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EXPÉRIENCE
EXPÉRIENCE

On peut situer principalement la notion d’expérience à l’intersection de trois domaines: la philosophie de l’esprit, la philosophie de la connaissance et la philosophie des sciences. On appelle d’abord «expériences» les états mentaux qui, comme la sensation, semblent impliquer une relation immédiate de l’esprit avec un donné, et dont les contenus sont intrinsèquement subjectifs et qualitatifs. Comment caractériser ces contenus d’expérience, et sont-ils autonomes par rapport aux contenus de pensée conceptuels des jugements dont ils semblent se distinguer?

Du point de vue de la théorie de la connaissance, on appelle expérience non seulement toute connaissance immédiate et non inférentielle, mais aussi une connaissance médiate, inférée ou induite à partir des données sensorielles, apprise et non innée. La connaissance sensible est-elle autonome par rapport à la connaissance rationnelle, et comment justifier la distinction philosophique entre des vérités de fait ou a posteriori et des vérités de raison ou a priori? Pour l’empirisme, toute – ou la plus grande partie de – la connaissance provient de l’expérience et est justifiée par elle. Pour le rationalisme, aucune connaissance n’est possible s’il n’existe pas de vérités innées ou a priori.

Enfin, un point de vue de la philosophie des sciences, on appelle «expérience» toute procédure par laquelle une hypothèse ou une théorie scientifique est confrontée avec des faits. Quelle est la relation entre théorie et expérience? D’un domaine à l’autre, la forme des problèmes est commune et s’organise autour de la relation entre le «donné» et le «construit» ou l’inféré. Il est douteux qu’une conception proposée dans l’un de ces domaines puisse être totalement indépendante des positions tenues dans les autres. C’est le cas en particulier de la thèse empiriste, qui, loin d’être aussi naïve et simpliste qu’on le dit souvent, prend de nombreuses formes, dont toutes ne sont pas également acceptables ou inacceptables.

La subjectivité de l’expérience

On s’accorde en général pour attribuer aux états mentaux que nous appelons des expériences les caractères suivants. En premier lieu, elles sont immédiates, au sens où les données qu’elles nous présentent appartiennent à une conscience actuelle (ici et maintenant) et paraissent primitives, c’est-à-dire ne requérir la médiation d’aucune connaissance conceptuelle ou propositionnelle. Elles relèvent, pour reprendre une distinction de Russell (1912), d’une forme de connaissance «directe»; par opposition à des formes de connaissance «par description» ou par inférence.

En deuxième lieu, leurs contenus sont intrinsèquement qualitatifs. Avoir une douleur, une sensation de rouge, ou percevoir un objet coloré, c’est éprouver une certaine qualité phénoménale, dont la nature est telle qu’elle apparaît d’une certaine manière à celui qui l’éprouve (on laissera de côté dans cet article les expériences qui sont supposées nous présenter un donné extra-phénoménal, comme les «expériences mystiques»). Il faut distinguer ici (Peacocke, 1983) le contenu représentationnel d’une expérience (l’objet qu’elle nous présente) de ses propriétés «sensationnelles» (sa nature qualitative). Les philosophes classiques (à partir de Boyle et de Locke) appelaient en ce sens «qualités secondes» les propriétés phénoménales des expériences sensorielles (telles que couleur, odeur ou saveur), qu’ils distinguaient des «qualités premières» des objets, telles que leur taille, leur texture ou leur forme, correspondant à des propriétés que les objets ont en eux-mêmes indépendamment des manières dont nous les percevons. Locke concevait ces qualités secondes comme des dispositions ou des pouvoirs que les objets ont de produire en nous des expériences.

En troisième lieu, les expériences semblent être essentiellement privées, au sens où leurs contenus paraissent propres à celui qui les éprouve, qui est seul à pouvoir les vérifier, à travers une forme de connaissance privilégiée introspective, et par conséquent incommunicables.

En quatrième lieu, nos expériences conscientes sont, en un certain sens, infaillibles. Nous pouvons certes nous tromper sur leur contenu ou leurs objets (comme quand nous éprouvons des illusions visuelles ou des hallucinations), mais nous ne pouvons pas nous tromper sur le fait que nous les avons. On résume souvent ces traits en disant que les expériences sont subjectives, c’est-à-dire semblent indissociables d’un je ou d’un moi qui en est le sujet. Le caractère propre de l’expérience consciente en général est ce que l’on peut appeler l’égocentricité: le fait que cette expérience n’est accessible qu’à partir d’un point de vue personnel irréductible. Selon l’expression de Nagel (1979), tout organisme qui a une expérience consciente doit éprouver un certain sentiment, tel que cela lui fait «un certain effet» ou un «comment c’est» (what it is like ) d’être cet organisme.

Mais toutes ces caractéristiques des expériences ont été contestées, de divers points de vue. Tout d’abord, on fait valoir que l’immédiateté des contenus d’expérience donnés dans la sensation et la perception est douteuse, s’il est vrai, comme on le constate souvent, que les contenus d’actes de perception sont influencés par la possession de concepts et l’exercice de jugements. Dans certaines illusions visuelles par exemple, comme l’illusion de Müller-Lyer, on perçoit deux lignes égales comme inégales, parce que l’acte de perception présuppose une hypothèse ou un jugement. Les théories intellectualistes de la perception soutiennent que toute perception est en réalité un jugement, et que le donné «pur» de la sensation est en fait inféré.

Ensuite, les qualités sensibles ou phénoménales des expériences sont-elles bien des propriétés mentales irréductibles? Un matérialiste, en particulier, soutiendra que les couleurs ne sont pas des sensations subjectives ou phénoménales, mais peuvent être réduites à leurs bases physiques, si l’on établit une corrélation objective entre les propriétés physiques des objets colorés (par exemple certaines longueurs d’ondes) et des variations systématiques dans nos récepteurs sensoriels et des événements neurophysiologiques «responsables» de nos expériences (Armstrong, 1968). En ce sens, les qualités secondes seraient plutôt comme les concepts d’«espèces naturelles» (telles que «tigre», «eau» ou «or»), dont les propriétés phénoménales correspondent à des constitutions internes ou des essences réelles (comme le soutenait Leibniz dans les Nouveaux Essais ).

L’idée d’une expérience privée est tout aussi contestable. Elle est traditionnellement associée à l’image «cartésienne», mais aussi empiriste, selon laquelle nous avons une connaissance immédiate, infaillible et intrinsèquement subjective des contenus de notre esprit, à travers les représentations ou «idées» qu’il produit. C’est cette conception cartésienne de l’expérience que Wittgenstein attaque quand il critique l’idée d’un «langage privé». Un tel langage, s’il se limitait à des noms de sensations ou d’expériences («douleur», «rouge») dont la signification serait fixée exclusivement par des expériences privées, serait, selon Wittgenstein, impossible car tout langage véritable suppose des critères et des règles publics d’usage des expressions. Il s’ensuit que toute conception selon laquelle nous acquérons le sens de mots comme «douleur» à travers des expériences privées – comme le cartésianisme ou l’empirisme –, et, par conséquent, toute conception qui définit le mental par son caractère privé, est incohérente. L’égocentricité de l’expérience est un mythe. Wittgenstein se rapproche ainsi des auteurs qui contestent l’existence du moi comme propriétaire de ses expériences, comme Lichtenberg («Il pense» plutôt que «Je pense») ou Mach («Le moi est insauvable»). Wittgenstein ne nie cependant pas l’existence d’états mentaux tels que des expériences, et la différence entre de tels états et des états «publics» comme les croyances et les «attitudes propositionnelles» (tous les états doués d’un contenu «propositionnel» comme croire que , douter que , désirer que , etc.). Il n’entend pas, comme les béhavioristes et les physicalistes, réduire les expériences à des formes particulières de croyances, elles-mêmes réductibles à des dispositions au comportement observable ou à des événements physiques. Sa position est plutôt que les expériences, tout comme les autres états psychologiques, se définissent, dans nos «jeux de langage», par certains critères objectifs et publics. Ces critères ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’expériences ou d’attitudes propositionnelles. En ce sens, l’asymétrie du point de vue des états mentaux attribués à la première personne et du point de vue de ceux qui sont attribués à la troisième personne n’est pas en cause. Mais c’est être victime d’une illusion que de supposer que les propriétés des expériences s’expliquent par l’existence d’une substance sous-jacente, qu’elle soit physique ou mentale.

Ces critiques sont-elles fondées? Est-il vrai, d’une part, que le contenu des expériences est nécessairement influencé par des jugements ou des inférences ? Jusqu’à un certain point seulement. Les philosophes qui insistent sur le fait que la perception n’est pas une réception passive du donné ont raison en ceci que, dans de nombreux cas (comme les illusions visuelles ou la perception de figures impliquant des changements de forme, comme le cube de Necker), une maîtrise conceptuelle est requise pour qu’un sujet puisse saisir le contenu d’une expérience. En ce sens, comme le dit R. Gregory (1970), la perception est comparable à une hypothèse. Mais il ne s’ensuit pas que le contenu d’une expérience, visuelle par exemple, s’identifie avec des jugements fondés sur cette expérience. Il faut distinguer ceux-ci du contenu représentationnel de l’expérience, qui véhicule une information non conceptualisée. Si l’on ne faisait pas cette distinction, on ne comprendrait pas pourquoi, dans une illusion visuelle, l’illusion demeure même après qu’on a pris conscience de sa nature illusoire.

La plupart des psychologues contemporains admettent que les systèmes de traitement de l’information sensorielle sont autonomes par rapport aux processus supérieurs de pensée et de jugement. Ils véhiculent une information «modulaire», qui se signale par son caractère rapide, automatique, isolé par rapport aux contenus des processus «centraux» (Fodor, 1983). L’influence des croyances d’arrière-plan sur la saisie des contenus d’expérience ne peut intervenir qu’à un stade ultérieur, distinct des processus cognitifs de traitement de l’information sensorielle. Il y a donc bien, en ce sens, expérience d’un donné pur, non conceptualisé. Est-il vrai, d’autre part, que le contenu subjectif de l’expérience pourrait être éliminé? C’est douteux. D’un côté, le contenu des qualités secondes, comme les couleurs, ne peut être spécifié sans faire appel à la manière dont les objets présentés nous apparaissent et, en ce sens, comme l’ont soutenu, contre les réductions matérialistes, de nombreux philosophes contemporains (Kripke, 1980; Mc Ginn, 1983), ces propriétés sont intrinsèquement subjectives. Il en est de même, selon Mc Ginn, des pensées «indexicales» (comme «je suis ici», «je parle maintenant»), qui enveloppent un mode de présentation irréductible à la première personne. En ce sens, le point de vue «cartésien» selon lequel ces expériences et ces pensées ont un caractère infaillible et incorrigible (au sens où nous ne pouvons pas ignorer que nous les avons) est justifié.

Il en est de même pour l’expérience consciente, qui résiste à toutes les tentatives de réduction matérialiste. Qu’on rapporte ou non cette expérience à la position ontologique d’un moi substantiel, il faut bien admettre qu’il y a, comme le soutient Nagel, une objectivité du point de vue subjectif impliqué par toute expérience. Notons ici, sans pouvoir l’aborder, une conséquence intéressante de cette irréductibilité des qualités secondes: si, comme Hume (Traité , III, II, 1), on compare la perception des propriétés morales comme la vertu ou le vice à la perception des qualités sensibles, nous pouvons très bien considérer les valeurs comme faisant «partie du monde», bien qu’elles soient, selon cette interprétation, subjectives (Mc Ginn, 1983).

Le défi empiriste

L’empirisme a ceci de commun avec la conception «cartésienne» de l’esprit qu’il conçoit les expériences comme des épisodes mentaux conscients (des «idées»), qui nous représentent le monde d’une certaine façon. Comme le cartésianisme, il est une tentative pour fonder la connaissance. Mais, sous ses formes classiques, il s’en distingue à la fois par ses moyens et par ses résultats. D’une part, en effet, alors que le rationalisme cartésien admet que la connaissance trouve sa source dans les idées innées que nous avons dans l’esprit, l’empirisme entend au contraire dériver l’ensemble de nos idées de l’expérience sensible, conformément à l’image lockéenne de la tabula rasa . Mais, d’autre part, il aboutit, dans cette tentative fondationnelle, à un résultat qui apparaît exactement inverse de celui qui était escompté. Berkeley ne fait en quelque sorte que tirer les conclusions de la distinction lockéenne entre qualités secondes et qualités premières, quand il soutient que l’inéliminabilité des expériences subjectives que les objets ont le pouvoir de causer en nous est aussi bien la preuve que nous ne pouvons pas poser, au-delà de ces expériences, la réalité substantielle que, selon Locke, ces expériences ont à charge de représenter.

Comme on l’a souvent dit, il ne restait plus à Hume, une fois abandonnées l’idée lockéenne du moi et l’idée berkeléyenne de Dieu, qu’à radicaliser ces conséquences, et à conclure que toute tentative, pour fonder la connaissance sur l’expérience sensible, doit conduire à une forme de scepticisme. Le scepticisme humien n’est cependant pas le scepticisme traditionnel. Il ne nie pas que nous puissions parvenir à des vérités, mais il soutient que ces vérités, dans la mesure où elles ne peuvent reposer que sur des principes tirés de l’expérience, n’ont aucun fondement ultime rationnel. Elles ne sont «fondées» que dans la «nature humaine». Car l’expérience n’est pas, selon Hume, un pur chaos d’impressions sensibles. Elle repose sur des principes. Ce sont ceux qui organisent les atomes des «impressions» en «idées», selon des règles d’association, fournies par l’habitude et l’imagination, conçues comme des propensions naturelles de l’esprit à aller au-delà de ce qui lui est donné dans l’expérience.

Nous projetons ainsi dans le futur nos expériences immédiates et passées, de manière à produire des concepts, qui en sont non seulement des copies lointaines, mais qui s’écartent des données immédiates. L’une de ces projections est l’idée de nécessité, ou plus exactement de nécessité causale, dont la seule origine dans l’esprit est la répétition de régularités observées dans l’expérience. La célèbre critique humienne de la causalité (son scepticisme «inductif», bien que Hume n’emploie pas ce terme) consiste à dire que notre seule connaissance d’une relation causale nécessaire (ou rationnelle) repose sur l’expérience (au sens d’une induction des cas passés aux cas futurs), mais que le raisonnement inductif en question n’est lui-même fondé sur rien, sinon sur la supposition que le futur ressemblera au passé, et que tout «fondement» rationnel de l’induction est donc circulaire.

Il ne sert à rien d’objecter, comme Kant, contre l’empirisme humien, que la «dérivation empirique» des connaissances et des concepts répond seulement à la question quid facti? , au fait de la connaissance, et non pas à la question quid juris? , celle du droit de la connaissance, et qu’elle manque ainsi le caractère de validité, de normativité et d’universalité qui fait partie du concept même de connaissance. Car Hume n’ignore pas la question de droit, ni la question critique qui porte sur les limites de toute connaissance. La fonction des «règles générales» et des «règles correctives» chez Hume est précisément de tracer les limites des prétentions à la connaissance, qui ne doivent pas aller au-delà de ce que l’expérience nous permet d’affirmer. Celle-ci joue en ce sens le rôle d’un principe de délimitation du sens et non-sens (cf. la dernière phrase de l’Enquête sur l’entendement humain ). Mais Hume nie qu’il y ait une réponse non circulaire à la question quid juris? Il prétend justement qu’il n’y a pas de réponse fondationnelle à cette question et nous défie de trouver de bonnes raisons à nos croyances. C’est une réduction à l’absurde de tout projet fondationnel en théorie de la connaissance, qu’on ne peut donc lui reprocher de ne pas avoir réalisé.

Une objection plus opérante à l’encontre de l’empirisme humien doit être dirigée contre son analyse des expériences élémentaires, et de leur relation aux croyances et aux jugements qui sont supposés en être dérivés. Hume, en assimilant la croyance à une juxtaposition d’idées dans l’esprit, ignore son caractère propositionnel: croire, c’est croire que , c’est être capable de former des jugements. Mais ce n’est pas seulement parce que nous avons des expériences et des croyances qui en dérivent que nous sommes en mesure de juger quelque chose, mais aussi parce que nous pouvons exercer des jugements au moyen de concepts, en unifiant des représentations. Le véritable défaut de l’empirisme est qu’en réduisant la différence entre croire et concevoir, entre un état subjectif et une visée objective il tend à annuler la notion même d’un jugement sur les choses.

Le transcendantal et l’expérience possible

Le principe fondamental de la critique kantienne de l’empirisme tient dans la distinction entre une déduction seulement «empirique» des concepts à partir d’un donné et une déduction «transcendantale» de ces mêmes concepts qui s’adresse non pas à la question de leur origine dans une expérience actuelle ou passée, mais à celle de leur capacité à articuler une expérience possible, c’est-à-dire une expérience en général, envisagée à partir de ses conditions et qui puisse nous révéler quelque chose d’objectif, et non simplement les principes subjectifs de nos représentations (que l’empirisme humien concevait cependant comme indépendants de la position d’un sujet substantiel). Mais cette objectivité ne peut être atteinte que s’il entre, dans notre connaissance de la nature, un certain nombre d’éléments a priori, non dérivables de l’expérience elle-même. Ce sont, d’une part, les formes a priori de l’intuition sensible, l’espace et le temps, objets d’une esthétique transcendantale, et, d’autre part, les concepts ou catégories de l’entendement, et l’ensemble des principes, objets d’une analytique transcendantale.

Pour Kant, le fait que certains jugements et certaines connaissances soient par définition soustraits à l’expérience ne fait pas problème. C’est le cas des jugements logiques, qui ont bien le statut de vérités simplement conceptuelles ou «analytiques», parce qu’ils énoncent toujours une relation entre le concept d’un sujet et le concept d’un prédicat qui y est «contenu», à la différence des vérités synthétiques qui ajoutent aux concepts quelque chose de l’expérience. C’est le cas également des vérités mathématiques. Contrairement à Leibniz, qui rangeait celles-ci à côté des vérités analytiques de la logique – opposées aux vérités de fait ou d’expérience –, Kant soutient qu’elles construisent des concepts dans une intuition pure et sont, en ce sens, synthétiques a priori. Pour ces vérités mathématiques, le problème transcendantal ou critique, celui des conditions a priori d’une expérience possible, ne se pose pas, parce qu’elles n’ont aucune relation à une expérience sensible.

Ce problème se pose en revanche lorsqu’on s’interroge sur la possibilité de l’expérience en se demandant s’il peut y avoir des jugements synthétiques a priori pour la physique, c’est-à-dire pour notre connaissance de la nature et des existences. Cellesci semblent, par opposition aux concepts construits en mathématiques, contingentes. Comment peuvent-elles être rendues nécessaires et a priori, et comment transformer la sensation en connaissance empirique sans rien emprunter à l’expérience même? La solution kantienne consiste à dire que la synthèse a priori n’est possible en physique que parce que «nous n’empruntons à l’expérience rien de plus que ce qui est nécessaire pour en donner un objet du sens soit externe, soit interne» (Critique de la raison pure , 541, A 848), c’est-à-dire la matière et le mouvement. C’est pourquoi il faut, dans la déduction des concepts purs de l’entendement, distinguer la synthèse mathématique et la synthèse dynamique. N’y a-t-il pas ainsi une circularité dans le projet critique, qui entend fonder l’expérience en recourant aux données de l’expérience? Non, si le minimum qu’on emprunte à celle-ci est déjà, comme c’est le cas chez Kant, une abstraction à partir de la diversité empirique.

Pour la même raison, on manque le sens du projet transcendantal si l’on conçoit la déduction des concepts et des principes de l’entendement comme une sorte de genèse de formes pures, indépendante de toute expérience, alors même que cette déduction suppose cet emprunt minimal à l’expérience sensible (Vuillemin, 1955). C’est l’erreur que commettent les post-kantiens, et en particulier Hegel quand il reproche à la critique kantienne de vouloir «apprendre à nager avant d’aller dans l’eau». D’abord, il y a l’expérience; ensuite, la critique. La réponse au scepticisme de Hume vient alors de ce que les principes de l’expérience possible sont rendus nécessaires par leur rapport aux actes synthétiques d’un Je pense qui unifie le divers de l’intuition sensible dans des jugements qui peuvent par là acquérir un statut objectif. À la subjectivité empirique, que l’empirisme concevait comme une simple accumulation de principes de la «nature humaine», s’oppose ainsi la subjectivité transcendantale, qui accompagne toute synthèse de représentations, fondant ainsi la connaissance d’expérience.

L’empirisme logique et la construction logique du monde

Le programme empiriste classique ne peut mener qu’au scepticisme, parce qu’il paraît incapable de fonder la connaissance, et en particulier la connaissance scientifique, sur l’expérience sensible: comment celle-ci, si elle est intrinsèquement subjective, peut-elle justifier une connaissance objective et universelle? Et comment peut-on espérer dériver «empiriquement» les concepts des mathématiques et de la logique, alors même qu’ils sont indépendants de l’expérience? La tentative de Stuart Mill (1852) pour faire des mathématiques et de la logique des sciences «expérimentales» dans leurs contenus mêmes est à cet égard exemplaire de cet échec, comme l’ont bien montré Husserl et Frege dans leur critique du psychologisme du XIXe siècle, lequel dissout véritablement l’objectivité de la logique et de ses lois dans ce que Frege appelait la «bassine psychologique».

Si l’empirisme veut, à l’encontre du scepticisme et du rationalisme kantien, maintenir son projet, il a tout intérêt à renoncer à ce type de dérivation. C’est ce qu’ont bien compris les philosophes du Cercle de Vienne, quand ils ont cherché à reformuler l’empirisme sur de nouvelles bases. Le principe de cette reformulation repose à la fois sur l’acceptation de la distinction entre des vérités synthétiques et des vérités analytiques, et sur le refus de tracer cette distinction à la manière kantienne. D’une part, selon les positivistes logiques, tout l’a priori est reporté du côté de l’analytique, et l’on revient ainsi à la forme leibnizienne de la distinction: aucune connaissance synthétique ne peut être a priori. D’autre part, l’analytique est défini, contre Kant, comme une propriété des formes du langage et de la signification, et non pas comme une propriété des formes de la pensée en général. Il tient aux faits que certaines vérités (celles de la logique et des mathématiques) sont vraies seulement en vertu des significations des termes qui y figurent. Mais ces vérités sont purement conventionnelles: elles relèvent seulement des décisions que nous avons prises de leur conférer ce statut. C’est pourquoi elles ne disent, selon l’expression de Wittgenstein dans le Tractatus , «rien»: ce sont de pures formes linguistiques, réductibles à des tautologies logiques. Par opposition, les énoncés synthétiques sont ceux qui tirent leur signification de leur rapport, direct ou indirect, à l’expérience sensible.

Deux projets parallèles sont issus de cette redéfinition de la distinction analytique/synthétique. Le premier est le programme de réduction du «langage de la science» à une base purement empirique et observationnelle. Le second est le programme avancé principalement par Carnap (1928) d’une «construction logique du monde» à partir des données de l’expérience sensible. Chacun de ces projets illustre des difficultés semblables de la version fondationnaliste de l’empirisme.

Le second projet est le plus original, parce qu’il cherche à obtenir le même résultat que la déduction transcendantale kantienne, mais par des moyens confinés au cadre strict de l’empirisme (Vuillemin, 1971; Granger, 1984; Proust, 1986). Dans l’Aufbau , Carnap entreprend de «constituer» l’ensemble des concepts de notre connaissance du monde à partir des vécus élémentaires de l’expérience. Son projet a certaines affinités avec le programme phénoménologique de Husserl (1948, cf. Carnap, 1928, paragr. 3) à la même époque, qui entreprenait de fonder les essences sur les vécus phénoménologiques de l’expérience. Mais, contrairement à Husserl, Carnap refuse toute essence, tout synthétique a priori, tout «a priori matériel» et toute subjectivité transcendantale. Son inspiration initiale provient plutôt de Russell, qui avait cherché, dans «Sur les relations des données sensibles à la physique» (1914, in Russell, 1918), à analyser la matière et les objets physiques comme des complexes de données sensorielles (sense data ), définies comme des atomes de sensation. Les «choses» se réduisent aux classes de leurs apparences. Ces classes sont alors construites, selon les moyens de la logique, comme des conjonctions de propositions élémentaires traduisant ces expériences, en remplaçant, sur le modèle de la théorie des descriptions (Russell, 1912), toutes les entités «inférées» ou abstraites par des «constructions logiques» ne faisant plus référence à ces entités.

Mais Russell ne parvenait pas à éliminer, dans les propositions atomiques de base, les «particuliers égocentriques», c’est-à-dire toutes les expressions démonstratives (telles que ceci , ici , ou maintenant ), qui font référence à des données irréductiblement subjectives de l’expérience. Le résultat était que l’objectivité de la réduction des choses physiques aux données sensibles n’était pas garantie. Carnap reprend le problème à ce point, en prenant comme base de son système des expériences élémentaires globales, ou «vécus» (Erlebnisse ), qui s’organisent à partir d’une relation de «ressemblance mémorielle» (Erinnerung ).

C’est l’analogue de l’emprunt «minimal» à l’expérience de la déduction kantienne. Mais comment échapper à la difficulté du caractère nécessairement privé de ces expériences, donc au solipsisme? Comment dériver le «langage physicaliste» de la science, qui est intersubjectif, du «langage phénoménal», apparemment subjectif? La solution de Carnap tient à ceci que l’expérience élémentaire est déjà une relation (la similarité) entre des qualités perçues, et peut ainsi se prêter à une traduction structurale de ces données phénoménales, donc à une forme objective. À partir de là, la procédure de «quasi-analyse» permettra de construire les concepts plus complexes à partir des contenus simples d’expérience, individualisés par leurs formes, en ne recourant qu’aux ressources (analytiques) de la logique.

La construction carnapienne se heurte cependant à des difficultés, qui ont été particulièrement analysées par Goodman (1951). Des vécus élémentaires (par exemple des couleurs) se ressemblent par leurs parties. Mais deux ensembles de couleurs approximativement semblables peuvent donner lieu à des ressemblances fortuites, quand les couleurs sont vagues («compagnonnage»). Corrélativement, certaines classes de qualités perçues peuvent se constituer sans provenir de classes vraiment différentes («communauté imparfaite»). Les qualia semblent par essence trop vagues pour assurer le caractère déterminé de la base empirique.

Carnap abandonna ultérieurement la tentative de fonder le langage physicaliste sur la base phénoménale. Inversement, la base physicaliste ne peut pas réduire les concepts abstraits de la physique (électron, atome, etc.) à des données observationnelles. Goodman reprit la tentative constructionnelle, mais conclut qu’il n’y avait pas de langage privilégié à partir duquel fonder la constitution du monde sensible, et donc pas de priorité possible, sur le plan ontologique, d’une base sur une autre, dont le choix devient arbitraire. Russell lui-même (1940, 1948) reprit son projet initial d’élimination des particuliers égocentriques. Tous se réduisent au démonstratif «ceci», lequel peut se réduire à des «complexes de qualités» propres à l’état présent de mon expérience, puis à des universaux exemplifiés dans un présent («Ceci est rouge» = «Rougeur ici»). Mais cette analyse se heurte à la même difficulté que précédemment: la réduction de l’égocentricité de l’expérience à des complexes d’événements objectifs ne peut se faire que moyennant l’emploi de particuliers égocentriques, en sorte qu’aucune neutralisation de la subjectivité de l’expérience sensible ne paraît possible (Vuillemin, 1971). Russell en conclut que l’empirisme rencontre nécessairement des «limites».

Théorie et expérience

Le programme empiriste logique d’une réduction du langage de la science à des données observables rencontre des limites analogues. Alors que le positivisme classique (celui de Comte et de Mill) entendait réduire la science à l’énoncé de «lois des phénomènes», le positivisme viennois reformule le problème dans un cadre linguistique. Selon le célèbre «critère de signification» des Viennois, seuls sont doués de sens les énoncés qui tombent d’un côté ou de l’autre de la barrière analytique/synthétique, et seuls ont une signification «cognitive» les énoncés qui donnent lieu à des observations permettant de les confirmer ou de les infirmer, c’est-à-dire qui permettent de dériver, avec des règles d’inférences logiques et des règles auxiliaires, des énoncés d’observation.

D’une part, cela délimite la science et la métaphysique, comme le sens opposé au non-sens. D’autre part, le langage de la science (par exemple celui de la physique) se trouve scindé en deux langages distincts: le langage théorique, qui contient des termes désignant des entités inobservables tels que «atome» ou «électron», et le langage observationnel, contenant des termes publiquement observables, tels que «chaud» ou «rouge». La corrélation entre les deux vocabulaires est établie, selon Carnap, par des «règles de correspondance», qui montrent comment les termes du vocabulaire théorique, qui ne sont que «partiellement» interprétés, reçoivent leur interprétation complète avec les termes du vocabulaire observationnel. Par exemple, «température» s’interprète, moyennant des règles sur la mesure, par des énoncés observationnels rapportant des constats sur un thermomètre.

Cette analyse est conforme à la conception hypothético-déductive classique des théories scientifiques: celles-ci sont des ensembles de lois, soumises au verdict de l’expérience par le biais des prédictions qu’on peut en déduire (moyennant des hypothèses auxiliaires ou des conditions initiales) et par là vérifiées ou infirmées. L’histoire du positivisme logique au XXe siècle s’identifie aux tentatives faites par les philosophes de cette tradition pour spécifier la «base empirique» adéquate et pour établir la corrélation recherchée entre termes théoriques et termes observationnels.

Le critère de signification empirique subit des reformulations constantes (Hempel, in Jacob, 1980). Carnap finit par admettre, dans les années 1950, que les termes théoriques étaient probablement inéliminables, en partie sous l’influence de Popper, qui soutient que le seul véritable critère de «démarcation» de la science et de la métaphysique est la réfutabilité des énoncés scientifiques, plutôt que leur confirmabilité. Selon la conception rationaliste de Popper (1936), les scientifiques formulent des théories audacieuses, qu’ils soumettent à des tests sévères. Le contact des hypothèses et de l’expérience est essentiellement négatif, et l’on doit renoncer à l’inductivisme qui sous-tend la conception positiviste: la relation entre théorie et expérience n’est pas celle d’une confirmation, mais celle d’une infirmation. À cela s’ajoute le fait que toute tentative pour fonder une «logique de la confirmation» des théories scientifiques échoue, si l’on entend réduire le raisonnement scientifique à une forme de raisonnement inductif (cf. Popper, in Jacob, 1980). Une autre critique du réductionnisme positiviste est venue de Quine (1960), qui soutient que la notion de signification – et par conséquent de signification empirique – est trop indéterminée pour pouvoir se prêter au rôle fondationnel que lui assignait Carnap. Il s’ensuit, selon Quine, que la distinction analytique/synthétique, entre des énoncés vrais indépendamment de l’expérience et des énoncés vrais en vertu de leur signification seule, n’est pas tenable, et qu’à la limite tout énoncé, y compris logique, est en principe susceptible de révision. Quine affirme un «holisme» radical: nos énoncés sur la nature ne rencontrent pas l’expérience un à un, mais en totalité, sans qu’aucun énoncé individuel puisse infirmer une théorie. Ce holisme s’inspire directement de la fameuse thèse que Duhem (1906) avait soutenue au sujet des théories physiques: il n’y a pas d’expérience «cruciale» en physique, c’est-à-dire d’expérience pouvant à elle seule confirmer ou infirmer une théorie.

À ces critiques philosophiques du programme empiriste en philosophie des sciences s’ajoutent celles des historiens des sciences. Au moment où, en France, dans les années 1950, le «rationalisme appliqué» de Bachelard (1949) s’opposait à des versions plus classiques du positivisme, pour affirmer la préséance de la théorie sur l’observation, des philosophes américains soutenaient la thèse selon laquelle toute observation scientifique est imprégnée de théorie, et suppose une interprétation des données que les empiristes essayaient d’isoler comme purement observationnelles. Par exemple, Hanson (cf. Jacob, 1980) soutient que Ticho Brahe (partisan du géocentrisme) et Kepler (partisan de l’héliocentrisme) ne voyaient pas la même chose en voyant le soleil se lever. Bien que leurs données visuelles fussent apparemment identiques, les jugements théoriques qui affectaient leur observation changeaient les contenus de leurs expériences. L’expérimentation scientifique même, dans la mesure où elle recourt à des instruments, est «chargée de théorie». Il s’ensuit que la distinction positiviste entre termes théoriques et termes observationnels doit être abandonnée. Kuhn (1962) tire une conséquence extrême d’analyses de ce type: que chaque théorie scientique porte avec elle des interprétations et des significations spécifiques des termes qu’elle avance, en sorte que ces termes n’ont aucune référence commune d’une théorie à une autre. Par exemple, «masse» ne peut pas signifier, ni par conséquent désigner, la même chose en physique newtonienne et en physique relativiste. Les théories elles-mêmes sont sous l’influence de «paradigmes», c’est-à-dire de formes globales d’interprétation de l’expérience qui sont essentiellement «incommensurables».

Si ces réactions contre la philosophie empiriste des sciences sont fondées, sommes-nous néanmoins tenus d’admettre les conséquences qu’on en tire? Tout d’abord, la notion d’une incommensurabilité des théories scientifiques contredit apparemment la pratique scientifique elle-même, s’il est vrai que la réfutation d’une théorie suppose que les savants soient en mesure de parler de la même chose, donc de donner une référence commune à leurs termes. Même si elles «construisent» et informent l’expérience, les théories scientifiques ne sont pas de pures fictions, créant une réalité plutôt que se confrontant à elle. De même, l’idée de «schèmes conceptuels» (ou d’«épistèmès», dans l’épistémologie structuraliste française des années 1960) qui organiseraient l’expérience conduit à une forme de relativisme douteuse: pour qu’on puisse établir la prétendue incommensurabilité entre les schèmes, il faut pouvoir les rapporter à des systèmes de coordonnées communes; il faut pouvoir traduire les conceptions «étrangères» à un schème donné dans notre langage pour pouvoir éventuellement conclure à des différences locales, mais non globales. En ce sens, l’idée relativiste (si prégnante, par exemple, en anthropologie) d’une expérience, relative à un langage ou à une culture, radicalement différente de la nôtre est a priori douteuse (Davidson, 1969). Ensuite, comme on l’a vu plus haut, le fait que des jugements théoriques influencent la perception des données n’implique pas qu’il n’y ait pas dans les processus «modulaires» de traitement de l’information, des données indépendantes de ces jugements. Pourquoi alors l’idée empiriste de données observationnelles «pures» ne serait-elle pas partiellement justifiée, ou tout au moins compatible avec l’influence des inférences théoriques à un stade distinct de la théorisation scientifique (Fodor, 1984)? On pourrait ainsi concilier le caractère autonome du donné avec le caractère inférentiel des croyances scientifiques.

Le postulat de base de l’empirisme est celui d’une homogénéité de principe entre la perception et la science, et cette philosophie est une tentative, très ambitieuse, pour réconcilier l’image «manifeste» (W. Sellars) du monde que nous donne l’expérience commune avec l’image sophistiquée que nous en donne la science. Cette philosophie échoue à concilier l’objectivité de cette dernière avec la subjectivité intrinsèque de la première, s’il y a bien, comme le montre l’histoire des sciences, une rupture entre science et perception. La démarche transcendantale partage pourtant le même postulat: les formes a priori de l’expérience possible doivent concorder avec les données de l’expérience réelle, telle que la science les fournit. La conclusion qui semble s’imposer est que tout projet de fonder la connaissance sur ce postulat paraît voué à l’échec. Il ne s’ensuit pas que tout projet fondationnel soit caduc (cf. Granger, 1984), ni que la vérité des théories scientifiques puisse être établie indépendamment de tout recours à quelque chose que l’on doit bien appeler des «faits» ou une «expérience». Et il ne s’ensuit pas que l’image «scientifique» du monde soit seule réelle, si la vision subjective que nous en donne l’expérience est irréductible.

expérience [ ɛksperjɑ̃s ] n. f.
• v. 1260; lat. experientia, de experiri « faire l'essai de »
1Le fait d'éprouver qqch., considéré comme un élargissement ou un enrichissement de la connaissance, du savoir, des aptitudes. 1. pratique, usage. Avoir une longue expérience, l'expérience prolongée d'une chose. habitude, routine. L'expérience du monde, des hommes. De longues années d'expérience. « Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié » (La Bruyère) . « Il connaissait par expérience la prodigieuse crédulité de ces hommes » (Mac Orlan). Faire l'expérience de qqch. éprouver, expérimenter, ressentir.
2Événement vécu par une personne, susceptible de lui apporter un enseignement. Ses premières expériences dans le métier. apprentissage. C'est une expérience qu'il ne recommencera pas ! Retirer qqch., tirer profit d'une expérience. Une nouvelle expérience amoureuse, sentimentale. Avoir une expérience homosexuelle. Collect. L'expérience rend prudent (cf. Chat échaudé craint l'eau froide). « Plutôt que répéter sans cesse à l'enfant que le feu brûle, consentons à le laisser un peu se brûler. L'expérience instruit plus sûrement que le conseil » (A. Gide).
Pratique, généralement prolongée, que l'on a eue de qqch., considérée comme un enseignement. Un jeune conducteur sans expérience, inexpérimenté. L'expérience lui a montré, appris que... « cette compétence jamais en défaut et qui semblait le fruit de l'expérience » (Martin du Gard).
Spécialt EXPÉRIENCE (PROFESSIONNELLE) : expérience acquise au cours de l'exercice d'une profession. Recruter un jeune diplômé sans expérience professionnelle, un ingénieur avec cinq ans d'expérience minimum.
3Absolt Connaissance de la vie acquise par les situations vécues. connaissance, 2. savoir, science. Avoir plus de courage, de bonne volonté que d'expérience. Acquérir de l'expérience en vieillissant. mûrir. Il a trop d'expérience pour qu'on lui apprenne ce qu'il en est (cf. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces). Les jeunes manquent d'expérience. Un homme d'expérience ( expérimenté) . L'homme « tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs » (Pascal).
4Le fait de provoquer un phénomène dans l'intention de l'étudier. épreuve, essai, expérimentation; événement. « Une expérience unique sur l'accélération des corps fait découvrir les lois de leur chute » (d'Alembert). Expérience scientifique. Faire une expérience, des expériences de physique, de chimie. analyse; manipulation. Se livrer à des expériences dangereuses. Expérience nucléaire. Laboratoire d'expériences. Sujet d'expérience. cobaye. Expérience de psychologie ( 2. test) . Expérience de sociologie. enquête, sondage. Expérience concluante, décisive. L'expérience (distinguée de l'observation, opposée à l'hypothèse et à la déduction). Hypothèse confirmée, infirmée par l'expérience. Sciences reposant sur l'observation et l'expérience. empirisme. « L'expérience [...] est le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous » (Cl. Bernard). expérimental.
Par ext. Cour. essai, tentative. Tenter une expérience. Expérience malheureuse. Les expériences d'un pays dans le domaine économique, social. Suivi d'un n. pr. « C'est ce qui rend si pathétique cette dernière expérience de Gaulle » (F. Mauriac).
⊗ CONTR. Théorie. Raison. Ignorance, inexpérience.

expérience nom féminin (latin experientia, de experiti, faire l'essai) Pratique de quelque chose, de quelqu'un, épreuve de quelque chose, dont découlent un savoir, une connaissance, une habitude ; connaissance tirée de cette pratique : Conducteur sans expérience. Fait de faire quelque chose une fois, de vivre un événement, considéré du point de vue de son aspect formateur : Avoir une expérience amoureuse. Action d'essayer quelque chose, de mettre à l'essai un système, une doctrine, etc. ; tentative : Tenter une expérience de vie commune. Mise à l'épreuve de quelque chose, essai tenté sur quelque chose pour en vérifier les propriétés ; expérimentation : Faire l'expérience d'un médicament. Épreuve qui a pour objet, par l'étude d'un phénomène naturel ou provoqué, de vérifier une hypothèse ou de l'induire de cette observation : Expérience de chimie. Astronautique Matériel scientifique embarqué sur un engin spatial. Statistique Ensemble d'opérations à exécuter pour vérifier une probabilité. ● expérience (citations) nom féminin (latin experientia, de experiti, faire l'essai) Gaston Bachelard Bar-sur-Aube 1884-Paris 1962 Une expérience scientifique est […] une expérience qui contredit l'expérience commune. La Formation de l'esprit scientifique Vrin Claude Bernard Saint-Julien, Rhône, 1813-Paris 1878 L'observation est l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur. Introduction à l'étude de la médecine expérimentale Paul, dit Tristan Bernard Besançon 1866-Paris 1947 L'humanité qui devrait avoir six mille ans d'expérience retombe en enfance à chaque génération. Contes, Répliques et Bons Mots Livre-Club du Libraire André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 C'est avant tout la poursuite de l'expérience qui importe : la raison suivra toujours, son bandeau phosphorescent sur les yeux. Le Surréalisme et la Peinture Gallimard Denis Diderot Langres 1713-Paris 1784 Je suis plus sûr de mon jugement que de mes yeux. Pensées philosophiques Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour. Fables, le Chat et un vieux rat Maurice Merleau-Ponty Rochefort 1908-Paris 1961 Comme la nervure porte la feuille du dedans, du fond de sa chair, les idées sont la texture de l'expérience […]. Le Visible et l'Invisible Gallimard Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval Paris 1808-Paris 1855 Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère. Les Filles du feu, Sylvie Jules Renard Châlons, Mayenne, 1864-Paris 1910 Expérience : un cadeau utile qui ne sert à rien. Journal, 29 janvier 1893 Gallimard Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz Montmirail 1613-Paris 1679 […] L'expérience nous fait connaître que tout ce qui est incroyable n'est pas faux. Mémoires Charles Augustin Sainte-Beuve Boulogne-sur-Mer 1804-Paris 1869 Il n'est que de vivre : on voit tout et le contraire de tout. Causeries du lundi Charles Augustin Sainte-Beuve Boulogne-sur-Mer 1804-Paris 1869 L'expérience est utile, elle est féconde ; oui, mais comme un fumier qui aide à pousser des blés et des fleurs. Mon étable est pleine ; cela sent bien mauvais. Mes poisons Hippolyte Adolphe Taine Vouziers 1828-Paris 1893 Académie française, 1878 Qui goûte de tout se dégoûte de tout. Vie et opinions de Thomas Graindorge Antoine des Arens, latinisé en Antonius d'Arena Solliés, près de Toulon, ?-Solliés, près de Toulon, 1544 Crois-en Robert, qui le sait par expérience. Experto crede Roberto. Benjamin Franklin Boston 1706-Philadelphie 1790 L'expérience est une école onéreuse, mais les sots ne s'instruisent que là. Experience keeps a dear school, but fools will learn in no other. Poor Richard's Almanac Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde Dublin 1854-Paris 1900 L'expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs. Experience is the name everyone gives to their mistakes. L'Éventail de Lady Windermereexpérience (expressions) nom féminin (latin experientia, de experiti, faire l'essai) Connaître quelque chose d'expérience, grâce à une connaissance acquise par la pratique. Faire l'expérience de quelque chose, l'éprouver par soi-même. Expérience de satisfaction, moment originaire, pour Freud, d'où découlent les tentatives ultérieures de recherche du plaisir au moyen d'objets substitutifs d'un premier objet libidinal (avant tout la mère), cause de cette expérience. ● expérience (synonymes) nom féminin (latin experientia, de experiti, faire l'essai) Pratique de quelque chose, de quelqu'un, épreuve de quelque chose, dont découlent...
Synonymes :
- apprentissage
- fréquentation
- habitude
- pratique
- usage
Contraires :
- inexpérience
Action d'essayer quelque chose, de mettre à l'essai un système, une...
Synonymes :
- tentative
Mise à l'épreuve de quelque chose, essai tenté sur quelque chose pour...
Synonymes :
- essai
- expérimentation
- test

expérience
n. f.
d1./d Fait d'éprouver personnellement la réalité d'une chose. Savoir par expérience que...
|| Spécial. La philosophie classique oppose l'expérience et l'entendement.
d2./d Connaissance acquise par une longue pratique. Avoir une grande expérience des affaires.
(Absol.) Il a de l'expérience.
d3./d Fait de provoquer un phénomène pour l'étudier. Faire une expérience.
|| Par ext., cour. Tenter l'expérience.

⇒EXPÉRIENCE, subst. fém.
A.— [L'expérience est un fait vécu]
1. Fait d'acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde. Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m'avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre (BERNANOS, Journal curé camp., 1936, p. 1211) :
1. Dans la langue française, le mot expérience a deux significations distinctes; expérience, au singulier, signifie d'une manière générale et abstraite, l'instruction acquise par l'usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a acquise par l'exercice de la médecine. Il en est de même des autres professions, et c'est dans ce sens qu'on dit qu'un homme a acquis de l'expérience, qu'il a de « l'expérience ». Ensuite, par extension, on a donné dans un sens concret le nom « d'expérience » aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses.
C. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p. 45.
SYNT. a) Expérience amoureuse, sexuelle; expérience poétique; première expérience; expérience vécue; champ d'expérience; vérité d'expérience; expérience passe science. b) Faire l'expérience de, tenter l'expérience de qqc., prendre de l'expérience.
Loc. adv. Par expérience. Mon dessein formé était de conduire cette liaison avec ménagement jusqu'à ce qu'elle se relâchât peu à peu, (...) instruit par expérience à ne plus briser dans la blessure (SAINTE-BEUVE, Volupté, t. 2, 1834, p. 127).
Rem. On rencontre fréquemment chez Stendhal l'expr. se mettre en expérience dans le sens de « se mettre à l'épreuve ». J'ai beau me mettre en expérience (STENDHAL, Rome, Naples et Flor., t. 1, 1817, p. 403).
Spéc. Épreuve dont on peut tirer une leçon de sagesse. Une précoce expérience l'avait rendu chauve avant l'âge; il connaissait la vie et avait pleuré dans son temps, mais sa douleur portait cuirasse; il était matérialiste et attendait la mort (MUSSET, Confess. enf. s., 1836, p. 48).
2. Résultat de cette acquisition; ensemble des connaissances concrètes acquises par l'usage et le contact avec la réalité de la vie, et prêtes à être mises en pratique. Homme d'expérience; parler, savoir d'expérience; transmettre l'expérience. Notre raison un pilote sans expérience, notre cœur une boussole sujette à toutes les variations (BERN. DE ST-P., Harm. nat., 1814, p. 284). Cf. supra ex. 1 :
2. ... il faut (...) accepter [le mot] comme permanent, compter avec lui, et en acquérir une expérience et une habitude qui puissent, au moins, déjouer ses effets (car, quant à la nature, elle est trop faussée en moi, et monstrueuse, pour que je me laisse aller à ses voies).
MALLARMÉ, Corresp., 1869, p. 295.
3. PHILOS. Connaissance acquise soit par les sens, soit par l'intelligence, soit par les deux, et s'opposant à la connaissance innée impliquée par la nature de l'esprit. Il [Brunschvicg] n'oppose pas objectivité à subjectivité, et rend au contraire solidaires esprit et expérience (RUYER, Esq. philos. struct., 1930, p. 278) :
3. L'incroyant, disais-je, raisonne de la manière suivante : « je suis dans des conditions normales d'expérience, et pourtant je n'ai pas l'expérience de Dieu; mais cette expérience, si elle est réelle, doit être objective, c'est-à-dire appartenir à tout être normal; ce n'est pas le cas; donc ce n'est pas une expérience réelle ».
MARCEL, Journal, 1919, p. 221.
Rem. Sans être une connaissance innée, l'expérience peut, dans certains domaines, être une appréhension immédiate de réalités considérées comme évidentes. Il y a quelque chose de plus singulier encore dans le sens de la vue, c'est que nous avons l'expérience irrécusable que la sensation visuelle nous trompe quelquefois complètement (DESTUTT DE TR., Idéol., 1801, p. 127).
B.— [L'expérience est un fait observé]
1. Épreuve destinée à vérifier une hypothèse ou à étudier des phénomènes.
a) Observation de faits naturels. Si l'univers est infini, nous ne saurions en avoir jamais la preuve par l'observation et l'expérience, lesquelles ne pourront jamais atteindre que le fini (E. BOREL, Paradoxes infini, 1946, p. 8).
b) Observation de faits provoqués. Expérience de chimie; verre à expérience. Les expériences faites sur les animaux vivans (CABANIS, Rapp. phys. et mor., t. 1, 1808, p. 145). L'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée (C. BERNARD, Introd. ét. méd. exp., 1865, p. 36).
Expr. Mettre en expérience. Mettre en observation. Il mit le pendule simple en expérience les 27, 28 et 29 août, et il observa le nombre des oscillations dans un temps limité pour déterminer la force de gravitation des corps aux différentes latitudes (Voy. La Pérouse, t. 2, 1797, p. 17).
2. P. ext. Mise à l'essai de tout ce qui est nouveau dans son usage et dans sa pratique :
4. Je n'ai pas pu me rendre compte de ce que ce climat, par ailleurs le plus salutaire pour moi que je sache, pourrait donner au point de vue travail. J'en ferai l'expérience l'an prochain...
DU BOS, Journal, 1926, p. 90.
Rem. Le mot est parfois suivi d'un n. propre (ou plus rarement d'un n. commun) en appos. qui joue le rôle d'un adj. (et peut avoir une double valeur : l'expérience faite avec qqn [ou rarement de qqc.] ou l'expérience faite par qqn). L'expérience Le Corbusier, à Marseille, a fait couler beaucoup d'encre (P. Hamelet ds Figaro, 19-20 janv. 1952, p. 1, col. 7-8).
Prononc. et Orth. :[]. Cf. é-1. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. Ca 1265 « connaissance acquise par la pratique » (BRUNET LATIN, Trésor, éd. Carmody, II, XXXI, 24 : longue experience); 2. 1663 « fait de provoquer une observation dans l'intention d'étudier certains phénomènes » (PASCAL, Traité de la pesanteur de la masse de l'air, ds Œuvres complètes, éd. L. Lafuma, p. 245). Empr. au lat. class. experientia « essai, épreuve, tentative ». Fréq. abs. littér. :9 343. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 9 009, b) 8 676; XXe s. : a) 9 760, b) 21 531. Bbg. QUEM. DDL t. 1.

expérience [ɛkspeʀjɑ̃s] n. f.
ÉTYM. V. 1265; lat. experientia, de experiri « faire l'essai de… », de ex-, et peritus « qui a l'expérience de…, habile en… », le verbe simple periri n'étant pas attesté (p.-ê. du grec peirein « traverser, transpercer », selon Meillet).
A
1 (V. 1265). || L'expérience (de qqch.). Le fait d'éprouver (qqch.), considéré comme un élargissement ou un enrichissement de la connaissance, du savoir, des aptitudes. 1. Pratique, usage. || L'expérience longue, prolongée d'une réalité par qqn. Habitude, routine. || L'expérience du monde, des choses, des hommes. || Avoir l'expérience de la vie militaire, de la guerre. || Acquérir l'expérience d'un métier, d'une technique, d'un art. || L'expérience constante des affaires. || Une telle maîtrise demande, requiert une expérience de vingt ans. || De longues années d'expérience.
1 (Il) me semble — à ce que j'ai vu par expérience de ce monde, où j'ai été autour des princes l'espace de dix-huit ans au plus, ayant claire connaissance des plus grandes et secrètes matières qui se soient traitées en ce royaume de France et seigneuries voisines — (que), l'un des grands moyens de rendre un homme sage, (c'est) d'avoir lu les histoires anciennes et (d') apprendre à se conduire et garder et entreprendre sagement par les histoires et exemples de nos prédécesseurs. Car notre vie est si brève qu'elle ne suffit pas à avoir de tant de choses expérience.
Commynes, Mémoires, livre II.
2 Je ne vous en croirai qu'après expérience (…)
Corneille, le Cid, II, 1.
3 (…) ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d'étonnement (…)
La Fontaine, Fables, VIII, 9.
4 Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié (…)
La Bruyère, les Caractères, IV, 8.
5 (…) ceux qui le jugent (le roi) n'ont aucune expérience de l'état où il est.
Fénelon, Télémaque, X.
6 Il n'instruisit pas seulement les constructeurs (de vaisseaux), mais encore leurs enfants, et les mit en état de faire, à l'âge de quinze ou vingt ans, les plus gros vaisseaux qui demandaient auparavant une expérience de vingt ou trente années.
Fontenelle, Rendu.
7 L'expérience du monde en dégoûte, on le sait.
Rousseau, Émile, IV.
Expérience religieuse, mystique. || Expérience artistique (ou de l'art) : le rapport vécu avec l'art, par la pratique ou par la fréquentation des œuvres.Expérience humaine, expérience de la vie (→ ci-dessous, 3.).
8 Les gens qui ne connaissent rien du monde (…) ont toujours un peu d'âcreté envers ceux qui ont une expérience humaine.
Montherlant, le Démon du bien, p. 211.
9 Mais nous entendons fonder nos concepts d'art sur notre expérience de l'art, et non subordonner celle-ci à des concepts.
Malraux, les Voix du silence, p. 446.
Connaître une chose par l'expérience, par expérience (→ Cuire, cit. 20). || Savoir par expérience combien une chose est difficile (→ Savoir ce qu'en vaut l'aune). || Savoir par expérience, par expérience personnelle, que… (→ Déclencher, cit. 4). || Apprendre, montrer par l'expérience, que…
10 Je me sers de la vérité
Pour montrer par expérience
Qu'un sou, quand il est assuré
Vaut mieux que cinq en espérance.
La Fontaine, Fables, IV, 2.
11 Il connaissait par expérience la prodigieuse crédulité de ces hommes habiles à ruser, à se défendre et souvent à attaquer.
P. Mac Orlan, la Bandera, I.
Faire l'expérience de qqch. Essayer, tâter (de). || Je n'en ai pas encore fait l'expérience. Éprouver, ressentir. || Il en a fait maintes fois l'expérience.
12 Ores à mes dépens j'en fais l'expérience (…)
Mathurin Régnier, Élégies, V.
13 C'est peu à peu, en avançant dans la vie, en faisant l'expérience des hommes et de choses, que j'ai appris à vous (Racine) connaître et à vous aimer.
France, le Petit Pierre, XXXIV.
2 (Une, des expériences). Acte ou suite d'actes procurant l'expérience (1.) de qqch. || Apprécier, apprendre, constater par une expérience personnelle. || Ce fut pour lui une dure, une pénible expérience. || C'est une expérience qu'il ne recommencera pas ! || Qu'a-t-il retiré de cette expérience ? || Après de nombreuses, de multiples expériences, il s'en est convaincu. || Profiter des expériences (→ Conclusion, cit. 3). || Ses premières expériences dans le métier. Apprentissage. || Connaissance d'une chose par des expériences fréquentes. Familiarité.Expérience amoureuse, sentimentale. || C'est une expérience qu'il n'avait jamais faite.
14 (…) il n'est rien de plus utile à leur instruction (des princes) que de joindre aux exemples des siècles passés les expériences qu'ils font tous les jours. Au lieu qu'ordinairement ils n'apprennent qu'aux dépens de leurs sujets et de leur propre gloire à juger des affaires dangereuses qui leur arrivent (…)
Bossuet, Disc. sur l'Hist. universelle, Avant-propos.
15 (…) ses longues expériences (de Le Tellier) étaient pour l'État un trésor inépuisable de sages conseils (…)
Bossuet, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.
16 Ce que chacun sait est le résultat des expériences qu'il a faites de la réalité ainsi que des expériences qui ont été faites avant lui et hors de lui, mais qui lui sont arrivées par l'audition ou la lecture.
Renan, Dialogues et fragments philosophiques, I, Œ. compl., t. I, p. 561.
3 Absolt. La pratique que l'on a eue de qqch., considérée comme un enseignement. 1. Pratique. || L'expérience démontre, confirme, vérifie, prouve que… || L'expérience lui a appris, lui a montré que… (→ Il a appris à ses dépens). || Profiter d'une expérience, de l'expérience (→ Aptitude, cit. 11). || L'expérience l'a rendu sage, l'a mûri, l'a trempé, l'a rendu fort. || L'expérience rend prudent (→ Chat échaudé craint l'eau froide). || Le fruit, le résultat de l'expérience (→ Bévue, cit. 4; compétence, cit. 4). || Les conseils (cit. 12), les leçons de l'expérience. || Le champ (cit. 7), le domaine de l'expérience. || Certitude, conviction fondée sur l'expérience. Positif. || Vérité, fait d'expérience. Constatation. || La base (cit. 11) inébranlable de l'expérience. || Soumettre ses idées à l'expérience, au critérium (cit. 2) des faits. || Avoir l'expérience contre soi. Réalité (→ Déduire, cit. 7).
17 Deux choses instruisent l'homme de toute sa nature : l'instinct et l'expérience.
Pascal, Pensées, VI, 396.
18 C'est à force d'expérience, en pâtissant beaucoup, qu'à la fin vous acquerrez quelque petite lumière (de la vérité).
Bossuet, Politique (…), X, II, 7.
19 Ce qu'une judicieuse prévoyance n'a pu mettre dans l'esprit des hommes, une maîtresse plus impérieuse, je veux dire l'expérience, les a forcés de le croire (…)
Bossuet, Oraison funèbre de la Reine d'Angleterre.
20 Les faits sont dans les sciences ce qu'est l'expérience dans la vie civile (…)
Buffon, Hist. nat. des oiseaux, t. XII, p. 109, in Pougens.
21 (…) mettez toutes les leçons des jeunes gens en actions plutôt qu'en discours; qu'ils n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enseigner.
Rousseau, Émile, IV.
22 L'expérience instruit toujours, je l'avoue; mais elle ne profite que pour l'espace qu'on a devant soi. Est-il temps, au moment qu'il faudrait mourir, d'apprendre comment on aurait dû vivre ?
Rousseau, Rêveries…, 3e promenade.
23 L'expérience ne suffira presque jamais à ceux qui sans elle ne seraient pas disposés à écouter la raison.
É. de Senancour, De l'amour, p. 160.
24 Plutôt que répéter sans cesse à l'enfant que le feu brûle, consentons à le laisser un peu se brûler. L'expérience instruit plus sûrement que le conseil.
Gide, les Faux-monnayeurs, III, XII.
25 Il me semble que les Américains recommencent en Italie les mêmes erreurs qu'en Tunisie. À faire douter que l'expérience apprenne jamais grand-chose à personne; de sorte que l'emporte chaque fois sur ses enseignements la routine acquise, et surtout la dictée du tempérament.
Gide, Journal, 20 févr. 1944.
26 C'était un homme (Louis le Gros) pour qui les leçons de l'expérience n'étaient pas perdues (…)
J. Bainville, Hist. de France, V, p. 57.
27 Il est (…) plus d'un cas où nous tirons parti de l'expérience. — Oui; mais voyez combien la disposition de l'esprit, que je voudrais isoler, nous est unie intimement (…) Il arrive que cette expérience même, qui devrait le mieux nous renseigner, nous embrouille, et que nous n'avons jamais moins d'idées claires que là justement où nous devrions en avoir davantage.
J. Paulhan, Entretien sur des faits divers, p. 17.
4 (1580, Montaigne). Philos. || L'expérience : « l'exercice des facultés intellectuelles, considéré comme fournissant à l'esprit des connaissances valables qui ne sont pas impliquées par la nature de l'esprit… » (Lalande). A posteriori. || Qui résulte de l'expérience. Empirique (cit. 6); empirie, empirisme. || Idées a priori (cit. 2) acquises en dehors de l'expérience. || Expérience externe ( Perception), interne ( Conscience). || Expérience et mémoire; expérience et raison; expérience et imagination. || L'expérience nous éclaire. || L'expérience et le vécu. Pragmatique, pragmatisme.
28 Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l'expérience, à peine servira beaucoup à notre institution (éducation) celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si mal notre profit de celle que nous avons de nous-même, qui nous est plus familière, et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut.
Montaigne, Essais, III, XIII.
29 Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l'expérience (…)
Voltaire, le Philosophe ignorant, VII.
30 Est-il bien difficile (…) de voir que nos idées ne viennent que par les sens (…) Dès lors, ne voit-on pas que les abstractions ne peuvent jamais devenir des principes d'existence ni de connaissances réelles, qu'au contraire ces connaissances ne peuvent venir que des résultats de nos sensations comparées, ordonnées et suivies, que ces résultats sont ce qui s'appelle l'expérience, source unique de toute science réelle, que l'emploi de tout autre principe est un abus (…) ?
Buffon, Hist. des animaux, V, Œ., t. I, p. 467.
31 Une maxime ou un principe est un jugement dont la vérité est fondée sur le raisonnement ou sur l'expérience (…)
Condillac, l'Art d'écrire, II, 9.
5 (V. 1265). Cour. || L'expérience : ensemble des acquisitions de l'esprit résultant de l'exercice de nos facultés (au contact de la réalité, de la vie). Connaissance, savoir, science. || L'expérience acquise (cit. 18) au cours de sa carrière. || Commander (cit. 20) avec beaucoup d'expérience. || Avoir plus de courage, de bonne volonté que d'expérience. || On acquiert de l'expérience en vieillissant, avec l'âge (→ Le temps est un grand maître). || Croyez en sa grande expérience. || Consulter l'expérience, recourir à l'expérience de ses aînés. || Transmettre son expérience à des plus jeunes. || Nourrir qqn de son expérience (→ Précepteur, cit. 3). || Guidé par son expérience (→ Auspice, cit. 9). || Il a trop d'expérience pour qu'on lui apprenne ce qu'il en est (→ Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces). || Les jeunes manquent d'expérience, les vieux de force et d'énergie (→ Si jeunesse savait; si vieillesse pouvait). || Homme de peu d'expérience. || Débutant sans expérience (→ 2. Critique, cit. 19).Expérience individuelle, collective. || Expérience de l'espèce, expérience ancestrale, transmise soit par la tradition, soit par l'hérédité ( Acquis).
32 Interroge ceux des générations passées. Sois attentif à l'expérience de leurs pères. Car nous sommes d'hier, et nous ne savons rien, Nos jours sur la terre ne sont qu'une ombre.
Bible (Segond), Job, VIII, 8-9.
33 Il n'en est pas de même (que des animaux) de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité; il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès; car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs (…) de là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit (…) toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.
Pascal, Fragments d'un traité du vide.
34 Une jeune souris, de peu d'expérience (…)
La Fontaine, Fables, XII, 5.
35 Les vieux capitaines dont la réputation et l'expérience étaient au comble (…)
Fénelon, Télémaque, XII.
36 Mais j'ai trop d'ennemis, et trop d'expérience, Pour laisser le hasard arbitre de mon sort.
Voltaire, Mérope, IV, 1.
37 (…) l'expérience de chacun est le trésor de tous.
Nerval, Promenades et Souvenirs, IV.
38 Engrené dans la machine ministérielle (…) il acquit une connaissance routinière de sa partie (…) son ignorance lui apprit à se taire, et son silence lui servit (…) Sa routine devint une grande expérience (…)
Balzac, les Petits Bourgeois, Pl., t. VII, p. 77.
39 Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie, d'une manière générale et abstraite, l'instruction acquise par l'usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a acquise par l'exercice de la médecine. Il en est de même pour les autres professions, et c'est dans ce sens que l'on dit qu'un homme a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience. Ensuite on a donné par extension et dans un sens concret le nom d'expérience aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses.
Cl. Bernard, Introd. à l'étude de la médecine expérimentale, I, I, p. 46.
40 (…) cette part d'expérience, dont, parmi nous, les plus jeunes même sont aujourd'hui pourvus, — car ces années troublées valent une vie entière.
Martin du Gard, Jean Barois, II, La tourmente, VI.
B
1 (1314). Sc. et cour. Le fait de provoquer un phénomène dans l'intention de l'étudier (de le confirmer, de l'infirmer, ou d'obtenir des connaissances nouvelles s'y rapportant). Épreuve (cit. 1), essai, expérimentation; expérimental. || L'expérience scientifique. (Une, des expériences). || Faire une expérience, des expériences de physique, de chimie. || Expérience sur l'accélération (cit. 1) des corps. || Expériences faites en laboratoires. || Apparition d'un artefact au cours d'une expérience. || Expérience sur des animaux vivants (→ Dissection, cit. 1; vivisection). || Sujet d'expérience. Cobaye. || Se livrer à des expériences. || Expériences de physiologie; de psychologie ( 2. Test). || Expérience pédagogique. || Expérience curieuse, exacte et concluante (cit. 1), décisive, cruciale (cit. 1). || Démontrer l'existence d'une loi par une série d'expériences probantes, irréfutables. Démonstration. || Expériences nouvelles touchant le vide, ouvrage de Pascal. || Expériences avec le diamant; Expériences sur le platine, ouvrages de Lavoisier.
(L'expérience). || Constater, éprouver, vérifier, rechercher par l'expérience ( Constatation, contrôle, recherche, vérification). || Rôle de l'expérience dans les sciences de la nature. Expérimental (méthode, science). || Hypothèse confirmée, infirmée par l'expérience. || La science repose sur l'observation et l'expérience (→ Base, cit. 17). Observation. || Expérience et induction. || Vérifier un système hypothético-déductif par l'expérience.
41 (…) ce qu'il y a de certain en physique est dû à elles (les mathématiques) et à l'expérience (…)
Voltaire, Mélanges littéraires, à M.
42 (…) l'homme ne se borne pas à voir; il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l'observation lui a révélé l'existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu'il en tire, les contrôle les uns par les autres. C'est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, l'expérience et c'est le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous.
Cl. Bernard, Introd. à l'étude de la médecine expérimentale, I, p. 39.
43 (…) il (le physiologiste) peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche. Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans avoir une idée probable à vérifier. Cependant l'expérimentation, dans ce cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une observation, seulement elle la provoque en vue d'y trouver une idée qui lui indiquera la route ultérieure à suivre dans l'investigation. On peut donc dire alors que l'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée.
Cl. Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, I, 1, p. 57.
44 Constater le caractère d'un fait n'est pas donné à tous; cela exige une forte discipline de l'esprit et l'habitude des expériences scientifiques.
Renan, Chaire d'hébreu au Collège de France, Œ. compl., t. I, p. 164.
45 Attaquez-vous donc à mes expériences. Prouvez qu'elles sont inexactes au lieu d'en faire constamment de nouvelles qui ne sont que des variantes des miennes, mais où vous introduisez des erreurs qu'il faut ensuite vous montrer du doigt.
Pasteur, in Henri Mondor, Pasteur, p. 132.
46 Nous savons tous qu'il y a de bonnes expériences et qu'il y en a de mauvaises. Celles-ci s'accumuleront en vain (…) Bacon aurait bien compris cela, c'est lui qui a inventé le mot experimentum crucis (…) Qu'est-ce donc qu'une bonne expérience ? C'est celle qui nous fait connaître autre chose qu'un fait isolé; c'est celle qui nous permet de prévoir, c'est-à-dire (…) de généraliser (…) l'expérience ne nous donne qu'un certain nombre de points isolés, il faut les réunir par un trait continu (…)
Henri Poincaré, la Science et l'Hypothèse, p. 169.
47 L'expérimentation exige que l'expérience puisse être, s'il le faut, recommencée et au besoin confirmée par des contre-expériences et par des expériences-témoins.
A. Maurois, Un art de vivre, p. 33.
47.1 Pour la science moderne, il s'agit désormais beaucoup moins de collectionner et de classer des faits nouveaux que de construire — à partir d'un nombre limité d'observations ou d'expériences — des théories générales, des modèles hypothétiques, destinés à expliquer les faits connus et à en prévoir de nouveaux.
Nicolas Ruwet, Introd. à la grammaire générative, p. 12.
Agric. Essai pratiqué pour dégager et appliquer les lois de la production agricole. || Expérience sur les animaux, sur les plantes. || Champ d'expérience, d'expérimentation.
2 Cour. Le fait de tenter qqch. dans l'intention d'en observer les résultats. Essai, tentative. || Faire une expérience de vie commune. || Expérience tentée pour sonder la disposition d'esprit de qqn. Ballon (d'essai). || Expérience malheureuse. || Expériences d'un pays dans le domaine économique, social. || Tenter une expérience pour voir, par curiosité.Expériences musicales, picturales, artistiques.
48 Un de mes amis (…) a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.
Baudelaire, le Spleen de Paris, IX.
49 Quant à la vie en communauté, qui fut un échec, cette expérience confirma le pessimisme au sujet des groupes humains qui avaient déjà inspiré à Duhamel le cercle de famille, et qui est à l'origine de son besoin compensateur de charité et d'amour.
A. Maurois, Études littéraires, G. Duhamel, t. II, p. 70.
(Suivi d'un n. en appos.). || Expérience(-)type, expérience-choc.
50 Seule une expérience-choc peut surprendre les Français d'Algérie, peut les prendre de court.
Pierre Nora, les Français d'Algérie, p. 238.
(Suivi d'un n. propre en appos.). || L'expérience X, celle qu'on a faite avec X, en utilisant X.
51 C'est ce qui rend si pathétique, cette dernière expérience de Gaulle.
F. Mauriac, le Nouveau Bloc-notes 1958-1960, p. 74.
CONTR. Théorie. — Raison. — Ignorance, inexpérience.
COMP. Inexpérience.

Encyclopédie Universelle. 2012.