RÉALITÉ
Le mot «réalité» désigne ce qui existe effectivement: une réalité, c’est une chose qui est, la réalité, c’est l’ensemble des choses qui sont. Or la notion d’être, ou d’existence (en ce qui concerne les choses, ces deux termes ne sont pas à distinguer), est une des notions fondamentales et premières de l’esprit: elle suppose une sorte d’expérience irréductible à toute autre, et donc inanalysable en éléments plus simples. C’est pourquoi Descartes la range parmi «les notions qui sont d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir», et refuse de croire que, parmi ses lecteurs, «il s’en rencontre de si stupides qu’ils ne puissent entendre d’eux-mêmes» ce que le terme d’être, ou d’existence, signifie (Principes , I, x). En dépit des apparences, Spinoza ne dit pas autre chose quand il définit la substance, à savoir la chose qui est: «J’entends par substance, écrit-il, ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose duquel il doive être formé» (Éthique , I, définition 3). Si donc la notion de réalité renvoie à celles d’être, d’existence ou de substance, il faut avouer que, présente à toute pensée, supposée par toute pensée, elle demeure, selon la rigueur, indéfinissable.
Il est pourtant utile de préciser le sens du terme réalité en l’opposant à d’autres termes: ceux de néant, de possible, d’imaginaire, d’illusoire, d’idéal. Chacune de ces oppositions semble permettre de cerner un contenu dont la présence en nous, ou, si l’on préfère, l’obscur et tenace sentiment, est le plus puissant des ressorts qui animent toute pensée soucieuse d’objectivité ou de vérité. Il faut ne pas croire à ce qui n’est pas, ne pas confondre ce qui pourrait exister avec ce qui existe effectivement. L’imaginaire n’est pas le réel, l’illusoire comporte l’erreur, l’idéal, s’il n’est pas pure chimère, n’est en tout cas point encore réalisé. Et, en science comme en philosophie, les hypothèses succèdent aux hypothèses, et les systèmes aux systèmes, parce que les explications d’abord proposées semblent bientôt mal répondre à la réalité, n’en offrir qu’une expression insuffisante ou inexacte.
Au reste, il importe de ne pas confondre la question: qu’est-ce qui, en vérité, est réel? et la question: qu’entendons-nous par réalité? La réponse à la première de ces questions demanderait l’énoncé de l’ensemble des connaissances philosophiques ou scientifiques: elle coïnciderait avec la totalité du savoir humain. La seconde question nous occupera seule ici. Il s’agit de préciser ce que l’on entend par le mot de réalité. Est-ce ce que Kant appelle la chose en soi? La réalité consiste-t-elle dans le caractère lié de l’expérience physique? Est-elle ce que Maurice Merleau-Ponty appelle «le monde», réservoir inépuisable dont les choses sont tirées? Il nous faut interroger notre propre conscience pour découvrir ce que nous avons effectivement dans l’esprit lorsque nous prononçons le mot de réalité.
1. Du donné à la vérité
La réalité, le donné et le subi
En un premier sens, le réel, c’est le donné, c’est le contenu même de notre expérience. Aussi certains philosophes ont-ils tendance à chercher le réel dans l’immédiat. Comment, en effet, ne pas tenir pour réel ce qui n’est en rien construit, imaginé ou feint, ce qui est simplement, mais incontestablement, présenté? Nul ne saurait douter que l’immédiat n’ait, comme tel, une certaine réalité: on peut discuter sans doute pour savoir si cette réalité est celle d’un objet ou d’un sujet, d’une chose ou d’un esprit, on peut la situer ou la qualifier différemment. Mais elle est indéniable, ce pourquoi Bergson cherche dans l’immédiateté des données la marque dernière du réel: toute construction intellectuelle, nous en éloignant, nous sépare, par là même, des choses. Dès lors, le retour à l’immédiat sera la voie de la métaphysique. Une tendance analogue, préconisant le retour «aux choses mêmes», se trouve chez Husserl et chez bien des phénoménologues modernes.
Mais, isolée, la notion d’immédiat pourrait conduire à une philosophie de l’extase et de la fusion, où toute différence entre le sujet et l’objet serait abolie. Or il ne saurait y avoir de données, même immédiates, qui ne soient données à personne. En vérité, le terme donné n’est pas simple, et le mot réalité désigne, plutôt que le donné tout entier, un caractère de ce donné. Le réel, en effet, c’est le subi. Un produit de notre imagination est donné, et pourtant irréel. Disons, avec plus de précision, que l’image, donnée comme telle et ayant, de ce fait, une réalité psychologique, ne représente cependant rien d’existant, en sorte que nulle réalité objective ne lui répond. Car elle émane de notre conscience, et de ses désirs, au lieu d’être reçue comme venant des choses. On peut remarquer alors qu’il n’y a de conscience de la réalité que par l’opposition d’un moi et d’un non-moi, d’un sujet et d’une résistance. Le sentiment du réel demande même une certaine soumission intellectuelle du sujet à cette résistance, qui se trouve reconnue à titre de vérité.
Les sensations, contrairement aux images, paraissent exprimer la réalité dans la mesure où elles sont subies et ne dépendent pas de nous: elles ne sont pas à notre merci. Et le caractère subi demeure, à tous les degrés, une des marques distinctives du réel, et ce qu’il y a de positif en sa notion. Le réel est avant tout ce qu’on ne peut changer, ce qui heurte nos désirs, ce qu’il faut constater: ainsi quand un malheur survient en notre vie. Le temps est réel en ce que nous ne pouvons revenir en arrière, et faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. L’espace est réel en ce que je suis, par lui, séparé de ce que j’aime, des lieux où je voudrais vivre. Le réel est donc avant tout ce avec quoi il faut compter, ce que je ne saurais négliger sans me perdre.
Le principe de réalité
Nous trouvons en nous un principe qui nous amène à reconnaître cette solidité des choses, et que l’on peut tenir pour constitutif de tout esprit sain: c’est ce que l’on nomme le principe de réalité. Ce principe est au fondement même de notre adaptation à la vie: dès le départ, toute sensation engendre des réactions motrices. Tenir une chose pour réelle, c’est adopter à son égard un certain comportement. Pierre Janet a montré que la perte pathologique du sentiment du réel est toujours liée au trouble de tels comportements, spontanés et adaptatifs.
Au reste, le principe de réalité est en lutte constante avec d’autres principes, tel celui que Freud appelle principe de plaisir, qui nous invitent à substituer à ce qui nous résiste ce qui nous plaît, nous flatte, et nous assure sur le monde des victoires imaginaires. Telle est la source du rêve, de l’art, et, lorsque s’abolit toute possibilité de critique, l’origine de la folie.
Toute conscience de la réalité apparaît ainsi comme conscience divisée, comme conscience renvoyant à un double terme. Et c’est à cause de cette dualité que maint donné peut, à l’examen, nous paraître irréel, soit que, dans certains cas, comme celui du rêve, nous nous apercevions qu’il est illusoire, soit que, de façon plus générale, nous comprenions que nulle qualité sensible, pourtant donnée par essence, ne saurait être tenue pour véritablement réelle. La seule position de ce problème nous conduit du reste à passer à un autre niveau. Jusqu’à présent, nous avons essayé de dégager ce qui est tenu pour réel par une conscience spontanée et non critique. Il faut se demander maintenant ce qu’est la réalité pour une conscience réfléchie, scientifique ou philosophique.
Réalité, lois et structures
Bien qu’étant incontestablement donné et, en ce sens, réel (car il demeure que tout ce qui est donné existe au moins à ce titre), le sensible peut être critiqué et, par suite, tenu pour non réel. L’histoire de la philosophie révèle que les arguments d’une telle critique sont fort nombreux, et se trouvent repris, depuis le doute des sceptiques grecs jusqu’à celui de Descartes: le vin, doux à la langue de l’homme sain, paraît amer à celle du malade, une même eau tiède semble chaude à une main que l’on sort de l’eau froide, froide à une main que l’on sort de l’eau chaude, l’amputé ressent des douleurs en un membre qu’il ne possède plus, le rêve me présente comme existantes des choses qui ne sont pas, je ne saurais concevoir que des qualités sensibles, telles que le rouge ou le froid, subsistent dans la matière où je les aperçois, etc.
À la pseudo-réalité du sensible l’esprit est alors amené à substituer la réalité des structures du monde. Ici l’on retrouve la vérité de Platon: c’est par rapport au stable, à l’éternel que le devenir nous apparaît comme réel, c’est à partir des seules idées que le donné est pensable. La réalité, c’est la structure des choses, l’ensemble des immuables lois qui régissent le monde: la preuve en est que tout jugement spontané de réalité peut être mis en doute, et ne saurait dès lors être validé qu’une fois comparé et rapporté à l’ensemble des lois naturelles.
On a dit en ce sens que la perception objective était un rêve bien lié: de fait, pour qu’un objet soit jugé réel, il faut qu’il occupe, parmi nos représentations, une place conforme à l’ordre de la nature. C’est pour cela que les données du rêve ou de l’hallucination sont rejetées par nous comme illusoires. Mais il faut insister sur le fait qu’en cela l’ordre de la nature n’est pas invoqué comme critère en ce qu’il serait logiquement rationnel, mais seulement en ce qu’il est constant. C’est pourquoi les empiristes ramènent à l’habitude notre foi dans le déterminisme.
On pourrait remarquer du reste que la réalité attribuée à la structure du monde dérive du caractère subi que la conscience spontanée reconnaissait d’abord au réel. La réalité est ce qui revient sans cesse, c’est l’obstacle qui est toujours là, la gêne qu’il ne suffit pas d’oublier pour la détruire. Si le médecin m’apprend que je suis gravement malade, je puis feindre de l’ignorer et m’efforcer de revenir à l’état heureux où j’étais il y a quelques minutes encore, lorsque je ne me savais pas menacé: mais la maladie a ses lois, elle n’en suivra pas moins son cours. Je la retrouverai ou, plutôt, elle me retrouvera. La réalité a donc ce caractère de permanence qui est celui du déterminisme. Je peux, à la rigueur, me défaire de telle ou telle sensation, de telle ou telle douleur. Je ne puis échapper aux lois du monde, qui se retrouvent toujours: nul ne saurait se soustraire à leur empire. C’est en ce sens qu’une maladie paraît plus réelle que ses symptômes: en portant un diagnostic, le médecin, qui, cependant, ne dit qu’un mot, semble substituer à notre ignorance la découverte de la réalité même de notre mal. La réalité, en ce sens, c’est ce que Kant appelle l’objectivité.
Réalité et jugement
Il semble résulter des observations précédentes que la réalité est ce qui, selon tel ou tel critère, selon tel ou tel caractère, est «jugé» réel. On retrouve ici le sens et la portée du célèbre texte de Descartes, relatif aux hommes qui passent dans la rue, «à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes [...] et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux» (Méditation seconde ). Dans sa Phénoménologie de la perception , Merleau-Ponty critique à tort cet argument, tout en montrant avec raison que l’analyse psychologique ou phénoménologique ne permet de découvrir, dans la perception, aucun jugement explicite à titre de donnée. Ce n’est pas, en effet, à titre de donnée, mais à titre de condition de toute perception que le jugement est découvert par l’analyse cartésienne. Cette analyse, logique et régressive, reposant sur le fait qu’une perception peut être vraie ou fausse, annonce celle par laquelle Kant établira à son tour que: «Penser, c’est juger.»
De telles réflexions semblent nécessairement conduire à une conception idéaliste de la réalité. Si la réalité se réduit à l’objectivité, si l’objectivité dépend à son tour des lois du jugement, sans lequel il ne saurait y avoir d’objet, ne peut-on conclure que la réalité n’appartient, en fin de compte, qu’à l’esprit?
Et, en effet, la réflexion philosophique tend à réduire la notion de réalité à celle de vérité. Qu’est la réalité, sinon l’essence de l’événement? Mais l’essence est vraie, et non réelle. Toute réalité semble donc avoir besoin d’une vérité qui la fonde, et sans laquelle elle ne serait qu’apparence. Ainsi, les idées de Platon soutiennent la réalité du monde; ce que Descartes appelle «inspection de l’esprit» paraît à l’origine de la réalité que conserve un morceau de cire fondant sous mes yeux. Le jugement kantien est à la source de la réalité de l’objet et, pour l’actuelle épistémologie, le réel, loin d’être d’abord donné, résulte de la science qui construit notre monde.
Car les lois, établies par l’esprit, fondent les phénomènes qui en découlent et s’en déduisent. Au lieu de croire, par conséquent, avec le sens commun, que la réalité est antérieure à la vérité, une idée ne pouvant être dite vraie que par rapport à une réalité préalable, ne faut-il pas avouer que toute réalité est posée et reconnue par la raison? En d’autres termes, le réel est seulement le vrai. Sous cette forme, l’idéalisme n’est pas directement subjectiviste, il ne nie pas la réalité extérieure au nom d’un sujet personnel, conscient et substantifié. Mais il remarque que la vérité est la condition de toute affirmation de réalité, et n’a elle-même de sens que par l’esprit. C’est pourquoi plusieurs philosophes non subjectivistes, comme Spinoza, ont estimé que, pour atteindre le réel, la raison n’avait à se soumettre à rien d’étranger, ni à chercher en dehors d’elle les critères de valeur de ce qu’elle affirme.
2. Réalité et croyance
On n’a pas, en cet exposé, à se prononcer sur l’essence dernière de l’Être, mais à analyser la notion de réalité, à découvrir ce que signifie le mot réalité pour une conscience humaine. Or, il paraît incontestable que les précédentes analyses n’épuisent pas cette notion. Ici apparaît déjà la force du réalisme. C’est en vain que certains philosophes nous veulent persuader que la vérité scientifique est affirmée selon de purs critères de cohérence, de type mathématique, et que cette cohérence suffit à la fonder. La vérité scientifique ne saurait être définie indépendamment de tout rapport à ce qui existe en dehors de l’esprit connaissant. Sans doute les savants estiment-ils qu’ils n’atteindront jamais cette réalité extérieure de façon totalement adéquate: mais ils s’y efforcent, et la connaissance d’une telle réalité demeure l’idéal vers lequel tend toute pensée s’efforçant d’être vraie. La constante et laborieuse réadaptation des théories à l’expérience en est le signe et la preuve. La réalité, conçue comme un en-soi, reste donc bien le point de référence par rapport auquel les différents systèmes scientifiques (ainsi celui de Newton, ou celui d’Einstein) paraissent de plus en plus vrais.
Descartes n’a pas cru davantage que l’inspection de l’esprit, si elle fonde toute perception, constitue la réalité même de l’objet perçu: bien plutôt, la pensée s’efforce de rejoindre une existence extérieure. Ainsi, la démarche qui consiste à réduire le réel au caractère relationnel et systématique de la raison ne saurait aboutir; elle n’épuise pas le contenu de ce que nous avons dans l’esprit quand nous parlons de réalité.
C’est en ce sens que Hume remarque que la croyance ne se réduit en rien à une idée, ni à la synthèse de deux idées, à la combinaison de deux concepts. Le jugement d’existence ne dérive pas du jugement de relation, il ne relie pas, à un sujet d’abord pensé comme seulement possible, l’idée d’existence. Au reste, s’il en était ainsi, croire qu’une chose est réelle serait transformer son idée, et l’on ne pourrait dire que ce que l’on croit ensuite est ce que d’abord on avait pensé. En outre, s’il y avait une idée de la réalité, on pourrait la joindre à toutes les autres idées (comme on joint le buste d’un homme au corps d’un cheval pour composer l’image d’un centaure) et, par ce moyen, croire tout ce que l’on voudrait. L’expérience montre que c’est impossible: on ne croit pas par imagination, ni par combinaison d’idées.
Ainsi, l’idée d’un objet n’est pas la croyance en la réalité de cet objet, et, cependant, cette croyance n’apporte à l’idée comme telle aucun élément nouveau. Hume avoue du reste que l’opération de l’esprit qui forme la croyance lui paraît «un des plus grands mystères de la philosophie» (Traité de la nature humaine , I, 3e partie, section VII). La croyance consiste non dans l’idée, mais dans la manière dont nous la concevons. Elle n’ajoute pas à l’idée une autre idée, mais semble poser l’idée hors de nous. Elle traduit une sorte de présence. En tout cela, Hume ne prétend pas expliquer, mais constater: c’est pourquoi tous les mots par lesquels il essaie de définir la croyance énoncent, en fait, des caractères appartenant au donné. Hume parle d’intensité, de force, de vivacité, de consistance, de fermeté, de stabilité, de poids, d’influence, de netteté, de richesse. Ces caractères, qui distinguent la sensation de l’image, sont ceux mêmes qui entraînent la croyance. Celle-ci consiste en un sentiment indéfinissable, bien que connu de tous; elle est ce par quoi une idée pèse davantage sur la pensée, elle dérive de la force de l’impression, du caractère de vie et d’agressivité qui lui est propre. «En philosophie, écrit Hume, nous ne pouvons rien faire de plus que d’affirmer qu’il y a dans l’esprit quelque chose de senti qui distingue les idées du jugement d’avec les fictions de l’imagination» (ibid. ).
Kant, sur ce point, ne s’éloigne pas de Hume. À sa suite, il remarque que, lorsque nous concevons une chose comme existante, nous n’ajoutons rien à son idée. Il n’y a rien de plus, remarque-t-il, dans l’idée de cent thalers réels que dans l’idée de cent thalers possibles (Critique de la raison pure , «Dialectique transcendantale», II, III, 4). Et les analyses phénoménologiques de la constitution de l’objet reprennent, sur bien des points, celles de Hume: plus que des explications, elles sont des descriptions.
Encore ces descriptions tentent-elles de suivre exactement ce qui se passe en notre esprit quand nous percevons le réel. Husserl montre ainsi que, dans la conscience perceptive, le visé dépasse toujours le donné, la direction de notre conscience n’étant jamais remplie par l’effectuation intuitive. Dire qu’un arbre est réel, n’est-ce pas dire qu’aucun de ses profils ne l’épuise, qu’il y a toujours en lui plus que je ne vois? C’est donc le dépassement de soi par l’esprit qui constitue l’objet. Chez Jean-Paul Sartre, le pour-soi se projette vers l’en-soi qu’il voudrait être: la conscience est «ek-stase», et mouvement vers ce dont elle manque. Et «l’être-au-monde», dont parle Merleau-Ponty, présente ces mêmes caractères.
3. Idéalisme et réalisme
De Berkeley à Kant
La notion de transcendance horizontale, ou de dépassement de l’esprit par soi, si elle est fort utilisée par les modernes, est pourtant bien loin de résoudre la véritable question. Et ce n’est pas sans raison que l’on a reproché aux phénoménologues de reprendre à leur compte, de façon plus subtile, un idéalisme voisin de celui de Berkeley.
L’argumentation de Berkeley repose essentiellement sur l’affirmation et, selon lui, sur la constatation que la conscience ne saurait concevoir ce qui n’est pas elle, ni penser ce qui, radicalement, s’oppose à elle et lui demeure extérieur. Berkeley en conclut qu’il serait absurde d’admettre l’existence d’une réalité, telle que la matière, dont nous ne saurions nous former aucune idée. Comment affirmer, en effet, ce qu’on ne peut même pas concevoir? Chaque fois, donc, que nous parlons de matière, ou, de façon plus générale, d’une chose extérieure à l’esprit, nous ne pensons rien. Et, en effet, si nous pensions quelque chose, cette chose serait encore l’objet d’une pensée et, de ce fait, deviendrait intérieure à l’esprit. Ne nous efforçons donc pas de dépasser l’idée vers un réel qui subsisterait en soi: un tel effort serait vain. Et Berkeley va jusqu’à prétendre que, lorsque nous croyons apercevoir une même réalité sous différents aspects, ainsi quand nous regardons un objet à la loupe après l’avoir contemplé à l’œil nu, à chacune de nos visions répond une réalité différente, l’être se confondant avec le fait d’être objet de perception.
Cette critique de ce que l’on a appelé le «chosisme» a été souvent reprise en philosophie. L’idéalisme de Léon Brunschvicg s’en inspire largement; et, quand il déclare que l’être du phénomène se réduit au phénomène d’être, Sartre se borne à reprendre l’idée de Berkeley selon laquelle «être, c’est être perçu».
Et sans doute les descriptions que phénoménologues et existentialistes donnent de la conscience diffèrent-elles de celles de Berkeley. L’univers de ces philosophes n’est plus l’univers plat des idées berkeleyennes, et, cette fois, on nous parle de transcendance et de dépassement. Mais il ne s’agit jamais que de la trancendance de l’esprit par soi, de son dépassement par lui-même: l’esprit se transcende vers le rien, et c’est la faculté qu’il a de se dépasser qui constitue les choses. Il n’est donc pas inexact de prétendre que phénoménologie et existentialisme n’ont pas modifié fondamentalement la position idéaliste du problème.
Au reste, présenter de telles remarques n’est pas condamner ces philosophies: il faudrait, pour cela, prouver que l’idéalisme est erroné, ce qui est loin d’être établi et même, en un sens, ne peut l’être. On doit, en effet, reconnaître que le réalisme ne saurait invoquer, en sa faveur, aucun argument décisif et que, sur le plan du raisonnement pur, l’idéalisme triomphera toujours. Après avoir lu les Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley, nous devons convenir qu’Hylas, avocat de la matière, a dit tout ce que l’on pouvait dire, et que l’on ne saurait opposer à Philonous aucune raison nouvelle. Or Hylas s’est finalement trouvé confondu.
Le lecteur, cependant, s’il se voit ici privé de tout argument, ne se trouve pas, pour cela, convaincu. En d’autres termes, les raisons de l’idéalisme ne persuadent pas. Nul ne parvient à croire que toute réalité se réduise à celle de l’esprit. Et cela, une fois encore, parce que l’existence n’est pas un concept, et que l’idéalisme néglige l’existence ontologique qui fait le fond de notre conscience.
C’est pourquoi, refusant l’idéalisme, Kant a toujours maintenu, en sa philosophie, la doctrine de la chose en soi. La chose en soi, c’est l’être, inconnaissable et premier, extérieur à l’esprit et indépendant de lui. C’est à une telle réalité que toute conscience humaine croit et se réfère. Non, cela va sans dire, que toute conscience soit spontanément kantienne. Au contraire, tout homme croyant à l’en-soi le cherche d’abord dans le donné. Mais qu’on nous démontre que tout donné est relatif à l’esprit: loin de conclure, avec Berkeley, que l’être du monde se réduit au fait qu’il est perçu, nous verrons se maintenir en nous la croyance à un en-soi, qui apparaîtra dès lors comme inconnaissable.
Existence phénoménale et chose en soi
Il nous semble donc que toutes les critiques adressées au sensible, tous les arguments établissant que la réalité dépend du jugement et que l’objet est relatif à l’esprit ne sauraient prévaloir contre ce que les phénoménologues appellent, au reste pour la critiquer, l’attitude naturelle. Cette attitude repose sur ce qu’il faut bien appeler l’évidence ontologique. Elle ne saurait être sincèrement abandonnée. La conscience de l’homme ne peut être réduite à soi, la transcendance n’est pas simple dépassement de l’esprit par soi, elle est transcendance vraie, transcendance de l’être. Il y a une présence de la chose à l’esprit. C’est cette présence qui nous permet de donner un sens au mot réalité.
Nul n’a, mieux que Kant, établi que la réalité du monde physique dépend de l’esprit: ce monde est objectivé grâce aux catégories et, dans cette mesure, le jugement de relation semble fonder le jugement d’existence lui-même. En ce qui concerne la science, ce n’est donc plus par rapport à la seule extériorité que notre pensée peut être dite vraie, et il faut renoncer à la définition scolastique de la vérité comme adéquation de l’esprit et de la chose, adaequatio mentis et rei .
Mais l’existence ainsi définie est celle du seul objet scientifique; et, par de telles analyses, la connaissance se trouve limitée au plan des phénomènes. Or, au-delà des phénomènes, Kant situe la chose en soi. Et la chose en soi n’est pas pour lui, comme voudraient le faire croire les interprétations idéalistes de sa philosophie, une idée régulatrice. C’est bien la chose même, l’être inconnaissable et premier, la cause qui, d’abord, nous affecte de sensations. Kant estime en effet qu’il serait absurde de penser «qu’il puisse y avoir un phénomène sans rien qui apparaisse» (Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure ).
Ce qui, alors, lui semble évident, c’est ce qui semblait également évident à Descartes et à Malebranche quand ils formulaient le principe de substance, disant que le néant ne peut avoir de propriétés, et que, là où nous en apercevons quelques-unes, il y a nécessairement une chose dont elles sont les propriétés. La position de la substance, ou de la chose, devient alors le fondement de toute affirmation d’existence, même phénoménale ou physique. Tout jugement de relation renvoie à un jugement de réalité plus profond, que, cette fois, il suppose. Juger que ce cahier est noir est bien établir un rapport entre ce cahier et la couleur noire: mais c’est, d’abord, affirmer qu’il existe un cahier. La réalité nous paraît première, et antérieure à notre pensée, elle est ce que notre pensée vise. Car notre pensée n’a pas l’impression de se dépasser librement vers les choses. Elle essaie d’atteindre des choses qu’elle croit déjà là, et extérieures à elle.
En cette présence de l’être à l’esprit, certains, comme Descartes et Malebranche, ont cru reconnaître celle de Dieu lui-même, ce pourquoi ils acceptent aisément la preuve ontologique. On peut interpréter les choses autrement, et voir dans la présence de l’Être celle même de la matière. Mais on ne saurait nier cette présence et renoncer à ce que les phénoménologues appellent l’attitude naturelle, sans abandonner ce que l’évidence ontologique a d’irréductible et d’essentiel.
C’est donc bien en un sens réaliste qu’il faut maintenir que l’Être est à l’horizon de tous nos jugements. C’est à partir de l’affirmation de la chose en soi que Kant lui-même a formulé le problème critique. Et c’est en cette notion d’en-soi ou, si l’on préfère, d’extériorité à l’esprit que se rejoignent tous les caractères que nous avons reconnus à la réalité. Le caractère subi du donné renvoie à quelque extériorité. L’imaginaire ne s’oppose au réel que parce qu’il n’existe qu’en moi, et non en soi. Croire à la réalité, c’est croire que notre esprit n’est ni la source ni la mesure de tout, que l’être est transcendant, qu’il existe en lui-même, et donc qu’il faut, malgré nos désirs, nous y soumettre.
réalité [ realite ] n. f.
• 1550; reellité « contrat rendu réel » XIVe; bas lat. realitas
1 ♦ Philos. Caractère de ce qui est réel, de ce qui ne constitue pas seulement un concept, mais une chose, un fait. « Platon admettant la réalité des Idées » (Le Senne). ⇒ réalisme (1o). Réalité de la matière (⇒ matérialisme) , de l'esprit (⇒ spiritualisme) . Croyance à la réalité du monde extérieur.
♢ Cour. Caractère de ce qui existe en fait (et qui n'est pas seulement une invention, une illusion ou une apparence). ⇒ vérité . Douter de la réalité d'un fait. ⇒ matérialité.
2 ♦ Dr. Caractère de ce qui est réel, concerne les choses. Réalité de l'impôt.
3 ♦ La réalité : ce qui est réel, actuel, donné comme tel à l'esprit. Connaissance, description de la réalité par la science. La réalité intérieure, psychologique et morale. — Log. Jugement de réalité, qui porte sur des faits (opposé à jugement de valeur).
4 ♦ Cour. La vie, l'existence réelle, par opposition aux désirs, aux illusions, au rêve. Le rêve et la réalité. « Le visage terrible de la réalité » (R. Rolland). Le contact, l'expérience de la réalité. Confronté à la dure réalité. « L'humble et inévitable réalité quotidienne » (Maeterlinck). Tenir compte de la réalité. ⇒ réel (n. m.). « il avait le sentiment net de la réalité qui distingue les hommes de race normande » (Barbey). — Ce qui existe, par rapport à l'imagination ou à la représentation de ce qui existe. Réalité et merveilleux. Loc. prov. La réalité dépasse la fiction : ce qui arrive va au-delà de ce qu'on a pu imaginer. Ce n'est pas ainsi dans la réalité, dans la vie réelle.
♢ Loc. adv. EN RÉALITÉ : réellement; en fait. « l'armée obéit en apparence, mais en réalité gouverne » (Alain). En réalité c'est différent.
5 ♦ UNE, DES RÉALITÉS : chose réelle, fait réel. Les réalités de tous les jours. « Un mourant à jamais détaché des réalités vulgaires » (Proust). Avoir le sens des réalités (⇒ réaliste) . Loc. Prendre ses désirs pour des réalités : se faire des illusions.
⊗ CONTR. Apparence , illusion; idéalité. 2. Idéal, imagination, rêve, vision. Chimère, fiction.
● réalité nom féminin (latin médiéval realitas, du latin classique realis, de res, chose) Caractère de ce qui est réel, de ce qui existe effectivement : Douter de la réalité d'un fait. Ce qui est réel, ce qui existe en fait, par opposition à ce qui est imaginé, rêvé, fictif : La réalité dépasse la fiction. Vie réelle, telle qu'elle est, par opposition aux désirs, aux illusions : Regarder la réalité en face. Chose réelle, fait réel : Être confronté à de dures réalités. ● réalité (citations) nom féminin (latin médiéval realitas, du latin classique realis, de res, chose) Jacques Audiberti Antibes 1899-Paris 1965 La vie est faite d'illusions. Parmi ces illusions, certaines réussissent. Ce sont elles qui constituent la réalité. L'Effet Glapion Gallimard Robert Brasillach Perpignan 1909-Montrouge 1945 Les plus pessimistes sur les hommes sont toujours dépassés par la réalité. Chant pour André Chénier Plon François René, vicomte de Chateaubriand Saint-Malo 1768-Paris 1848 Rompre avec les choses réelles, ce n'est rien ; mais avec les souvenirs ! le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l'homme. Vie de Rancé Raoul Dufy Le Havre 1877-Forcalquier 1953 Peindre, c'est faire apparaître une image qui n'est pas celle de l'apparence naturelle des choses, mais qui a la force de la réalité. Carnet Éditions de la Galerie Carré Eugène Grindel, dit Paul Eluard Saint-Denis 1895-Charenton-le-Pont 1952 Il n'y a pas d'ange de la réalité. Poèmes retrouvés, la Poésie de circonstance Gallimard Eugène Ionesco Slatina 1912-Paris 1994 Le réalisme, socialiste ou pas, est en deçà de la réalité. Notes et Contre-notes Gallimard Max Jacob Quimper 1876-Drancy 1944 […] Une œuvre sincère est celle qui est douée d'assez de force pour donner de la réalité à une illusion. Art poétique Émile-Paul Guy de Maupassant château de Miromesnil, Tourville-sur-Arques, 1850-Paris 1893 La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d'attendre. L'Orient, in le Gaulois Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Elle fait des tableaux couvrir les nudités, Mais elle a de l'amour pour les réalités. Le Misanthrope, III, 4, Célimène Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs Gallimard Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 […] La vie en changeant fait des réalités avec nos fables. À la recherche du temps perdu, la Prisonnière Gallimard ● réalité (expressions) nom féminin (latin médiéval realitas, du latin classique realis, de res, chose) En réalité, en fait, réellement. Principe de réalité, dans la première topique de Freud, élément qui complète et corrige le principe de plaisir et qui adapte les pulsions aux contraintes extérieures. Réalité psychique, postulat selon lequel les formations de l'inconscient sont ordonnées selon une causalité proprement psychique qui repose sur l'hypothèse de l'inconscient. (Le maillon initial de la réalité psychique est le fantasme, auquel s'attachent les souvenirs refoulés.) ● réalité (synonymes) nom féminin (latin médiéval realitas, du latin classique realis, de res, chose) Caractère de ce qui est réel, de ce qui existe...
Synonymes :
- matérialité
- vérité
Contraires :
- doute
- fausseté
- idéalité
Ce qui est réel, ce qui existe en fait, par opposition...
Synonymes :
- fait
Contraires :
- chimère
- fantôme
- fiction
- illusion
- mirage
- rêve
- songe
- utopie
- vision
réalité
n. f.
d1./d PHILO et cour. Caractère de ce qui a une existence réelle, de ce qui existe comme chose (et non seulement comme idée, illusion, apparence). La réalité du monde physique.
d2./d Chose réelle. Rêve qui devient réalité.
d3./d Chacun des faits, des événements qui constituent la trame de notre existence. Les dures réalités de la vie.
⇒RÉALITÉ, subst. fém.
I. — [La réalité de qqc.]
A. — 1. Aspect physique (des choses). Synon. matérialité. Dans cette fatigue d'émotions perpétuelles, après le dîner, sur le boulevard, assis sur une chaise, la réalité des choses, du boulevard, des passants perd de sa présence et de son relief, et tout prend à nos yeux des effacements de rêve (GONCOURT, Journal, 1865, p. 197). V. masse1 I A 1 ex. de J.-R. Bloch.
— [À propos d'une perception auditive] Sans la réalité de sa voix, il se fût demandé encore si elle était auprès de lui (GENEVOIX, Raboliot, 1925, p. 263).
— Au plur. Depuis, Ernest est fou d'amour. Fou d'amour, assis sur son pauvre petit lit, devant son cruchon, il se tord les mains. Il se remémore infiniment et sans cesse les réalités de la superbe colonelle Nina (JOUVE, Scène capit., 1935, p. 76).
2. Manifestation concrète, contenu (d'un processus, d'un événement). Il est également impossible de prononcer pour ou contre la réalité future d'un événement, qui ne se réaliserait qu'à une époque où l'espèce humaine aurait nécessairement acquis des lumières dont nous pouvons à peine nous faire une idée (CONDORCET, Esq. tabl. hist., 1794, p. 222):
• 1. Le monde est tellement complexe et les interconnexions entre les faits sont si nombreuses que, pour agir correctement, il faut être informé d'une foule de faits, dans leur réalité mouvante; ceci a donné naissance à une science nouvelle: la science de la documentation.
FOURASTIÉ, Gd espoir du XXe s., 1969, p. 335.
— Fréq. au plur. En bas, dans la batterie calfeutrée, c'était la tempête avec ses dessous de misère, avec ses réalités pitoyables (LOTI, Mon frère Yves, 1883, p. 138). Toutes les réalités les plus brûlantes de l'amour sont pour nous faire oublier ce qu'il est au fond. Car tout ce qui existe est la prison de ce qui est (J. BOUSQUET, Trad. du sil., 1935, p. 18).
3. Ce à quoi réfère une désignation, une représentation. Synon. entité, fait. Des nombreuses réalités que peut désigner « concentration », retenons la fusion de plusieurs firmes de dimensions inférieures à l'optimum pour fonder une firme de dimension optimum (PERROUX, Écon. XXe s., 1964, p. 216):
• 2. Saussure a beau dire que l'idée de « sœur » n'est pas liée au signifiant s-ö-r; il n'en pense pas moins à la réalité [it. ds le texte] de la notion. Quand il parle de la différence entre b-ö-f et o-k-s, il se réfère malgré lui au fait que ces deux termes s'appliquent à la même réalité [it. ds le texte]. Voilà donc la chose, expressément exclue d'abord de la définition du signe, qui s'y introduit par un détour et qui y installe en permanence la contradiction.
BENVENISTE, Probl. de ling. gén., Paris, Gallimard, 1966, p. 50.
♦ [+ adj. précisant l'ordre de réalité] C'est pour cela qu'on peut dire que la science est impersonnelle, en ce sens que les faits découverts ne sont pas des inventions; ce sont des réalités naturelles (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p. 256). Ainsi les hypothèses sur l'électricité, le magnétisme expliquent les phénomènes; elles sont un lien commode entre les faits; mais on ne les prend pas comme ayant une valeur absolue et correspondant à des réalités physiques (RENAN, Avenir sc., 1890, p. 499).
— Au plur., vieilli. Synon. de choses, données. Les colonies gagneraient beaucoup à la présence de ces savans, qui, cessant de voyager en esprit, ne s'occuperaient que de choses vraies, et qui, substituant aux tableaux de leur imagination souvent dangereuse ceux de la nature, rapporteraient des réalités souvent précieuses (BAUDRY DES LOZ., Voy. Louisiane, 1802, p. 154).
B. — 1. Caractère établi ou fondé de ce qui constitue une accusation, une hypothèse. Réalité du fait incriminé. Il n'y aurait rien à en conclure contre la réalité de l'hypothèse de Copernic (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 6). Ce branle-bas militaire, dans son ambiguïté de jeu qui pouvait d'un instant à l'autre devenir sérieux, apportait à son tour consistance et réalité à la douteuse apparition de la veille (GRACQ, Syrtes, 1951, p. 62).
2. Caractère non fictif d'un personnage, d'un récit. Synon. authenticité. J'engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire dont tous les personnages, à l'exception de l'héroïne, vivent encore (DUMAS fils, Dame Cam., 1848, p. 1).
♦ Réalité d'un mariage. Sa consommation. On ne tarda pas à concevoir des doutes sur la réalité de son mariage (KARR, Sous tilleuls, 1832, p. 221).
3. Rare. Ressemblance exacte avec le modèle. Synon. réalisme. V. nature I D 1 a ex. de Baudelaire.
C. — DR. FISCAL. Réalité de l'impôt (p. oppos. à personnalité de l'impôt). Fait que l'assiette de l'impôt repose sur la quantité de matière imposable, et non la situation personnelle des contribuables (d'apr. GDEL).
II. — [La réalité]
A. — 1. PHILOS. Ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n'est pas le produit de la pensée. Il y a (...) les philosophies qui nient le réel au profit du vrai ou plutôt veulent réduire la réalité à la vérité. Le type en est la construction d'Hamelin. Le vrai, qui épuise le réel, est le système des catégories: le monde s'identifie aux lois de l'esprit (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 65).
♦ Réalité empirique, sensible/réalité intelligible. La pensée conceptuelle marque donc bien un détachement par rapport à la réalité empirique, c'est-à-dire telle qu'elle m'apparaît dans l'expérience sensible, mais c'est un détachement fécond, car par ce détour elle saisit, semble-t-il, au sein de l'existence sensible encore confuse et superficielle une réalité intelligible plus précise et plus profonde:son essence (L. SÈVE, Une Introd. à la philos. marxiste, éd. soc., 1980, pp. 38-39).
♦ Jugement de réalité. Jugement qui énonce un fait (ex. nous sommes huit). Synon. jugement d'existence, existentiel; anton. jugement de valeur (d'apr. FOULQ.-ST-JEAN 1962 s.v. jugement).
— [Dans la tradition idéaliste] Réalité objective. Ce que nous appelons la réalité objective, c'est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l'harmonie exprimée par des lois mathématiques (H. POINCARÉ, Valeur sc., 1905, p. 9).
2. [Désignant l'univers matériel, objet d'étude des sciences physico-chimiques] Le monde devant lequel nous nous trouvons est donc infiniment plus riche que ne l'imaginait Pascal lorsqu'il admettait une même structure de l'infiniment grand à l'infiniment petit (...). La réalité est beaucoup plus riche; chaque étage nouveau où l'expérience nous permet de descendre nous apporte des vérités nouvelles (P. LANGEVIN, La Phys. nouv. de l'atome ds La Pensée et l'action, 1964 [1939], p. 114):
• 3. On peut remarquer d'ailleurs que le succès des raisonnements de la théorie quantique des champs pour l'interprétation de ces phénomènes pouvait suggérer qu'au-dessous du niveau de la réalité microphysique où se manifestent les corpuscules, existe un niveau de la réalité plus profond et plus caché encore, niveau avec lequel les corpuscules du niveau microphysique seraient constamment en interaction, pouvant à certains moments s'y engloutir ou en émerger.
Hist. gén. sc., t. 3, vol. 2, 1964, p. 145.
3. P. anal. [Désignant un champ de connaissance, l'objet d'une science ou d'une discipline] La réalité économique et sociale. La conscience collective ou commune (...) n'a pas pour substrat un organe unique; elle est, par définition, diffuse dans toute l'étendue de la société; mais elle n'en a pas moins des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte (DURKHEIM, Divis. trav., 1893, p. 46). La morale est rapprochée ici de la religion, du langage, des institutions sociales en général: elle est conçue par conséquent comme un ensemble de faits, comme une réalité donnée, objet d'une science ou d'un corps de sciences analogues à la physique (LÉVY-BRUHL, Mor. et sc. mœurs, 1903, p. 102).
— PSYCHANAL. Réalité psychique. L'idée de réalité psychique est liée à l'hypothèse freudienne touchant les processus inconscients; non seulement ceux-ci ne tiennent pas compte de la réalité extérieure, mais ils la remplacent par une réalité psychique (LAPL.-PONT. 1967):
• 4. ... il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant.
FREUD, Introd. psychanal., trad. par S. Jankélévitch, 1959 [1922], p. 396.
B. — 1. Ce qui constitue le monde de l'homme. Tant que je vis, je me contente d'un va-et-vient, d'un compromis. Quoi que j'en dise, je me sais l'individu d'une espèce et, grossièrement je demeure d'accord avec une réalité commune; je prends part à ce qui, de toute nécessité, existe, à ce que rien ne peut retirer (G. BATAILLE, Exp. int., 1943, p. 112). Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale: la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l'événement et son expérience de l'événement (BENVENISTE, Probl. de ling. gén., Paris, Gallimard, 1966 p. 25).
— LING. Réalité extra-linguistique. La réalité extra-linguistique dans laquelle baigne le discours, l'entourage général ou particulier que supposent les paroles prononcées dans chaque cas, la situation, en y comprenant — cas-limite — cette situation que crée le discours même au fur et à mesure qu'il se déroule: le contexte (BALLY, Lang. et vie, 1952, p. 76).
2. Environnement concret et matériel de l'homme. Perdre la notion de la réalité. Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l'esprit pêle-mêle, avec l'accent criard de la réalité et le désordre de la vie extérieure (BAUDEL., Paradis artif., 1860, p. 377). Vers neuf heures la brume se dissipe; la réalité rentre en scène; tout se précise et se durcit. La chaleur s'établit (GIDE, Journal, 1942, p. 127).
— [Désignant une production de l'imagination] Nul ne marche seul la nuit, dans la forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 469).
3. Somme des événements sociaux qui constitue la situation dans laquelle se trouve une personne. Synon. existence, réel, vie. La réalité quotidienne; la réalité de tous les jours; une réalité agressive, banale, fascinante, morne, passionnante; la dure réalité. C'est étonnant, le matin, lorsqu'on a à passer du sommeil dans une certitude douloureuse, dans une réalité hostile, comme machinalement, la pensée, qui commence à s'éveiller, retourne au sommeil (GONCOURT, Journal, 1861, p. 890). Pourtant cela est. Et c'est à peine si je m'étonne... Tant la réalité a d'évidence... Tant cette évidence s'impose!... Dès que les choses sont arrivées, nous ne pensons même plus qu'elles auraient pu ne pas être (MARTIN DU G., Thib., Épil., 1940, p. 830).
♦ [Opposé à l'idéal, aux aspirations subjectives, au rêve] Rappeler, revenir à la réalité; fuir, oublier la réalité. Le jour où il [l'homme] se voit méprisé, le moment où la réalité de la vie est en désaccord avec ses espérances, il se tue et rend ainsi hommage à la société (BALZAC, Illus. perdues, 1843, p. 701):
• 5. Ce brave poëte, qui dans ses vers ne chantait que les déesses aux blancheurs marmoréennes et les hétaïres aux yeux fauves, semblait dans la réalité singulièrement sensible aux charmes bourgeois d'un teint frais et d'un nez retroussé.
THEURIET, Mariage Gérard, 1875, p. 90.
— Au plur. Faits et événements caractéristiques
♦ d'une existence individuelle. [Deux horloges sonnèrent] C'étaient le séminaire et le collège. Ce brusque rappel aux réalités dérisoires du lendemain écrasa ma douleur (FROMENTIN, Dominique, 1863, p. 122).
♦ d'un milieu. Cet homme (...) eut très peu le sens des réalités paysannes et même, d'un mot plus large, des réalités terriennes (L. FEBVRE, A. Mathiez, [1932] ds Combats, 1953, p. 346). Ils étaient retirés pour un temps de l'atmosphère du front, des réalités du front (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1938, p. 220).
♦ d'une époque historique. Les vieilles réalités malsaines et vénéneuses se couvrirent d'apparences neuves. Le mensonge épousa 1789, (...) les préjugés, les superstitions et les arrière-pensées (...) se vernirent de libéralisme. Changement de peau des serpents (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 425):
• 6. [Voici Coppée] tout entier: virtuose impeccable, songeur délicat, très habile et très sincère, capable de raffinement, de mièvrerie, et aussi de franche et populaire émotion, peintre savoureux et fin des réalités élégantes et vulgaires et, pour tout dire, poète excellent des « modernités ».
LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 111.
— En partic. [Désignant une création artist.] Flaubert a été l'inventeur d'une réalité, peut-être aussi intense que celle de son précurseur [Balzac], et incontestablement d'une réalité plus artiste, d'une réalité qu'on dirait obtenue par un objectif perfectionné, d'une réalité qu'on pourrait définir du d'après nature rigoureux, rendu par la prose d'un poète (GONCOURT, Journal, 1890, p. 1264).
— Locutions
♦ Avoir le sens des réalités. Savoir s'adapter aux circonstances. Pauvre Paillon! Au fond, c'est un chimérique. Il n'a aucun sens des réalités de la vie (MIOMANDRE, Écrit sur eau, 1908, p. 86).
♦ Regarder la réalité en face. Se montrer lucide. Je vous demande seulement de regarder la réalité en face: vous reconnaîtrez que j'ai raison, qu'il n'y a pas d'autre solution possible [qu'une séparation] (MARTIN DU G., Thib., Cah. gr., 1922, p. 663).
♦ Prendre ses désirs pour des réalités. N'avons-nous pas, tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités? (BALZAC, Peau chagr., 1831, p. 95).
♦ Tenir compte des réalités. Ne pas s'en tenir à la théorie. Aligner les chiffres, calculer, c'est bien joli, mais si l'on ne tient pas compte des réalités, c'est de la théorie (DEBATISSE, Révol. silenc., 1963, p. 61).
♦ La réalité dépasse la fiction. V. fiction B.
— Dans la réalité. [Compl. circ.; p. oppos. à en principe, en théorie]. La modernisation de l'agriculture, par contre, serait une condition préliminaire du développement dans les pays sous-développés et sous-peuplés, afin de libérer de la main-d'œuvre pour le secteur industriel. Le problème est, dans la réalité, plus complexe (Univers écon. et soc., 1960, p. 36-15). Dans la réalité des choses. Ainsi s'explique la place, large en apparence, faite dans les organisations patronales, aux affaires modestes et à leurs représentants (...). Bien entendu, dans la réalité des choses, divers moyens n'en sont pas moins mis en œuvre pour rétablir une hiérarchie d'influence (MEYNAUD, Groupes pression Fr., 1958, p. 24). Rare, var. de en réalité. [Il] écrit des centaines de lettres et dans la réalité ne fait rien (STENDHAL, L. Leuwen, t. 3, 1835, p. 165).
III. — En réalité, loc. adv.
A. — Dans la réalité. Synon. réellement; anton. en apparence. Du Tillet tint si bien le balancier en dansant sur la corde roide des spéculations financières, qu'il resta toujours élégant et riche en apparence avant de l'être en réalité (BALZAC, C. Birotteau, 1837, p. 362). Je crois que Renard ne se peignait pas plus fermé qu'il n'était en réalité (GIDE, Journal, Feuillets, 1925, p. 814).
B. — Adv. d'énonciation
1. [Dans un énoncé p en réalité q, en réalité conteste la prop. p et lui oppose la prop. q présentée comme vraie ou du moins plus conforme à la réalité] Synon. en fait. Ce prétendu démagogue de 1819 est en réalité un vassal de Rudolphe qui chante sa chanson sous le prunier sauvage et sur la tour ruinée de son seigneur (QUINET, All. et Ital., 1836, p. 45). Quand nous la longions, cette lande m'avait semblé plane: en réalité, ce n'était que trous et bosses! (VERCEL, Cap. Conan, 1934, p. 183).
— [Les 2 termes sont coordonnés par mais] Elle s'était, en apparence, défendue assez bien. Mais, en réalité, la fatigue l'avait gagnée (GOBINEAU, Pléiades, 1874, p. 131). L'enseignement laïque, soi-disant neutre, mais en réalité hostile à toute idée chrétienne (COPPÉE, Bonne souffr., 1898, p. 174).
2. [En réalité s'oppose non pas à une assertion explicite, mais à ce qui vient d'être dit; la loc. signifie « contrairement à ce qu'on dit, à ce qu'on croit, à ce que pourrait laisser supposer la situation »] Ceux qui ne raillent jamais, les gobeurs, si tu savais comme je les aime, ceux-là! (...) Bérénice, tiens, en réalité, je m'agenouille devant sa simplicité (BARRÈS, Jard. Bérén., 1891, p. 134). Vous l'avez vue, Melle Berthe est jolie, appétissante. Tous mes employés ont essayé de lui faire la cour. En réalité, elle est amoureuse d'Émile Duffieux (SIMENON, Vac. Maigret, 1948, p. 139).
— Mais en réalité. [Mais récuse la conclusion qu'on pourrait tirer du discours antérieur, et en réalité cautionne la vérité de l'énoncé qui le contient] Tu as vingt ans, j'en ai vingt-cinq, mais en réalité je suis bien plus ton aînée que ça (MONTHERL., Pitié femmes, 1936, p. 1222). Vous n'avez aucun des symptômes principaux de la maladie, dit-il à Panneloux. Mais en réalité, il y a doute, et je dois vous isoler (CAMUS, Peste, 1947, p. 1314).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. I. 1. 1368 dr. realité « bien, possession » (Doc. ds Livre Roisin, éd. Brun-Lavainne, p. 420: en tant que icelles lettres touchent realite ou biens de hiretages); 2. 1958 dr. réalité de l'impôt (ROMEUF). II. A. 1. Ca 1460 « caractère de ce qui est réel » (G. CHASTELLAIN, Exposition sur vérité mal prise ds Œuvres, éd. J. Kervyn de Lettenhove, t. 6, p. 373: la réalité mesme de nostre matière); 2. a) 1647 philos. réalité actuelle ou formelle, réalité objective (DESCARTES, Méditations, III, éd. F. Alquié, t. II, pp. 438-439); b) 1857 philos. de Kant réalité objective (COUSIN, Philos. Kant, p. 76); 3. 1680 théol. (RICH.: la réalité de Jesus-Christ dans le Saint Sacrement); 4. 1762 litt. et art « réalisme » (DIDEROT, Éloge de Richardson, éd. P. Vernière, p. 31: ses personnages ont toute la réalité possible). B. 1. a) 1530 « ce qui est réel » (J. BOUCHET, Triomphe de la Noble Dame, f ° 90 ds GDF. Compl.); b) [XVe s. [date du ms.] en realté (Fauvel, éd. A. Pey, 347 ds T.-L., mais reaument ds l'éd. A. Långfors)] 1762 en réalité (J.-J. ROUSSEAU, Émile, V ds Œuvres, bibl. de la Pléiade, t. 4, p. 821); 2. 1657-62 « la vie, l'existence réelle » (PASCAL, Pensées, éd. L. Lafuma, n ° 803); 3. 1657-62 « chose réelle, fait réel » (ID., ibid., n ° 257); av. 1660 (SCARRON ds RICH. 1680: Je ne me contente pas des paroles, je veux des réalitez); 4. 1911 philos. jugement de réalité (DURKHEIM, Jugements de valeur et jugements de réalité ds R. de métaphys., juill. ds LAL., s.v. valeur); 5. 1922 psychanal. principe de réalité, réalité psychique, épreuve de la réalité (FREUD, op. cit., chap. 22, p. 371, et chap. 23, pp. 384 et 387). I empr. au lat. médiév. realitas « bien, propriété » (1120 ds DU CANGE), dér. de realis (réel). Cf. l'angl. realty « biens immobiliers, biens immeubles ». II empr. au lat. scolast. realitas « caractère de ce qui est réel » (ca 1300, J. DUNS SCOT. Cf. Hist. littér. de la France, t. 25, 1869, p. 456; Théol. cath. t. 4 1920, col. 1885; J. HOFFMEISTER, W. der philosophischen Begriffe, Hambourg, 1955, s.v. Realität); dér. de realis (réel). Fréq. abs. littér.:9 579. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 5 860, b) 7 279; XXe s.: a) 14 312, b) 23 232. Bbg. CHAROLLES (M.). En réalité et en fin de compte et la résolution des oppos. Trav. du Centre de Rech. Sémiologiques. 1984, n ° 47, pp. 79-111. — DANJOU-FLAUX (N.). L'Oppos. en fr.: le connecteur adversatif au contraire et ses parad. Thèse, Paris, [1984], pp. 440-445; Réellement et en réalité. Lexique. 1982, n ° 1, pp. 105-143. — SCHOBER (R.). Réalité und vérité bei Balzac und Zola. Beitr. rom. Philol. 1961, t. 1, pp. 116-142.
réalité [ʀealite] n. f.
ÉTYM. 1550; reellité « contrat rendu réel », v. 1290; bas lat. realitas.
❖
1 Philos. Caractère de ce qui est réel, de ce qui ne constitue pas seulement un concept ou un nom, un signe (réalité d'une définition, d'une distinction), de ce qui constitue une « chose ». → ci-dessous, 2. || La réalité des choses (opposée aux idées, aux conceptions de l'esprit). → Atome, cit. 9, Pascal. || La réalité des Idées (cit. 2), chez Platon. ⇒ Réalisme. || Le problème de la réalité des idées générales (→ Nom, cit. 43; nominalisme, cit.). || La perfection ou réalité objective (1. Objectif, cit. 1, Descartes) de l'idée de Dieu (→ aussi 1. Entité, cit. 1, Descartes). || Réalité de la matière (⇒ Matérialisme), de l'esprit (⇒ Spiritualisme). ⇒ aussi Substance.
0.1 Ludovisi de n'importe quelle Héra d'Athènes, la femme voilée la plus simple ou la plus ornée, de celles de Tanagra; et toutes les répliques romaines, de leurs modèles grecs. Nous appelons réalité une corrélation des éléments de l'apparence, imposée à l'homme. Tout art avait ordonné l'apparence selon les dieux ou le divin qu'il servait. Au nom de quels dieux Rome la mettrait-il en question ? Pour la première fois, un art majeur reconnaît l'ordre de l'apparence comme ordre du monde; pour la première fois, l'apparence est devenue le réel.
Malraux, la Métamorphose des dieux, p. 106.
1 (…) le savant, qui admet toujours plus ou moins implicitement la réalité du monde extérieur, peut très bien penser, même s'il a l'esprit assez philosophique pour toujours se souvenir que toute science est à notre mesure, qu'il puisse exister une correspondance précise et univoque entre le monde extérieur et l'image que nous parvenons à nous en faire.
L. de Broglie, Physique et Microphysique, p. 130.
♦ Cour. Caractère de ce qui existe en fait (et qui n'est pas seulement une invention, une illusion, une apparence). ⇒ Vérité. || Douter de la réalité d'un fait (→ Mystifier, cit. 1). ⇒ Matérialité. || La réalité et l'apparence (cit. 24) de quelque chose (cf. fam. L'air et la chanson).
2 La connaissance que nous avons des faits est l'unique raison qui nous porte à croire à leur réalité.
France, Histoire comique, XIX.
♦ Spécialt. Réalisme d'une création littéraire ou artistique; véracité, vraisemblance; fidélité au réel.
3 Le monde où nous vivons est le lieu de la scène; le fond de son drame est vrai; ses personnages ont toute la réalité possible; ses caractères sont pris du milieu de la société; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées; les passions qu'il peint sont telles que je les éprouve en moi (…)
Diderot, Éloge de Richardson, in Œ. esthétiques, p. 30-31.
♦ Théol. Présence réelle (du corps du Christ dans l'Eucharistie).
♦ Dr. Caractère de ce qui est réel et non pas personnel. || Réalité de l'impôt.
♦ Psychan. || Épreuve de réalité, dans laquelle un sujet établit une distinction entre lui et le monde.
2 La réalité : ce qui est réel, actuel, donné à l'esprit, et constitue une « chose » (lat. res), un être défini, permanent et autonome (une réalité) ou l'ensemble de ces choses (la réalité). ⇒ Chose, fait, être. || Le possible (cit. 24) et la réalité. || La réalité absolue et l'apparence (→ Objet, cit. 14). || La réalité est ordonnée (→ Ordre, cit. 3). || L'unité de la réalité concrète (→ Notion, cit. 7). || Pour Marx, la réalité est dialectique (cit. 5). || La réalité extérieure (objets, monde, nature, chose en soi) et la réalité intérieure (conscience, moi, pour-soi; → Intuition, cit. 2). || La réalité vivante. ⇒ Existence. — Connaissance, description de la réalité par la science (→ Indéterminisme, cit. 1). || Caractériser les aspects de la réalité à l'aide de nombres (→ Mesure, cit. 2). || Les formes abstraites et la réalité expérimentale (→ Mathématique, cit. 9). — Connaissance de la réalité par la métaphysique (1. Métaphysique, cit. 2), l'ontologie… (→ aussi 1. Pensée, cit. 15). || Réalité reconnue comme telle par l'esprit. ⇒ Évidence. || Transformation de la réalité par la pratique, l'action.
4 (…) la philosophie est éminemment la science des réalités; ce qu'elle a besoin de connaître, ce qu'elle cherche sans cesse, c'est ce qui est hors des phénomènes et sous les apparences sensibles, ce qui est conçu exister à titre de substance et de cause, notions universelles et nécessaires dont notre esprit et par suite nos langues ne peuvent se passer.
Maine de Biran, Du physique et du moral de l'homme, Examen leçons philos., §1.
5 Nous rencontrons dans le réalisme cette flagrante contradiction : par respect de la réalité, il nie cette réalité en laquelle toutes les autres trouvent leur valeur et leur sens, la réalité humaine.
N. B. Le mot réalisme est pris ici au sens 4.
6 (…) la découverte d'une réalité qui n'est pas notre réalité ne peut se faire que par le moyen d'une hypothèse et elle demeure toujours probable.
Sartre, Situations I, p. 164.
REM. Réalité s'emploie surtout pour désigner ce qui est extérieur au sujet. → Monde, nature, objet.
7 (…) nous saisissons dans notre perception, tout à la fois, un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous.
H. Bergson, Matière et Mémoire, p. 229.
♦ Littér. || La réalité, c'est l'âme (cit. 25, Hugo). || Le songe, approche (cit. 21) d'une réalité invisible. || Apparition d'une réalité cachée (cit. 57).
8 Le bon sens nous dit que les choses de la terre n'existent que bien peu, et que la vraie réalité n'est que dans les rêves.
Baudelaire, les Paradis artificiels, Préface.
9 J'eus soudain la sensation aiguë, la certitude presque physique qu'il existait un autre monde, une réalité dont nous ne connaissions que l'ombre (…)
F. Mauriac, le Nœud de vipères, I, III.
♦ Psychol. || La réalité : les conditions imposées par le monde extérieur (opposées au désir, au rêve). → Fantasme, cit. 2. Psychan. || Le principe de réalité : adaptation du principe de plaisir tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. — Log. || Jugement de réalité, qui énonce un ou plusieurs faits (ou des rapports entre des faits), opposé à jugement de valeur.
♦ Cour. La vie, l'existence réelle (en tant que distincte des désirs, des illusions, du rêve). → Candide, cit. 2; désaccord, cit. 4. || La réalité opposée à l'idéal, à la morale… || Le rêve et la réalité (→ Freiner, cit. 4; imaginaire, cit. 3). || Illusions (cit. 12) et réalité. || Le visage terrible de la réalité (→ Envelopper, cit. 16). || Le contact (→ Amoindrir, cit. 4), l'expérience de la réalité (→ Imagination, cit. 17). || Adaptation à la réalité (→ Oubli, cit. 2). || L'humble (cit. 40) réalité quotidienne. || S'insurger (cit. 5) contre la réalité. || S'évader (cit. 11) de la réalité (→ aussi Échappatoire, cit. 4). — Tenir compte de la réalité. ⇒ Réel (n. m.); positif, réaliste.
10 (…) en dehors de ses passions, dont l'extravagance avait été quelquefois sans limites, il avait le sentiment net de la réalité qui distingue les hommes de race normande.
Barbey d'Aurevilly, les Diaboliques, « Dîner d'athées ».
11 Incapable de voir la réalité comme elle est, elle savait seulement la supporter comme elle est, en humble et brave femme, qui n'a pas besoin de comprendre la vie, pour vivre.
R. Rolland, Jean-Christophe, L'adolescent, I, p. 227.
♦ Ce qui existe en fait, par rapport à l'imagination ou la représentation par l'art. || Réalité et merveilleux (cit. 10). || Fiction et réalité (→ Élever, cit. 13). ☑ « La réalité dépasse la fiction », est encore plus extraordinaire que tout ce que l'on peut imaginer. || Copier, peindre la réalité (→ Illustrateur, cit.; moralité, cit. 2). || Éléments empruntés à la réalité (→ Fondre, cit. 7). || Transposition de la réalité (→ Épouvante, cit. 7). || Exagérer (→ Échantillon, cit. 7), transcrire la réalité (→ Hermétisme, cit. 3). || Stylisation et réalité (→ État, cit. 45). || Convention et réalité (→ Extirpation, cit.). || Le sceau de la réalité (→ Observer, cit. 10). ⇒ Exactitude, réalisme, vérité.
12 En tout, comme peintre, Rousseau a le sentiment de la réalité. Il l'a toutes les fois qu'il nous parle de la beauté, laquelle, même lorsqu'elle est imaginaire comme sa Julie, prend avec lui un corps et des formes bien visibles, et n'est pas du tout une Iris en l'air et insaisissable. Il a le sentiment de cette réalité en ce qu'il veut que chaque scène dont il se souvient ou qu'il invente, que chaque personnage qu'il introduit, s'encadre et se meuve dans un lieu bien déterminé.
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 4 nov. 1850.
13 — Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Qu'est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d'autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort !
Flaubert, l'Éducation sentimentale, I, IV.
14 Je crois bien, quant à moi, que la réalité, toujours infiniment plus riche que le vrai, comprend sur tout sujet et en toute matière, la quantité de méprises, de mythes, de contes et de croyances puérils que produit nécessairement l'esprit des hommes.
Valéry, Eupalinos, Dialogue de l'arbre, p. 203.
♦ Dans la réalité : dans la vie réelle (→ Assommant, cit. 2; magistrature, cit. 2). || Ce n'est pas ainsi dans la réalité.
♦ ☑ Loc. adv. (1762; en réalté, v. 1320). En réalité. ⇒ Réellement; effet (en), fait (en), fond (au fond); → Apparent, cit. 7; cap, cit. 4, Valéry; dot, cit. 1; 3. plan, cit. 2. || Par l'espérance (cit. 5) et en réalité. || En réalité c'est tout différent.
15 Ainsi, l'armée obéit en apparence, mais en réalité gouverne. Elle obéit dans le fait; mais, comme institution, elle commande tout, comme au temps de Louis XIV, et par les mêmes moyens.
Alain, Propos, 8 avr. 1923, Politique extérieure et politique intérieure.
3 (Une, des réalités). Chose réelle, fait réel. || Les prétentions (cit. 6) et les réalités. || Une apparence et une réalité (→ Fureter, cit. 6). || Se satisfaire d'une réalité (→ Exigence, cit. 6). || Image qui correspond (cit. 3) à une réalité. || Les réalités de tous les jours (→ Idée, cit. 46). || Détaché des réalités vulgaires (→ Céleste, cit. 13). || Ce brusque rappel aux réalités dérisoires (cit. 1) du lendemain. || Les réalités de la vie. || Réalités brutales. || Réalités qui se cachent derrière les apparences (cit. 27). || Le dégoût des réalités (→ 2. Idéal, cit. 17). || Regarder en face (cit. 53) les réalités. || Avoir le sens des réalités (⇒ Réalisme). || Promesses et réalités. — ☑ Loc. Prendre ses désirs (cit. 5) pour des réalités : se faire des illusions.
16 Chacun tourne en réalités,
Autant qu'il peut, ses propres songes (…)
La Fontaine, Fables, IX, 6.
17 Mon ami avait vingt ans; j'en avais dix-huit : nous étions donc tous deux à cet âge où il est permis de confondre les rêves avec les réalités.
Lamartine, Graziella, Épisode III.
18 Ce que je sais, c'est l'action qui me l'a appris. Le corps à corps avec les réalités.
Martin du Gard, les Thibault, t. IX, p. 249.
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CONTR. Apparence, illusion. — Fausseté, idéalité (cit. 1). — Possibilité. — Forme, idéal, néant, non-être. — Possible. — Duperie, erreur, illusion, imagination, mensonge, ombre, rêve, songe, vision. — Allégorie, chimère, conte, fiction, figure, image, invention, littérature.
COMP. Surréalité.
Encyclopédie Universelle. 2012.