appelé à faire du contrepoint un art de plus en plus complexe et raffiné.

L’affranchissement définitif des voix de la polyphonie par rapport au cantus firmus, c’est le motet qui le réalise. Une première raison en est que le motet ne se contente pas d’associer les lignes mélodiques différentes, mais aussi des textes différents. Or le texte unique utilisé par le conduit imposait aux voix annexes un décalque métrique du cantus firmus d’autant plus impérieux que, dans l’état d’imprécision où se trouvait alors la notation rythmique, c’était la prosodie de ce texte qui fixait en grande partie la répartition et la durée des valeurs longues ou brèves.

De ce fait, la multiplicité des textes intégrés dans un motet devait avoir pour corollaire la recherche d’une notation rythmique plus précise. Et cette recherche et les inventions qu’elle entraîna ont permis à l’art du contrepoint de parfaire ses règles et ses méthodes jusqu’à s’épanouir dans la technique, d’une extraordinaire souplesse et d’une non moindre richesse, des XIVe, XVe et XVIe siècles.

Il se produit en effet une interaction entre l’imagination créatrice et les procédés de représentation graphique des rythmes, ces procédés donnant, à mesure de leur perfectionnement, plus de liberté à celle-là, et celle-là exigeant sans cesse plus de fidélité dans la transcription.

L’ars nova

On en vient ainsi, au XIVe siècle, à la mise au point d’un système de notation très évolué et d’une extrême complexité, dont Philippe de Vitry nous décrit le mécanisme sous le nom d’ars nova , par opposition à l’ars antiqua dont nous venons de parcourir l’histoire avec l’éclosion de ses divers aspects (déchant, organum, conduit, motet). Le grand nom de l’ars nova est celui de Guillaume de Machaut, grand poète et grand musicien à qui l’on doit d’innombrables compositions profanes et sacrées, lais, ballades, rondeaux, virelais, motets, hoquets, et surtout la célèbre Messe Notre-Dame .

Avec les méthodes d’écriture de l’ars nova, les plus grandes subtilités rythmiques deviennent visuellement représentables. Dès lors, les lignes mélodiques associées dans la polyphonie peuvent être diversifiées à l’infini, et l’agencement des unes par rapport aux autres débouche sur des lois qui découlent de leur nature même. En effet, la signification plastique d’une ligne mélodique ne procède pas seulement de la hauteur des sons qui la composent, mais de leurs durées respectives. Il y a une sorte de respiration naturelle de la mélodie qui se manifeste par la répartition des longues et des brèves, par des périodes de resserrement, où se groupent les valeurs de faible durée, et des périodes de détente, exprimées par des valeurs plus largement étalées dans le temps.

Si l’on veut marier deux lignes mélodiques en gardant à chacune son individualité, il est aisé de comprendre que plus les valeurs brèves de l’une seront combinées avec les valeurs longues de l’autre et vice versa, plus chacune d’elles s’imposera à l’attention sans nuire à sa compagne. D’autre part, plus les successions rythmiques ainsi perçues par l’auditeur seront caractérisées par la précision et la finesse de leur énoncé, plus aussi elles personnaliseront la succession de hauteurs à quoi elles sont attachées.

Enfin, dans les échappées que se concèdent mutuellement les lignes ainsi associées, plus la combinaison rythme-hauteur de l’une s’apparente à celle que l’autre vient de nous faire entendre, plus leur association nous paraîtra les enrichir et leur ajouter de sens et de portée expressive.

Le canon

Ce principe majeur de l’art du contrepoint reçoit sa forme concrète dans l’imitation d’une partie par une autre. Il se systématise de façon décisive dans le canon , c’est-à-dire dans une forme de composition où les diverses parties de la polyphonie se reproduisent textuellement avec un décalage plus ou moins important, mais de telle manière que le développement discursif de la pensée musicale soit à tout instant et clairement perçu, conjointement avec le rappel des étapes qu’elle vient de parcourir. Cette reproduction à retardement d’une partie par une ou plusieurs autres peut se faire sur les mêmes notes, ou à l’octave, ou enfin sur tout autre degré, la succession des intervalles et des durées suffisant à identifier la mélodie ainsi combinée avec elle-même.

Au cours du XVe siècle, ces procédés d’écriture contrapuntique devaient prendre un développement de plus en plus considérable. Un développement dont on peut dire qu’il va dans deux directions différentes, celle de la complication et celle de la souplesse.

Dufay et surtout Ockeghem en arrivent à échafauder des canons d’une rigueur inhumaine où le nombre de voix ne cesse d’augmenter, allant même jusqu’à trente-six voix dans un motet célèbre. Combinaisons savantes, jeux de mandarin valables pour le papier plus que pour l’oreille, car c’est une vérité d’expérience qu’au-delà de quatre parties les lignes enchevêtrées se neutralisent les unes les autres et que très rapidement l’auditeur ne peut plus rien saisir de façon précise. Vers la souplesse et la transparence va un Josquin des Prés, le grand maître de ce temps. Sa liberté, son élégance, sa fluidité d’écriture ne seront jamais égalées.

2. Du contrepoint à l’harmonie

À ce stade très évolué de la musique polyphonique commence à se manifester un sentiment harmonique diffus, dont la signification pour nous est évidemment différente de ce qu’elle fut pour les musiciens de l’époque. Les agrégats sonores résultant des rencontres entre les parties reçoivent en effet aujourd’hui un nom et une fonction empruntés à un langage dont la syntaxe était alors totalement inconnue.

Le contrôle qu’on exerçait dans ce temps sur les résultantes verticales des entrelacs dessinés par des lignes mélodiques purement horizontales n’était encombré d’aucune notion dynamique. On reconnaissait un certain hédonisme en de telles rencontres; non seulement on ne les séparait pas du flot qui les charriait, mais surtout on ne leur accordait nullement le pouvoir d’en modifier le cours par quelque action personnelle sur les sons qui s’y trouvaient provisoirement assemblés.

Nous sommes donc encore, avec Josquin des Prés, dans une conception purement contrapuntique de l’écriture musicale. Mais c’est une conception qui va s’altérer lentement et progressivement dans les temps qui suivront, cependant que la maîtrise et l’ingéniosité des compositeurs feront de l’esprit de combinaison le puissant levain d’une musique parvenue à l’apogée de ses ressources techniques. Ce sera l’époque de Jannequin, de Costeley, puis de Claude Lejeune, de Roland de Lassus, de Vittoria, de Palestrina.

À travers l’œuvre de ces compositeurs, on voit le discours musical se ponctuer de formules cadencielles qui dénoncent une tendance envahissante à le structurer et le penser par accords, puis par successions d’accords, ordonnés entre eux selon les hiérarchies du futur système tonal. Dans ce sens, il ne serait pas indéfendable de dire que la décadence de la musique contrapuntique commence aussitôt après Josquin des Prés, à condition de ne donner à cette formule aucune signification qualitative. Un genre disparaît pour donner naissance à un autre; et si, après coup, cette époque peut être considérée comme une transition entre l’âge contrapuntique et l’âge harmonique, c’est une transition qu’illustrent quelques-uns des plus grands noms de l’histoire.

Peut-être faut-il voir dans Monteverdi le point d’aboutissement de cette longue évolution. Une partie de son œuvre, les Madrigaux , appartient encore à un style contrapuntique fortement étayé par une structure harmonique. Une autre partie nous initie à une forme nouvelle: la mélodie accompagnée, dissociation entre la ligne horizontale, homophone, et le soutien que lui apportent des accords d’une verticalité spécifique, devenus des entités harmoniques.

Le style de Bach

Est-ce à dire que le style contrapuntique ne survivra pas à cette mutation? Bien au contraire. Nous allons le voir refleurir à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe, puis s’élever avec Jean-Sébastien Bach à une perfection qui semble lui interdire les voies de l’avenir. Mais ce n’est plus le même contrepoint. Il n’a plus le caractère aéré de l’écriture d’un Josquin des Prés. Si le génie de la combinaison s’y déploie comme il ne l’a jamais fait jusqu’alors, dans des épures d’une complexité inouïe, s’il entrecroise les lignes de la polyphonie selon les dessins les plus déliés, les associations les plus sonores, les équilibres les plus puissants, c’est en menant son discours d’accord en accord, comme le bâtisseur lance ses voûtes de pilier en pilier.

Les lignes du contrepoint de Bach semblent se diriger où elles veulent, selon leur seule et propre logique. Mais ce n’est qu’une apparence; elles ne mènent rien, elles sont asservies à une implacable structure harmonique qui les cloisonne, les plie à ses lois architecturales. Mais la signification supplémentaire que, dans le déploiement de leurs courbes et les imbrications de leurs éléments mélodiques et rythmiques, elles reçoivent des harmonies changeantes qui les soulèvent et les orientent est une large compensation à cette relative aliénation de leur liberté.

Il leur reste le jeu infiniment divers des procédés d’écriture formé par des siècles d’évolution. Et non point seulement les imitations, les canons. Il y a encore toutes ces variantes applicables au matériel thématique: l’allongement ou le resserrement des valeurs (ce qu’on appelle l’«augmentation» ou la «diminution») qui dilatent ou contractent les durées successives d’une ligne mélodique en maintenant les rapports qui les unissent. Il y a les renversements, qui changent systématiquement la direction des intervalles successifs, donnant ainsi une ligne mélodique inversée qui monte là où la première descendait et descend là où elle montait. Il y a les rétrogradations qui énoncent les sons d’une mélodie en remontant de la dernière note à la première. Il y a toute la gamme des modulations qui donnent une jeunesse et une couleur nouvelles aux éléments mélodiques. Bref, il y a les cent manières de combiner un thème avec lui-même ou avec les éléments thématiques qui dérivent de lui, dont Bach semble avoir voulu dresser l’inventaire le plus complet qui puisse être dans des œuvres comme L’Offrande musicale ou L’Art de la fugue .

Déclin du contrepoint

Après des œuvres aussi définitives, on peut dire que, dans la perspective de la musique tonale, le genre est épuisé. Il n’y a plus rien de nouveau à en tirer du point de vue technique. Ce qui ne veut pas dire qu’un Mozart et surtout un Beethoven ne pourront pas y recourir pour donner des accents nouveaux à un moyen d’expression si riche en ressources multiples. Il n’est que d’écouter la Grande Fugue dont on fait habituellement, quoique en sollicitant quelque peu les textes, le couronnement des seize Quatuors de Beethoven, pour mesurer le formidable dynamisme que peut fournir ce type d’écriture à un tempérament romantique de grande envergure.

On trouvera encore dans Berlioz des exemples spectaculaire d’écriture contrapuntique. Après quoi l’harmonie envahit superbement toute la seconde moitié du XIXe siècle musical et le premier quart du XXe. L’art du contrepoint semble avoir dit son dernier mot, malgré quelques très belles démonstrations d’écriture linéaire dont les plus convaincantes sont à chercher dans les quatuors de Béla Bartók.

Ce phénomène est dû à l’invasion d’un chromatisme engendré par la complexité croissante des accords employés par les musiciens et porteur d’un principe actif de désagrégation du système tonal. Il en résulte que le contrepoint à la manière de J.-S. Bach, qui doit son armature à la clarté et à la puissance de ses assises harmoniques, se désagrège peu à peu. Il lui faudrait, pour reprendre vie et renouveler ses méthodes, retrouver en soi-même, comme cela avait été le cas dans les époques médiévales, des principes de cohésion qu’on s’était habitué par la suite à demander à un autre élément du langage musical.

Schönberg et son école

C’est ce qui explique la fortune de la tentative lancée par Schönberg et l’école de Vienne après la guerre de 1914-1918 et qui, après un demi-échec, a reparu au lendemain de celle de 1939-1945 dans le vaste mouvement de la musique dodécaphonique, puis de la musique sérielle.

Dans cette technique nouvelle, en effet, il n’y a plus séparation de pouvoir entre contrepoint et harmonie, il ne peut plus y avoir mise en liberté surveillée de l’un par l’autre, puisque l’un et l’autre procèdent d’un même principe, qui est la série des douze sons; série qui, selon les recettes courantes, peut être transposée onze fois, renversée, rétrogradée, transposée à nouveau sous ses formes dérivées, etc. Sous sa forme initiale ou sous l’une de ses nombreuses formes dérivées, les sons fournis par la série sont entendus, selon la volonté du compositeur, ou bien dans la succession, c’est-à-dire dans le temps, ou bien dans la simultanéité, c’est-à-dire dans l’espace. Cet espace-temps est ainsi organisé selon des normes qui ne se réfèrent plus à des notions classiques de consonances ou de dissonances, d’associations de sons privilégiés ou de fonction dynamique de certains intervalles. On retrouve, à une encore plus grande échelle, la liberté médiévale des lignes contrapuntiques sur lesquelles ne s’exerçait aucune contrainte extérieure, avec cette différence que les lignes venaient jadis se rassembler, en des points d’équilibre ou de repère, sur des consonances d’octave ou de quinte, tandis que celles de l’écriture dodécaphonique justifient par elles-mêmes les agrégations harmoniques déterminées par leurs rencontres, et qui n’ont plus à être ni des consonances, ni des dissonances, puisque ces deux notions ont disparu de l’horizon musical. «Les accords, a écrit Arnold Schönberg, seront le résultat de la conduite des voix, justification par ce qui est mélodique seulement.»

Telle est donc, esquissée à larges traits, l’histoire du contrepoint, forme d’écriture musicale dont la tradition est de plusieurs siècles plus ancienne que celle de l’harmonie, et à laquelle, après une brève éclipse, il semble que la musique d’aujourd’hui tende à rendre une place de tout premier plan.

3. Intérêt pédagogique du contrepoint

Il n’est donc pas surprenant que l’enseignement de la technique musicale passe par une étude nécessaire et approfondie de cet art dont la pratique apporte, à celui qui en a acquis la maîtrise, une clarté de rédaction, une souplesse d’écriture, une acuité de la pensée que la seule étude de l’harmonie ne suffirait pas à lui donner. C’est pourquoi les méthodes par lesquelles on assure la formation d’un compositeur divisent généralement cette formation en trois étapes: l’harmonie qui lui apprend à entendre, le contrepoint qui lui apprend à dessiner, la fugue qui lui apprend à construire.

Il y a tout intérêt à n’aborder l’étude du contrepoint qu’après celle de l’harmonie, car le maniement du contrepoint est une opération mentale plus abstraite et qui tend à intellectualiser la création musicale. Une formation harmonique préalable ouvre au contraire la sensibilité de l’élève à la réalité concrète de la manière sonore. Il s’imprègne de ce qu’il y a de vivant, de sensuel, de coloré dans les accords et dans leurs enchaînements; il apprend à en faire l’analyse, à les identifier, à les varier, à les promener d’un ton dans un autre, à les faire surgir à point nommé là où on les attend et là où on ne les attend pas. Il éduque ainsi son oreille intérieure, et c’est alors que l’étude austère et rigoureuse du contrepoint viendra apporter dans cette opulente matière première l’ordre de l’intelligence et la marque du style.

Austère et rigoureux, tel est certes l’enseignement du contrepoint. Il suit, peut-on dire, l’ordre chronologique. C’est-à-dire qu’il place à la base de tous ses exercices une succession de sons en valeurs longues qui joue le rôle du thème liturgique démesurément dilaté sur lequel le compositeur médiéval faisait évoluer les voix d’un organum.

Tout comme les choses se passaient jadis, l’apprenti compositeur commence à faire du contrepoint note contre note, et par mouvements contraires, chaque valeur étant à ce stade représentée par une ronde. Puis, passant à un autre type de contrepoint, il installe sur la succession de rondes une succession de blanches (deux blanches, donc, par mesure). Il passe ensuite à un contrepoint de noires, soit quatre notes pour chaque ronde de cantus firmus. Il est clair que, plus les valeurs de la voix organale diminuent, plus augmentent les chances de rédiger une ligne ayant une allure mélodique. Mais à ce stade ses chances sont encore étroites, puisque toutes les valeurs de cet embryon de mélodie doivent demeurer égales entre elles. La variété rythmique lui est interdite. Les choses se compliquent avec l’exercice suivant. La voix organale revient aux valeurs longues du cantus firmus, mais chaque note est énoncée avec un retard sur ce dernier de la valeur d’une blanche. L’exercice se présente donc comme une série continue de syncopes. Après quoi l’élève respire pour un temps, car il aborde le contrepoint fleuri où il est autorisé à mélanger à son gré dans la voix organale les diverses valeurs rythmiques qu’il a, jusqu’ici, traitées séparément. La voix qu’il rédige en association avec le cantus firmus acquiert de ce fait une personnalité rythmique et non plus seulement linéaire. Les conditions d’une mélodie digne de ce nom sont enfin réunies. Mais son euphorie est de courte durée, car il va lui falloir maintenant ajouter une troisième voix, en attendant d’en composer une quatrième, pour retomber ainsi dans la même succession de servitudes, considérablement aggravées par leur multiplication. Le maximum de l’austérité sera sans doute atteint lorsqu’il aura à réaliser ce qu’on appelle un «mélange à quatre», c’est-à-dire un contrepoint à quatre voix avec un cantus firmus en rondes, une voix en blanches, une voix en noires et une voix en syncopes.

Entre-temps, quelques échappées vers une liberté relative lui auront permis de rédiger des contrepoints fleuris à trois ou quatre parties. Bien entendu, dans tous les exercices qui viennent d’être décrits, la conduite de chaque voix est soumise a des règles impératives et d’une telle rigueur que presque tout ce que l’élève peut être tenté de faire pour donner plus de souplesse à sa rédaction lui est interdit.

Une fois rompu à d’aussi sévères disciplines, et s’il est doué, l’élève a acquis une dextérité de plume qui lui permet d’aborder avec aisance les divers exercices complémentaires: contrepoint à six, sept ou huit voix, canon, double chœur, choral varié, contrepoint renversable. Le contrepoint renversable, notamment, lui est indispensable pour aborder l’étude de la fugue.

Quelles que soient les directions que la musique est appelée à prendre, maintenant qu’elle s’est affranchie, dans ses recherches de langage, de tous les principes sur lesquels elle a vécu durant des siècles, on peut douter que des compositeurs sérieux puissent jamais se passer de la sévère formation des études contrapuntiques. Rien des règles qu’ils y auront apprises ne leur sera d’un usage direct quand ils seront abandonnés à leur liberté créatrice, mais ce qui leur en restera après qu’il les auront oubliées est une chose qui ne se remplace pas.

contrepoint [ kɔ̃trəpwɛ̃ ] n. m.
• 1398; de contre- et point « note », les notes étant figurées par des points
1Mus. Théorie de l'écriture polyphonique. Le contrepoint part de la mélodie et définit les principes de superposition des lignes mélodiques. Le contrepoint, langage musical horizontal (opposé à harmonie) . contrapuntiste. Composition faite d'après les règles du contrepoint. Les contrepoints à deux, cinq, huit parties de J.-S. Bach.
2Fig. Motif secondaire qui se superpose à qqch., en ayant une réalité propre. Les comédiens « juxtaposent au texte une espèce de contrepoint déclamatoire » (Bloy). La musique doit fournir un contrepoint aux images d'un film.
Loc. adv. EN CONTREPOINT : simultanément et indépendamment, mais comme une sorte d'accompagnement. — Loc. prép. En contrepoint de... « Il aurait fallu que la pièce se déroulât en contrepoint de la vie simple et normale du couple humain » (F. Mauriac).

contrepoint nom masculin (latin médiéval contrapunctus, de contra, contre, et punctus, point [les notes étant à l'origine figurées par des points]) Système d'écriture musicale qui a pour objet la superposition de deux ou plusieurs lignes mélodiques. Thème secondaire qui se superpose à autre chose. ● contrepoint (expressions) nom masculin (latin médiéval contrapunctus, de contra, contre, et punctus, point [les notes étant à l'origine figurées par des points]) En contrepoint, parallèlement, en même temps, en réplique. ● contrepoint (synonymes) nom masculin (latin médiéval contrapunctus, de contra, contre, et punctus, point [les notes étant à l'origine figurées par des points]) Système d'écriture musicale qui a pour objet la superposition de...
Synonymes :
- harmonie

contrepoint
n. m. MUS Art d'écrire de la musique en superposant des lignes mélodiques.
|| Par ext. Composition écrite de cette manière.

⇒CONTREPOINT, subst. masc.
MUSIQUE
A.— Technique de composition suivant laquelle on développe simultanément plusieurs lignes mélodiques. Art du contrepoint, classe de contrepoint :
1. Je revois les inventions de Bach à deux et trois voix (dans l'édition Busoni). Quelle force, quelle égalité de maîtrise jusque dans les pages en apparence les plus légères, et combien cette sorte de logique musicale (à laquelle le contraint la méthode du contrepoint) nuit peu à l'affirmation de sa pensée! ...
GIDE, Journal, 1928, p. 893.
P. méton. Composition musicale écrite suivant les lois du contrepoint. Contrepoint simple, double, fleuri, fugué :
2. Le contrepoint lui-même a une âme, en ceci que le parallélisme de ses voix a été expressément réglé note pour note par une volonté musicienne qui fait chanter ensemble ou converser plusieurs parties mélodiques également expressives, et pourtant l'une sur l'autre brodées dans le colloque vivant de la polyphonie.
JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 175.
P. anal. [Dans une œuvre littér.] Second thème qui se développe parallèlement au premier :
3. Considérer ces pages annotées (...) c'est entendre, le long des vers, se murmurer le monologue dissolu qui répond à une lecture, la traverse, la soutient d'un contrepoint plus ou moins étroit, l'accompagne continuement du discours d'une voix seconde, qui parfois éclate.
VALÉRY, Variété III, 1936, p. 72.
B.— P. ext. et au fig. [Avec une idée d'opposition, de mise en relief] Réplique, parallèle. Chapitre VII : Propos de table. Contrepoint sentimental et politique (DUHAMEL, Nuit St-Jean, 1935, p. 101).
En contrepoint. Parallèlement, en même temps. Son élégance [de Danton] est légendaire, et sa grâce flexible s'inscrit en contrepoint de l'austérité et de la rigueur jansénistes de l'incorruptible (SERRIÈRE, T.N.P., 1959, p. 110).
Prononc. et Orth. :[]. Écrit contre-point ds Ac. 1752-1835; cf. aussi LAND. 1834, GATTEL 1841, NOD. 1844, BESCH. 1845, LITTRÉ et Lar. 19e. Écrit contrepoint ds Ac. 1718 et 1740, 1878 et 1932; cf. aussi DG, GUÉRIN 1892, ROB., QUILLET 1965, DUB. ainsi que Nouv. Lar. ill.-Lar. Lang. fr. (cf. aussi supra ex.). Au plur. des contrepoints. Étymol. et Hist. Fin XIVe s. « composition musicale caractérisée par la superposition de plusieurs lignes mélodiques » (E. DESCHAMPS, Balade ds Œuvres, éd. Queux de Saint-Hilaire, t. VI, p. 112, 15). Composé de contre- et de point (les notes de musique étant à l'orig. figurées par des points); cf. lat. médiév. contrapunctus 1re moitié XIVe s., Jean de Murs ds FEW t. 9, p. 596 a, note 27. Fréq. abs. littér. :78. Bbg. LEW. 1960, p. 136.

contrepoint [kɔ̃tʀəpwɛ̃] n. m.
ÉTYM. 1398; de contre-, et point « note », les notes étant figurées par des points.
1 Mus. Art de composer de la musique en superposant des dessins mélodiques. || L'harmonie combine des notes disposées verticalement (accords), et le contrepoint des notes qui se succèdent suivant un dessin horizontal soumis à des règles. || Les cinq façons d'écrire le contrepoint suivant la durée qu'on donne aux notes. || Contrepoint fleuri. || Contrepoint à deux, trois, à huit parties. || Apprendre l'harmonie et le contrepoint. Contrapuntiste. || Combinaisons (cit. 4) de contrepoint.
1 Créé au moyen âge, à partir du XIIe siècle, il (le contrepoint) est l'art de superposer deux ou un plus grand nombre de lignes ou parties mélodiques. Ces mélodies étant alors écrites sous la forme de points, leur association présentait aux yeux des « points contre des points ».
Initiation à la musique, p. 376.
1.1 (…) un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d'ouvriers, n'était jamais à la maison pour soigner les enfants, car dès le matin la femme partait à la « Schola » apprendre le contrepoint et la fugue, et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés (…)
Proust, le Côté de Guermantes, t. I, Folio, p. 37.
Un, des contrepoints, composition faite d'après les règles du contrepoint.
2 Fig. Motif secondaire qui se superpose à qqch., en ayant une réalité propre. || La musique doit fournir un contrepoint aux images d'un film.
2 (Les comédiens) juxtaposent au texte une espèce de contrepoint déclamatoire, absolument étranger, qui ne laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu'ils ont la prétention d'interpréter.
Léon Bloy, la Femme pauvre, I, p. 119.
Loc. adv. Fig. En contrepoint : simultanément, et indépendamment, mais comme une sorte d'accompagnement. — ☑ Loc. prép. En contrepoint de…
3 Il aurait fallu que la pièce (Sud, de Julien Green) telle qu'elle est se déroulât en contrepoint de la vie simple et normale du couple humain.
F. Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, p. 17.
DÉR. 3. Contrepointer.

Encyclopédie Universelle. 2012.